Farenir

   Quand il fut au pied de la bâtisse, Arkis venait de se lever ; Azraël mit les chevaux à l'abri de la froideur du vent du nord et chercha un moyen d'entrer. Il en fit le tour, l'observant avec soin. Pas une seule ouverture. Elle semblait avoir été taillée dans la masse. Il fronça les sourcils. Par tous les dieux, il devait bien avoir une entrée ! Il leva la tête et très haut, il aperçut une fenêtre. Un sourire de mauvais augure étira ses lèvres. Il fouilla dans son sac, qui était en fait un sac de contenance illimitée, et en sortit ce qu'il appelait ses griffes de chat. Il s'agissait de crampons qui rendaient toute escalade d'une facilité déconcertante. Azraël était cependant prudent. Farenir ne semblait pas aimer les visites et la fenêtre là-haut était bien trop visible... et tentante ! D'autres que lui avaient des griffes de chat : tous les voleurs et assassins, par exemple. La tour d'un sorcier était souvent une cible privilégiée pour les criminels.
   Il se mit debout sur le dos de Furnerius et examina la paroi avec attention, puis eut de nouveau son sourire ironique. Son oeil exercé avait remarqué une fine ligne, presque entièrement dissimulée par l'agencement des pierres réfléchissantes. Il jugea la hauteur. Trois mètres cinquante. Il sourit : personne, sauf lui, ne pouvait sauter cela. Il prit bien soin de ne pas laisser les chevaux sous la fenêtre, puis recula ; il n'avait pas droit à l'erreur. Il inspira profondément et chassa résolument le visage de Méline qui venait danser devant ses yeux. Il rentra en lui-même et endossa de nouveau sa personnalité d'assassin. Il oublia tout et son esprit se focalisa entièrement sur la tour. Il prit sa course et s'enleva de terre. Dès que ses mains touchèrent la paroi, ses réflexes jouèrent et il s'éleva à une vitesse fulgurante. Il sentit une flèche lui frôler la jambe, sans même le blesser, et il sourit de nouveau. Il restait le meilleur.
   Il s'aperçut avec étonnement que le seul enseignement où il avait vraiment montré tout ce qu'il savait faire était celui de la Guilde. Il était vrai qu'il y avait été poussé par la vengeance. Il s'était servi de la méfiance naturelle du milieu pour éliminer ceux qui avaient anéanti l'ordre de la guerre, tous des assassins plus expérimentés que lui, mais qui n'avaient pas comme lui cette haine qui lui brûlait le sang et plus tard, qui n'avaient pas eu Zarth comme maître d'armes. Il secoua intérieurement la tête, réprobateur, et son esprit redevint vide. L'instinct de l'assassin refit surface, commandant tous ses gestes.
   Il s'élevait rapidement vers la fenêtre. Il savait qu'il était déjà à une hauteur vertigineuse. Il s'arrêta à côté de la fenêtre et huma précautionneusement l'air. Apparemment, il n'y avait aucun piège, mais tous ses instincts lui criaient le contraire. Farenir était un homme de précaution. Azraël observa soigneusement le montant de la fenêtre. Prenant une navaja, il en promena la lame le long de la pierre. La réaction ne se fit pas attendre : une fléchette jaillit, alla heurter le montant d'en face et retomba sur l'appui. Azraël la prit en faisant attention à ne pas déclencher d'autres pièges. L'extrémité était légèrement poisseuse. Il sourit. Du poison ! Pauvre Farenir ! Il sous-estimait son adversaire ! Tranquillement, Azraël désamorça toutes les fléchettes de la fenêtre et les rangea dans son sac. Cela pouvait toujours servir. Il s'agissait maintenant d'entrer sans alerter Farenir. Il regretta les plans si précis que leur fournissait la Guilde. Il allait devoir agir à tâtons, ce qu'il détestait.
   Il resta accroché à la paroi d'une main et des pieds, jugeant cela plus prudent, glissa sa navaja dans un interstice de la fenêtre et fit doucement jouer le loquet, puis poussa le battant. Il retira brusquement la main et se plaqua contre la paroi : deux poings massifs venaient de repousser le battant, passant à travers la fragile vitre. Si Azraël avait été sur l'appui, il serait tombé et probablement mort. Il ne se donna même pas la peine d'imiter le cri de quelqu'un faisant une chute mortelle. Voir les poings lui avait suffi pour savoir quel était son adversaire : un golem de fer. Azraël soupira. Il jeta un coup d'oeil discret par la fenêtre. Apparemment personne ; cela cachait quelque chose, mais il n'avait plus de temps à perdre : le froid le gagnait.
   Il se coula comme un serpent à l'intérieur, tombant sur un genou, le cimeterre à la main, ayant pris la précaution d'enlever les griffes de chat qu'il portait à la main droite. Le golem de fer vint aussitôt vers lui et le jeune homme ne put retenir un frisson : il paraissait minuscule à côté de ce colosse de métal. Le golem ne se battait qu'avec ses poings et Azraël avait fort à faire pour les éviter ; ils auraient assommé un géant et le jeune homme ne se targuait pas d'avoir la même résistance.
   Soudain, le golem exhala une vapeur sans interrompre son attaque. Azraël huma tranquillement l'air : une vapeur toxique ! Il traça rapidement un signe en l'air, toussa une fois, poliment, et para l'attaque. Il n'était pas affecté par le poison volatile. Alors qu'il était presque contre la fenêtre, le golem se précipita vers lui, mains tendues en avant. Azraël se souvint d'un coup qui paraissait tellement enfantin que peu y pensait, persuadés que tous le connaissaient et que personne ne s'y laissait prendre : au dernier moment, il se baissa et, tirant parti de la vitesse du golem, il l'attrapa par la cheville et l'aida à se propulser. La créature de fer passa par la fenêtre en un plongeon fort élégant, tandis que Azraël glissait sur le sol, à moitié assommé : le pied du golem l'avait heurté, le projetant contre la paroi. Avec une grimace, il se releva, contusionné. Son serre-tête avait absorbé une partie du choc, mais il sentait néanmoins du sang couler dans ses cheveux.
   Il regarda par la fenêtre.
    - Eh bien ! Heureusement que je n'ai pas laissé les chevaux sous la fenêtre ! remarqua-t-il à mi-voix. J'espère que la peluche de fer ne va pas aller leur rendre visite.
   Il enleva ses griffes de chat et les remit dans son sac, se massant l'épaule avec un rictus douloureux. Il partit ensuite au pas de course dans les couloirs. Il s'arrêta soudain et se concentra. Ce n'était pas en courant comme un dément qu'il retrouverait Méline. Elle était en haut, il le sentait. Elle avait peur du vide. Il percevait toutes ses émotions avec un réalisme aigu. Il s'élança dans l'escalier qui tournait sans cesse. Il lui semblait qu'il ne prendrait jamais fin. Il gravissait toujours les marches, deux par deux, comme d'habitude, et il crut que sa poitrine allait exploser. C'était la première fois que cela lui arrivait. Il dut s'appuyer contre le mur, le souffle court, mais il ne tarda pas à reprendre son ascension à un rythme beaucoup plus calme.

   Enfin il déboucha dans une gigantesque salle ronde située sous un dôme. Les murs étaient entièrement constitués de vitres, composant une baie qui offrait une vue grandiose sur Ferkar et ses glaces. Le sol était de pierre blanche où se dessinaient en noir de curieux motifs géométriques. Au centre de la pièce, il y avait quelques marches qui descendaient dans une excavation à hauteur d'homme et au milieu de cette excavation trônait une colonne torsadée où s'enroulaient deux serpents rouge et or, de pierre, et qui supportait une magnifique boule d'un jaune riche translucide. L'excavation était assez large, comme une pièce à elle seule, la grande salle recouvrant entièrement le dernier étage de la tour.
   Le dôme était d'une couleur uniforme, blanche, mais en son centre pendait un oeuf gigantesque, semblant de cristal et palpitant d'une vie intérieure. Fasciné, Azraël eut du mal à en détacher son regard. Il secoua la tête et regarda autour de lui : tout était tourné vers la colonne centrale, vers laquelle il orienta ses pas.
   Il se pencha discrètement : dans cette petite retraite, assez sombre, il y avait un homme, grand et fort, paraissant jeune. Il distingua aussi une silhouette contre le mur gris. Son coeur se figea. Méline. Sur le sol rouge, devant la jeune fille, il y avait un anneau de cuivre ; Méline était retenue debout par les fers à ses poignets, sinon elle se serait effondrée sur le sol ; sa tête pendait en avant, les cheveux retombant jusqu'au sol, l'air pitoyable. Furieux, Azraël dégaina ses cimeterres et sauta souplement dans l'excavation.
   L'homme se retourna, surpris. Il semblait avoir une trentaine d'années au plus et avait dû être beau à une époque, mais son visage et ses mains étaient couturés de cicatrices et plus ou moins brûlés. Les fins cheveux d'un blond très clair rejetés en arrière couvraient à peine les plaques entières où la chevelure avait disparu. Un des yeux avait été horriblement brûlé, tandis que l'autre, d'un regard gris très doux, était à moitié fermé par une vilaine cicatrice. Il était enveloppé dans une grande robe d'un gris sombre ; si ses épaules semblaient larges, le reste du corps devait être presque décharné, et pourtant, il se dégageait une impression de force de cet homme.
    - Libère Méline immédiatement ! gronda Azraël.
   Il s'avança, menaçant. Il venait d'apercevoir les gros fers aux chevilles de Méline.
    - Je suis le sorcier Farenir, dit l'homme d'une voix basse. Comment as-tu fait pour entrer ici ?
    - La fenêtre, répondit succinctement Azraël.
    - Qu'as-tu fait de mon golem ?
    - Défenestré.
   Farenir hocha la tête. Azraël resta sur ses gardes. Il n'avait jamais vu quelqu'un rester aussi calme après de telles nouvelles.
    - Libère Méline ! reprit le jeune homme.
   Farenir porta à ses lèvres un petit objet de cristal qui lui pendait autour du cou. Méline, qui avait péniblement redressé la tête en entendant la voix d'Azraël, sembla galvanisée à cette vue et tout son corps se tendit, luttant contre l'emprise des fers.
    - Non, Farenir, je vous en prie ! Pas Egan ! Pas Egan...
   Sa voix s'éteignit en un sanglot. Farenir soufflait dans son objet. Azraël comprit très vite. Il dessina un signe mystérieux en l'air et, amusé, il regarda Farenir observer son objet, qu'il tournait entre ses doigts d'un air étonné.
    - C'est la première fois que la conque de brume n'a aucun effet, murmura le sorcier.
   Azraël avait remarqué la vapeur empoisonnée qu'avait projetée la coquille de cristal quand Farenir avait soufflé. Il sourit, puis émit une étrange note modulée. La conque frissonna et le fragile cristal se brisa. Farenir regarda Azraël avec un léger air perplexe.
   Le jeune homme profita de son indécision, bondit en avant et son cimeterre retomba sur les chaînes qui retenaient Méline au mur. Il abattit quatre fois son arme et retint la jeune fille qui se traîna lamentablement pour récupérer la bague de cuivre que Farenir avait laissée devant elle, hors de sa portée. Le sorcier ne bougeait pas et les regardait d'un air indifférent.
    - J'attends des explications ! fit Azraël de sa voix rauque.
    - Sur quoi ?
    - Pourquoi a-t-elle tant besoin de ces objets de cuivre ?
    - Oh ! Ils sont un peu spéciaux : la boucle d'oreille la maintient en vie, tandis que la bague lui donne force et résistance. Si elle enlève son étoile, elle mourra dans l'heure qui suit. Si elle ôta sa bague, elle s'affaiblira progressivement et au bout d'un mois, elle mourra.
    - Pourquoi est-elle aussi affaiblie ?
    - J'ai accéléré le processus, admit Farenir qui semblait vouloir se montrer coopératif.
   Il s'assit dans son fauteuil et croisa les jambes.
    - D'autres questions ?
    - Pourquoi a-t-elle besoin d'un bijou pour être en vie ?
   Le visage de Farenir s'assombrit et il baissa la tête, tandis que Azraël enlaçait Méline chancelante de son bras gauche. Le sorcier soupira.
    - Cartes sur tables, murmura-t-il. Très bien. Je connaissais la mère de Vendine. Elle m'appréciait et moi, j'étais fou amoureux d'elle. Je savais que je n'avais aucun espoir, mais... Je n'ai pas toujours eu cet aspect-là...
   Comme malgré lui, sa main se porta à ses brûlures.
    - Je vis Vendine et je reportai tout mon amour sur elle. Quand elle eut un âge convenable, je suppliai sa mère de me laisser l'épouser. Elle refusa, ne voulant pas forcer sa fille. Quelque temps plus tard, Vendine mourut. Celle que j'aimais était morte... Sa mère, folle de douleur, m'implora de faire quelque chose et elle me dota par avance de la jeunesse éternelle. Je fis des recherches considérables sur la résurrection et j'ai touché au but. Hélas ! Lorsque j'ai prononcé le sortilège pour Vendine, j'ai été distrait un instant et cela a échoué. Echoué ! Moi, le plus grand sorcier d'Yslaire, j'avais échoué alors que je consacrais ma vie à la résurrection depuis des années déjà ! Vendine était vivante, oui, si on peut appeler cela ainsi...
   La jeune fille détourna la tête et se dégagea des bras d'Azraël pour s'appuyer contre le mur.
    - Achevez, Farenir. Dites-lui ce que je suis réellement, qu'on en finisse, murmura-t-elle.
    - Vendine était devenu un zombie. J'avais transformé la femme que j'aimais en zombie. Sa mère ne m'en voulut pas ; c'était elle qui était responsable de ma distraction... Elle fit fabriquer ces bijoux magiques qui firent de Vendine une vraie femme et en dota également son autre fille qui, pourtant, n'avait pas ce problème. Voilà. J'ai tout dit.
   Azraël regardait Méline à genoux sur le sol, cachant entre ses mains son visage en larmes. Un zombie. Elle était une morte-vivante. Son côté aventurier se rebella : qu'importait ce qu'elle était, elle avait besoin de lui et il l'aimait !
   Il s'agenouilla à côté de la jeune fille et la prit dans ses bras.
    - Ne pleure pas, ma Méline, je t'en prie ! murmura-t-il d'une voix tendre qui le bouleversa lui-même.
   Elle voulut le repousser, mais elle était aveuglée par ses larmes. Il la serra plus fort contre lui.
    - Je t'aime, Méline, chuchota-t-il en lui disant ces mots pour la première fois.
    - Comment peux-tu m'aimer en sachant ce que je suis ? cria-t-elle.
    - Je t'ai jugée pour ce que tu étais. Le reste m'importe peu. Tu es vivante, par tous les dieux !
    - Vivante ! Parfois, je vois mes mains se putréfier et devenir des lambeaux de chair morte tenant plus ou moins bien aux os !
   Azraël lui releva gentiment le menton et l'embrassa. Elle se débattit.
    - Comment... tu embrasses une morte !
   Il la prit par les épaules et la tint face à lui.
    - Ce n'est pas vrai. Tes lèvres sont aussi douces et fraîches que celles d'une femme normale, dit-il en les effleurant des siennes. Sous mes doigts, c'est une peau douce et souple que je touche et même à travers mes gants, mes mains sentent ta chaleur, continua-t-il en lui caressant la joue. Tu es vivante, te dis-je ! Rappelle-toi comment tu es restée à mes côtés quand j'étais aussi bien victime de l'opinion des autres que de la mienne propre. Je ne voulais pas de toi parce que je me faisais peur. Vas-tu reculer devant ta propre vision de toi-même ?
    - J'ai trompé les autres.
    - Non. En quoi les as-tu trompés ? Etre ce que tu es change-t-il tes capacités intellectuelles ou tes valeurs morales ? Par tous les dieux, Méline ! Oublie cela ! Est-ce donc la seule chose qui te fasse peur ?
   Elle leva vers lui un visage baigné de larmes, mais qui paraissait rasséréné.
    - C'est vrai que tu m'aimes encore ?
    - Oui, c'est vrai.
    - Tu resteras toujours avec moi ?
    - Oui, bien sûr.
    - Alors je veux bien affronter les haines des autres, dit-elle en posant avec confiance sa tête sur son épaule. Si tu es toujours là, je veux bien tout.
   Azraël se releva, la tenant dans ses bras. Farenir était toujours assis sur son fauteuil, immobile, mais Azraël discerna une lueur désespérée dans son oeil gauche. Il se rappela que le sorcier aimait Méline.
    - Pourquoi Méline a-t-elle peur de toi ?
    - Que de "pourquoi" dans ta tête ! murmura le sorcier.
   Il se leva et lui tourna le dos ; Azraël crut voir ses épaules trembler.
    - Que pourrait-elle ressentir pour l'homme qui, même s'il l'aime, l'a transformée en zombie ? dit-il lentement.
    - Il n'y a pas que cela !
    - Méline a été mon élève en magie. J'essayais d'être gentil, mais je ne suis malheureusement pas d'un naturel patient. J'ai usé de violences.
   Sa main eut un vague geste en direction d'un mur où pendait un long fouet. Azraël comprit. Farenir se retourna et planta son regard gris dans celui du jeune homme.
    - Sa jeune soeur était ici également...
   Azraël connaissait suffisamment Méline pour savoir qu'elle avait craint pour sa soeur. Ce devait être Mishalia, dont Florian avait parlé.
    - Que comptes-tu faire de nous ?
    - Vendine reste avec moi. Quant à toi, je ne sais pas...
    - Là où est Méline, je suis.
    - Alors ce sera la mort.
    - Bof. Tu as déjà déclenché les hostilités tout à l'heure et ça ne t'a pas réussi.
    - Tu me menaçais de ton cimeterre, objecta Farenir.
    - Ah ! Pardon, mais c'est toi qui as attaqué le premier, le contredit Azraël.
    - Comment ? Alors que tu as défenestré mon golem ? J'ai passé un an à en fignoler tous les détails !
    - Si tu mettais des portes en bas de ta tour, je frapperais bien..., fit Azraël en haussant les épaules.
   Farenir eut un léger sourire.
    - Que penserais-tu d'un petit jeu pour nous départager ?
   Azraël flaira le piège, mais il ne pouvait décemment pas refuser l'offre.
    - Si tu veux, répondit-il d'un ton léger.
   Farenir eut un sourire ravi et l'invita à le suivre. Ils sortirent de l'excavation, Azraël soutenant Méline encore bien faible ; le sorcier se dirigea vers l'escalier en colimaçon qui tourna une fois avant de donner sur un autre étage de la tour. Azraël haussa les sourcils, un peu surpris : il n'avait pas remarqué cette entrée lorsqu'il avait grimpé l'escalier et il soupçonna un sort d'être responsable de cet état des choses. Au beau milieu de la pièce, il y avait deux fauteuils devant une petite table basse. Méline eut un geste de recul en voyant cet arrangement et elle retint Azraël.
    - Refuse ! dit-elle tout bas d'une voix pressante. Tu as encore le droit de refuser. Je me souviens maintenant... Il est invincible à ce jeu-là...
   Farenir s'était retourné et regardait Azraël ; le jeune homme soutint un moment le regard gris du sorcier et eut un sourire torve.
    - Invincible, hein ? murmura-t-il et ses yeux brillaient d'une lueur de défi.
   Il souleva Méline dans ses bras et la déposa dans un fauteuil à côté de la table basse. Farenir se coula souplement dans l'un des fauteuils en velours bleu en face de la table et fit un signe d'invite à Azraël. Le jeune homme ne se fit pas prier et s'assit tranquillement. La table devant lui était en cristal et supportait un plateau rond constitué de deux spirales enroulées l'une autour de l'autre. Il s'agissait de deux spirales en cristal, l'une était bleue et jaune et l'autre noire et rouge. Chaque spirale était divisée en petites cases aux couleurs alternées et certaines cases portaient une rune. Au centre, il y avait un rond vert surmonté d'un soleil étincelant. Devant lui, dans une rainure, Azraël remarqua trois pions gris foncé qui ressemblaient à des trièdres, ainsi qu'un dé à quatre faces. Farenir montra le jeu d'un grand geste.
    - Voici le jeu des spirales ; il y a deux chemins, celui de la vie et celui de la mort. Sur celui de la vie, le bleu représente le ciel et le jaune le soleil ; quant à mes pions, - il exhiba des pions plats à l'étrange forme torturée de couleur orangée - leur couleur signifie le feu. Sur le chemin de la mort, le noir est symbole de la mort, le rouge du sang et le gris foncé de tes pions représente les ténèbres. Tu remarqueras que le chemin de la mort part du sang pour arriver à la mort, alors que le chemin de la vie part du ciel pour arriver au soleil. Le vert central représente quant à lui l'espoir d'arriver au but. Le but de ce jeu, que j'ai moi-même créé, est de mettre ses trois pions au centre ou de perdre les trois pions adverses, dans ce cas la victoire étant acquise faute d'adversaire. Chaque spirale est constituée de soixante cases. Tu remarqueras que certaines cases sont marquées de runes. Ce sont des cases spéciales. Il y en a sept différentes : la première catégorie, la plus nombreuse, porte la marque d'une épée ; c'est une case d'épreuve, sachant, bien sûr que les épreuves du chemin de la mort sont plus difficiles et plus sauvages que celles du chemin de la vie. La deuxième est marquée par le pion correspondant au chemin choisi ; elle permet de gagner un deuxième pion. La troisième est symbolisée par la rune de l'interdit - Farenir désigna une case marquée d'un symbole ressemblant assez à un tourbillon noir et blanc - , ce qui est normal puisqu'il s'agit de cases interdites. Quand on est sur une de ces cases, le prisonnier pose une question à l'autre ; si l'autre ne sait pas répondre, le prisonnier a le droit de sortir au même tour ; mais si l'autre sait répondre, le prisonnier donne son tour, repose une question la fois suivante et, ce jusqu'à quatre fois si l'adversaire sait répondre. A la quatrième fois, il perd son pion qui va dans ce que j'appelle l'enfer. La quatrième case spéciale est marquée d'une spirale. Elle symbolise le changement de spirale, c'est-à-dire que celui qui a déclenché cette case passe automatiquement sur la case équivalente dans l'autre spirale. Si tu es sur le chemin de la mort et que tu actionnes un changement de spirale, tu vas passer sur la spirale de la vie, à la même case. Exceptionnellement, la case sur laquelle tu arrives ne se déclenche pas de nouveau. Eventuellement, tu peux déplacer le pion de l'adversaire, si tu estimes que tu es sur une spirale qui te plaît. La case suivante, la cinquième, est le déplacement de l'adversaire, désignée par des ailes. Si le pion choisi de l'adversaire est dans les trente premières cases, son pion est déplacé sur la deuxième, qui n'est pas piégée, et s'il est dans les trente dernières, il est posé sur la trente-deuxième case. La sixième case, continua Farenir en se penchant légèrement en avant, une lueur étrange dans les yeux, est désignée par un cheval et concerne l'avance rapide, c'est-à-dire le droit de rejouer. Enfin, la septième, symbolisée par ces lourdes portes noires entrouvertes sur un brasier, marque l'enfer. C'est la seule case te permettant de retirer un de tes pions de l'enfer. Mais il faut savoir que la case centrale est équivalente à certaines de ces cases spéciales : quand tu poses un de tes pions au centre, tu as le droit de prendre un deuxième pion, de sortir un pion de l'enfer, de déplacer l'adversaire ou de le changer de spirale.
   Farenir se renfonça dans son fauteuil et joignit ses longs doigts maigres.
    - Il y a bien sûr quelques petites autres règles annexes, commenta-t-il calmement. Le jeu se joue avec un dé à quatre faces. Aucun des dés n'est truqué, je m'en porte garant. Tous les quatre coups, le joueur a le droit de choisir lui-même le nombre de cases dont il va avancer, ce nombre variant entre le chiffre indiqué par le dé lors du dernier coup et six, à la seule condition d'avoir un pion déjà sorti. Lorsqu'on arrive sur une case spéciale, on exécute immédiatement ce qu'il y a sur la case et, si l'on gagne, on repart sans attendre. Parfois, un joueur peut atteindre le centre avant même que son adversaire ait pu lancer le dé une seule fois. Il est interdit d'avoir deux pions sur une même case ou de doubler un autre pion. Sachant que, si ce cas se produit, par exemple lors d'un déplacement d'un pion par l'adversaire, le pion qui se trouvait précédemment sur la case est mis hors du jeu et recommence à zéro. Enfin, autre petite règle annexe, si deux pions sont à la même hauteur, sur des spirales différentes, celui qui a la main a le droit de monter ou de descendre d'une spirale en poussant l'autre sur la spirale qu'il vient de quitter. Pour prendre un exemple, un de tes pions est sur la case 27 rouge et le mien est en 16 jaune ; je te pousse et je passe en 27 rouge et toi, tu arrives en 37 bleu. Est-ce clair ? Evidemment, pour moi, cette manoeuvre a un intérêt, puisque la case 27 me permet de sortir un autre pion. Justement, pour sortir un pion. Pour sortir le premier, il suffit d'avoir un quatre. Tu mets alors le pion sur la case zéro, qui n'existe pas, mais qui signifie que tu as le droit de jouer à tout moment avec ce pion. Cette case zéro est représentée sur le plateau par le cristal incolore. Pour les suivants, tu peux les sortir lorsque tu tombes sur une case " deuxième pion ", le pion allant alors sur la case zéro, ou quand tu arrives à la case centrale. Sinon, bien sûr, le quatre te permet toujours d'en sortir, sachant qu'un seul a le droit d'attendre son entrée par spirale. Enfin, on ne pose son pion sur la case centrale que si l'on a le chiffre exact ; sinon, on attend et on passe son tour, ou on joue avec un autre de ses pions. Pas question de faire des allers et retours. Eh bien, je crois que c'est tout. As-tu des remarques à faire ?
    - Je crois savoir pourquoi tu es toujours invaincu, répondit nonchalamment Azraël. Personne n'a eu le temps d'assimiler tes règles. Et pour les épreuves ?
   Farenir eut un sourire rusé et tapota sur une boîte placée sur le côté gauche de la table.
    - Il te suffit de mettre ta main dedans pour avoir l'impression de passer l'épreuve. Tout est dirigé par magie, bien sûr. A toi l'honneur de commencer, si tout est clair.
    - Tout est clair, répondit Azraël et une lueur sauvage s'alluma dans ses yeux.
   Méline lui prit le bras.
    - Je t'en prie, renonce ! chuchota-t-elle.
   Azraël tendit la main et prit le dé à quatre faces qui se trouvait dans la rainure devant lui. Il le fit rouler sur le tapis à droite du plateau.
    - Quatre, fit-il, un sourire moqueur aux lèvres.

Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair

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