Entshilkan

   Simon, Sharly, Florian, Azraël et Méline étaient tous réunis autour d'un feu. Simon avait raconté ses aventures, secondé par Sharly qui précisait des points, surtout ceux où Simon occultait ses propres exploits. Pour satisfaire la curiosité du centaure, Azraël accepta de parler de la quête de la couronne ardente. Sharly se montra fort intrigué sur la façon dont ils avaient fait fonctionner le système de l'arc rampant.
    - Mais comment ont-il su qu'il fallait appuyer sur les impostes ? Ils n'ont pourtant pas l'air d'être très intelligents ! protesta le centaure, parlant de Bay et Haiah.
   Azraël éclata de rire en étendant ses longues jambes.
    - Oh ! Ils ne l'ont pas trouvé tous seuls. En fait, c'est Mériel qui savait comment faire. Mais il l'a dit si bas que seuls ses frères, qui étaient près de lui, l'ont entendu.
    - Et toi, le taquina Sharly.
    - J'entends tout, répondit Azraël avec un sourire entendu.
    - Pourquoi Mériel n'a-t-il pas revendiqué sa découverte quand tout le monde a félicité Bay et Haiah ? fit Méline.
    - Sa modestie naturelle, je suppose. N'oublie pas que Bay ne tolérait pas qu'il parle.
   Simon semblait s'être désintéressé de la conversation. Il sculptait une petite plaque d'ivoire. Sharly regarda par-dessus son épaule et eut un sourire amusé. Le visage de Méline, très pur, apparaissait en camée sur la plaquette. Une fois sa sculpture finie, Simon la tendit à Méline qui accepta le cadeau avec surprise. Le jeune homme était déjà reparti dans une autre sculpture, d'ébène cette fois-ci. Ce fut Azraël qui se dégagea du bois, monté sur Furnerius, en cavalier solitaire, tel qu'il était apparu à Simon. Ce dernier sut rendre l'entente parfaite qui régnait entre le cavalier et la monture.
    - Ce sera utile, précisa Florian. Gardez-les soigneusement.
   Méline et Azraël hochèrent la tête.
   La nuit étant bien avancée, chacun s'allongea pour dormir, Simon prenant le premier tour de garde. Quelques instants après que tout le monde se fut endormi, il se leva silencieusement pour aller près des chevaux ; il ne remarqua pas qu'un regard vigilant suivait le moindre de ses mouvements. Quand Simon revint près du feu, Azraël avait déjà refermé les yeux.
   Le lendemain, le jeune assassin découvrit sans peine le fer à cheval enfoui dans l'épaisse crinière noire de Furnerius et cette trouvaille le laissa songeur : quel pouvoir avaient les sculptures de Simon pour qu'il en équipe aussi les chevaux, en cachette ? Trente secondes plus tard, il trouvait une sculpture semblable dans la crinière de Solitudines. Il ne dit rien et regarda partir Simon et Sharly. Florian s'en allait de son côté, un gros sac sur l'épaule, rempli de sculptures qu'il enchâsserait dans les murs des cités.
   Trois jours plus tard, Azraël et Méline tombèrent sur la légion de Jakez, revenue dans les parages. Ils se revirent avec un plaisir manifeste. Rapace et Méline se retrouvèrent face à face, un peu gênés. La jeune fille, cédant à une impulsion enfantine, sauta au cou du grand elfe.
    - Merci pour tout, Rapace, merci de tout coeur !
    - Merci de quoi ? fit le jeune elfe, abasourdi.
    - Pour avoir défendu Zarth et pour m'avoir offert Solitudines. C'est un compagnon merveilleux.
   Rapace remarqua qu'elle n'en parlait pas comme d'une monture, mais comme d'un compagnon, et il en fut heureux.
    - Je sais que tu as trouvé un nouvel ami en Shurram, reprit-elle.
    - Oui... J'aimerais le recevoir des mains de ma souveraine.
   Méline comprit la demande. Elle caressa doucement Shurram, puis dit gravement :
    - Rapace de Souffle-Vent, tu m'as offert un jour un cheval merveilleux, auquel tu tenais plus que tout ; dans l'espérance de combler un peu le vide qu'il aura laissé dans ton coeur, je t'offre à mon tour cet étalon de mes écuries. Puisse-t-il t'être toujours fidèle.
   Elle prit la main de Rapace et y plaça les rênes de Shurram.
    - Merci, ma dame.
    - Je m'appelle Méline, fit-elle avec un sourire. N'oublie pas que je te dois encore un service.
    - Ma requête est toute prête, Méline.
   La jeune fille sursauta, un peu nerveuse.
    - Oh ! Que puis-je donc faire ?
    - C'est assez difficile à expliquer... Je... je suis tombé amoureux de vous... de toi, et... et je sais que cela ne sert à rien. Je sais que tu es magicienne et je voudrais que tu m'enlèves cet amour par magie.
   Méline avala sa salive.
    - C'est très dur, Rapace. On ne peut faire cela qu'à condition de remplacer cet amour par un autre.
    - Je le sais. Magira me l'a expliqué. J'ai rencontré Cystis, la soeur d'Estar, et je sais qu'elle m'aime... Tout serait plus simple...
   La jeune fille eut l'air soulagée.
    - Je vois. Est-elle ici ?
    - Oui. Elle accompagne parfois les légions.
   Rapace fit un geste de la main. Aussitôt, comme si elle n'avait attendu que ce signal, une jeune elfe s'avança. Elle avait les mêmes yeux d'un vert profond que son frère. Sa chevelure d'or bruni cascadait sur ses épaules, encadrant un visage parfait. Méline ferma les yeux un court instant, se concentra et prononça le sortilège. Un halo environna ses mains qu'elle posa sur la tête des deux jeunes elfes. La jeune fille sut qu'elle avait réussi quand elle vit le regard que Rapace avait pour Cystis. Elle laissa les deux elfes et rejoignit Jakez, Mériel et Azraël. Le jeune homme avait aperçu Cystis, qu'il avait sauvée il y avait huit ans de cela, mais il n'était pas pressé d'aller la revoir.

   Soudain, un tumulte éclata. Une gigantesque panthère venait d'apparaître dans le campement. Les soldats levèrent leur arc ou brandirent leur épée. Le grand félin noir feula et Azraël se jeta à ses côtés.
    - Baissez vos armes ! fit-il d'une voix de stentor. Je m'occupe d'elle.
   Sans même vérifier s'il avait été obéi, il s'accroupit et entama avec la panthère un étrange discours ponctué de grondements et de feulement rauques. Jakez dispersa ses hommes et regarda Méline qui avait l'air inquiète. Elle avait reconnu la panthère qui s'était battue avec Azraël dans la forêt, lors de la quête de la couronne ardente, et elle redoutait le pire. Ses craintes se trouvèrent justifiées quand Azraël vint vers eux, la panthère sur ses talons.
    - C'est le gardien des panthères, dit-il, l'air pâle. Il y a quatre ans, je l'ai vaincu en corps à corps et je suis devenu le seigneur des panthères. Pendant mon absence, le gardien veille sur le domaine, mais en cas de coup dur, il vient me chercher. C'est le cas. Il faut que je parte immédiatement. Mériel, veux-tu bien raccompagner Méline à Slar ?
   Le jeune colosse acquiesça en silence.
    - Cystis et moi servirons également d'escorte, ajouta Rapace.
    - Alors je peux partir tranquille.
   Azraël s'éloigna, suivi de Furnerius et du gardien des panthères. Méline lui emboîta le pas.
    - Garde-moi Furnerius, demanda Azraël.
   Méline ne répondit pas. Il lui entoura la taille de son bras et lui vola un baiser sauvage. Puis il serra les poings et son regard devint dur, comme à chaque fois qu'il changeait de personnalité. Il s'enfonça dans la forêt, se transforma en tigre et s'éloigna à grands bonds avec le gardien des panthères. Méline se demanda quelle personnalité il avait quand il était avec elle.
   Mériel, Rapace et Cystis étaient déjà prêts à partir. Jakez et sa légion continuaient vers le sud. Méline fixa la bride de Furnerius à la selle de Solitudines et ils partirent au petit trot. Le chemin fut sans histoire. Ils évitèrent les Montagnes de la Mauvaise Mort et longèrent la Forêt Principale pour regagner Slar ; il était inutile de provoquer les Païens. Durant tout le trajet, Méline chevaucha silencieusement, songeant à tout ce qu'avaient fait les légions de feu. Elle avait été tenue au courant de toutes les opérations menées par les troupes du chaos et savait que ses soldats s'étaient bien battus. Ses soldats. Malgré elle, elle sourit ; la plupart de ses effectifs étaient composés d'elfes. Toutes les tribus du continent, ou presque, étaient à Slar. Les légions de feu pourchassaient impitoyablement les suppôts d'Ordreth pour leur arracher leurs prisonnières. Il était temps de rentrer à Slar ; la ville n'allait sans doute pas tarder à être attaquée. Elle devenait une sorte de réservoir à elfes. Méline eut horreur de cette expression, mais elle exprimait bien l'idée : si Ordreth voulait des elfes, il serait obligé de venir à Slar. Les seuls elfes à ne pas être inquiétés dans cette affaire étaient les drows. Ils étaient bien à l'abri dans leur monde souterrain et se moquaient des affaires de la surface. Méline eut un soupir. Elle savait qu'il restait des elfes sur le continent, et même des tribus entières, sans doute, qui vivaient dans des endroits si bien dissimulés que les légions de feu n'avaient pas été capables de les découvrir. Elle espéra au fond du coeur que les troupes du chaos ne les trouveraient pas non plus.
   Une fois à Slar, Méline s'occupa de Solitudines et de Furnerius, puis alla voir Santig-du et Julianne. Ceux-ci, comme d'habitude, regardaient Zarth entraîner les elfes dans la cour intérieure. De la fenêtre, Méline vit Mériel, Rapace et Cystis repartir rejoindre la légion de Jakez, dont ils connaissaient l'itinéraire par coeur. La jeune fille se tourna vers ses amis.
    - Où en est le royaume, Santig-du ?
    - Magira est à bout de forces. La mort de Venzor, le patriarche des elfes, l'a profondément marquée. La mort vient à grands pas vers elle.
   Méline acquiesça d'un signe de tête.
    - Les montures des légions sont épuisées à force de faire sans cesse l'aller et retour. Les nouvelles recrues n'ont pas forcément de monture à l'origine.
    - Je pense changer le système. Ne plus faire que des patrouilles, installer des relais, au cas où des troupes d'Ordreth nous auraient échappé. Au besoin, nous utiliserons les écuries royales.
   Santig-du retint un sursaut.
    - Ce sont des bêtes d'une très grande valeur, ma dame !
    - A quoi sert d'entretenir à grands frais un pareil équipage si des gens meurent à ma porte ? Qu'y a-t-il d'autre ?
    - Les réserves sont quasiment épuisées.
   Méline soupira. C'était ce qu'elle craignait. Ils ne seraient même pas en état de soutenir un siège si les suppôts du chaos décidaient de les attaquer.
    - Les prochaines légions à rentrer seront réquisitionnées à la recherche de nourriture.
    - Ma dame, comment ferons-nous pour les relais dans la Plaine Païenne ?
    - Dès que Egan sera de retour, nous nous chargerons de ce problème.

   Zarth venait d'apercevoir Méline. Il laissa tomber ses sabres de bois et plana là ses élèves pour gravir allègrement l'escalier.
    - Méline ! s'exclama-t-il en entrant dans la pièce.
    - Zarth ! fit la jeune fille, heureuse.
   Son sourire effaça tous ses soucis et elle étreignit l'elfe noir avec ravissement. En bas, sur l'esplanade, les élèves assistaient à ces retrouvailles, un peu estomaqués. S'ils supportaient le drow, peu d'entre eux s'étaient pris d'une véritable amitié pour lui.
    - Je t'arrache à tes élèves ! lança Méline, soudain exubérante. La leçon est terminée ! cria-t-elle par la fenêtre.
   Prenant Zarth par la main, elle l'entraîna dans l'escalier.
   En tournant vivement dans un couloir, elle faillit heurter quelqu'un.
    - Pardonnez-moi ! s'exclama-t-elle aussitôt.
   L'homme leva vers elle son regard vert. Elle avait du rose aux joues et ses yeux brillaient de gaieté. Les lèvres de l'homme s'entrouvrirent.
    - Lymanee..., murmura-t-il.
   Aynaud ! Elle l'avait complètement oublié. Elle se souvenait maintenant que Julianne l'avait amené avec elle, prise de pitié pour cet homme qui n'avait vécu que pour sa fille.
    - Qui était ta femme, Aynaud ?
   Le regard vert prit un éclat torturé.
    - Oh, ma Lymanee... C'est la question que je redoutais le plus... Je n'ai pas le droit de le révéler, je l'ai promis.
    - M'a-t-elle reniée ?
   Le ton de Méline était suppliant.
    - Non, Lymanee, non ! Ne crois jamais cela ! Ta mère t'aimait de tout son coeur, mais elle ne pouvait pas rester. Elle m'a recommandé de t'élever avec tout mon amour et elle m'a dit qu'elle viendrait à toi t'expliquer son geste. Non, elle ne t'a pas reniée !
   Méline frissonna. Zarth accentua la pression de ses doigts sur ceux de la jeune fille, pour l'assurer de son soutien.
    - Et... et ma liberté ?
    - Je ne t'emprisonnerai pas, répondit Aynaud, comprenant sa question à demi formulée. Tu restes libre ; je demande juste à pouvoir te voir, à me nourrir de ta présence.
    - Et Egan ? demanda Méline, les lèvres sèches.
   C'était sa dernière question. Elle vit Aynaud se raidir.
    - Azraël est cause de trop de morts.
    - Il était mon ami d'enfance !
    - Toi seule pouvais me demander de lui pardonner. Très bien, Lymanee, pour toi, je cède, soupira le chevalier du chaos.
   Méline se laissa tomber à genoux.
    - Alors reçois ta fille, mon père...
   Aynaud posa ses deux mains sur les doux cheveux d'or rouge ; son visage paraissait transfiguré de joie.
    - Oh, mon enfant... mon enfant chérie...
   Muet, Zarth assistait à cette scène ; il s'étonnait d'une chose : comment un homme, ayant vu mourir sa fille, pouvait-il la reconnaître sept ans plus tard ?
   Quelques instants plus tard, Méline s'éloignait avec Zarth. Aynaud avait retrouvé une allure de jeune homme.
    - Tu crois vraiment que c'est ton père, Méline ? demanda enfin Zarth, rompant le silence.
    - Je n'en sais rien. Egan m'assure que je suis bien Lymanee, mais a une attitude étrange envers moi. D'un autre côté, Florian prétend que je suis la fille de Stellarys, ce que les paroles obscures d'Aynaud sembleraient confirmer.
    - Tu as la beauté pour être fille de Stellarys.
    - Rien en moi n'indique une quelconque hérédité elfe ! protesta Méline.
    - Alors pourquoi joues-tu ce jeu ?
    - Aynaud est heureux et cela ne me coûte rien, répondit-elle en haussant les épaules. Mais laissons cela !
   Ils sellèrent Entshilkan et Solitudines pour partir en promenade. Les deux étalons étaient magnifiques et plus d'un habitant se retourna pour les regarder passer. Méline et Zarth, discutant tranquillement, sortirent de la ville, entrant dans la Forêt du Tigre.

   Soudain, un gros homme se dressa devant eux.
    - Cet étalon est le mien ! fit-il en désignant Entshilkan.
   Les doigts de Zarth devinrent gourds sur les rênes, mais Méline ne se déstabilisa pas.
    - Expliquez-moi donc cela, répondit-elle d'un ton mordant.
    - Ce cheval se nomme Entshilkan. Je l'ai vu naître et je l'ai élevé de mes propres mains. Alors que j'étais dans la Forêt Principale, il s'est enfui, effrayé par une bête sauvage. J'ai appris qu'un drow avait un cheval qui ressemblait à Entshilkan et je suis venu le récupérer.
   Déjà, Zarth, la mort dans l'âme, s'apprêtait à mettre pied à terre. Méline l'en empêcha vivement.
    - Non, Méline. Je dois le lui rendre, murmura Zarth, la voix brisée.
    - Attends donc un peu, au lieu d'agir sans réfléchir, siffla la jeune fille. Ne vois-tu pas que Entshilkan craint cet homme plus qu'un drow ?
   La comparaison était assez exacte. Le fier étalon roulait des yeux terrifiés et Zarth sentait qu'il avait envie de partir au galop.
   Le doigt de Méline suivit une mince cicatrice blanche qui marquait l'épaule droite d'Entshilkan.
    - Je ne crois pas qu'il se soit fait cela tout seul. C'est la morsure d'un fouet ou je ne m'y connais pas.
   En prononçant ces mots, elle avait un étrange regard, comme si sa connaissance des fouets venait de ce qu'elle en avait elle-même subi la morsure.
    - Savez-vous que cette histoire est célèbre ? reprit Méline en s'adressant à l'homme. Demandez au premier enfant de Slar et il vous parlera du magnifique étalon de l'elfe noir, avec, en surplus, tous les détails sur leur rencontre. Ce n'est pas une preuve suffisante. Pour ma part, je serais d'avis de laisser choisir Entshilkan.
    - Cet étalon vaut fort cher, ma dame ! protesta l'homme. Il serait injuste de m'en dépouiller pour le laisser entre les mains indignes d'un maudit drow !
    - Je ne sais quelles sont les plus indignes des mains de Zarth ou des tiennes, grogna Méline entre ses dents. Modère ton langage! cingla-t-elle à voix haute. Je te rappelle que tu es en présence de ta souveraine ! Tu reconnais donc que Entshilkan ne t'aime pas, puisque tu te considères vaincu d'avance.
    - Tout le monde sait, ma dame, répondit l'homme d'un ton plus mielleux, que les drows sont obligés d'hypnotiser les chevaux s'ils veulent les monter. Nul doute que cet elfe noir a soumis Entshilkan à sa volonté.
   Zarth se redressa, piqué au vif, mais Méline l'empêcha de répondre.
    - Nous sommes en période de guerre et j'ai besoin de montures. Considère que j'ai réquisitionné Entshilkan pour le royaume.
   L'homme parut effondré.
    - Mais, ma dame, je ne peux pas me permettre de perdre cet étalon !
   La jeune fille s'impatienta.
    - Eh bien, viens demain au palais. Je te ferai donner une bête de mes propres écuries.
   Une lueur de cupidité brilla dans les yeux de l'homme.
    - Il serait plus simple de me rendre Entshilkan et de donner un autre cheval à ce drow, suggéra-t-il.
    - Cela suffit ! N'abuse pas de ma patience. Entshilkan restera avec son maître actuel, qu'il a choisi, répondit Méline en insistant sur le dernier mot. Le premier qui tentera quelque chose pour dépouiller le drow de son cheval sera condamné à mort. Quant à toi, insiste encore et je te fais jeter en prison. Je ne vois pas pourquoi j'irais jusqu'à obliger une de mes merveilleuses bêtes à subir ce que tu as infligé à Entshilkan !
   A sa grande satisfaction, Méline vit que l'homme blêmissait.
    - Je... je ne vois pas ce que ma dame veut dire, bégaya-t-il.
    - Et moi, je crois que tu le vois très bien, au contraire, fit la jeune fille d'un ton féroce. Que préfères-tu ? Un de mes chevaux ou la prison ?
   L'homme s'inclina sans répondre et s'éloigna.
   Les deux jeunes gens se retrouvèrent seuls.
    - Méline, je suis prêt à renoncer à Entshilkan, déclara Zarth d'une voix blanche.
   La jeune fille le regarda d'un oeil vide de toute sympathie.
    - Fais cela et je te chasse, dit-elle à mi-voix. Comment oses-tu penser trahir la confiance que Entshilkan a en toi ? Ah ! Il s'est choisi un beau maître, qui baisse les bras devant le premier obstacle !
    - Cet homme était son légitime propriétaire !
    - S'il l'a été, ce que je ne conteste pas, il a laissé un tel souvenir à Entshilkan que cette pauvre bête ne s'en est toujours pas remise. Ne t'inquiète pas et laisse-moi faire.
   Elle soupira.
    - Je crois que nous sommes bons pour renoncer à cette promenade. Viens, Zarth. Santig-du va nous aider à choisir la monture qui conviendra à cet homme et, à mon humble avis, elle va lui donner du fil à retordre ! ajouta-t-elle avec un sourire carnassier.
   Le lendemain, comme prévu, le gros homme se présenta au palais, obséquieux. Méline lui décocha son plus beau sourire et lui amena elle-même l'étalon qu'elle avait choisi avec Santig-du la veille. Il était grand, merveilleusement proportionné, aux mouvements vifs et son regard intelligent fixait l'homme avec une insistance curieuse. Sa robe baie avait d'étranges reflets rouges. L'homme monta en selle, stupéfait. Cette bête lui semblait valoir bien plus que Entshilkan. Seule Méline remarqua les éperons qu'il portait, fines tiges d'acier à la pointe acérée. Le cheval refusa d'avancer. L'homme se servit de l'éperon que le flanc du cheval cachait aux autres. Avec un hennissement de douleur, le cheval se cabra. Méline ne l'avait pas choisi en toute innocence. Santig-du lui avait parlé de cet animal qui devenait à moitié fou de fureur quand on usait de violence à son égard. Il avait déjà tué plusieurs cavaliers à ce petit jeu-là et il en avait été surnommé le Sanguinaire. A cet égard, le nom qu'il portait lui était parfaitement adapté : Saffâh . L'homme utilisait de plus en plus ses éperons et des estafilades sanglantes marquaient les flancs de l'étalon. Soudain, celui-ci se cabra plus encore et se laissa retomber en arrière. L'homme n'eut pas le temps de réagir et fut écrasé sous Saffâh. Quand l'étalon se releva, on constata que l'homme avait la colonne vertébrale brisée.
   Timidement, Julianne s'approcha de Saffâh et monta en selle. L'étalon hennit doucement et fit tout ce qu'elle voulut dès qu'elle effleura ses flancs.
    - Si tu le veux, Julianne, je te le donne, dit Méline d'une petite voix.
   Elle avait le visage un peu pâle. Elle n'avait pas voulu la mort de l'homme, mais elle savait qu'elle avait tout fait pour la provoquer. Il avait été victime de sa violence à l'égard des chevaux, mais cela n'excusait pas tout. Elle regarda Julianne. Elle savait que la jeune fille avait donné Byerley à un elfe et qu'elle se retrouvait sans monture.
    - Je te remercie, Méline, dit Julianne dans un sourire.
   Elle s'éloigna au petit trot sur Saffâh.

Texte © Azraël 1996 - 2002.
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