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La colère d'Azraël
Peu après les enterrements, Méline quitta Azraël qui restait près d'elle ; il savait qu'elle avait ignoré jusqu'au bout la mort d'Estar et de Magira, mais qu'elle était au courant de celle d'Aynaud.
- Je vais annoncer à Muihir la mort de Magira, dit-elle d'une voix tremblante.
Elle partit dans les couloirs et ne s'arrêta que devant la porte des ténèbres. Lentement, elle posa sa main sur la porte bleutée, attendant qu'elle s'ouvre. Le battant pivota sur ses gonds, tandis que le carillon faisait entendre sa note grave. Muihir l'attendait, à la tête de ses squelettes.
- Qu'y a-t-il pour votre service, noble dame ?
- Rien, Muihir. Je venais vous annoncer à tous que notre mère Magira était morte.
Le squelette hocha la tête.
- Nous le savions déjà, mais nous te remercions d'avoir pris la peine de venir nous le dire en personne.
- Vous le saviez ? hoqueta Méline.
Le squelette couronné fit un signe de la main. Un autre squelette s'approcha, de petite taille, les os recouverts d'une longue tunique rose pâle. Dans un souffle de voix musicale, le nouveau venu dit :
- Bonjour, petite Méline.
La jeune fille pâlit et recula.
- Non, non, pas toi !
Elle se cacha la tête dans les mains et se mit à sangloter. Les doigts décharnés de Muihir se posèrent sur ses poignets.
- Calmez-vous, noble dame, dit-il doucement.
L'autre squelette s'approcha.
- Enfant, murmura-t-il, ne pleure plus. Je savais que telle était ma destinée.
- Pourquoi, mère, pourquoi ? cria Méline.
Le squelette de Magira l'entoura de ses bras.
- Ceux que tu vois ici, enfant, sont les squelettes des conseillers et ministres de Slar. Nous avons lié notre vie au royaume et à notre mort, nous sommes devenus les squelettes de la vérité.
- Tous les conseillers et ministres feront-ils ainsi ?
- Non. Seuls quelques-uns ont accepté d'offrir leur esprit et leur dévouement aux futurs souverains. Seul Muihir n'est pas un ministre. Muihir est notre chef à tous, tu le sais.
Le squelette couronné s'avança.
- Je suis le premier souverain du feu, dit-il gravement. Celui qui a passé un pacte avec la couronne ardente.
- Mère, reprit Méline en se tournant vers Magira, Egan a tant de peine de t'avoir perdue !
- Je le sais, enfant. J'ai senti sa fureur et son chagrin quand il a découvert mon cadavre.
- Qui t'a tuée, mère ? Dis-nous son nom, que nous puissions te venger !
- Une seule personne pouvait avoir une dague appartenant à Ankrist, enfant.
La jeune fille hocha la tête et s'apprêta à quitter la salle.
- Méline ! Crois-moi, Azraël n'a plus autant besoin de moi qu'il le croit. Maintenant, tu es là.
- Mère, une personne n'en remplace jamais une autre, répondit Méline, les larmes aux yeux.
Elle se hâta de refermer le battant sur elle pour qu'ils ne voient pas les pleurs couler sur ses joues.
Elle se força à raconter l'entrevue à Azraël. Le jeune homme ne dit rien, mais il sursauta quand Méline lui répéta les paroles de Magira à propos de son assassin.
- Bien sûr ! J'aurais dû y penser !
- Qui est-ce, Egan ?
- Shilka, bien évidemment. Comme je la tuerais avec plaisir si Zarth ne l'aimait pas à ce point ! Il faudra un jour qu'il vainque cette affection qui ne lui apportera que des malheurs !
Méline hocha douloureusement la tête. Devant ses yeux flottait toujours l'image des orbites aux gemmes rouges de Magira qui avaient remplacé la douceur du regard aveugle d'or liquide. Elle sentit le chagrin lui broyer le coeur. Azraël la regarda attentivement.
- Il te faut trouver une autre conseillère, dit-il brutalement.
Méline sursauta comme si elle venait de recevoir un coup de fouet.
- Comment peux-tu dire cela alors que Magira vient de mourir ? accusa-t-elle, les larmes aux yeux.
Azraël aurait pu trouver mille réponses pour se disculper de cette accusation, mais il dit :
- Le royaume n'attend pas. Il n'y a pas de place pour le chagrin quand on dirige un pays.
- C'est toi qui aurais dû être souverain, et non moi ! s'exclama Méline, sans prendre garde à tout ce que sa phrase pouvait contenir de blessant.
- Je suis désolé si Sige a préféré te choisir, rétorqua Azraël d'un ton froid.
Il salua et s'en alla sans ajouter un mot.
Mériel entra dans la pièce. Méline était devant la fenêtre, regardant Zarth qui entraînait toujours ses élèves. Un peu plus loin, on apercevait les tentes dressées à la hâte dans la cour pour accueillir les elfes rescapés. A l'arrivée du grand jeune homme, Méline se tourna vers lui et lui fit un pauvre sourire.
- Viens, lui fit gentiment Mériel. Ça ne sert à rien de ruminer tout cela. Viens plutôt voir les elfes.
Méline se laissa entraîner et il l'emmena dans le camp de tentes qu'elle regardait juste auparavant. Elle resta un peu à l'écart, alors que Mériel se mêlait à eux et, aux quelques rires qui naissaient, Méline sut que le jeune homme avait été bien intégré par les elfes, sans doute grâce à l'amitié que lui portait Rapace. Elle vit une jeune femme elfe, qui n'avait pas l'air bien plus âgée qu'elle, aller de l'un à l'autre, pour réconforter ceux qui en avaient besoin, soulager de temps à autre les mères débordées et épuisées, ramener un sourire sur les lèvres des nouveaux arrivés, encore choqués. Son sourire amical faisait fondre tout commencement de résistance et chacun s'abandonnait entre ses mains comme des enfants avec leur mère. Fascinée, Méline la regardait faire et quand le regard bleu-vert se tourna vers elle, intrigué par son insistance, la jeune fille se dit qu'elle avait déjà vu ce visage quelque part. Mériel repassait près d'elle et elle lui montra l'elfe qui l'intriguait. Le jeune homme eut un sourire radieux.
- C'est Sirèle de Souffle-Vent, la mère de Rapace, Ravage, Crotale et Laurane. Elle est merveilleuse. Tout le monde l'adore.
Méline resta pensive, puis, se décidant brusquement, traversa le camp en direction de Sirèle. Quand elle arriva à côté de l'elfe, celle-ci leva la tête et dit doucement :
- Je me demandais combien de temps vous mettriez pour venir me voir.
Méline ne parut pas surprise ; elle avait compris que le regard bleu-vert avait une faculté très poussée de lire dans les pensées des gens.
- On m'a dit que vous étiez la mère de Rapace, Ravage, Crotale et Laurane.
- C'est exact. Ils sont ici, d'ailleurs, sauf Ravage et Laurane, bien sûr.
- Vous ne semblez pas inquiète sur le sort de ces deux derniers, s'étonna Méline.
- Non, naturellement ! Azraël m'a avertie de ce qu'il leur était arrivé par l'intermédiaire de Rapace et j'ai interrogé ma déesse, Estrildis, pour savoir s'ils étaient en sécurité ou non. Elle m'a répondu dans l'affirmative. Ils ne craignent plus rien des attaques d'Erza ou d'Ordreth. Sauf, bien sûr, si Simon échoue, ajouta-t-elle sombrement.
- Que se passera-t-il exactement si Simon échoue ? demanda impulsivement Méline.
- Tout ce que vous aurez fait n'aura servi à rien, enfant. Car Erza prendra possession de la planète et Ordreth réduira en esclavage toutes les elfes pour se consoler de ne pas avoir Stellarys. Yslaire disparaîtra de la mémoire de tous.
Sirèle haussa les épaules.
- Mais qu'importe ! Vous faites ce que vous avez à faire, parce que c'est votre devoir, parce que c'est votre destin ! Après, tout dépend du destin de Simon...
Elle sourit de nouveau, un sourire d'une douceur enveloppante.
- Mais vous n'êtes pas venue me parler de cela, enfant. Dites-moi la peine qui hante votre coeur.
- Magira est morte, jeta Méline sans réfléchir, s'abandonnant à la tendresse de cette elfe.
- Oui ; elle le savait. Venzor, son vieil ami, est mort lors de l'élection de la Belle. Elle savait qu'elle le suivrait dans la tombe et c'est pourquoi elle ne s'est pas dérobée au poignard.
- Voulez-vous devenir la conseillère de Slar ? continua Méline sur le même ton.
Sirèle ouvrit de grands yeux.
- C'est un immense honneur que vous me faites là, ma dame, dit-elle, décontenancée. Je ne sais si je serai à la hauteur...
- Je connais Rapace et Crotale et tous les deux me sont également chers. Puis-je m'attacher leur mère ?
Sirèle était troublée. Elle ferma un instant les yeux, puis les rouvrit en murmurant :
- Qu'il en soit fait ainsi que tu le désires, Estrildis.
Elle regarda son peuple, autour d'elle, ce peuple fier qui n'était plus réduit qu'à de malheureux rescapés sauvés par la volonté de l'enfant qui lui faisait face et qui venait à elle avec une prière.
- Oui, j'accepte, s'entendit-elle dire.
Méline sourit, comme débarrassée d'un poids énorme.
- Merci, mère.
Sans rien ajouter, elle partit du camp elfe.
Dans la cour intérieure, Zarth et Azraël se faisaient face. Chacun avait dégainé ses armes et ils se tenaient l'un en face de l'autre comme s'ils allaient se bondir dessus d'un moment à l'autre. Méline arriva sur ses entrefaites, à l'instant même où leurs lames se croisaient. Elle crut d'abord qu'il s'agissait d'un affrontement amical, mais lorsqu'elle vit leur regard, elle douta de son jugement. Tous deux avaient l'air de bêtes fauves, prêtes à se déchirer sans raison.
- Egan, Zarth ! Arrêtez cela tout de suite ! ordonna-t-elle.
Aucun des deux ne réagit à sa voix. Elle se plaça entre eux, entre les lames étincelantes.
- Si vous continuez, dit-elle calmement, vous me tuez.
Mais Azraël ne parut pas s'émouvoir d'une telle éventualité.
- Va-t'en, Méline ! gronda-t-il d'une voix dangereuse. Va-t'en si tu ne veux pas que je te tue !
Il fit décrire une légère courbe à sa lame et la pointe du cimeterre vint se poser sur la gorge de la jeune fille qui en resta pétrifiée. Les yeux d'Azraël n'étaient plus que deux fentes à la lueur mauvaise, transperçant Méline comme si elle n'existait pas et, quand elle regarda Zarth, elle constata que le jeune drow avait la même expression. L'elfe noir l'écarta sans trop de douceur, mais sans brutalité excessive, et se remit en garde.
- Sale drow ! articula Azraël comme si ces mots lui écorchaient les lèvres. Tu vas me le payer !
- Pauvre assassin à la semaine ! cracha Zarth comme un chat en colère. Tu crois être quelque chose, mais tu n'es que le néant ! Un vide ambulant !
- Racaille ! Ta race ne devrait même pas exister ! rétorqua Azraël d'une voix que la colère rendait plus froide encore. Je m'en vais la rayer de la surface d'Yslaire, en commençant par toi ! Je connais des elfes qui vont danser de joie en apprenant ta mort !
- Et moi, quand ma lame t'aura transpercé et vidé de toute ton importance inutile et privée de sens, tu entendras même dans la mort le cri de soulagement de la planète : celui de tous ceux qui craignaient la mort foudroyante que tu leur apportais, celui des maris, pères et frères qui craignaient que tu ne dévoies leur trop jolie femme, fille ou soeur, celui des dieux eux-mêmes ! Oh oui, crois-moi, Yslaire sera soulagée de ta mort, car combien d'innocents sont morts à cause de toi ?
- Et toi ? gronda Azraël d'un ton encore plus agressif. Et toi qui te soumets aveuglément à ta charmante soeur, la si belle Shilka, aussi venimeuse qu'un serpent et mille fois plus dangereuse qu'un basilic ! N'as-tu donc pas compris qu'elle te manipulait comme un pantin ? Mais non, en fait, tu sais pertinemment ce qu'elle te fait faire et tu t'en réjouis, mais tu veux passer pour un bon drow ! Vil traître !
Le visage de Zarth avait viré au gris en entendant Azraël l'accuser ainsi et, furieux, il bondit sur le jeune homme, lames au clair.
- Je vais te faire rentrer ces paroles dans la gorge ! lança-t-il.
- Vas-y ! riposta Azraël, le défiant en dépassant toute mesure. Et une fois que j'en aurai fini avec toi, j'irai m'occuper de Shilka !
Zarth parut perdre tout contrôle de lui-même. C'était plus fort que lui, il ne pouvait pas tolérer qu'on insulte devant lui sa soeur préférée. Le cimeterre et le sabre s'entrechoquèrent et Méline comprit qu'elle ne pouvait plus intervenir. Elle resta à les regarder, fascinée par la danse macabre des lames étincelantes, s'interrogeant sur ce qui avait pu pousser Azraël et Zarth, deux amis, à se déchirer de cette manière.
Car ils luttaient sans aucune pitié ; chacun essayait de toutes ses forces, de toute son habileté, de blesser, de tuer l'autre, et les lueurs impitoyables qui brillaient dans leurs yeux indiquaient clairement qu'il n'était pas question de se laisser fléchir. Les muscles tendus à l'extrême, leurs mouvements étaient d'une précision mortelle et chacun évoluait avec la grâce d'un danseur.
Tout était parfaitement maîtrisé et enfin, peut-être allait-on savoir qui du maître ou de l'élève était le meilleur des deux. Zarth avait appris presque tout ce qu'il savait à Azraël, mais le jeune homme avait profité de ses nombreuses pérégrinations pour améliorer son style et apprendre d'autres bottes que son mentor ne connaissait peut-être pas.
Si, au début, l'issue de l'affrontement avait pu apparaître incertaine, maintenant, il n'y avait plus le moindre doute : Zarth faiblissait visiblement et Azraël, les yeux enflammés de colère, attaquait sans relâche, avec une maîtrise parfaite ; les longs mois de voyage qui lui avaient fait accumuler la fatigue semblaient disparaître à vue d'oeil et sa fougue ne faisait que croître. Zarth avait fort à faire pour faire face aux attaques toujours plus nombreuses et plus vicieuses. Mais Azraël était maintenant déchaîné et rien ne pouvait plus l'arrêter. Zarth perdit son bâton, puis son sabre, et se retrouva par terre, sur le dos, la pointe du cimeterre sur sa gorge.
- Vas-y, dit-il calmement, tu as gagné. Ma vie t'appartient.
- Egan, non ! fit Méline d'une voix étouffée.
Le jeune homme tourna la tête vers elle pendant une fraction de seconde et ce fut suffisant pour qu'elle voie que ce n'était qu'un regard de haine. Elle découvrit cela sans comprendre : ils avaient été si proches, lorsqu'ils revenaient de Ferkar ! Pourquoi, subitement, ce changement d'attitude, cette hostilité déclarée ? Et Zarth, sans défense dans les mains du monstre qu'il était devenu... Mais Azraël n'avait visiblement pas la moindre envie de tuer le jeune drow.
- Au moins, maintenant, nous savons lequel de nous deux est le meilleur, dit-il d'une voix atone.
D'un geste fluide, il rengaina ses cimeterres et tendit la main à Zarth.
- Ton style est impeccable, remarqua le jeune elfe noir, la voix parfaitement calme. Mais j'ai remarqué quelques petites imprécisions...
Les deux hommes s'éloignèrent ensemble, discutant du combat, sans un regard pour Méline qui comprit, un peu tard, que toute leur dispute n'avait été que de la poudre aux yeux. Leur amitié était plus forte que jamais. Pourtant, elle frissonna en se remémorant le regard haineux que Azraël lui avait décoché.
Les jours s'écoulèrent et Sirèle avait pris son poste. Elle se rendit compte, comme tous à la cour flamboyante, qu'il y avait un froid entre la souveraine et son champion. Azraël n'évitait pas ostensiblement Méline, mais il avait une façon de se tenir en sa présence qui montrait clairement qu'il n'était pas de bonne humeur. Il n'ouvrait plus que rarement la bouche et son regard noir restait toujours aussi obstinément froid. La tension était presque palpable dans la salle du conseil. Les ministres ne savaient trop que penser, même si Elias semblait remarquer cela avec un mince sourire de satisfaction. Zarth tenta bien de raisonner son ami, mais le regard d'ombre le glaça sur place. Pourtant, le jeune elfe savait bien ce qui avait provoqué ce froid.
- Elle n'en a pas fait exprès, Azraël ! Elle ne s'en souvient même pas !
- Zarth, souviens-toi que j'en ai tué pour moins que cela, gronda Azraël pour toute réponse.
Et c'était ce qui retenait Méline de son côté ; elle souffrait de cette séparation et voir Azraël démesurément cérémonieux envers elle lui était odieux. Elle avait peur d'aller le trouver, de provoquer les explications, peur que son côté de fauve si bien exacerbé par la Guilde ne resurgisse au mauvais moment.
Ce qui devait arriver arriva. Méline, par fierté, se mit à éviter Azraël, alors que le jeune homme restait toujours aussi courtois et impassible, vaquant à ses occupations avec une scrupuleuse ponctualité et méticulosité. La jeune femme partit un après-midi à cheval, sans faire prévenir Azraël qui était avec Zarth à entraîner les elfes. Rapace, Cystis, Urien, Crotale et Jakez étaient repartis depuis longtemps et il n'y avait personne pour accompagner la souveraine dans sa promenade. Solitudines, de son pas tranquille, s'enfonça dans les profondeurs de la Forêt du Tigre.
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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