Les spirales

   Azraël prit un de ses pions gris foncé et le plaça sur la case zéro. Il relança le dé et avança son pion. Farenir prit le relais et tira quatre à son tour. Son tir suivant fut exactement le même que celui d'Azraël. Le jeune homme avança ensuite son pion de deux cases et il se trouvait juste au bord d'une case marquée d'une épée.
    - Rappelle-toi, murmura Farenir. Le chemin de la mort est plus difficile et plus sauvage que celui de la vie...
    - Je ne sais vivre que de violence, répondit calmement Azraël en lui passant la main.
   Farenir ne fit progresser son pion que d'une case. Azraël avança ensuite d'un bond, passant par-dessus la case d'épreuves sans encombres, alors que le sorcier échoua en plein dessus. Avec un sourire contraint, il mit sa main dans la boîte.
    - Identification, je vous prie, demanda une voix sortie du néant.
    - Spirale de la vie, quatrième case, dit Farenir.
    - Epreuve en cours.
   Azraël étudiait la physionomie du sorcier tandis qu'il passait son épreuve, mais le masque brûlé qui lui faisait face ne trahissait pas la moindre de ses émotions. Une jeune fille fit son entrée et elle fronça les sourcils en voyant Farenir devant la table de jeu. Elle eut un mouvement de surprise en reconnaissant Méline et parut perplexe devant Azraël. Alors que Farenir retirait sa main de la boîte, la voix reprit :
    - Epreuve réussie ; vous pouvez relancer le dé.
   La jeune fille s'avança et mit la main sur l'épaule de Farenir. Celui-ci eut un mouvement de contrariété en la voyant.
    - Que fais-tu ici ? demanda-t-il d'une voix basse, mais qui paraissait irritée. Je ne t'ai pourtant pas appelée !
    - Ce jeu est comme une drogue pour toi, n'est-ce pas ? fit la jeune fille, tout aussi irritée. Tu ne peux pas t'en passer. Avais-tu besoin d'enlever Vendine, sinon pour te trouver un nouvel adversaire ?
    - Tais-toi ! réagit le sorcier avec colère. Tu ne sais pas ce que tu dis ! Retourne immédiatement dans la salle d'études.
   Le regard doré de la jeune fille se durcit et elle tourna les talons en haussant les épaules. Arrivée à l'escalier, elle se retourna et lança :
    - J'espère qu'un jour, tu trouveras ton maître et que tu comprendras enfin !
   Elle dévala l'escalier à toute vitesse, échappant ainsi à la boule de feu qui vint s'écraser sur le mur, là où se trouvait sa tête un instant plus tôt. Méline regarda Farenir avec des yeux horrifiés. Le sorcier reprit difficilement son calme et relança le dé, qui ne lui fut ni favorable, ni défavorable. Le tir d'Azraël le propulsa en plein sur une case d'épreuves. Méline pâlit immédiatement. Avec le calme olympien qui le caractérisait toujours, Azraël tendit la main et la plongea dans la boîte.
    - Spirale de la mort, neuvième case, dit-il avant même que la voix ne le lui demande.
    - Epreuve en cours.
   Soudain, la vue d'Azraël se brouilla et il eut l'impression de se retrouver dans une grande salle dallée de rouge, aux murs rouges également, et éclairée chichement par quelques flambeaux. Il s'examina rapidement et constata avec satisfaction qu'il était en possession de ses armes.
    - Règle numéro un, crut-il entendre dans le fond de sa mémoire. Ne te repose jamais sur tes armes. L'arme ne fait pas le guerrier, elle n'est que le prolongement de ton bras. C'est ton bras qui donne la force, et non l'arme.
   Il sourit en lui-même. Le vieux chevalier de la guerre qui lui avait appris cela avait mille fois raison, mais il avait eu beaucoup de mal à le lui faire comprendre à l'époque.
    - Votre épreuve, entendit-il alors, sera de vaincre ce gobelin.
   Un gobelin surgit alors sous son nez, l'air un peu surpris, mais, dès qu'il vit Azraël, il saisit son arme et se rua sur lui en braillant. Le jeune homme garda son calme, secoua la tête, comme s'il était désolé, prit une de ses navajas et l'expédia d'un simple mouvement du poignet entre les côtes du gobelin. Celui-ci parut à peine ressentir la douleur et continua sur sa lancée. Azraël s'effaça au dernier moment, l'attrapa à bras-le-corps et pesa sur le manche de sa navaja qui dépassait. Il sentit le corps s'affaisser dans ses bras et retira sa navaja d'un coup sec pour l'essuyer avant de la rengainer. Il se retrouva assis en face de Farenir, Méline inquiète penchée sur le bras de son fauteuil, et il retira calmement sa main de la boîte.
    - Epreuve réussie, vous pouvez relancer le dé.
   Le dé changea deux fois de main sans changement, puis Azraël retomba de nouveau sur une case d'épreuves.
    - Je crois que j'ai oublié de te prévenir, fit soudain Farenir avec un sourire amusé. Les épreuves vont bien sûr en croissant en difficulté.
    - Heureusement, répondit Azraël, sinon ton jeu n'aurait eu aucun intérêt.
   Il répondit au sourire de Farenir et plongea de nouveau la main dans la boîte.
    - Spirale de la mort, quatorzième case.
   Il se retrouva de nouveau dans la salle rouge, qui n'avait pas changé depuis la dernière fois qu'il l'avait quittée.
    - Votre épreuve sera de sauver cette jeune fille des flammes.
   Devant lui, il vit une jeune fille suspendue à un système complexe de chaînes au-dessus d'un brasier ardent, un affreux gnome faisant descendre la chaîne et, autour des deux personnages, un cercle de flammes. Azraël ne fit ni une, ni deux ; il recula, prit son élan et sauta par-dessus le rideau de feu, sentant à peine les flammes lui lécher la peau. Le gnome se tourna vers lui et Azraël s'aperçut avec surprise que la manivelle continuait à tourner toute seule et que la jeune fille s'approchait de plus en plus du brasier. Il bondit en avant, envoya bouler le gnome à vingt pas et raidit ses muscles pour inverser la marche de la roue. Il fit faire un tour complet dans l'autre sens à la manivelle avant de sentir comme une piqûre au niveau des côtes. Il baissa les yeux et vit le gnome qui avait planté une minuscule dague dans sa chair. Il souleva le petit être d'une main et le lança dans les flammes. Pendant ce temps, la roue avait tourné de deux tours dans l'autre sens. Azraël s'arrêta et réfléchit, faisant abstraction des cris de la jeune fille. Il mordilla pensivement sa lèvre inférieure, puis attrapa la chaîne et commença à y grimper. Arrivé à une certaine hauteur, il jaugea la distance qui le séparait de la jeune fille et bondit, attrapant les maillons qui la soutenaient. Il ne fut aucunement surpris de sentir qu'ils étaient chauds. Il souleva la prisonnière par la chaîne qui reliait ses poignets et la tira jusqu'à lui. Subitement, la belle jeune fille se transforma en méduse qui le regardait fixement. Il ferma les yeux un moment, mais ne relâcha pas sa pression sur la chaîne. Il détourna le visage et entreprit de remonter le long de la chaîne. Soudain, le mécanisme éclata et la chaîne glissa à une allure folle vers le brasier. Azraël imprima un mouvement de balancier au morceau qu'il tenait dans sa main droite et roula au sol, loin du brasier, tenant toujours la chaîne de la jeune fille. La forçant à lui tourner le dos, il brisa ses liens d'acier en utilisant la roue du mécanisme qui l'avait retenue prisonnière. Elle se retourna vers lui et elle n'avait plus rien d'une méduse. Elle avait plutôt des airs de Veranyliarasha et ce fut ce qui mit Azraël sur ses gardes.
    - Et maintenant, bel aventurier ? demanda-t-elle d'une voix de gorge.
    - Et maintenant ? répéta Azraël. Eh bien, je dois avoir terminé mon épreuve, je suppose.
    - Pas tout à fait, roucoula-t-elle. Le héros reçoit toujours une récompense pour avoir sauvé la jeune fille en détresse...
   Elle avança de quelques pas vers lui et il recula d'autant. Il se souvint brutalement du rideau de flammes qui l'entourait et remarqua aussitôt que la frêle créature le poussait droit dedans. Alors qu'elle allait mettre ses mains sur ses épaules, il se déroba et elle bascula tête la première vers le feu. Il la retint in extremis, la chargea sur son épaule et entreprit calmement de repasser le cercle de flammes. Il déposa la jeune fille au sol et... se retrouva de nouveau face à Farenir. Il retira sa main de la boîte ; elle était un peu noircie et un filet de sang la marquait, mais il ne s'en souciait pas.
    - Tu fais même dans la tentation ultime, maintenant ? lança-t-il à Farenir.
    - Ça t'a plu, j'espère ?
    - J'adore ! J'ai l'impression de revenir dans mes jeunes années... Quand j'avais quatorze ou quinze ans, au début de mes aventures, il m'arrivait à peu près la même chose.
   Farenir grinça des dents et lui tendit le dé.
    - Un deuxième pion, remarqua Azraël après avoir tiré un trois. On dirait que le sort me sourit, n'est-ce pas, Farenir ?
   Le sorcier ne répondit rien et prit à son tour son dé.
   La partie continua, acharnée, et Azraël comprit vite pourquoi Farenir était imbattable : sa stratégie était stupéfiante et il le démontra avec brio quand le pion d'Azraël, proche de la fin, se vit rétrogradé à la trente-deuxième case. Le jeune homme admit avec calme d'avoir perdu du terrain. Il n'eut même pas un mouvement d'humeur quand il perdit un de ses pions dans l'enfer. Par contre, il admettait difficilement l'état de sa main, qui devenait de plus en plus une plaie et voyait avec fureur les murs de la salle imaginaire devenir noirs en partant du plafond. En effet, la couleur noire descendait du plafond au fur et à mesure de ses blessures et elle atteindrait le sol quand sa main serait condamnée. Les murs étaient de sang et la mort descendait sur ceux qui s'aventuraient dans cette salle. Il supposait que pour Farenir, c'était le contraire : le jaune devait monter le long des murs et, une fois le plafond atteint, la personne était sublimée.
   Azraël réussit à mener un de ses pions jusqu'à la victoire, mais il y avait déjà deux pions orangés qui se trouvaient sur la case centrale. Les deux joueurs concentrèrent alors leurs efforts sur leur dernier pion. Alors que Farenir venait de frôler la perte de son dernier pion, Azraël demanda :
    - Que se passe-t-il si, ayant tes deux premiers pions sur la case centrale, tu perds le dernier dans l'enfer ?
    - J'ai un moyen pour le récupérer : je retire un de mes pions du centre, je le remets dans ma réserve et je ressors le pion perdu. Evidemment, je perds du temps, mais ça évite une situation bloquée.
    - Intéressant.
   Le jeune homme, par une manoeuvre plutôt vicieuse, poussa Farenir sur une case épreuve de la spirale de la mort. Avec un sourire contraint, le sorcier mit sa main dans la boîte.
    - Spirale de la mort, trente-huitième case.
   L'épreuve de la trente-huitième case était la septième et, si elle n'était pas la plus difficile, elle était quand même assez coriace. Azraël eut la satisfaction de voir le visage de Farenir se crisper sous l'effort et, quand il retira sa main, elle était couverte de sang.
    - Bien joué, aventurier, lança le sorcier.
    - Epreuve réussie, vous pouvez relancer le dé, annonça la voix désincarnée, dont Azraël trouvait qu'elle ressemblait un peu trop à celle de la jeune fille qui était venue les voir.
   Mais la blessure de sa main n'empêcha pas Farenir de reprendre la partie avec plus de hargne encore, bien que très calme. Une fois que son dé était lancé, et son coup joué, il joignait les mains et regardait Azraël jouer d'un air méditatif. Mais la partie était déjà jouée et Azraël savait pertinemment qu'il avait perdu. Néanmoins, pour ne pas laisser à Farenir une victoire trop facile, il se battit jusqu'au bout, semblant parfois même influencer le dé qui sortait des chiffres qui lui étaient propices, alors que Farenir ne parvenait pas à se sortir de la spirale de la mort. Mais quand le sorcier, arrivant sur la cinquante-quatrième case, rétrograda Azraël à la trente-deuxième, le jeune homme comprit que la partie était finie. En effet, en deux coups, Farenir posa son dernier pion au centre et se renfonça dans son fauteuil, un léger sourire dans les yeux.
    - J'ai gagné, dit-il simplement, mais je dois dire que je n'ai jamais eu un adversaire semblable à toi. Mets ta main dans la boîte, ordonna-t-il.
    - Après toi, déclina Azraël, toujours méfiant.
   Farenir s'exécuta.
    - Fin de partie, dit-il.
   Quand il ressortit sa main, il n'y avait plus la moindre trace de la blessure qu'il avait contractée lors de l'épreuve. Azraël hocha la tête et fit de même. La jeune fille refit son apparition.
    - Souhaitez-vous manger quelque chose ? demanda-t-elle d'un air sombre, sans s'adresser à quelqu'un en particulier.
    - Apporte-nous une collation ici, petite elfe, commanda Farenir. Je ne m'étais pas aperçu qu'il était si tard.
   La jeune fille grogna quelque chose d'incompréhensible et sortit de la pièce.
    - Comment trouves-tu les spirales, ... euh... Egan, je crois ?
    - Azraël, répondit l'intéressé. C'est un jeu très intéressant. Très stratégique.
    - Et maintenant que j'ai gagné, reprit doucement Farenir alors que la jeune fille revenait dans la pièce en portant un grand plateau, que fais-je faire de toi, Azraël ?
   Le jeune homme s'étira en riant et se blottit dans son fauteuil, sa tête presque appuyée sur l'épaule de Méline qui était accoudée à son fauteuil.
    - Gagné ? répéta-t-il avec un sourire ironique. Mais tu n'as gagné que la première manche, Farenir ! Je veux ma revanche !
   Farenir plissa les yeux d'un air songeur et se frotta l'oeil mort.
    - Ta revanche ? fit-il. Très bien, Azraël. Tu auras ta revanche.
   Il prit une petite galette de blé recouverte de miel sur le plateau que la jeune fille avait posé à côté de la table.
    - C'est bon, petite elfe. Nous nous débrouillerons pour le reste.
   La jeune fille tourna les talons sans rien dire, mais elle jeta un long regard perplexe à Azraël. Le jeune homme, apparemment très détendu, faisait tranquillement tourner son anneau noir autour de son annulaire droit. Il tendit à Méline une galette dorée et attrapa pour lui un morceau de viande séchée que ses dents blanches attaquèrent avec ardeur.
   Farenir remit les pions dans leur rainure et tendit à Azraël son dé d'ivoire.
    - A toi l'honneur, cher sorcier, rétorqua Azraël, saisissant son dé et le laissant tomber dans sa rainure.
   Un éclair passa dans l'unique oeil de Farenir et il lança son dé ; son premier tir fut infructueux.
    - Tu souhaites peut-être changer de spirale ? s'enquit-il brusquement.
    - Non, merci. Ma spirale me convient parfaitement. Mais si toi, tu es lassé du chemin de la vie...
   Farenir lui lança un regard noir, tandis que le jeune homme jouait nonchalamment avec son dé. Azraël sourit et fit rouler la petite pyramide d'ivoire.
    - Quatre, fit-il avec un sourire encore plus irritant.
   Méline le regardait avec des yeux stupéfaits : Azraël ne parlait jamais autant quand il y avait du danger ou quand il était concentré. Le jeune aventurier était plutôt quelqu'un de taciturne et rien ne le faisait dévier de sa ligne de conduite. Que se passait-il donc ? Elle tourna son regard vers Farenir, qui maîtrisait difficilement sa rage et soudain, la compréhension se fit en elle : Azraël faisait tout pour irriter le sorcier et l'empêcher de se concentrer. Le jeune homme joua son coup et passa la main. Farenir, qui n'avait pas encore retrouvé son calme, lança son dé avec un peu trop de force ; celui-ci heurta le rebord de cristal qui entourait le tapis et passa par-dessus pour rouler sur le sol de pierre blanche orné du même curieux motif géométrique noir que dans la salle du dôme. Azraël se pencha.
    - Trois, annonça-t-il d'un ton fruité.
   Il ramassa le dé et, d'une pichenette, l'envoya directement dans la rainure de Farenir. Le sorcier grogna, mais ne dit rien. Il se rencogna juste un peu plus dans son fauteuil, comme un enfant boudeur, et plissa son front traversé par une horrible cicatrice. Azraël jeta à son tour son dé et tira un quatre. Nonchalant, il dédaigna mettre un autre pion sur la piste de départ et joua directement son pion. Farenir n'arrivait toujours pas à démarrer, tandis que Azraël avançait à grande allure sur sa spirale de la mort.
   Quand, enfin, Farenir put sortir son premier pion, Azraël avait déjà deux pions sortis et le premier des deux avait dépassé la moitié de la spirale. A partir de là, le jeune homme sembla jouer avec moins d'adresse, comme frustré que le sorcier ait enfin réussi à jouer un pion. Farenir maîtrisait le jeu des spirales depuis des années et, une fois qu'il avait démarré, il savait tirer profit du moindre chiffre donné par les dés et il choisissait toujours judicieusement son numéro tous les quatre tirs. Au bout d'une nouvelle heure de jeu et de multiples rebondissements, Farenir avait repris la tête et arborait un léger sourire suffisant, tandis que Azraël mâchonnait un morceau de viande séchée d'un air contrarié. Le sorcier avait ses trois pions sortis, tandis que Azraël n'en avait que deux, mais qui étaient tous les deux bien avancés. Alors que Farenir était penché sur son dernier chiffre et réfléchissait à la meilleure stratégie, Azraël releva la tête et eut un sourire malicieux. Il s'accouda sur ses genoux et posa son menton dans le creux de sa paume. Sa main gauche n'avait pas la moindre trace de blessure ou de brûlure, mais Farenir, qui devenait de plus en plus sûr de lui, ne l'avait pas remarqué. Quand la main droite d'Azraël se referma sur son dé, Méline constata aussitôt une différence dans sa façon de le tenir. La stratégie du jeune aventurier ne manqua pas de surprendre Farenir : si Azraël évitait toujours aussi soigneusement les cases interdites, il allait intentionnellement sur les cases marquées de l'épée et en ressortait toujours vainqueur. Il sortit son troisième pion et, jonglant entre les trois possibilités que lui offraient ces trois pions, il se débrouilla suffisamment bien pour ne presque plus jamais lâcher le dé. Au cours d'une manoeuvre particulièrement réussie, il fit changer Farenir de spirale et le força à prendre une épreuve, ses autres pions étant condamnés autrement à tomber sur une case interdite. Le sorcier fit la grimace, car l'épreuve qu'il avait à passer était sur la case cinquante-huit, la dernière du plateau, et Azraël connaissait pertinemment le niveau de difficulté de cette épreuve dans la spirale de la mort. Farenir devait la connaître aussi, puisqu'il avait mis la magie dans la boîte d'épreuves. Avec intérêt, Azraël observa les sentiments qui se succédaient sur le visage torturé du sorcier ; il y vit une douleur terrible et Farenir retira sa main de la boîte, une main martyrisée qui semblait ne pas avoir un seul grain de peau qui ne soit pas à vif.
    - Epreuve non réussie ; veuillez mettre votre pion en enfer.
   Sans protester, Farenir mit son pion sur le côté gauche de la table, dans la rainure prévue à cet effet. La jeune fille surgit de nouveau, avec un linge propre, et entoura la main blessée de Farenir sans faire le moindre commentaire. Farenir la renvoya sans brusquerie et tourna son étrange regard gris vers Azraël ; le jeune homme soutint sans faiblir le feu de l'unique oeil quasiment fermé par la cicatrice et haussa les épaules avec un sourire ingénu. Si Farenir l'avait mieux connu, il aurait remarqué la lueur aussi dure que du silex dans les profondeurs insondables du regard noir.
    - Joli coup, commenta-t-il enfin d'une voix contenue.
    - Merci, fit Azraël d'un ton modeste.
   Il reprit le dé et repartit pour un tour de jeu : il réussit à poser un de ses pions au centre et faire dépasser la moitié de la spirale à ses deux autres pions avant de rendre la main. Mais, maintenant, Farenir se méfiait de son adversaire et il redoubla de prudence. Il était déjà trop tard. Azraël maîtrisait le jeu aussi bien que lui, grâce à sa capacité d'apprentissage. En deux temps, trois mouvements, Farenir retrouva ses deux pions relégués sur la case trente-deux et un de ses pions revint à zéro. Déchaîné, Azraël conduisit ses deux derniers pions à la victoire, s'offrant le luxe de passer la dernière épreuve, celle de la case cinquante-huit, et de la gagner, sans la moindre blessure.
   En voyant Azraël poser son dernier pion sur la case centrale, Farenir retint de justesse un cri de rage ; il glissa sa main dans la boîte.
    - Fin de partie, grogna-t-il.
   Instantanément, sa main reprit son aspect initial, à la peau marquée de brûlures et de cicatrices. Azraël ne daigna même pas l'imiter : il n'avait pas la moindre blessure. Les deux regards s'affrontèrent.
    - Je suis étonné, articula enfin le sorcier. Je n'avais jamais perdu une partie, surtout contre un adversaire ayant appris les règles le jour même.
    - Tu veux que je te dise ton problème, Farenir ? rétorqua Azraël sans paraître remarquer le raidissement du sorcier devant cette prétention. Tu restes trop attaché à la spirale de la vie et tu ignores trop comment te battre dans la spirale de la mort. Mieux vaut s'entraîner sur celle de la mort ; si tu sais y survivre, tu sauras survivre aux épreuves de la vie. Tu as encore trop de pitié en toi.
   Il se tut et s'enfonça davantage dans son fauteuil, croisant les jambes.
    - Il y a également un autre petit défaut dans ta stratégie. Tu sous-estimes trop ton adversaire. Dans mon cas, c'est toujours une erreur fatale.
   A la lueur du regard noir, Farenir comprit que le jeune homme disait vrai ; il aurait pu le tuer sans le moindre scrupule. Pourquoi ne l'avait-il pas fait, cela restait un mystère. La jeune fille revint encore une fois et son regard se posa aussitôt sur la case centrale. Elle eut un geste de sursaut en voyant trois pions gris foncé et pas un seul orangé. Lentement, son regard remonta, incrédule, et s'attacha à celui d'Azraël, qui sourit, un sourire de fauve.
    - Et maintenant, Farenir ? demanda-t-il.
    - Il est tard, répondit le sorcier. Nous avons passé tout l'après-midi sur cette partie. Petite elfe, veux-tu bien nous servir un repas ?
    - Il vous attend sous le dôme, répondit la jeune fille, la voix légèrement tremblante.
   Elle n'arrivait pas à réaliser que le sorcier ait pu perdre une partie de spirales, alors qu'il se vantait tellement d'être imbattable. Ni Azraël, ni Farenir n'avaient effectué le moindre mouvement. Ils restaient l'un en face de l'autre, les yeux rivés dans ceux de l'autre, semblables à deux bêtes fauves.
    - Et après le repas ? reprit doucement Azraël.
    - Nous reprendrons la belle demain matin. Vous serez mes invités pour cette nuit, répondit Farenir tout aussi doucement de sa voix de basse.
   Azraël se rejeta dans son fauteuil avec un éclat de rire.
    - Et quelle assurance avons-nous d'être encore vivants demain matin ? Ou plutôt, quelle assurance ai-je de pouvoir disputer la belle demain ?
   Farenir, furieux, allait répondre, mais la jeune fille fit un pas en avant.
    - Vous avez ma parole, seigneur Azraël, dit-elle de sa voix indifférente et précise. Je vois sur votre serre-tête que vous arborez le symbole des frères des elfes.
   Elle repoussa en arrière sa lourde chevelure flamboyante et Azraël s'aperçut que ses oreilles étaient en pointe.
    - Très bien, petite elfe.
   Il se leva souplement de son siège et s'inclina galamment.
    - Je te suis, petite elfe, dit-il d'un ton froid.
   Il se retourna, souleva Méline de terre et suivit la jeune fille qui remonta l'escalier, précédée par Farenir.
   Le repas se passa plutôt bien ; Farenir et Azraël étaient en face l'un de l'autre, à chaque bout d'une table interminable à l'origine, mais que le sorcier avait raccourcie d'un simple mot, Méline et la jeune elfe sur les côtés. Il n'y eut pas beaucoup de conversation, chacun restant sur ses gardes, Farenir redoutant une attaque d'Azraël et le jeune homme se méfiant du sorcier, car il se souvenait de la boule de feu qui avait failli atteindre la jeune elfe, alors que Farenir tenait visiblement beaucoup à elle. Méline était elle aussi sur les nerfs et le fait qu'elle soit fatiguée n'arrangeait rien. Quand, enfin, ce supplice prit fin, Farenir s'approcha d'Azraël en arborant un sourire d'excuse.
    - Si tu n'y vois pas d'inconvénient, je préférerais t'attacher pendant la nuit.
    - Montre-moi d'abord la pièce que tu comptes m'offrir pour dormir, répondit le jeune homme d'un ton qui fit comprendre au jeune sorcier qu'il ferait mieux de s'exécuter sans rechigner.
   Farenir fit un signe de la main à la jeune elfe qui s'empressa. Elle descendit l'escalier et, à un étage que Azraël aurait été incapable de localiser correctement, elle ouvrit une porte. Azraël passa juste la tête dans l'ouverture. Il s'agissait d'une grande salle vide de tout meuble, mais au sol recouvert d'un épais tapis, avec deux étroites fenêtres scellées.
    - Ce n'est guère confortable, sembla s'excuser Farenir, mais je ne peux pas me permettre de t'offrir une chambre de rêve, sachant par expérience que les serrures n'en sont que peu solides. Vendine restera près de toi.
    - Très bien, ça ira ; si ça peut t'amuser de m'attacher, fais-le, répondit négligemment Azraël.
   Farenir ne perdit pas de temps et l'attacha aussitôt, avec quelques noeuds bien compliqués sur lesquels il jeta un sort. Méline subit le même traitement et les deux jeunes gens furent enfermés dans la salle. La clef tourna dans la serrure et ils entendirent Farenir parler à la jeune fille.
    - Viens, petite elfe...

Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair

Silverhair