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Le seigneur des panthères
Anthrax et Azraël avaient repris leur route. Le domaine des panthères se rapprochait, mais Azraël ne savait toujours pas quel était le danger qui menaçait son peuple félin. Soudain, il entendit des cris. Immédiatement, il reprit sa forme humaine et dégaina son cimeterre. Prudemment, il avança, Anthrax à côté de lui.
Il vit trois malandrins maltraiter quelqu'un et, au cri que poussa la victime, Azraël sut que c'était une femme. Le deuxième cimeterre apparut aussitôt dans sa main et la danse de mort commença. Les brigands reçurent une aide imprévue, car des confrères surgirent des buissons pour venir à leur aide. Mais Azraël avait survécu en s'opposant à la Guilde, ce n'était pas quelques malheureux brigands qui allaient le surprendre. Anthrax le comprit si bien que, au lieu de se porter au secours de son seigneur comme il en avait eu l'intention, il resta sagement caché, observant le combat. Le vide fut rapidement fait et Azraël baissa ses armes.
- Je n'ai vu qu'une seule personne se battre de cette façon, dit la femme qu'il avait sauvée.
Le jeune homme se retourna lentement. La voix musicale lui était familière.
Il ne parut pas étonné le moindre du monde de se trouver face à une drow.
- Cette personne s'appelait Zarth Ka'Brézil, continua la drow. Il est mort, malheureusement.
Azraël rengaina tranquillement un de ses cimeterres.
- Les morts se portent bien, répondit-il.
- Kaliffa n'épargne personne, rétorqua la drow.
- Zarth n'est pas du genre à se laisser tuer sans réagir.
- Il serait vivant ?
- Qui êtes-vous ?
- Les gens d'ici m'appellent Mortnoire. Mon véritable nom est Shayne.
- Shayne Ka'Brézil, de la noble maison des Maskelyne, fit pensivement Azraël. Tuée il y a quelque vingt ans de cela par Rakis.
- Qui es-tu pour savoir cela ? demanda Shayne, alarmée.
- Que veux-tu à Zarth ?
- S'il est vivant, il doit en vouloir à sa famille. Je veux qu'il m'aide à me venger !
- Je ne pensais pas que Rakis aurait pu manquer sa proie.
- Elle ne l'a pas manquée. Mais ce jour-là, j'expérimentais un sort avec une collègue. Nous avons échangé nos identités. Rakis a frappé la mauvaise personne. Depuis, j'ai vécu cachée à Vindemiatrix, sous mon identité d'emprunt. J'ai observé ma famille et j'ai vu Zarth grandir. Je connais son style et le tien y ressemble. Qui es-tu ? Ton visage ne m'est pas inconnu.
- Je suis Azraël. Zarth a été mon maître d'armes. Tu as pu me voir quand j'ai fait mon éducation chez les drows.
Shayne hocha la tête ; elle ressemblait beaucoup à Shilka, sans avoir l'air aussi jeune que sa soeur. Son abondante chevelure de neige dansait librement sur ses épaules. Elle ne portait pas l'emblème de sa maison et n'arborait aucune araignée sur elle.
- Rakis est protégée de Liriel, remarqua Azraël.
- Liriel ne peut rien contre Zarth. Il l'a reniée depuis trop longtemps. J'ai vu comment il agissait pour sauver le maximum de vies.
- Et ton coeur de drow l'a désapprouvé, je suppose ?
- Pour me venger, j'irai jusqu'à m'allier avec des elfes de la surface, répondit haineusement Shayne.
- L'emblème des drows est une sorte d'émetteur.
Shayne comprit la question non formulée.
- J'avais changé d'emblème avec Nivernia, ma collègue. Oh ! Ne t'inquiète pas. Ils me croient morte et enterrée. Où puis-je trouver Zarth ?
- Ce n'est pas le moment d'aller le trouver.
- Où est-il ?
- A Slar. Mais je te préviens : tente une seule chose contre lui et tu mourras.
- Tu ne me crois pas ?
- Si. Tu es bien Shayne Ka'Brézil. Tu ressembles trop à Shilka pour ne pas être une Maskelyne.
- Ah ! Shilka. Celle pour qui Zarth pourrait se transformer en assassin. J'ai assisté à la fameuse scène où il a failli tuer Rakis. Elle a eu la peur de sa vie.
- Et Zarth la correction de sa vie : il a failli mourir sous les coups de fouet que lui a donnés Sielera.
- Qui t'a dit cela ?
- Shilka. Quand j'ai fait mon éducation chez les drows, on m'a placé chez les Maskelyne.
- Tu es donc leur frère de sang.
- Certainement pas ! Celui de Zarth, oui, mais pas les autres !
- A Slar, m'as-tu dit ? Ce nom ne m'est pas inconnu. C'est un royaume humain, n'est-ce pas ?
- Exact.
- Que fait-il là-bas ?
- Si tu y arrives, tu le découvriras toi-même ! Salutations des ombres, Shayne !
- Que les dieux t'entourent toujours de ton manteau de ténèbres, répondit machinalement l'elfe noire avant de réaliser que cette formule ne servait à rien en dehors de Vindemiatrix.
Azraël avait déjà disparu. En deux bonds, Anthrax l'avait rejoint.
Ils continuaient à aller de l'avant. Azraël songeait que les événements lui remettaient surtout en mémoire ses années passées chez la Guilde. Pourtant, il n'était Fils des Ténèbres que depuis cinq ans. Il se souvint d'une réponse qu'il avait donnée à Méline :
- La vie d'un assassin est très courte, alors je l'ai vécue le plus vite possible.
Ce n'était pas cela qui l'avait poussé. Seulement, il voulait vivre intensément, dangereusement ; les guildes auxquelles il avait appartenu lui avaient appris beaucoup de choses. Grâce à cela, à toutes ces relations, beaucoup de portes lui étaient ouvertes. Beaucoup d'autres également lui étaient fermées. Mais il avait vu le danger, trop souvent même sans doute, mais le plus grand des combats n'avait pas encore eu lieu : le combat contre la mort. Bien sûr, il y avait eu quelques affrontements, mais il n'avait jamais ressenti le frémissement de savoir sa mort proche, pas même lorsque Florian avait dû faire appel à Illustra pour le sauver.
Anthrax feula et tous les sens d'Azraël furent aussitôt en alerte. Il reconnaissait la forêt. C'était la sienne. Des panthères surgissaient de partout, reconnaissant leur seigneur et le suivant en une longue file noire. Et il sentit le danger qui faisait que les panthères l'avaient appelé : des chasseurs et des bûcherons en très grand nombre. Etonné, il se tourna vers Anthrax. D'habitude, les panthères réglaient elles-mêmes ces différents. Puis, une odeur vint frapper ses narines. Il huma plusieurs fois l'air, pour être bien sûr de ne pas se tromper. L'odeur d'Ankrist et de Gaud. La Guilde était donc derrière cela. Elle avait dû apprendre, par la famille Lanhar par exemple, qu'il était seigneur des panthères et elle venait le provoquer sur son propre domaine. Ankrist avait sans doute été ressuscité par Shilka. Liriel accordait parfois de tels dons. Quant à Gaud... il savait qu'il l'avait tué. Mais Santig-du ne lui avait jamais parlé du corps. Le traître infiltré dans le palais avait dû se charger de lui. Même contre la Guilde, pourtant, les panthères auraient dû se débrouiller seules. Azraël interrogea Anthrax de son regard de fauve. Le gardien comprit et l'emmena dans une caverne bien dissimulée. Utilisant son infravision, Azraël regarda autour de lui. Il était debout au milieu d'un charnier de panthères, massacrées sans raison, et les cadavres portaient des marques aisément reconnaissables de navajas ou d'arcs.
Azraël reprit forme humaine et serra les poings avec fureur. S'agenouillant sur le sol imbibé de sang, il caressa doucement la tête d'une panthère morte, se promettant de les venger.
- Vous avez voulu faire de moi un tueur sans foi ni loi, gronda-t-il, et vous l'avez presque réussi. Mais quand je promets ma protection à quelqu'un, il s'agit d'une promesse que je tiens !
Il se releva et sortit de la caverne. Des voix lointaines vinrent frapper son ouïe.
- Crois-tu qu'il va venir ?
- Oh oui, crois-moi ! Les panthères sont parties le chercher. Cette fois, nous le vaincrons.
- Est-ce bien sûr ?
- Comment en serait-il autrement ? Il est seul contre nous tous !
- Il a les panthères, objecta le premier.
- Elles ont bien trop peur après les pertes qu'elles ont subies !
Azraël regarda son peuple félin. Dans les yeux verts, il n'y avait pas la moindre peur. Leur seigneur était là.
Renversant la tête en arrière, il arracha de sa gorge un véritable feulement. Les oiseaux cessèrent aussitôt de chanter et le silence tomba sur la forêt. Les intrus ne s'en formalisèrent pas : ils en avaient vu bien d'autres.
- Il est là, fit un des chasseurs avec satisfaction.
Oui, le seigneur des panthères était de retour et toute la forêt le savait. Les chants des oiseaux reprirent, se faisant très gais, débordants de joie. Les feuilles bruissaient dans les souffles de vent et leur murmure répétait :
- Il est revenu... Il est revenu...
Azraël dégaina ses deux cimeterres et se glissa silencieusement entre les arbres. Les panthères s'étaient dispersées sur son ordre. Seul Anthrax restait à ses côtés.
Un bûcheron passa, la hache sur l'épaule.
- Il est à moi, prévint Azraël, retenant Anthrax qui s'apprêtait à bondir, toutes griffes dehors.
Il sortit à découvert. Le bûcheron se retourna, mais reçut le cimeterre en pleine poitrine avant d'avoir pu faire le moindre geste.
- Dommage pour toi, fit Azraël entre ses dents. Tu n'auras même pas l'excuse d'avoir été tué par derrière.
Il disparut dans les broussailles et s'éloigna.
Une demi-heure plus tard, la panique commençait à s'installer chez les intrus. Ils avaient déjà retrouvé vingt-trois cadavres, tous tués d'un seul coup de cimeterre. Il n'y avait même pas eu de combats. Ceux qui ne savaient pas quel gibier ils pourchassaient s'agitaient, nerveux. Le chef les calma.
- Interdiction de rester seul. Soyez toujours par petits groupes. Vous êtes des assassins, par Nyxador ! Il est seul contre vous !
Du haut d'un arbre touffu, deux yeux perçants l'observaient.
- Oui, Ankrist, continue à les rassurer ! Sûrs d'eux-mêmes, ils feront une proie plus facile !
Ankrist ! Le visage de l'assassin était plus pâle que d'habitude, le regard bleu était fixe, mais c'était bien lui. Et les hommes qui l'entouraient étaient des assassins de basse classe, peut-être même les rescapés des autres guildes. La Guilde n'allait pas sacrifier ses meilleurs éléments dans cette chasse à l'homme. Pourtant sa réputation en prenait un coup ; car on commençait à savoir qu'un homme seul tenait tête à la puissante Guilde.
Azraël repartit en chasse. Anthrax et lui étaient d'excellents pisteurs. Ivre de haine et de vengeance, Azraël laissait libre cours au fauve qui était en lui, sans plus juguler ses instincts. Ils virent passer un petit groupe devant eux. Le regard d'Azraël s'alluma : ils n'étaient que cinq.
- Tu prends celui de gauche, murmura-t-il à Anthrax. Je me charge des autres.
De leur porte d'observation, ils bondirent sur leurs victimes. Anthrax tua la sienne d'un coup de griffes, tandis que Azraël égorgeait froidement la sienne. Les trois autres firent front, puis, après réflexion, le plus rapide partit alerter ses collègues. D'un bond, Anthrax le rejoignit et lui brisa la nuque d'un coup de dents. La panthère s'assit au milieu du chemin et regarda paisiblement Azraël se battre contre ses deux adversaires. Les deux cimeterres traçaient d'étincelantes arabesques dans les airs et les assassins avaient fort à faire pour ne pas être débordés. Ils n'avaient jamais eu affaire à un tel combattant ; il ne parait pas les coups, il les anticipait et les bottes les plus fameuses trouvaient inévitablement la parade. Azraël entra à fond dans le combat et la danse de mort devint inarrêtable. Les deux assassins succombèrent sans même avoir vu d'où venait le coup.
Un feulement déchira les airs. Une panthère était attaquée ! Aussitôt, Azraël repris sa forme féline et s'élança entre les arbres, précédé d'Anthrax. Le gardien des panthères bondit, griffes sorties, pour se porter au secours de son malheureux congénère qui venait de s'abattre au sol, le flanc ouvert. Azraël, sur une branche d'arbre, avait déjà une flèche d'encochée sur son arc. La corde chanta et le trait partit. Azraël accordait beaucoup d'importance à l'équilibre de ses flèches et l'efficacité était là. Les flèches enflammées fendaient les airs à une vitesse sidérante. Les assassins, plus nombreux que le groupe précédent, tombaient les uns après les autres. Il n'en resta bientôt plus qu'un. Anthrax était ramassé sur lui-même, prêt à bondir, un feulement roulant dans la gorge. Les yeux terrorisés de l'assassin étaient fixés sur la panthère tandis que, du haut de son arbre, Azraël ajustait paisiblement sa cible. La corde de l'arc chanta de nouveau, une note unique et grave, à la pureté exceptionnelle. L'homme se retourna, vit venir vers lui la flèche enflammée, ouvrit la bouche et s'abattit au sol. Azraël s'assit sur la branche et se laissa tomber en arrière. Il s'agenouilla aux côtés de la panthère blessée dont les yeux déjà vitreux le regardaient avec confiance. Azraël eut envie de hurler de rage. Cette confiance que les humains lui avaient toujours refusée, les animaux la lui avaient donnée, et on les traquait pour cela ! Il savait ce que voulait dire ce regard : la panthère mourait tranquille, elle serait vengée par son seigneur, et terriblement.
Azraël bondit sur ses pieds et plongea son regard noir dans celui de son lieutenant à quatre pattes.
- Pas de quartiers ! fit-il d'une voix sèche.
Cette fois-ci, ce ne fut pas d'un feulement qu'il alerta ses troupes, mais d'un véritable rauquement de tigre. Instantanément, toutes ses panthères furent sur le pied de guerre.
L'atmosphère de la forêt changea : les panthères quittaient leurs repaires, affûtant leurs griffes et leurs crocs ; il n'était plus question de se défendre : c'était l'heure de se battre, d'attaquer ! Azraël envoya les précautions au diable vauvert et prit sa course, cimeterre au poing. Les premiers assassins qu'il rencontra reçurent une navaja en pleine poitrine, arme qu'il récupérait au passage, ralentissant à peine son allure. Anthrax le suivait avec une même ardeur.
Les assassins, effrayés par cet homme invulnérable et insaisissable, étaient désorientés. Les bûcherons n'osaient pas faire leur travail, car des dizaines d'yeux verts les fixaient sans aménité et, au moindre mouvement des haches, les panthères s'élançaient. Ankrist avait beau crier et se démener, le cercle des panthères se refermait inexorablement, tandis que l'effectif des assassins diminuait. Les fauves ne craignaient plus rien et Ankrist vit ses espoirs s'effondrer quand, à la tête d'un détachement de félins, Azraël fit son apparition. Il n'y avait pas d'erreur possible : c'étaient bien sa grande silhouette mince, son visage aux traits un peu trop marqués que la colère rendait plus accusés encore et ses grandes mains brunes à la poigne de fer.
Un cercle se forma autour d'Ankrist et d'Azraël, à moitié composé de panthères. Ankrist dégaina son épée, sa main gauche étant armée d'une dague pour parer, qui permettait également de briser l'arme de l'adversaire. Il était passé maître dans l'art d'utiliser la dague pour parer. Le combat commença et chacun retint son souffle. Les deux antagonistes avaient eu le même maître d'armes, et la danse mortelle de leurs armes se ressemblait. La comparaison entre les deux était inévitable. Ils avaient la même rapidité, la même efficacité aussi. L'un était humain, l'autre l'avait été, mais n'était plus qu'un zombie au regard vide. Azraël sentit la différence : Ankrist avait toujours été un lâche ; obstiné, mais lâche ; maintenant, il n'y avait plus rien de cela. Il se battait sans passion, mais il ne reculerait pas d'un pas. Lors des affrontements précédents, il avait plutôt tendu des embuscades à Azraël ; jamais il ne se serait aventuré à le provoquer en un combat direct. L'épée était d'une précision effrayante, mais le cimeterre se trouvait toujours sur sa trajectoire. Azraël se montrait plus prudent dans ses attaques, car il devait prendre garde à ne pas se faire briser son arme. Il était très attaché à ses cimeterres, mais surtout, affronter Ankrist avec une seule arme aurait relevé de la folie. La haine que lui vouait Ankrist ressemblait assez à la folie destructrice que provoquait le Serment de Mort, une pratique que les assassins utilisaient pour se transformer en véritables bombes vivantes contre une victime soigneusement choisie. Il était étonnant que Ankrist n'ait pas utilisé cette transe contre lui.
Le premier sang coula. Ankrist avait été touché au bras. Il n'en fut pas affecté. Il était déjà mort. D'ailleurs, en y regardant de près, ce n'était pas vraiment du sang ; c'était plutôt un liquide rosâtre. Ankrist lança une attaque particulièrement complexe que Azraël para parfaitement. Le jeune homme était toujours aux aguets. Quand il combattait, rien ne pouvait le distraire ; il devenait une véritable machine de guerre. Son esprit était vide, il ne pensait plus. Ses muscles agissaient comme s'ils avaient été doués d'une volonté propre.
Les mouvements d'Ankrist étaient plus saccadés que naguère, mais ils restaient redoutablement efficaces : Azraël fut atteint à l'épaule ; pas un muscle de son visage ne bougea. Le cimeterre resta aussi vif, aussi précis. Les assassins, autour d'eux, commencèrent à s'impatienter ; un simplement grognement des panthères suffit à les calmer. Les félins semblaient être fascinés par le tourbillon argenté.
Soudain, il y eut un regain d'intérêt : Ankrist avait coincé le cimeterre d'Azraël avec sa dague pour parer. D'un geste vif, Azraël dégagea son arme, zébrant la poitrine d'Ankrist par la même occasion, mais ce mouvement amena un flot de sang à son épaule. Le combat ne finirait jamais ; Ankrist était infatigable et Azraël était d'une résistance peu commune. Seule la mort du jeune homme pouvait conclure le duel, mais il semblait invulnérable. Menaçants, les hommes resserrèrent leur cercle. Ankrist leur ordonna sèchement de ne pas bouger.
- Ce combat est personnel, fit-il d'un ton rogue.
Visiblement, l'état de zombie n'avait pas diminué la haine d'Ankrist pour Azraël. Mais les assassins en avaient assez ; nombre des leurs étaient morts sous les coups de cet homme et ils voulaient aussi leur vengeance. Azraël vit leur mouvement du coin de l'oeil, mais il n'y attacha pas d'importance. Anthrax savait quoi faire. En effet, le grand félin comprit quel était le but de la manoeuvre ; d'un bond, il fut sur son voisin et lui brisa la nuque. Les autres l'imitèrent. Les assassins les plus menaçants tombèrent tous les uns après les autres, tandis que les autres restaient sagement dans le cercle. Azraël pouvait se consacrer entièrement à son combat : les panthères veillaient.
Il se lança dans un tourbillon d'une folle audace ; Ankrist para de la seule façon possible. Azraël reconnut une des bottes de Zarth. Depuis qu'il était zombie, Ankrist se battait mieux. Si ses mouvements manquaient parfois de fluidité, ils avaient acquis en maîtrise. Normalement, il n'aurait jamais eu le temps de contrer. Seuls Zarth et Azraël maîtrisaient réellement cette parade.
Azraël essaya alors un coup qu'il n'utilisait quasiment jamais ; d'une réalisation difficile et délicate, il avait été mis au point par Zarth et lui au cours de leurs derniers affrontements. Zarth avait beau eu observer Azraël refaire une centaine de fois la combinaison contre un simulacre, il n'avait jamais trouvé de parade valable. La meilleure contrait le coup, mais laissait un découvert si flagrant que le coup suivant était immanquablement mortel, si rapide que soit la victime. Ankrist ne la réussit même pas. Le cimeterre lui traversa la poitrine de part en part. Le zombie ne réagit pas.
Saisi d'une rage froide, Azraël accéléra encore la danse de ses lames. Son bras le faisait souffrir, mais l'ardeur du combat tétanisait la douleur. Ankrist, si doué qu'il fut, n'avait jamais atteint le niveau d'Azraël. Ce dernier avait été le meilleur élève de Zarth, lui-même meilleur maître d'armes drow. Le jeune homme parvint au sommet de son art ; si Zarth avait été là, il aurait été ébloui par sa rapidité et sa maîtrise. Une main tomba, les doigts toujours serrés sur la dague à parer. Le cimeterre avait très proprement sectionné le poignet. Ankrist continua le combat comme si de rien n'était.
Mais Azraël était déchaîné. Maintenant, il pouvait vraiment donner toute sa mesure sans craindre de perdre une arme à cause de la dague pour parer. La deuxième main tomba. Le zombie ne pouvait plus se battre. Ankrist marcha droit sur Azraël, tentant de l'étrangler entre ses bras mutilés, une lueur implacable dans ses yeux bleus. La lame d'un cimeterre décrivit une courbe parfaite qui faucha Ankrist au niveau des genoux. Le zombie s'effondra. Il se redressa tant bien que mal, sur ses moignons. Azraël commençait à désespérer : comment venir à bout de ce zombie ? Le doute fut bref. D'un coup sec, il décapita son ennemi. Cette fois-ci, c'était bien fini. Ankrist ne bougeait plus. Il était mort, et bien mort ; même Shilka, ou Liriel, toute déesse qu'elle fut, aurait du mal à le rendre à la vie.
Epuisé, Azraël rengaina ses cimeterres. La douleur de son bras reflua en vague et il serra les dents pour ne pas crier. Il fut tenté un instant de réciter la litanie de la Guilde, mais il résista. En tuant Ankrist, il venait de détruire ce qu'il aurait pu être. Il n'était pas un tueur sans foi ni loi. Il avait des engagements qu'il respectait ; et s'il n'était pas toujours loyal, il avait encore des principes, venant principalement des autres ordres auxquels il appartenait.
Faisant fi de son bras blessé, il entreprit de tirer les cadavres dans une caverne. Pendant qu'il démembrait le zombie, les panthères avaient paisiblement achevé les assassins restants, vengeant ainsi les leurs. Comprenant l'intention du jeune homme, elles allèrent chercher les autres corps disséminés dans la forêt. Tous les cadavres formèrent un tas devant la caverne, dégageant une odeur de mort. Azraël continuait à les traîner méthodiquement dans la caverne. Les panthères, assises sur leur derrière, le regardaient faire. Anthrax l'aidait à porter les cadavres dans la caverne, mais il ne comprenait visiblement pas pourtant il prenait tant de peine à les aligner soigneusement et à leur fermer les yeux. Une première rangée de cadavres reposait dans la grotte quand Azraël s'arrêta un instant. Il était fourbu. Son bras le faisait souffrir sans répit. Il alla se rafraîchir à la rivière qui coulait non loin de là, puis s'installa à l'écart pour se reposer, se fiant à la vigilance des panthères.
Quand il rouvrit les yeux, Arkis était déjà bas dans le ciel et les corps chauffés pendant toute la journée se décomposaient rapidement. Azraël regarda le charnier avec dégoût ; il n'aimait pas ce qu'il avait fait, mais il avait encore devant les yeux la vision d'un autre charnier, un charnier de panthères que les assassins avaient attaquées sans raison. Il regarda pensivement le corps démembré d'Ankrist. Il devait reconnaître qu'il n'avait jamais voulu que la vie de l'assassin se termine de cette façon. Avec un soupir, il reprit sa macabre occupation et une deuxième rangée de cadavres s'entassa sur la première. Le jeune homme prit bien soin de disséminer les différentes parties du corps d'Ankrist parmi le tas, non pas qu'il voulût priver son ennemi d'une sépulture un tant soit peu décente, mais il se doutait bien que si Shilka parvenait à retrouver tous les morceaux, Ankrist reprendrait du service.
La nuit était déjà bien avancée quand tous les corps furent entassés et que les débris du camp eurent rejoint les morts. Azraël entreprit alors de pousser un énorme rocher devant l'entrée. Malgré son étonnante force, il dut s'y reprendre à plusieurs fois. Anthrax tentait bien de l'aider, mais n'apportait rien. Après de longs et pénibles efforts, le rocher fut enfin placé convenablement et la caverne fut fermée. Harassé, Azraël s'assit un court instant pour reprendre des forces, puis alla boire à longs traits à la rivière. Il ôta sa tunique et examina son bras. Fouillant dans son sac, il en tira des morceaux de tissu propre qu'il déchira et qu'il enroula autour de son bras, les serrant avec ses dents pour limiter la perte de sang. Puis il remit sa tunique, s'allongea par terre, la tête sur le flanc chaud d'Anthrax, et s'endormit.
Le soleil était presque au zénith quand il se réveilla. Il alla se laver à la rivière, changea le pansement sommaire de son bras et vérifia que la caverne était bien bouchée, poussant un peu plus la pierre. Puis il repartit sous les regards reconnaissants de son peuple félin.
Il aurait été moins tranquille s'il avait su que la caverne avait un autre accès. Cachée dans une anfractuosité, une mince silhouette n'avait rien perdu de toute la scène et les ténèbres ne la gênaient pas outre mesure, car elle disposait de l'infravision. Quand le rocher bloqua complètement l'entrée, elle sortit de sa cachette et commença à fouiller parmi le tas de cadavres, admirative malgré elle devant tant de morts.
Elle mit à part les différents morceaux d'Ankrist et les replaça convenablement, recomposant à peu près le corps. Elle eut plus de mal à trouver les mains, que Azraël semblait avoir jetées négligemment. Quand le cadavre fut entier, elle s'agenouilla devant, assise sur ses talons et leva les paumes vers le ciel, entonnant un sortilège très puissant. Un rayon d'énergie noire vint frapper le corps, dont les différents morceaux se ressoudèrent ensemble.
La silhouette regarda alors le cadavre entièrement régénéré.
- Tu recommenceras, dit-elle. Autant de fois qu'il le faudra. Et quand tu auras tué l'élève, tu pourras alors défier le maître.
S'il avait entendu cette voix, Azraël ne se serait pas trompé et aurait immédiatement reconnu celle de Shilka...
Texte © Azraël 1996 - 2002.
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