Le châtiment de Haiah

   Azraël était au beau milieu d'une démonstration avec Zarth, quand soudain, il sentit que quelque chose n'allait pas. Il délaissa totalement le combat et se redressa, l'air aux aguets, ses doigts se resserrant imperceptiblement sur la garde de son cimeterre. Les élèves ne comprirent pas immédiatement, alors que Zarth sut tout de suite ce qu'il se passait.
    - Méline ? fit-il à mi-voix.
   Azraël ne daigna même pas répondre. Son regard se dirigea vers la Forêt du Tigre et sembla la transpercer de son acuité. Il pencha légèrement la tête sur le côté, comme pour écouter quelque chose, puis quitta l'aire de combat d'un pas résolu. Zarth le regarda un moment, un air d'espoir répandu sur tous ses traits, puis un soupir lui échappa quand le jeune homme disparut. Il se tourna vers ses élèves et en désigna un.
    - Viens ici. Nous allons reprendre cette démonstration au début, dit-il d'un ton qu'il espérait ferme, pour ne pas montrer sa déception.
   Furnerius attendait déjà Azraël dans la cour. Le jeune homme bondit en selle et son étalon se dirigea immédiatement vers la Forêt du Tigre, suivant les traces de Solitudines. Ni Furnerius, ni Azraël ne ralentirent un seul moment pour chercher leur chemin ; ils semblaient pister Solitudines sans la moindre difficulté, comme si l'étalon les guidait lui-même vers l'endroit où il se trouvait. Azraël ne se pressait pas outre mesure ; on aurait dit qu'il savait que Méline n'était pas en danger réel. Il se contentait de suivre la piste, qui s'élargit après un certain temps. A ce moment-là, Furnerius eut un hennissement très doux.
    - Je sais, mon grand, je sais, répondit Azraël à mi-voix. C'est plus drôle comme ça, non ?
   La journée se passa ainsi : Azraël ne se pressait pas le moindre du monde, semblant parfaitement savoir où il allait, poursuivant quelqu'un qu'il n'avait pas vu, mais qu'il semblait connaître, au mince sourire qu'il arborait de temps de temps. Et puis, Arkis commença à décliner sur l'horizon. Alors le jeune homme se pencha légèrement sur l'encolure de son cheval et murmura :
    - C'est le moment, Furnerius !
   L'étalon encensa et, sans transition, partit au galop. Tout air détendu avait disparu du visage d'Azraël et un pli soucieux barrait son front. La nuit était tombée quand il ralentit Furnerius et Vilya avait déjà pris sa place dans le ciel. Le jeune homme se laissa glisser à terre et laissa Furnerius sans surveillance. Il leva les yeux vers la lune, semblant lui adresser une muette prière et effectua ce salut qu'il effectuait si souvent avant un combat, à cette personne inconnue à qui il paraissait dédier tous ses combats.
   Silencieusement, comme l'ombre qu'il disait si fréquemment être, il se coula dans la forêt, se dirigeant vers une petite grotte à moitié dissimulée derrière un rideau d'arbres et de buissons. Il s'arrêta un instant et écouta. Son ouïe si sensible perçut rapidement les échos d'une conversation qui menaçait de devenir houleuse. Il y avait la voix calme et catégorique d'une femme et celle, plus rude et plus brutale, d'un homme visiblement excédé.
    - Elle sera à moi, je te dis ! lança l'homme d'une voix qui devenait menaçante.
    - Il n'en est pas question. Je ne te laisserai jamais faire cela. Si tu veux la toucher, il te faudra d'abord me passer sur le corps.
   Azraël hocha la tête, un peu rassuré. Les antagonistes ne lui étaient pas inconnus : il s'agissait de Kalysha et de Haiah. Bay devait être dans les environs également. En effet, Haiah fit appel à son frère :
    - Enfin, Bay, dis-lui de me laisser tranquille ! Méline est à moi, c'est moi qui l'ai enlevée et donc, j'ai tous les droits sur elle.
   Un mouvement dans la grotte. Azraël supposa que Bay venait de se lever.
    - Non, Haiah, répondit Bay d'une voix basse. Kalysha a raison. Tu ne la toucheras pas. Du moins, pas tant qu'elle ne sera pas légalement tienne, c'est-à-dire quand vous serez mariés. Et vous le serez dès notre retour à Arakra.
   Haiah grogna, mais n'osa plus discuter. Bay faisait la loi dans sa famille et seul Mériel avait eu le courage de le défier en quittant le petit groupe. Azraël se frotta pensivement la joue, réfléchissant à ce qu'il venait d'apprendre.
   Arakra n'était pas une ville ordinaire. Située hors du royaume de Slar, à l'ouest, elle accueillait tous les réfugiés, un peu comme Slar, sauf que, en général, les habitants d'Arakra étaient des gibiers de potence qui avaient réussi à éviter la corde. C'était sans doute la ville la moins sûre de tout Yslaire, mais on était assuré d'y trouver asile. Le seul problème, c'est que tous les habitants d'Arakra sans exception, même le plus innocent, étaient considérés comme des hors-la-loi et le premier venu avait le droit de les tuer dès qu'ils se trouvaient hors des murs de la ville. Aussi les environs étaient-ils infestés par les chasseurs de primes.
   Patiemment, le jeune homme attendit. La nuit s'avança et Vilya continuait sa montée dans le ciel d'Yslaire. Les conversations se poursuivirent dans la grotte, mais Haiah semblait vexé, car Azraël n'entendait plus que rarement sa voix. Et puis le silence tomba, mais le géant grogna en signe d'acquiescement quand son frère lui demanda de prendre le premier tour de garde. C'était une des méthodes favorites de Bay : interdire quelque chose à quelqu'un, puis le placer dans une situation qui lui permettait d'enfreindre cet ordre avec toutes les facilités, uniquement pour tester s'il oserait lui désobéir. Jusqu'à maintenant, Haiah n'avait jamais essayé, ce qui n'avait pas été le cas de Mériel qui avait longtemps semblé prendre un malin plaisir à défier son frère dans des limites raisonnables, juste assez pour que Bay voie qu'il le défiait, mais pas assez pour qu'il puisse sévir.
   Bay et Kalysha s'allongèrent donc pour passer la nuit, tandis que Haiah s'asseyait près du feu, son lourd marteau près de lui. Azraël, à l'extérieur, s'était assis par terre, la tête appuyé contre le roc de la grotte, et attendait tranquillement. Il était tellement habitué à attendre ! Et, comme un éclair, il se revit lors des attentes avec la Guilde, en compagnie de Zarth ou d'un assassin, le Chant des Assassins sonnant dans les oreilles. Il se força à ne pas y penser ; ce n'était pas vraiment le moment de se transformer en tigre !
   Il ramena ses genoux sous son menton et leva la tête vers Vilya. La lune eut un éclair soudain, comme pour l'assurer de son soutien, mais Azraël pensait seulement, avec une certaine tristesse, que Sirius n'était pas là. La défection de l'étoile lui faisait mal, elle qui avait toujours été là, tout au long de ses quêtes, de sa vie. Puisqu'il avait du temps et que le ciel était bien dégagé, il examina soigneusement les constellations pour vérifier si la constatation rapide qu'il avait faite en revenant de Ferkar était exacte ou non.
   L'enseignement du silence comprenait l'étude du ciel et Azraël connaissait toutes les constellations par coeur, leur emplacement, le nom de leurs étoiles. La seule étoile dont il avait refusé d'apprendre le nom était Sirius, mais il savait que s'il en avait vraiment besoin, il était capable de retrouver ce fameux nom au fond de sa mémoire.
   Par un temps pareil, le ciel aurait dû être éblouissant d'étoiles, or seules une dizaine d'astres brillaient sur la voûte céleste. C'était à rien n'y comprendre. Absorbé par cette étude, et assez stupéfait, il ne fit pas attention aux légers bruits provenant de la grotte. Il constata que par rapport à sa dernière observation du ciel, qui datait donc de son retour de Ferkar, d'autres étoiles avaient encore disparu. Il fronça les sourcils ; les constellations étaient complètement distordues, comme si quelque chose situé au niveau de Vilya les attirait dans un vortex irrépressible.
   Un cri venant de la grotte l'arracha à sa contemplation. Il y eut un remue-ménage, un grognement de la part de Kalysha qui tentait visiblement de se lever et qui dut se laisser retomber à terre.
    - Si tu l'as touchée, gronda-t-elle d'une voix rauque, je te tue !
   Ni Haiah, ni Bay ne répondirent. Mais Azraël avait déjà bondi sur ses pieds et dégainé son cimeterre. Jetant à tous les vents la plus élémentaire prudence, il entra dans la grotte comme une furie, le feu dansant sur sa lame nue. Méline était au fond de la grotte, entravée d'une manière complexe qui la laissait libre de ses mouvements tout en l'empêchant de s'enfuir, et retenait contre elle sa robe déchirée. Haiah se tenait devant elle et sur son visage se lisait une convoitise qui était familière à Azraël : elle lui rappelait celle des prêtresses drows lorsqu'elles avisaient un drow qu'elles jugeaient intéressant. Kalysha, consciente, mais dont la tempe s'ornait d'une marque bleuâtre, s'évertuait désespérément à se lever, son épée crispée dans sa main droite. Bay gisait inanimé à côté de sa femme.
   En voyant Azraël, Haiah se désintéressa de Méline et se tourna vers le jeune homme avec un sourire de mauvais augure.
    - Je t'attendais plus tôt, Azraël ! lança-t-il d'un ton gourmand.
   Mais le jeune homme ne s'amusait pas ; en voyant Méline aussi pitoyable, son sang ne fit qu'un tour et il bondit sur Haiah avec un cri guttural. Le géant eut à peine le temps de lever son marteau pour parer le coup.
    - Où est ta loyauté, aventurier ? fit-il, furieux de s'être fait ainsi surprendre.
    - Je ne suis jamais loyal avec des bêtes féroces telles que toi, rétorqua le jeune homme entre ses dents, portant en même temps un coup d'une complexité vicieuse.
   Haiah se tut, absorbé par le combat. Mais Azraël était déchaîné et si même Zarth ne parvenait pas à lui tenir tête dans ce cas, ce n'était certes pas Haiah, malgré toute sa force, qui allait pouvoir le faire. Le géant exulta un moment quand il parvint à abattre son marteau sur les côtes d'Azraël et quand on entendit les os craquer, mais le jeune homme ne se préoccupa pas de ce coup et ne ralentit même pas son rythme. Haiah se vit vite débordé et perdit son arme. Dans un duel normal, Azraël laissait à son adversaire le temps de reprendre son arme ; cette fois-ci, il n'en était visiblement pas question. Il força Haiah à reculer jusqu'au fond de la grotte, là où il faisait si sombre que le géant ne distinguait même pas le feu du regard de son adversaire, et leva son arme pour porter le coup fatal.
    - Ne le tue pas !
   C'était un cri de Méline et le jeune homme obéit. Il était son champion. Son bras s'abaissa pourtant, mais ce fut pour blesser et non pour tuer. Haiah s'abattit au sol, les deux tendons d'Achille sectionnés par le même coup. Azraël se désintéressa ensuite de sa victime, rengaina sa lame ensanglantée sans même se préoccuper de la nettoyer, se baissa pour soulever Méline et arracha les liens qui la retenaient. Sans un regard en arrière, il sortit de la grotte en serrant contre lui son précieux fardeau, libérant Solitudines au passage
   La jeune fille s'agrippa à lui et enfouit son visage contre son épaule, sanglotant de tout son soûl. Conscient qu'elle était choquée, Azraël ne lui posa pas de question et se contenta de la serrer plus fort contre lui pour lui rappeler qu'il était là. Furnerius les attendait sagement et le jeune homme monta en selle sans attendre. L'étalon s'élança aussitôt au galop, emportant ses deux cavaliers vers la sécurité de Slar, suivi par le grand étalon rouge.
   Méline ne cessa pas de pleurer pendant tout le chemin, s'accrochant convulsivement à Azraël. Le jeune homme la serrait dans ses bras, guidant son cheval uniquement avec les jambes et ne se souciant pas de l'allure, Furnerius étant assez intelligent pour savoir quoi faire. Il entra dans la ville par la petite porte des voleurs, qui n'était jamais surveillée, car peu de gens connaissaient son existence, et gagna directement le palais. Il emporta la jeune souveraine dans sa chambre et l'allongea sur le lit. Il se détourna aussitôt pour prendre une couverture et l'en recouvrir. Embarrassé, ne sachant trop que faire, il s'agenouilla à côté du lit et prit la main de Méline dans la sienne. La jeune fille tourna la tête vers lui et Azraël fut frappé en plein coeur par le regard vert noyé de larmes.
    - Egan, tu m'en veux encore ?
    - Les dieux m'en gardent, Méline ! répondit le jeune homme avec sincérité.
   Elle tendit la main et attira sa tête à elle, pour appuyer son front contre le cou du jeune homme. Il sentait le souffle de la jeune fille sur sa peau et il savait qu'elle était en état de choc. Mais il savait aussi que c'était le moment idéal pour lui donner une leçon, même au prix de sa souffrance à lui.
    - Méline, dit-il doucement, tu as vu comment est Haiah. Tu en as peur, mais tu me fais confiance. Pourtant, je suis pire que lui ! Tu devrais me craindre aussi, plutôt que te reposer sur moi entièrement.
    - Tu n'es pas comme Haiah, répondit Méline d'une voix étouffée, ses épaules prises de tremblements lorsqu'elle prononça le nom du géant.
   Azraël la força à le regarder.
    - Méline, je suis pire que lui, je te dis. Et tu peux me croire sur ce point ! Si je ne semble pas aussi brutal au premier abord, c'est parce que je sais me maîtriser. Mais j'ai la même brutalité que Haiah au fond de moi et j'ai autre chose que lui n'a pas, c'est-à-dire des pulsions meurtrières. Haiah n'est pas un tueur, moi si. Il peut te paraître brutal ainsi, mais regarde Bay ; tout le monde le trouve insupportable, brutal et arrogant, mais il est d'une douceur exemplaire avec Kalysha.
    - Tu me suggères de céder à Haiah ?
    - Non, Méline, je ne te dirai jamais quelque chose comme ça. Je voulais juste te montrer que tu... Enfin, je ne suis pas quelqu'un de recommandable.
    - Et si tu n'avais pas été là, qui m'aurait sauvée ?
    - Santig-du.
    - Il est occupé avec Julianne, répondit Méline avec un semblant de sourire.
    - Même tout son amour pour ma soeur ne peut le faire se détourner de ce pour quoi il a été créé, de son devoir. Il n'existe que pour cela et je ne crois pas que Chyraz lui pardonnerait un deuxième échec.
    - Dans ce cas, pourquoi n'a-t-il pas réagi à ta place ?
    - Chyraz et moi avons fait un accord, dit lentement Azraël, pour que Santig-du et Julianne puissent avoir du temps à eux. Le but n'est pas vraiment de soulager Santig-du d'une quelconque tâche, c'est juste que je veux que Julianne se sorte des ténèbres où elle s'est mise en entrant dans la Guilde. En plus, ça contrariera l'ange noir et cela ne peut donc que me faire plaisir. Je suis donc chargé de veiller sur toi à la place de Santig-du, les guerriers blancs de Chyraz prenant le relais si jamais je venais à te faire défaut.
    - Egan, tu veux bien m'embrasser ?
    - Par tous les dieux ! s'exclama le jeune homme en serrant les mâchoires. Tu n'as rien écouté de ce que je t'ai dit !
    - Si, Egan, j'ai écouté tout ce que tu m'as dit, j'ai compris tout ce que tu n'as pas osé dire de peur de me faire trop mal. Mais je voudrais quand même que tu m'embrasses.
    - Après ce que tu viens de subir ? murmura le jeune homme.
    - Surtout après ce que je viens de subir, répondit Méline en attirant sa tête encore plus près.
   Azraël se pencha et, faisant preuve d'une immense douceur, il vint poser ses lèvres sur celles de Méline. La jeune fille lui entoura le cou de ses bras pour le garder contre elle le plus longtemps possible. La couverture glissa légèrement, laissant entrevoir la robe déchirée de Méline.
   La porte s'ouvrit à ce moment, les deux jeunes gens n'ayant pas entendu les coups discrets frappés contre le battant. Elias entra et s'arrêta sur le seuil, la bouche ouverte, les yeux exorbités. Tous se figèrent, Méline tenant toujours Azraël contre elle, regardant Elias, et le vieux ministre regardant les deux jeunes gens. Il parut reprendre un peu ses esprits et referma précipitamment la porte. Azraël supposa qu'il allait tout raconter à Ozanam, le barde blanc étant devenu un grand ami du vieux ministre, sans doute à cause de ses différents avec Azraël.
   Le jeune homme voulut se dégager du collier des bras de Méline, mais elle ne lui permit pas.
    - Reste près de moi, dit-elle d'une voix tremblante.
    - Méline, je suis une bête sauvage, ne t'attache pas à moi !
    - Ce n'est pas vrai ! Tu as été d'une grande douceur avec moi et tu ne m'as jamais forcée sur le plan affectif, ce qui n'est pas le cas d'Haiah !
    - Tu ne peux pas me comparer à Haiah sur ce sujet, Méline.
    - Et pourquoi donc ?
    - Parce que tu m'as donné ce que tu lui refuses, dit doucement le jeune homme.
   Azraël quitta Méline presque aussitôt, laissant la jeune fille encore choquée se remettre de ses émotions dans le calme de sa chambre. Quant à lui, il alla directement retrouver Furnerius, qui tenait compagnie à Solitudines et Entshilkan. En chemin, il croisa Ozanam dans un couloir et il lui sembla que le barde lui jetait un drôle de regard et qu'un léger sourire ourlait ses lèvres. Il haussa intérieurement les épaules ; Ozanam ne lui faisait pas peur. Il pensa à Haiah, Bay et Kalysha. Il devait savoir comment tout cela s'était fini.
   Un peu plus loin, Azraël revit Elias, qui devait aller retrouver Ozanam ; le vieux ministre le regarda d'un air horrifié. Le jeune homme sourit et s'éloigna sans faire de commentaires. Il était à peu près certain que la moitié de la cour devait déjà savoir qu'il avait été surpris en compagnie de la souveraine, malgré l'heure tardive, car le palais était vivant nuit et jour. Les regards peu sympathiques que lui jetèrent certains courtisans le lui laissèrent penser, mais il s'en moquait. Il en avait l'habitude ; déjà, dans les différents ordres et guildes dont il avait fait partie, il avait été la cible de plus d'une jalousie, les maris supportant difficilement que leur femme s'extasient sur la prestance du jeune homme, le magnétisme de ses yeux noirs ou sur ses faits d'armes.
   Absorbé dans ses pensées, il en oublia complètement d'observer autour de lui ainsi qu'il le faisait habituellement et ne s'en aperçut qu'en atteignant la grande porte d'entrée. Cette découverte le figea presque sur place et un courtisan faillit le heurter de plein fouet. L'homme s'écarta précipitamment, un air de dégoût imprimé sur sa face, mais Azraël décela aussi un autre sentiment : de la haine, que le courtisan essayait de dissimuler sous le masque d'hypocrisie qui était ordinairement celui qu'arboraient ceux de son espèce, mais qui ne pouvait être entièrement cachée aux yeux perçants d'Azraël. Le jeune homme s'interrogea fugitivement sur la raison de cette haine presque ouvertement déclarée, quand on connaissait l'homme, champion de la dissimulation et des sourires mielleux.
   Les courtisans n'avaient jamais apprécié Azraël, surtout depuis la fois où Bay avait tenté de voler son trône à Méline, mais ils se contentaient généralement de l'éviter, en tentant au maximum de ne pas le provoquer, car Azraël était réputé pour sa susceptibilité. Or ce regard de haine, c'était presque de la provocation pure. De nouveau, Azraël haussa mentalement les épaules : il avait l'habitude d'évoluer dans un environnement hostile et cela ne l'effrayait pas. Il savait comment louvoyer et survivre dans ce genre de monde.
   Il eut un bref sourire en apercevant Furnerius. Il sentit que, au fond de lui, il n'aspirait qu'à repartir de Slar. Il trouva cela étrange : juste avant de partir affronter Farenir, il avait éprouvé le regret de partir du royaume ; il savait que Slar était un lieu où il pourrait vieillir presque tranquillement. Et maintenant, il voulait partir. A tout prix. C'était même, il s'en rendit brutalement compte, la seule chose qui comptait pour lui en ce moment précis. Alors il n'hésita plus : après une caresse rapide à Entshilkan et Solitudines, il bondit en selle et Furnerius, heureux de reprendre la route une fois de plus, s'élança au galop, ralentissant de lui-même dès la porte des voleurs franchie.
   Azraël suivit le chemin qu'il avait suivi à la tombée de la nuit et Furnerius eut un léger hennissement interrogateur. Pour toute réponse, le jeune homme sourit et frotta doucement l'encolure de son étalon du plat de la main. Furnerius encensa, comprenant comme toujours les pensées de son maître à demi-mot. Quand ils arrivèrent auprès de la grotte qui servait de campement à Haiah, Bay et Kalysha, des éclats de voix en sortaient, s'entendant à plusieurs toises à la ronde. Visiblement, les explications avaient commencé depuis peu, car Bay s'étranglait à moitié de fureur devant ce que son frère avait osé faire.
   Azraël se coula discrètement près de la grotte et jeta un coup d'oeil à l'intérieur. Haiah était toujours par terre, incapable de marcher ou de se tenir debout, Kalysha se tenait devant lui, la tempe bien marquée, près de Bay dont les yeux injectés de sang montraient qu'il avait été drogué.
    - Si tu la voulais tant que ça, grondait Bay, ne pouvais-tu donc pas attendre Arakra ? Là, elle aurait été tienne et jamais Azraël n'aurait pu la défendre contre toi.
   Haiah ne répondit qu'en décochant un regard de haine pure à son frère. Bay arpenta la grotte d'un pas nerveux.
    - J'aurais pu te pardonner d'avoir enfreint mes ordres si tu ne m'avais pas drogué et surtout, si tu n'avais pas blessé Kalysha... Mais ça, non, Haiah. Je suis désolé.
    - Bay, tu ne vas pas..., commença Kalysha.
    - Silence, Kalysha. Je croyais que tu valais mieux que Mériel, parce que tu me ressemblais, Haiah. Mais Mériel, malgré sa tendance à me défier, n'aurait jamais fait ce que tu viens de faire.
    - Mériel ne sait pas aimer, cracha Haiah. Viens-en au fait, Bay !
    - Notre association se termine là, Haiah, continua Bay d'un ton attristé.
   Le regard du plus jeune des frères Lanhar se fit méfiant.
    - Que veux-tu dire, Bay ?
    - Que tu ne reverras pas Arakra.
   Bay leva sa main armée de son fléau d'armes, mais Kalysha l'arrêta.
    - Bay, fit-elle, la voix tendue, si tu tiens vraiment à faire ce geste, pas de cette façon, s'il te plaît !
   Le géant eut une hésitation et remit son fléau d'armes à sa ceinture. Il prit sa dague et se pencha sur son frère. Mais Haiah, bien que ne pouvant pas se tenir debout, ne comptait pas se laisser tuer sans réagir. Il n'était pas armé, mais il attrapa Bay par la gorge, tentant de l'étrangler. La lutte fut courte et sauvage ; quand Bay se redressa, Haiah gisait par terre, la dague enfoncée dans la poitrine. Kalysha se baissa et lui ferma les yeux. Bay la prit par les épaules et sortit de la grotte sans un regard en arrière.
   Une mince silhouette sombre se dressa brutalement devant eux, nimbée par la lumière de la lune.
    - Vous ne pouvez pas le laisser comme ça, dit Azraël.
    - Le feu ne prendra pas, répondit Bay d'une voix lasse, sans paraître surpris de la présence du jeune homme.
    - Je vais m'en occuper.
   Azraël rentra dans la grotte, suivi par Kalysha et Bay, et, pointant son doigt vers le corps de Haiah, il prononça quelques mots dans une langue que Bay ne comprit pas. Le cadavre s'enflamma aussitôt. Les trois témoins restèrent là, les yeux brûlés par la fumée, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que des cendres. Puis Bay regarda Azraël, sans la moindre haine dans son regard.
    - Je ne te punirai pas pour ce que tu as fait à Haiah, dit-il lentement, mais je ne vais pas te remercier non plus. Haiah m'a désobéi et il savait ce qu'il risquait d'une part en enlevant Méline, d'autre part en enfreignant mes ordres. Il en a été châtié, maintenant, tout est fini. Je ne pense pas que tu entendras parler de nous une autre fois. Méline m'a déjà pris Mériel, d'une autre façon, certes, et tu viens de me prendre Haiah. Je ne tiens pas à perdre Kalysha. Adieu, Azraël.
    - Adieu, Bay, répondit sobrement le jeune homme, regardant Bay et Kalysha partir vers Arakra, tenant les rênes de la monture de Haiah.
   Il sortit à son tour de la grotte et là, près de Furnerius, il y avait Méline juchée sur Solitudines.

Texte © Azraël 1996 - 2002.
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