Le chevalier du cristal

    - Je ne savais pas que tu étais grand maître des élixirs, fit Méline, surprise, en regardant Azraël droit et fier à côté d'elle.
    - Comme dirait Thurisaz, j'appartiens à une centaine d'ordres différents. Mais tous ne sont pas très glorieux, malheureusement, ajouta-t-il. Tu connais le pire, ou presque : je suis Fils des Ténèbres. Et même, non seulement je suis Fils des Ténèbres, mais je suis même le meilleur d'entre eux, puisque je suis ce qu'ils appellent le maître noir des assassins, le chef incontesté de la Guilde. Je suis aussi chevalier du chaos, grand-croix de l'ordre, et par les temps qui courent, ce n'est certes pas une recommandation. Viens, Méline, tu ne dois pas rester avec moi ainsi. Ton peuple a besoin de toi, aujourd'hui plus que jamais.
   Ils remontèrent en selle, mais n'eurent pas le temps d'aller très loin. Une silhouette à cheval se dressa devant eux, vêtue de brun, les cheveux trop longs, le regard perçant dans le visage buriné par le vent et les intempéries.
    - Cristal, vole et rejoins l'infini, dit le nouveau venu en guise de salutation.
   Azraël eut son sourire de loup.
    - Cristal, vole et se brise d'un cri, répondit-il.
   Les yeux du nouveau venu s'écarquillèrent de surprise.
    - La salutation n'est pas rigoureuse ; un seul membre de notre ordre avait une telle salutation et il est mort !
    - Les morts se portent bien, sourit Azraël. Comment vas-tu, Fingar ?
    - Si tu es celui que je pense, tu sais la véritable salutation.
    - La mienne est devenue officielle, Fingar, répondit Azraël d'un ton amusé. Mais soit, si tu le veux : cristal, vole et salue la vie.
    - Egan, tu es donc toujours en vie, vieux frère ! s'exclama le dénommé Fingar. J'étais pourtant sûr que ta maîtrise un peu étrange du cristal allait t'amener des ennuis !
   A la grande surprise de Méline, Azraël éclata de rire.
    - Méline, je te présente Fingar, un collègue de l'ordre du cristal. Nous travaillions ensemble en tant qu'apprentis, jusqu'au jour où je lui ai cristallisé le bras, parce que j'étais en colère. Mais c'est bien le diable si je me souviens de la raison de ma colère, fit-il, soudain plus songeur.
    - Mm, je crois bien que je t'avais encore charrié sur les griffures que tu portais aux mains, disant que ta fiancée ne devait pas être très douce.
    - Par tous les dieux, c'est vrai ! Et je me tuais à te dire que c'était de la faute d'Inguz, mon faucon !
    - Je ne te crois toujours pas, grimaça Fingar. Mon pauvre vieux Egan, tu es bien trop beau pour laisser les femmes insensibles !
    - C'était mon faucon, grogna Azraël. Te faire cristalliser le bras ne t'a donc pas suffi ?
   Fingar rit et enleva le gant qu'il portait à la main gauche. Sa main apparut, de cristal étincelant.
    - Oyez, braves gens ! lança-t-il. Voyez cet objet magnifique, unique en son genre, de pur cristal virtuellement indestructible, créé par le grand Egan Pendragon lui-même !
    - Du calme, Fingar ! Que fais-tu donc par ici ?
    - J'erre, mon vieux, répondit Fingar avec dignité. J'erre de par le monde, pour le plaisir des yeux et j'en profite pour faire de merveilleux objets de cristal. Regarde plutôt !
   Il ouvrit sa sacoche et en sortit un rameau d'oranger cristallisé. L'ensemble était d'une finesse remarquable, chaque fleur exquisement détaillée.
    - Quel est le but de l'ordre du cristal ? demanda Méline, curieuse.
   Azraël eut un sourire amusé, ayant l'impression que la scène de la veille au soir se répétait.
    - C'est une grande illusion de notre chère déesse Shuqra : elle veut que ses chevaliers accèdent à la sagesse par le contrôle parfait du cristal par l'esprit. Mais certains en font un usage un peu plus sensé que moi, ajouta-t-il avec une grimace à l'adresse de Fingar.
    - Je crois que je me rappellerai toute ma vie de la tête de Laguz quand il a vu mon bras de cristal et qu'il n'est aperçu qu'il ne pouvait pas défaire ton sort, ce qui voulait dire que ton cristal était déjà si personnalisé que personne ne pouvait plus défaire ce que tu faisais !
    - Pauvre Laguz ! fit Azraël en hochant la tête. Il a eu bien du mal avec moi.
   Fingar éclata de rire.
    - Comme d'habitude, Egan, le travail du cristal est parfait... commença-t-il d'une voix cassée.
    - ... mais la cible est mal choisie ! achevèrent-ils en coeur avant d'éclater de rire.
   Azraël reprit vite son sérieux.
    - Allons, Fingar, tu dois avoir une vraie raison pour errer par ici. J'ai déjà revu une vieille connaissance hier soir et je trouve que deux en deux jours, cela fait beaucoup, surtout quand je ne les ai pas vues depuis bien dix ans, si ce n'est plus.
   Fingar, l'air maintenant légèrement embarrassé, frotta son menton, constatant dans un froncement de sourcils qu'il était mal rasé.
    - Eh bien, en fait, Egan, je te cherchais, avoua-t-il finalement. J'ai entendu parler d'un certain Egan, champion du feu, même si d'autres m'assuraient qu'il s'appelait Azraël.
    - Pourquoi me cherchais-tu donc ? demanda Azraël, se raidissant imperceptiblement.
    - Pour la raison la plus simple qui soit au monde, mon vieux. Ne pourrais-tu pas me débarrasser de mon maudit bras de cristal ? Ce n'est pas qu'il ne soit pas utile durant les combats, vu que son indestructibilité lui donne beaucoup d'avantages, mais sur d'autres plans...
    - Achève, mon vieux, achève ! Tu n'as jamais eu de secrets pour moi.
    - Eh bien, fit Fingar, de plus en plus embarrassé, j'ai retrouvé Moronoë. Tu te souviens d'elle ?
    - Une petite fille rousse qui regardait tout le monde d'une telle façon qu'on avait l'impression qu'elle allait nous sauter dessus dans la minute qui suivait ?
    - Je vois que tu t'en rappelles, rit Fingar. Elle s'est calmée, depuis, tu sais.
    - Je m'en doute. Déjà, elle a dû grandir.
    - Oui. Je disais donc que je l'avais retrouvée et... et je voudrais l'épouser, acheva-t-il dans un souffle. Le problème, continua-t-il avec plus d'animation, c'est que je ne peux décemment pas me déclarer avec un bras de cristal !
   Fingar se tut. Devant lui, Azraël se tenait les côtes de rire.
    - Si tu étais mon ami, Egan, tu ne rirais pas ainsi de mes malheurs ! s'offusqua Fingar.
    - Oh ! Fingar ! C'est juste que je viens de m'apercevoir que je t'avais cristallisé le bras gauche ! Et, quand on n'est pas aventurier, c'est... c'est le bras gauche qui sert ! Oh ! Je suis désolé, mais c'est tellement drôle !
   Il arrêta de rire, brusquement, comme s'il venait de se souvenir de quelque chose.
    - D'accord, Fingar, montre-moi ton bras.
    - J'ai essayé de le briser avec le cri spécifique, mais cela n'a pas marché.
    - Normal, marmonna Azraël. La plus grande partie de mon cristal lui résiste. De toute façon, je ne suis pas sûr que tu aurais aimé le résultat.
    - J'aurais pu le refaire, tu sais. Je suis aussi un chevalier du cristal.
    - Pas croyable ! Je le sais bien, mon vieux, mais ce n'est pas pour cela que tu aurais pu le refaire. De toute façon, ce n'est pas ce que je fais faire. Moi, je serais capable de briser ce cristal, mais je crains qu'il n'ait sérieusement fusionné avec ta chair, alors je vais plutôt essayer autre chose.
   Il posa ses mains à plat sur le cristal et ferma les yeux.
    - Ne bouge pas, ne dis rien ! ordonna-t-il.
   Fingar ne daigna même pas répondre. Azraël se concentra, appelant en lui les enseignements du cristal et la force d'esprit qui allait avec. Sous les yeux de Fingar, nullement surpris, au contraire de Méline, les mains d'Azraël semblèrent pénétrer dans le cristal. Le jeune homme commença doucement à masser le bras de Fingar, lentement, soigneusement, les yeux toujours fermés, se laissant guider par le toucher de ses doigts. Le cristal disparaissait lentement et Fingar sentait quelque souplesse revenir dans son bras, tout en percevant bien la raideur qui gagnait les doigts d'Azraël. Il comprenait, muet d'admiration, que le jeune homme était en train de transférer le cristal dans son propre corps.
   La scène dura longtemps, une éternité ! Azraël n'ouvrait toujours pas les yeux, continuant à masser ; il en était arrivé au poignet, ayant libéré le bras depuis le coude, et Fingar voyait bien que ses doigts étaient de plus en plus douloureux à remuer. Lentement, mais sûrement, les longs doigts brunis d'Azraël se cristallisaient ! Méline regardait avec effroi ces doigts qu'elle avait toujours vu souples, nerveux et minces, nonchalamment resserrés sur la garde de ses cimeterres ou de ses navajas, ces doigts capables de serrer la gorge d'un homme dans un étau plus dur que le fer, ces doigts qui pouvaient être si tendres quand ils caressaient sa joue, elle les voyait devenir raides, engourdis, maladroits et elle se demanda fugitivement pourquoi Azraël faisait ainsi don de ses doigts alors que le monde entier avait tellement besoin de lui.
   Méline douta ! Elle douta de la force d'Azraël, oubliant qu'elle avait toujours cru à sa toute-puissance, elle douta de ses motivations, de son but véritable, et elle crut qu'il cherchait par ce moyen à l'éloigner de lui. Elle se ressaisit bien vite. Elle savait qu'Azraël mourrait s'il était privé de l'usage de ses doigts et elle savait aussi qu'il ne voulait pas mourir ainsi. Elle se rappela ses paroles, qu'il avait prononcées encore si peu de temps auparavant :
    - En plus, ça contrariera l'ange noir et cela ne peut donc que me faire plaisir.
   Elle se ressaisit donc et sa foi fut plus forte encore en cet homme qu'elle n'avait jamais vu abattu. Mais, si bref qu'ait été ce doute, il avait existé et Azraël, plongé dans une concentration intense, était rendu si sensible qu'il avait perçu ce changement rapide dans l'âme de Méline. Ses doigts s'immobilisèrent un court instant, comme s'il ne pouvait plus les bouger et les mouvements qu'ils effectuèrent ensuite étaient lents et malhabiles, comme si le jeune homme devait vaincre une douleur terrible pour les remuer. Le vacillement de la foi de Méline avait accéléré le processus de cristallisation.
   Pourtant, Azraël s'acharnait ; il passa le poignet, il en vint aux doigts de Fingar. Et là, sa tâche en devint plus ardue ; car masser un bras, ce n'était rien que cela, mais une main ! Une main aux doigts longs et déliés, comme ceux d'une femme, une main fine et presque délicate, qui n'avait sans doute jamais gagné de callosités sur la garde d'une arme, une main qui n'avait sans doute jamais tué. Mais Azraël fermait ses oreilles à la douleur, ses yeux au monde qui l'environnait. Plus rien n'existait que ce qu'il ressentait par ses doigts raides et presque insensibles. Il savait qu'il pouvait achever ce qu'il avait commencé, sinon les conséquences en seraient terribles pour Fingar et pour lui ; il ne pouvait s'arrêter s'il voulait que son ancien collègue retrouve l'usage de son bras, s'il voulait, lui, retrouver ses doigts intacts.
   La gangue de cristal continuait à disparaître lentement, comme si elle n'était qu'une pommade qu'Azraël forçait à pénétrer dans les chairs de Fingar. Et la volonté terrible du jeune homme vainquit ! A force d'obstination, d'entêtement et de foi en ses propres capacités, il réussit à atteindre le but qu'il s'était fixé : Fingar pouvait bouger ses doigts, il sentait à nouveau le vent caresser la peau de son bras et ces sensations qu'il avait presque oubliées lui procuraient des frissons qu'il accueillait avec joie. Lentement, Azraël retira ses doigts du bras de Fingar, les yeux toujours fermés, et prononça tout bas quelques mots que personne n'entendit. Ses doigts se mirent à luire de mille feux, puis tout disparut pour laisser la place à la couleur brune habituelle.
   Il rouvrit les yeux, baissant les mains. Son regard à l'éclat sauvage et magnétique tomba sur le bras gauche de Fingar. Celui-ci le faisait bouger avec bonheur, heureux et surpris de constater qu'il avait gardé toute sa souplesse d'antan ! Il leva la tête vers son ancien collègue.
    - Que Shuqra te prenne en sa divine protection, Egan ! fit-il dans sa joie. Je sais combien tu dois être épuisé après un pareil effort, je sais la souffrance que tu as dû ressentir à faire ce que tu viens de faire. Pour cela, Egan, sois-en remercié pour l'éternité !
    - Avec un peu de chance, murmura le jeune homme d'une voix rauque, brisée, peut-être que cela annulera une des nombreuses malédictions que tu n'as pas manqué de me jeter pour t'avoir cristallisé le bras.
    - Egan ! protesta Fingar. Je m'en satisfaisais très bien... jusqu'à ce que j'aie retrouvé Moronoë. J'avais appris à vivre avec, depuis le temps, tu sais.
    - Et tu as retrouvé Moronoë quand ?
    - Il y a six mois à peu près.
    - C'est bien ce que je disais. Six mois de malédictions, acheva Azraël avec un sourire.
    - Ce sera compensé par une vie entière de remerciements, Egan Pendragon, fit une nouvelle voix.
   Celle qui venait d'intervenir était une jeune femme à la longue chevelure rousse, vêtue d'un costume de chasse de peau tannée non teinte. A sa ceinture pendait un carquois contenant des carreaux d'arbalète, l'arme elle-même étant suspendue dans son dos.
    - Moronoë, je suppose, sourit Azraël. Je ne t'aurais pas reconnue, fillette. Tu as drôlement grandi.
    - Fingar a raison, Egan ; nous ne pourrons jamais te remercier assez pour ce que tu viens de faire.
    - Mais si, fillette. Dis-toi bien que si, à l'origine, je n'avais pas été là, Fingar n'aurait jamais eu ce bras de cristal et que vous auriez pu vous marier il y a six mois.
    - Moronoë ! s'exclama Fingar, enfin revenu de sa surprise. Mais je t'avais laissée à notre campement...
    - Je n'allais pas laisser passer une occasion de te montrer que je sais pister quelqu'un ! répondit la jeune femme, moqueuse, en haussant les épaules. J'ai assisté à ta "guérison", Egan. Je dois avouer que j'ai été impressionnée. Je n'avais encore jamais vu un chevalier du cristal faire une telle chose.
    - Les autres chevaliers n'utilisent pas le même cristal que moi, marmonna Azraël. Mon cristal est immédiatement indestructible, par défaut, dirons-nous. Je ne peux pas me permettre de faire du sentiment. Mes ennemis ne sont pas du genre à être épargnés. Alors je ne les épargne pas.
    - Egan, intervint Fingar, prenant Moronoë par la main, souviens-toi que je te dois une faveur. N'hésite pas à faire appel à moi, vieux frère. Et je le pense ! N'essaie pas de me faire un de tes coups tordus où tu dis oui, mais où tu t'empresses d'oublier au moment où tu pourrais avoir besoin de moi.
    - Promis, vieux frère. Et tu sais que je tiens mes promesses.
   Méline fut surprise de cette concession d'Azraël. Mais dans le regard du jeune homme, un éclair s'était allumé, comme une vision du futur, où ses pouvoirs de cristal seraient sérieusement requis et où il serait obligé d'appeler des chevaliers du cristal à la rescousse pour pouvoir faire face au danger.
   Fingar et Moronoë se séparèrent d'eux et, au moment de disparaître dans la végétation, le chevalier du cristal se retourna et dit, un sourire mystérieux aux lèvres :
    - Cristal, vole et se brise d'un cri.
    - Cristal, vole et salue la vie, répondit doucement Azraël. Que Shuqra accompagne vos pas à tous deux.
   Tant que le bruit de leur pas ne se fut pas éteint, tant qu'il entendit encore les branches se briser sous leurs pieds, il demeura immobile à la même place, sans effectuer le moindre geste. Quand le silence retomba, il se tourna alors vers Furnerius.
    - Egan, fit doucement Méline en s'approchant de lui, pardonne-moi, j'ai douté de toi.
    - Tu as douté ?
   La voix était interrogative, le ton léger et ironique, alors qu'au fond de lui, une voix hurlait, rugissait, emplie de désespoir, accusait presque :
    - Tu as douté ! Tu as douté !
    - Oui, Egan, j'ai douté de toi.
    - Par tous les dieux, Méline ! fit Azraël, légèrement impatient. Qu'importe ! Personne ne peut me faire confiance, c'est écrit dans les étoiles. Est-ce donc un si grand péché pour que tu viennes t'en confesser à moi ? Prends garde, Méline, les secrets que l'on me confie sont toujours bien gardés, mais bien rarement, celui que je confesse peut continuer à les connaître !
    - Egan, cesse un moment de plaisanter ! J'ai vu ce que mon manque de confiance en toi a fait à tes doigts. Si tu n'avais pas été si fort, si ta volonté n'avait pas toujours été si terrible, tu aurais succombé, par ma faute ! A cause de moi !
    - Eh bien, Méline ! Où aurait été le mal ? La faute m'en revient. Normalement, je n'aurais pas dû être affecté par ta... défection. J'ai changé et je suis maintenant plus vulnérable. Où est le mal ?
   Mais ces mots, Azraël ne les prononçait qu'entre ses dents serrées, comme l'on crache un venin. Il savait qu'il avait raison, que ses sentiments pour Méline donnaient plus de prises à ses ennemis sur lui et il s'en voulait.
   Un éclair près de lui attira son attention ; relevant la tête, il s'aperçut qu'ils étaient tout proches d'une bâtisse étincelante. Une idée germa dans son esprit et il se tourna vers Méline.
    - En selle ! Je voudrais te montrer quelque chose avant de rentrer.
   La jeune fille, trop heureuse de retarder le moment fatidique où Azraël la ramènerait de gré ou de force à Slar, bondit presque sur le dos de Solitudines et se déclara prête à le suivre.

Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair

Silverhair