L'enlèvement à Slar

   Azraël regagnait Slar comme il le pouvait. Il courait en tigre tant que sa blessure le lui permettait, puis il reprenait forme humaine. Anthrax avait d'abord envoyé une panthère pour l'escorter, mais Azraël l'avait renvoyée. Il songea à la façon dont il était devenu seigneur des panthères.
   A l'origine, Caliga lui avait imposé comme épreuve de rester un mois seul dans le domaine des panthères. C'était une épreuve commune pour les lycanthropes tigres. Le deuxième jour, Azraël se trouva face à face avec Anthrax. Avec cette panthère, il n'était pas question d'utiliser l'habituelle communication entre les tigres-garous et les félins. De plus, à cette époque, Caliga avait déjà enlevé à Azraël son pouvoir des assassins. Pour cette épreuve, le jeune homme n'avait pas eu droit à son cimeterre et il l'avait regretté, car c'était une arme de bonne qualité, choisie dans l'arsenal de la Guilde, bien que moins bonne que le cimeterre pris à Yzul Lébur. Il n'avait pour toutes armes que deux navajas.
   Le combat s'était engagé férocement, sans rapport avec la lutte amicale dont il avait gratifié l'équipe à la recherche de la couronne ardente. Anthrax le plaqua au sol, griffes sorties. Il répondit en lui labourant les flancs de sa navaja. Tous deux se dégagèrent et s'observèrent mutuellement, prêt à profiter de la moindre faiblesse de l'autre. Azraël avait une navaja dans chaque main et il se tenait prêt à bondir, ramassé sur lui-même comme un fauve. Les deux antagonistes se jetèrent de nouveau l'un sur l'autre et les griffes d'Anthrax déchirèrent les épaules d'Azraël. Celui-ci referma ses bras en une pince vicieuse, ses navajas se plantant de chaque côté du corps noir. Anthrax poussa un feulement de douleur et referma ses dent sur la gorge d'Azraël. Dans un gémissement de souffrance, le jeune homme relâcha sa prise et glissa une navaja dans la gueule de la panthère, la forçant à desserrer les mâchoires. De nouveau, chacun recula, jaugeant son adversaire. Azraël tentait de reprendre son souffle, la gorge déchiquetée et les épaules labourées, alors que Anthrax, guère en meilleur état, léchait ses blessures sans le quitter des yeux, essayant d'endiguer le flot de sang qui jaillissait de ses côtés. Mais quand ils reprirent le corps à corps, ils étaient tous les deux aussi acharnés et ils firent fi de leurs blessures pour se jeter avec hargne dans le combat. L'affrontement fut titanesque ; sans s'accorder plus de quelques instants de temps à autre pour prendre du recul et jauger l'autre, ils luttaient l'un contre l'autre, cherchant par tous les moyens à se détruire.
   Au cours de l'affrontement, Azraël se retrouva désarmé ; il eut un instant de battement et se souvint alors du regard que Caliga lui avait lancé juste avant son départ. Caliga avait eu son sourire complice, l'air de dire qu'il savait que Azraël était imbattable ; cette pensée lui fit regagner quelque énergie. Le corps à corps reprit avec rage et Azraël réussit à encercler le cou puissant d'Anthrax de ses longs doigts nerveux, oubliant les griffes qui lui déchiraient la poitrine. Il resserra son étreinte, renversant la panthère au sol et la maintenant à terre de son genou. Haletant, le souffle court, le sang dégouttant de sa gorge déchiquetée, il referma ses doigts. Il savait que son emprise était mortelle ; lentement, mais sûrement, le souffle de la panthère se fit plus faible. Au dernier moment, Azraël fut frappé par le regard vert qui se voilait lentement. Incapable de poursuivre, malgré toute l'énergie qu'il avait mise dans ce combat, il rouvrit ses doigts et massa doucement la gorge de la panthère. Il se redressa, couvert de sang, tenant à peine debout, fit deux pas pour s'écarter d'Anthrax qui tentait de se relever, et s'effondra. A côté de lui, la panthère était dans un aussi piètre état.
   Incapables de bouger, ils n'auraient su dire combien de temps ils restèrent là, à demi inconscients, la vie fuyant leur corps par leurs multiples blessures. Et puis, Azraël se souvint de ce qu'il était et un regain de fierté le secoua tout entier. Bandant toute sa volonté, il se traîna par terre, dents serrées pour ne pas hurler de douleur, et atteignit la rivière près de laquelle il avait établi son campement. Dans un dernier sursaut, il se laissa tomber dans la rivière, peu profonde en cet endroit. Allongé sur le dos, il sentait l'eau couler sur ses membres endoloris ; une torpeur l'envahit et il ferma les yeux. Alors qu'il allait s'endormir, il se souvint d'Anthrax. S'il le laissait là où il était, il allait mourir aussi. Avec effort, il sortit du lit de la rivière et parvint à se remettre debout. Il ne sut jamais comment il fit pour aller chercher Anthrax et le traîner jusqu'à la rivière, alors qu'il chancelait et qu'il avait du mal à garder son propre équilibre. Mais enfin, les deux antagonistes se retrouvèrent dans la rivière, savourant la fraîcheur de l'eau sur leurs plaies. Le temps passa sans qu'ils en aient conscience.
   Azraël trouva quand même le courage de sortir de l'eau et tira Anthrax sur la rive ; ils restèrent allongés sous le soleil, se faisant sécher en douceur. Mais avec les vêtements et la fourrure, le sang sécha aussi et les douleurs se rappelèrent à leur bon souvenir. Azraël souffrait de rester allongé, ses blessures aux épaules le brûlant continuellement, et Anthrax ne pouvait s'allonger sur aucun côté. Alors que tout semblait désespéré, Azraël considéra la situation et éclata de rire. Roulant sur lui-même, il atteignit Anthrax et lui prit la tête à pleines mains.
    - Mais ris donc ! lança-t-il de sa voix si rauque qu'il ne la reconnaissait plus. On va mourir ensemble et on ne sait même pas pourquoi !
   Anthrax et Azraël étaient trop résistants pour que la mort puisse les emporter ainsi. Azraël eut la force de regagner son campement, où il avait fait provision de nourriture et il put manger, sans oublier bien sûr son nouveau compagnon. Retrouvant alors quelques forces, il se mit debout et commença à vivre un peu plus normalement. Anthrax, assis sur son derrière, le regardait avec placidité.
   Les panthères vinrent toutes prêter hommage à Azraël, reconnaissant leur seigneur. Anthrax s'arracha alors une de ses griffes que Azraël dissimula sous ses vêtements. Durant le reste de son épreuve, il s'efforça de guérir, tout en faisant connaissance avec son peuple à quatre pattes.
   A son retour, Caliga examina avec un sourire narquois les plaies à peine cicatrisées et les guérit par magie. Il avait compris ce qu'il s'était passé. Azraël avait trouvé en lui plus un complice et un mentor qu'un maître capricieux et autoritaire, car Caliga savait tout ce qu'était son élève et choisissait ses épreuves en fonction de cela. Cela se reproduisit un peu plus tard, après trois mois d'entraînement. Comme nouvelle épreuve, Caliga lui imposa d'anéantir une troupe entière d'orques qui ravageait une contrée voisine. Il omit juste de préciser, sciemment ou non, qu'il s'agissait d'un territoire elfique. Azraël était donc parti, ses deux cimeterres à la ceinture et la navaja au creux des reins.

   La formation de la Guilde s'étendait sur trois ans. La première année consistait à apprendre les rouages du métier ; la deuxième année était un véritable apprentissage de guerrier et là résidait la grande différence avec les autres guildes. Quant à la troisième année, elle se passait chez les drows. Là se passait le tri final. Il y avait les bons guerriers que l'on entraînait encore plus et il y avait les assassins spécialistes en poisons et traîtrises, qui trouvaient d'excellents maîtres chez les drows. Azraël avait fait partie de la première catégorie, mais Rakis et Yel lui avait beaucoup appris de la deuxième catégorie, tandis que Shilka lui avait enseigné quelques sorts utiles.
   En cette deuxième année de formation donc, il était parti sur les traces des orques. Une patrouille elfe le vit se ruer à l'attaque, seul contre vingt. Les orques ne firent pas le poids contre la furie destructrice qui animait Azraël. Ses deux cimeterres tournoyaient sans interruption et fauchaient des vies comme d'autres fauchaient les blés. Les elfes étaient si surpris qu'ils en restaient immobiles. Après avoir poursuivi les orques qui s'étaient enfuis, Azraël se retourna lentement, rengainant un de ses cimeterres dans le même mouvement. Il ne portait pas encore la tenue de la Guilde et rien n'indiquait quel était son état. Il salua aimablement les elfes, mais garda un cimeterre à la main. Son regard transperçait les feuillages, recherchant une des proies qu'il savait lui avoir échappé.
   Un elfe, le chef probablement, s'avança vers lui, tandis que les autres baissaient leur arc. Le dialogue s'engagea, poli. L'elfe était impressionné par la performance d'Azraël, surtout que le jeune homme n'était quasiment pas blessé. Soudain, sans prévenir, Azraël lâcha son cimeterre, plaqua vigoureusement l'elfe à terre de la main droite, tandis que la gauche allait chercher la navaja au creux des reins, la lançant dans la poitrine de l'orque qui venait d'apparaître. Si vite qu'ait agi Azraël, il avait perdu du temps à protéger l'elfe et reçut de plein fouet la flèche destinée à l'elfe. Il chancela et s'effondra. Les elfes se précipitèrent. La flèche passait juste à côté du coeur. Ils s'activèrent pour le ramener à leur camp, où ils le soignèrent avec dévouement. Pour lui prouver sa reconnaissance, l'elfe qu'il avait sauvé voulut absolument le nommer frère des elfes. Azraël refusa tout d'abord mais l'elfe lui prit son serre-tête et sous le besant, il fit ajouter le rinceau niellé. Cet elfe s'appelait Crotale de Souffle-Vent. Lorsque Azraël revint, Caliga remarqua aussitôt ce nouveau symbole, sourit à son élève et ne dit rien.

   Au fur et à mesure qu'il s'approchait de Slar, Azraël sentait quelque chose d'inhabituel. Sur les côtés, il vit des morceaux d'armures ou des armes brisées. Puis vinrent les cadavres. Son odorat lui signala ce que ses yeux confirmèrent quelques instants plus tard : au loin montait une mince colonne de fumée. Slar brûlait.
   Il se transforma en tigre et s'élança à longues foulées. Oubliée, la douleur qui lui vrillait l'épaule ! En arrivant sur les lieux, il fut effaré de l'ampleur du désastre, mais il ne perdit pas de temps dans la ville. Un nom résonnait dans son esprit : Méline ! Il gravit les marches du palais sans ralentir, ignorant la panique qu'il semait, car il n'avait toujours repris forme humaine. La cour flamboyante n'avait pas non plus été épargnée. Des serviteurs gisaient morts en plein milieu du couloir et le sol était souillé de sang. Il aperçut Dizarn des Rocs, épée en main, couvert de sang, qui parcourait le palais en quête d'ennemis encore dissimulés. L'inquiétude lui étreignit le coeur. Il grimpa au premier étage avec une célérité encore accrue.
   Là, il vit Julianne agenouillé sur le marbre, à côté d'un grand corps. La jeune fille était elle aussi couverte de sang, comme tous les autres, et elle était blessée au visage. Près d'elle, c'était Santig-du, à moitié mort. Pour laisser des guerriers blancs de Chyraz en cet état, il aurait fallu un cataclysme. Azraël redevint humain et Julianne leva la tête.
    - Méline ?
   Elle secoua la tête.
    - Que s'est-il passé ?
    - Ordreth et ses troupes. Puis un sorcier. C'est lui qui l'a enlevée.
    - Mais qu'avez-vous fait ? hurla Azraël, hors de lui, torturé de chagrin.
   Santig-du ouvrit les yeux et se redressa péniblement sur les coudes.
    - Deux guerriers blancs de Chyraz sont morts, brisés, réduits en pitoyables morceaux, dit-il lentement. Les autres sont dans le même état que moi.
    - Où est Zarth ?
   Julianne haussa les épaules, dans l'ignorance.
   A ce moment, Rapace entra, portant Zarth dans ses bras. La chevelure du drow était devenue rouge de sang et il semblait ne plus y avoir le moindre souffle de vie dans ce corps gracile.
    - Pardonnez-moi, amis, murmura Azraël, la voix rauque. J'aurais dû être là...
    - Nous avons suffisamment de morts à déplorer, répondit abruptement Rapace. Il faut que tu ailles chercher Méline.
    - Qui d'autre ? demanda simplement Azraël.
    - Cystis a déjà un pied dans la tombe, fit Rapace en détournant la tête. Estar est mort et Urian n'a pas été loin de l'imiter. Aynaud est tombé aussi, en essayant de défendre Méline.
   Azraël réfléchit un instant.
    - Envoyez les plus valides à la recherche de Florian. Il pourra guérir beaucoup de monde. Pour ma part, je pars à la recherche de Méline. Au fait, Santig-du : et Ozanam ?
    - Il a joué aux invisibles
   Le jeune homme hocha la tête.
   Il sortit et buta dans un corps frêle, caché par un rideau. Il se pencha et se figea devant le regard d'or liquide qui semblait encore le fixer. Magira. Elle portait une plaie béante à la gorge, mais qui avait peu saigné. La main d'Azraël rencontra un corps dur quand il souleva la magicienne morte dans ses bras. Il sut aussitôt ce que c'était. Une navaja. Il déposa le corps à côté de Zarth.
    - Une autre perte pour nous, dit-il.
   Il paraissait près d'éclater en sanglots, avec un air d'enfant perdu. Magira avait été pour lui la mère qu'il n'avait jamais eue. Il repartit, serrant convulsivement dans son poing une navaja au manche d'argent où étaient entrelacées deux initiales : AE. La marque maudite d'Ankrist signait un crime que, pour une fois, il n'avait pas commis. Azraël se jura de venger la magicienne elfe, ainsi que Estar et tous les autres.
   En sortant du palais, il se trouva face à Ranival.
    - Où est Méline ? demanda aussitôt le guerrier blanc de Sorcerak.
    - Enlevée, répondit sombrement Azraël.
    - Où étais-tu ? cria Ranival, furieux.
   Azraël avait retrouvé tout son calme, animé d'une rage froide. Il plongea son regard dur dans les yeux d'or liquide.
    - Et toi ? rétorqua-t-il. Où étais-tu quand Méline avait besoin de toi ?
   Les épaules de Ranival s'affaissèrent légèrement.
    - Et je ne peux même pas partir à sa recherche ! s'exclama-t-il soudain, rageur. Sorcerak nous a convoqués et je me dois de répondre à l'appel.
    - Sorcerak a été enlevé par Erza, remarqua Azraël, prenant soudain conscience de la fatigue qui s'abattait sur lui.
    - Le conseil se réunit pour trouver le moyen de le retrouver, expliqua Ranival.
   Il y eut un silence.
    - Qui l'a enlevée ? reprit-il.
   Azraël eut un geste d'ignorance.
    - Un sorcier, dit-il.
    - Farenir, gronda sourdement Ranival.
   Azraël releva la tête, surpris.
    - Méline s'est enfuie l'année dernière ; Farenir la gardait prisonnière.
   Soudain, dans la tête d'Azraël résonna une phrase de Méline à propos de Mishalia :
    - Libre ! Elle est toujours libre !
    - Où vit Farenir ? demanda-t-il.
    - Dans une tour, au nord, là où règnent les glaces et les brumes.
    - J'irai.
    - Il n'a sans doute pas plus d'un jour ou deux d'avance.
    - J'irai, répéta Azraël fermement.
   Ranival et lui se saluèrent à la façon des aventuriers et le guerrier blanc de Sorcerak reprit sa route. Azraël alla chercher Furnerius et Solitudines, bondit en selle et s'éloigna au galop.

   Il ne perdit pas de temps en route. Dès que l'une de ses montures commençait à montrer des signes de fatigue, sans même ralentir l'allure, il passait sur le dos de l'autre. Furnerius détestait le voir monter Solitudines. De temps en temps, quand même, il passait au pas, car il savait bien que les chevaux ne galoperaient pas éternellement. Ils iraient jusqu'au bout de leurs forces pour lui, même en lui cachant qu'ils n'en pouvaient plus.
   Les rares rencontres furent très brèves. Les bandits qui tentèrent de l'attaquer firent connaissance avec son cimeterre et se retirèrent prudemment, laissant des leurs derrière eux ; Azraël se montra cruel, car, alors que d'ordinaire, il prenait soin d'achever toutes ses victimes au lieu de les laisser souffrir inutilement, cette fois-ci, il les négligea complètement, trop pressé pour leur accorder la minute qui aurait mis fin à leur lente agonie.
   Pour gagner le pays de Farenir, il devait aller au-delà de Gazanhe. En temps normal, il aurait évité le royaume barbare, alors qu'il s'y engagea sans hésiter, la tête haute, le soleil jouant sur son serre-tête. Tous le reconnurent, mais il ne reçut pas le même accueil que lorsque Jhaveri l'avait retrouvé. Seuls ses partisans lui firent le salut de Gazanhe à son prince. Azraël avait eu raison : avec le temps, Gazanhe s'était souvenu de l'identité de son prince et l'hostilité refaisait surface.
   Soudain, une troupe d'hommes armés surgit, se porta à ses côtés ; Azraël, qui chevauchait la main sur son cimeterre, avait déjà dégainé quand il reconnut les nouveaux venus : Jhaveri et ses fidèles. Parmi eux, il aperçut Zaldias Dancel qui inclina la tête avec un sourire de connivence.
   A l'étape du soir, qui ne durait jamais plus de quatre heures, Azraël dessella ses deux montures et se laissa tomber à terre au pied d'un arbre, la tête entre les mains et les coudes sur les genoux ; il se moquait de ce que pouvaient penser les autres. Les barbares ne perdirent pas de temps non plus : s'armant d'une fiole, ils frottèrent le corps de Furnerius et de Solitudines du liquide qu'elle contenait, insistant particulièrement sur les jambes.
   Azraël ouvrit un oeil et releva la tête. Zaldias vint s'asseoir à côté de lui, en tailleur, et son visage buriné lui donnait un air de vieux sage.
    - Repose-toi, prince barbare, et aie confiance en tes amis.
   Azraël ne trouva même pas la force de ricaner. Ses nerfs commençaient à lâcher. Sa blessure à l'épaule le faisait souffrir et la fatigue s'abattait sur lui. Il voulut se secouer et regarda Jhaveri s'occuper personnellement de Furnerius. Il remarqua que le jeune homme avait ôté son serre-tête et il sut ce que cela voulait dire : pour Jhaveri, il ne pouvait y avoir qu'un seul prince de Gazanhe et c'était lui, Azraël l'Invincible. Il ferma les yeux et s'accorda un sommeil réparateur.
   Mais quatre heures plus tard, des cauchemars l'assaillirent et il se réveilla en sursaut. Son regard rencontra aussitôt celui de Zaldias, ce regard à la curieuse teinte presque rousse, l'iris cerclé de noir. Les barbares étaient réunis autour d'un feu, tous assis en cercle, sauf Jhaveri qui se tenait debout, les bras croisés. Azraël se redressa et alla voir ses montures. Il constata avec soulagement que leurs jambes n'étaient pas gonflées. Au contraire, ils semblaient fringants comme des jeunes poulains et impatients de repartir. Azraël souleva la selle de Solitudines et tous ses muscles protestèrent. Il avait l'impression d'être en pièces détachées, ce qui ne lui était jamais arrivé avant.
    - Je commence à me faire vieux, se dit-il avec une grimace de dépit.
   Il savait qu'en fait, il avait bien trop forcé dernièrement : les légions de feu, le domaine des panthères et maintenant, l'enlèvement de Méline. Mais il savait aussi qu'il redoutait le jour où il ne pourrait plus se battre, ni galoper par monts et par vaux ; quand ce moment serait arrivé, que ferait-il ?
   Une mince silhouette vint vers lui et lui tendit un bol fumant.
    - Buvez cela, mon prince, fit une voix fraîche et jeune. Cela vous redonnera des forces.
   Comme un enfant, Azraël obéit. Il crut voir la terre tourner autour de lui et, en un éclair, il se rappela qu'il n'avait pas mangé depuis un bon moment déjà. Cela lui était sorti de la tête. Le liquide chaud se répandit dans son corps et il retrouva soudain toute sa lucidité.
   A côté de lui se tenait une petite jeune fille à l'abondante chevelure blonde cascadant dans son dos. Le regard surtout le frappa : il avait la couleur de l'aigue-marine la plus pure et la plus précieuse, le même regard que Jhaveri. Dès qu'il eut fait le rapport, le prénom de la jeune fille s'imposa à son esprit.
    - Sesilina, murmura-t-il en accentuant la deuxième syllabe, comme il se devait.
   Elle fit un pas en arrière avec déférence.
    - Mon prince, dit-elle respectueusement.
   Un léger sourire erra sur les lèvres d'Azraël ; Sesilina était une jeune fille qui n'avait pas froid aux yeux et, soeur bien-aimée de Jhaveri, elle participait souvent aux mêmes expéditions que son frère. Azraël l'avait même nommée lieutenant dans son armée. Elle était une de ses plus fidèles partisans.
    - Nous repartons, dit-il.
   Sesilina avait raison : la boisson s'était révélée revigorante.
   Jhaveri amenait un cheval mince et nerveux pour son prince. Azraël ne posa pas de questions ; mieux valait ménager ses montures. Ils repartirent donc dans la nuit, les barbares encadrant toujours leur prince. L'expédition avança à la lueur des torches et plus d'un habitant sortit de chez lui pour voir ces cavaliers fantomatiques traverser la ville au galop ; la lumière des torches brandies ajoutait encore au fantastique de ces scènes, semant la terreur dans ces esprits superstitieux.
   Au matin, Azraël remarqua que dans les villes où ils passaient, les habitants leur faisaient toujours le salut. Il regarda où était Jhaveri : il était plus loin dans la colonne. Pas de doute, c'était bien lui, Azraël, que l'on saluait. Il retint un mouvement de colère ; il savait bien que c'était par peur qu'ils le faisaient. Les princes barbares n'avaient jamais été réputés pour leur clémence et voir l'ancien prince à la tête d'un détachement emplissait les habitants d'une crainte superstitieuse. Azraël baissa la tête et accéléra l'allure. Il se força à oublier tout cela pour se concentrer sur son but : sauver Méline. Son escorte était plutôt silencieuse ; seuls Sesilina et Zaldias lui parlaient quelquefois.
   Après plusieurs jours de chevauchée dans les mêmes conditions, ils parvinrent à la lisière de la forêt qu'ils traversaient et il s'arrêtèrent, regardant la rivière couler à leurs pieds. Azraël savait que ce cours d'eau marquait la fin du territoire de Gazanhe. Il descendit de cheval, imité par Jhaveri qui lui tendit les rênes de Furnerius. Azraël ne les prit même pas ; il força le jeune barbare à s'agenouiller devant lui et lui mit sur le front le serre-tête qu'il venait de lui dérober. Les autres comprirent cette sorte de rituel : Azraël nommait réellement Jhaveri son successeur et le couronnait lui-même prince. Le jeune aventurier se retourna ; Zaldias se tenait près de Sesilina, les rênes de Furnerius en main. Azraël s'approcha de son cheval. Sesilina s'avança et l'embrassa sur la joue.
    - Bonne route, mon prince, murmura-t-elle.
    - Merci, petite soeur de Gazanhe.
   Il monta en selle, Zaldias lui tenant l'étrier. Sans un adieu, il partit au trot, suivi de Solitudines.
   Quand il se retrouva de l'autre côté de la rivière, les barbares avaient disparu. Il regarda autour de lui, se dressant sur ses étriers ; il était devant une plaine désolée, ravagée par les troupes d'Ordreth à la poursuite des elfes. Dans un soupir, il lança Furnerius au galop. Le fier étalon partit d'une allure souple qui lui permettait de tenir très longtemps. Azraël se rappela le mal qu'il avait eu à trouver ce même rythme chez Solitudines ; finalement, c'était l'étalon rouge lui-même qui, énervé par le jeu des rênes, avait adapté son allure, sensiblement équivalente à celle de Furnerius, quoique légèrement plus rapide.
   Il continua sa route, inexorablement. Dans ses fontes, il avait retrouvé le produit miracle qu'utilisaient les barbares pour les chevaux, sans doute placé là par Jhaveri. Il se trouvait maintenant dans le pays des glaces, Ferkar. La contrée était drapée d'un linceul de givre et des nappes de brumes recouvraient le sol. Pourtant, lorsque la nuit tomba, Azraël s'aperçut que le paysage se découpait avec une étonnante précision sur l'horizon. Il huma l'air glacé, vierge de toute indication. Mais au loin se dressait une tour, scintillante sous la pâle lumière stellaire...
   Azraël n'avait jamais vu un ciel aussi dégagé et pourtant, il n'y avait que peu d'étoiles. Il fronça soudain les sourcils : son étoile favorite, la plus brillante du ciel d'Yslaire, qu'il avait, dans l'ignorance de son nom, surnommée Sirius, par analogie avec celle que le dieu-elfe Sirius avait crée pour honorer son homonyme mortel, cette étoile avait disparu. C'était impensable ! Jamais elle n'avait été absente. Il se souvenait encore des soirs d'attente, en assassin, où il regardait son étoile, alors sa seule compagne de solitude. Il lui sembla parfois qu'elle lui faisait comme des clins d'oeil lorsqu'elle brillait soudainement plus fort. Il s'aperçut que l'absence de son étoile lui créait comme un vide dans la poitrine.
    - Un ver de terre amoureux d'une étoile, grommela-t-il, mécontent.
   Secouant la tête, il se dirigea vers la tour.

Texte © Azraël 1996 - 2002.
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