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Les festivités
Une minute ne s'était pas écoulée qu'un jeune homme se laissait tomber d'une branche juste devant Méline. C'était Sezni.
- Ne t'inquiète pas, déclara-t-il. Il est furieux contre lui, pas contre toi.
- Sezni, tu as tout entendu !
- Bien sûr. J'étais dans l'arbre.
Il eut son grand sourire naïf.
- Il pense encore à Lymanee. A chaque fois qu'il revient ici, il ne peut s'en empêcher. Ça lui fait terriblement mal, mais il refuse de l'avouer.
- Est-ce que je suis Lymanee ?
- Je ne sais pas, dit franchement Sezni. Je la connaissais à peine. Gwid paraît sûr de lui et il a une excellente mémoire. Mais Eglantine ne t'a pas reconnue.
- Elle me regardait à peine : elle te surveillait. Tu n'as pas l'air plus fou qu'autre chose.
- Je crois que tu m'en as guéri.
- C'est bien possible. Les sortilèges que j'utilise sont rarement sélectifs.
Elle se tut, observant le groupe vers lequel était allé Azraël.
- Que font-ils ?
- Ils se préparent à danser. Viens !
Entraîné par ses amis, Azraël prenait part à la danse, avec Eglantine pour cavalière. Celle-ci avait abandonné son châle rouge et sa robe laissait voir de minces épaules brunes. Azraël mit ses mains sur les hanches d'Eglantine, tandis que celle-ci appuyait ses paumes sur la nuque du jeune home. Lentement, avec les autres, ils se mirent à tourner. Eglantine relâcha son étreinte et posa ses mains sur les poignets d'Azraël. Celui-ci l'attira à lui et elle, comme les autres, se cambra en arrière. Méline ne voyait que son air sensuel ; furieuse, elle se détourna, présentant son dos aux regards d'Azraël. Les autres couples s'étaient arrêtés et il ne restait plus que Gwid. Azraël et Eglantine dansaient en solo, comme ils l'avaient souvent fait les fois précédentes. Le jeune homme lança Eglantine sur un mouvement tournant et la jeune fille, tourbillonnant follement, se rapprocha de Gwid, dans les bras duquel elle finit par s'écrouler. Le jeune géant ne la soutenait que sur un bras. Le remontant lentement, il remit Eglantine sur pied et elle se lança dans une série de voltes et d'entrechats. Azraël la rattrapa alors qu'elle était en plein saut et la souleva au-dessus de sa tête à une seule main. Il la ramena au sol en la gardant serrée contre lui, sans s'arrêter de danser. Puis Eglantine s'écarta, souriante, et dansa seule, pendant que Azraël et Gwid claquaient des doigts. La jeune fille s'approchait d'eux avec un air mutin, puis s'enfuyait en riant dès qu'ils faisaient mine de l'attraper, le tout avec une grâce qui lui semblait naturelle.
Mais Gwid réussit à l'attraper et il la fit tourbillonner autour de lui pour finalement la soulever et la faire passer par-dessus sa hanche. Azraël, qui jouait le rôle du jaloux, s'approcha du couple en faisant un saut périlleux avant. Le jeune homme était souple et ces exercices de gymnastique ne lui demandaient pas beaucoup d'efforts. Gwid écarta Eglantine et affronta l'importun. Les deux hommes jouèrent à se battre en dansant, incluant force figures de gymnastique, tandis qu'en arrière, Eglantine dansait sa douleur. Normalement, Gwid aurait dû gagner, pour la bonne continuation de la danse. Mais Azraël avait son idée : au moment décisif du "combat" - qu'il dominait largement - il retint Gwid et parut être ébloui. Lentement, par bonds successifs et pirouettes, plus félines qu'humaines, hésitant de temps en temps, il se dirigea vers Méline qui se tenait à côté de Sezni, l'air renfrogné, mais malgré elle captivée par la danse. Gwid comprit et se tourna vers Eglantine, tous deux dansant leur bonheur. Azraël prit les mains de Méline et l'entraîna sur ce qui tenait lieu de piste. Le jeune homme avait un gentil sourire, aucunement comparable avec l'ironie qu'il arborait habituellement. Malgré elle, la jeune fille se laissa faire et entra dans la danse.
Les autres couples revinrent sur la piste. Méline et Azraël furent séparés et, errant comme deux âmes en peine, ils se cherchèrent, se trouvèrent, se perdirent de nouveau, se retrouvèrent et dansèrent leur rencontre. Ils passaient l'un à côté de l'autre, proches à se frôler, leur dos se touchant et leurs mains s'étreignant brutalement avant de retomber, les jeunes gens étant violemment arrachés l'un à l'autre par les autres danseurs. Peu à peu, les Merveilleux repartirent et il ne resta plus que les deux couples, Azraël et Méline finissant par se retrouver dans les bras l'un de l'autre. La seconde partie en solo pouvait commencer. Sezni commença à taper dans ses mains à un rythme endiablé et Azraël, arrachant de sa gorge un cri rauque, fit pirouetter Méline. La jeune fille s'éloigna de lui, tourbillonnant sur elle-même. A l'autre bout de la piste, Gwid avait fait de même avec Eglantine. Les deux jeunes filles se croisèrent et s'attrapèrent la main droite, entre leurs visages. Leurs regards s'affrontèrent : celui de Méline, vert, aussi tendre que le feuillage printanier, et celui d'Eglantine, noir, aussi profond que les ténèbres hivernales. Un sourire naquit en même temps sur leurs lèvres et elles se séparèrent pour danser en solo.
Chacune d'elles suivait son rythme intérieur, marqué par les claquements de mains de Sezni. Elles bondissaient, tourbillonnaient, sans jamais se départir de leur grâce. Tous leurs mouvements étaient félins, avec une note sauvage qu'elles semblaient réprimer, mais qui transparaissait dans chacun de leurs gestes. Elles ne s'étaient nullement concertées, mais la danse de chacune s'harmonisait étrangement avec celle de l'autre, comme si elles avaient le même rythme intérieur, la même âme, les mêmes rêves. Et quand Sezni cessa soudain de claquer des mains, dans un ensemble parfait, elles tombèrent à genoux, le corps cambré en arrière jusqu'à ce que leur tête touche le sol. Azraël et Gwid s'avancèrent et chacun d'eux glissa son bras sous la taille ployée de leur amie. Méline se redressa, souriante, ses joues teintées de rose, et Azraël la souleva dans ses bras. Elle lui entoura le cou et appuya sa tête contre son épaule. Gwid faisait de même avec Eglantine. Les deux danseuses furent installées confortablement devant les marmites fumantes. Méline ne voulait pas laisser partir Azraël et elle tira sur ses bras jusqu'à ce qu'il s'agenouille derrière elle, s'appuyant contre lui.
Une des femmes qui s'étaient occupées de la cuisine s'approcha à petits pas pressés et montra Méline du doigt.
- C'est une Merveilleuse, dit-elle d'un ton sans appel. Personne ne peut danser comme cela si ce n'est une Merveilleuse.
- Voyons, Syringa, protesta Gwid qui drapait le châle d'Eglantine autour des épaules de la jeune fille. Egan n'est pas un Merveilleux et il danse comme nous.
- Egan a été élevé avec nous. Une seule fille saurait danser ainsi sans être une Merveilleuse et c'est Lymanee !
Méline se serra contre Azraël. Ce nom la poursuivait. Le jeune homme, pour cacher le tremblement intérieur qui l'agitait, fredonna doucement :
- Pourtant, j'ai découvert l'ombreuse beauté des ténébreuses,
J'ai entendu la voix mélodieuse des ensorceleuses
Et j'ai appris les nuits songeuses et les mystérieuses
Quand les danseuses Merveilleuses se faisaient rêveuses.
- Tu n'as pas oublié, Egan.
- Non, Syringa. Vous m'avez appris les seules beautés que je pouvais regarder : la nuit, le silence et la solitude.
- Tu aimais déjà le silence avant de nous rencontrer.
- Oui, c'est vrai.
- Tu nous chanteras ton hymne ?
- Demain, quand je partirai, promit-il.
Le reste de la journée se passa agréablement. Les Merveilleux dansaient et chantaient sans jamais s'arrêter. Ceux qui travaillaient pendant ce temps-là trouvaient du coeur à l'ouvrage en entendant les chants. Azraël avait été enrôlé dans un concours de lancers de couteaux. Pour une fois, il prenait le temps de viser et ses navajas se plantaient toutes au coeur de la cible. Seul Gwid parvint à lui tenir tête, mais Azraël était incontestablement plus doué. Lorsqu'ils durent en lancer le plus possible en un temps limité, Azraël réussit à se débarrasser de ses dix navajas, toutes fichées au centre de la cible, alors que Gwid n'eut le temps d'en lancer que six. Brutalement, une septième dague se planta parmi les couteaux de Gwid. Les deux jeunes gens se retournèrent. Eglantine avait encore le bras tendu et, à la main, un fourreau vide. Azraël eut un sourire amusé : Gwid et lui avaient appris à Eglantine à lancer les couteaux et elle s'y était montrée très douée.
- Tricheuse ! lança-t-il. A deux contre un, vous n'avez pas honte ?
Gwid éclata de rire et arracha les navajas qu'il rendit à son propriétaire. Azraël les remit dans son baudrier avec un geste qui dénotait une longue habitude. Les Merveilleux ne firent aucun commentaire. Azraël ne leur avait jamais causé le moindre tort, ils n'allaient pas l'accabler. Aucun d'eux n'était jaloux de ses performances : ils savaient tous qu'il luttait sans cesse pour sa vie et dans ces cas-là, il était toujours utile de savoir se servir correctement d'une arme. Azraël et Gwid s'éloignèrent en discutant de la technique du jeune Merveilleux et son ami lui donna quelques conseils sur la façon d'équilibrer son arme, chose qui, d'après lui, laissait à désirer.
Pendant ce temps, Méline soignait un enfant. La mère se tenait près d'elle, anxieuse. Elle cherchait la signification de tous ces sorts que la jeune fille prononçait. Méline s'étonnait de leur peur des magiciens. Elle constata que ses sortilèges de guérison agissaient bien plus vite que d'habitude. Sa puissance se développait ou alors les Merveilleux étaient très réceptifs à la magie, raison pour laquelle ils la craignaient. Azraël vint la retrouver et elle lui fit part de ses réflexions.
- Ils ne connaissent pas la magie ou presque et les seules expériences qu'ils en ont eu leur ont été néfastes. Les relations des Merveilleux avec la magie sont très complexes, expliqua le jeune homme. Leurs danses en elles-mêmes sont un peu magiques, ce qui leur donne ce caractère si fascinant. Ils sont très sensibles à la magie et le plus petit sort peut avoir sur eux des répercutions terribles.
Le soir arriva bien vite et le ciel devint bleu-vert. Les Merveilleux allumèrent des feux et se réunirent pour la danse traditionnelle. Tous les soirs, un Merveilleux dansait et, avant le repas du midi, un groupe remplissait le rituel. Eglantine se leva, laissant glisser son châle à terre. Elle leva la tête vers Vilya, qui sortait des nuages, mince croissant à la douce lumière bleue, et la salua gravement, avec une grâce inexprimable. Elle ôta ses chaussures et noua autour de sa taille l'écharpe que Gwid était allé lui chercher. Elle se tenait avec une gravité étonnante et son fin visage aristocratique était très sérieux. Elle s'avança seule sous la lune, mince silhouette découpée par le feu. Lentement, les yeux fermés, elle commença à tourner sur elle-même, bras serrés contre elle, comme si elle avait froid. La musique intérieure qu'elle suivait était très douce et transparaissait dans chacun de ses légers déhanchements ou mouvements d'épaules. Toujours aussi lentement, elle leva ses bras au-dessus de sa tête, les décroisant et les écartant en un vaste geste. Son rythme devint plus profond, plus prononcé, tout en restant assez lent. Positionnant ses mains l'une au-dessus de l'autre, devant elle, elle les écarta, ses doigts se frôlant légèrement. Elle ouvrit les yeux, fit quelques pas glissés, puis enchaîna sur des pas coulés, bougeant ses bras en même temps, au-dessus de sa tête, en des mouvements aussi sinueux que ceux des anneaux d'un serpent. Elle leva la jambe en une merveilleuse arabesque, cambrée en arrière, les bras touchant presque le sol, sa tête quasiment appuyée sur la plante de son pied. Elle se redressa, attrapant son pied et tirant sa jambe vers le haut, tandis qu'elle tournait sur elle-même sur un seul pied. Elle monta en pointe, laissa redescendre sa jambe, fit un demi-tour et partit en arrière à petits pas rapides, alternant pointes, demi-pointes et pied à plat, les mains tendues vers les autres Merveilleux. Elle s'arrêta, se cambra de nouveau en arrière, sa lourde chevelure pendant dans le vide.
Elle s'élança dans une suite d'entrechats à huit battements, mais son rythme restait cependant plutôt lent, avec une sauvagerie sourde, refoulée. Sa vitesse augmenta et elle partit dans une pirouette fouettée, dans son attitude la plus familière quand elle dansait, le corps légèrement cambré en arrière, l'écharpe frangée se mêlant à ses cheveux. Elle fit ensuite un grand jeté battu, se reçut en souplesse, les genoux pliant brusquement, puis se redressa, flamme sombre que le vent courbait sans jamais éteindre. Elle tourbillonna à une vitesse folle sur elle-même, donnant l'impression de ne plus jamais pouvoir s'arrêter, puis exécuta sans le moindre mal un entrechat à douze battements, alors qu'un très bon danseur n'en faisait habituellement qu'entre six et huit. Elle partit ensuite dans une suite de piqués, puis reprit sa danse, sans s'imposer de figures, virevoltant gracieusement, avec légèreté. Elle finit par s'effondrer à genoux, recroquevillée sur elle-même, la tête enfouie dans ses mains.
Ce ne fut pas Gwid qui se leva pour aller la chercher, mais Azraël. Il lui entoura les épaules de son châle, puis la souleva dans ses bras ; elle se blottit contre lui, serrée comme une enfant contre la large poitrine. Le jeune homme ne disait rien, soudain grave. Eglantine l'observait entre ses cils à demi baissés ; tous deux savaient que le choix de cette danse n'avait pas été innocent. La jeune Merveilleuse l'avait dansée au dernier repas auquel avait assisté Lymanee. La revoir avait ravivé le souvenir douloureux qu'en gardait Azraël. Il déposa Eglantine à la place d'honneur, à côté de Gwid, puis rejoignit Méline. Les Merveilleux donnèrent leur avis sur la danse de la jeune fille, jugeant presque unanimement qu'elle était au sommet de son art.
Après quelques tours de chant, les Merveilleux allèrent tous se coucher. Méline en fut déçue. Elle aimait l'atmosphère conviviale créée par le rassemblement en cercle autour des feux, dans la fraîcheur de la nuit. C'était une occasion pour le clan de se retrouver au complet, chacun pouvant s'exprimer à sa manière. Un à un, les Merveilleux rentrèrent sous leur tente. Il ne restait plus que Gwid, Eglantine, Méline et Azraël, la jeune Merveilleuse ayant fait signe à Syringa, la matriarche, qu'elle s'occupait des jeunes gens.
La belle danseuse désigna une tente.
- Vous dormirez là, dit-elle d'un ton sans appel.
- Mais... c'est ta tente, Eglantine ! protesta Azraël.
Elle rit et prit le bras de Gwid.
- Maintenant, je suis avec Gwid. Nous nous sommes mariés. Quant à Sezni, il préfère dormir à la belle étoile.
Gwid la regarda d'un air stupéfait et elle fronça imperceptiblement les sourcils. Il eut un vague hochement de tête. Azraël avait surpris cet échange et il comprit. Saluant ses amis, il s'éloigna avec Méline.
- Je sais bien ce que tu voulais faire, chuchota Eglantine. Egan avec toi et Méline avec moi. Mais ils ont besoin l'un de l'autre et avec un peu de chance, ils se le diront ce soir.
- Nous, mariés. Tu compromets ta réputation, tu sais.
Gwid souriait. Eglantine lui entoura le cou de ses bras.
- Comme si tout le clan ne savait pas que je t'étais promise...
Le jeune géant souleva la jeune fille dans ses bras et l'emporta dans sa tente.
Méline était encore dehors et elle avait assisté de loin à la scène ; le léger vent avait porté jusqu'à elle des bribes de conversation et elle avait compris, elle aussi, que Eglantine avait menti. Avec un soupir, elle rentra sous la tente. Azraël était assis sur son tapis, torse nu, sa tunique soigneusement pliée à côté de lui. Méline ôta sa cape et s'assit à son tour sur son tapis. Tous deux semblaient gênés et paraissaient n'avoir rien à se dire. La seule lumière était celle du feu à l'extérieur et il faisait plutôt sombre. La jeune fille frissonna et, sans rien dire, Azraël se rapprocha et l'attira à lui. Méline semblait fascinée par la griffe qui pendait autour du cou du jeune homme.
- Egan, Eglantine a menti.
- Je sais. Tu as peur ?
- De quoi ?
- De moi.
Elle le força à la regarder. Les yeux noirs avaient un éclat très doux, presque triste. Sans savoir pourquoi, elle sut que l'ombre de Lymanee était responsable de la gravité du jeune homme et elle voulut l'effacer. Elle lui prit le visage entre ses mains et l'embrassa. Azraël n'eut d'abord aucun geste, se raidissant même, puis, comme si une barrière venait de se briser en lui, il la serra plus fort contre lui et répondit à ses baisers.
- Quand je poursuivais les troglodytes, murmura-t-il entre deux baisers, j'ai pensé que c'était fou de tenir à quelqu'un...
- Je sais. Egan, Egan, mon amour...
Le jeune homme lui imposa silence d'un baiser.
Aux premiers rayons d'Arkis, Azraël et Méline sortirent de leur tente. Déjà le camp était animé par un chant entonné par plusieurs Merveilleux qui se succédaient les uns aux autres avec aisance. Méline achevait de démêler ses longs cheveux d'or rouge. Syringa les salua d'un sourire et Furnerius, libre comme tous les chevaux du clan, vint frotter ses naseaux contre la poitrine nue d'Azraël. Les Merveilleux voyaient dans l'abandon de la tunique noire à lacets une renonciation d'Azraël à l'état d'assassin. Il échangea avec Gwid une solide poignée de main et embrassa Eglantine sur le front.
- Bonjour, petite menteuse, fit-il en souriant.
Elle ne lui répondit que par une grimace moqueuse.
Ils s'installèrent pour le petit déjeuner, riant et devisant gaiement. Puis, chacun se leva pour aller vaquer à ses occupations quotidiennes.
- Ton chant, Egan ! Tu nous l'as promis, dit Syringa avant que tous aient eu le temps de s'éloigner.
Le visage du jeune homme s'assombrit et il alla chercher sa tunique qu'il enfila avant de chanter.
- Je suis né ombre parmi les ombres
Et j'ai grandi dans les pénombres.
Mon âme s'est complue dans les méandres sombres
Mais mon coeur n'est plus que décombres.
Mon essence est devenue celle des tombes
Et j'erre indéfiniment seul dans les catacombes.
Je me dresse encore vainqueur après chaque hécatombe
Même si la mort n'a de cesse que je succombe.
Pas une seule seconde de ma solitude vagabonde
Je n'ai regretté la position précaire de ma vie moribonde.
Sans pleurer, mes yeux ont regardé s'écouler la pureté de l'onde
Quand derrière moi, résonnait toute la haine du monde.
Quand les cris de morts sonnent l'alarme
Et que je baisse les yeux sur mon arme
Où je vois perler sang et larmes,
Alors seulement se dissipent les mauvais charmes.
Leur malédiction empoisonne mon âme
Et souille de façon indélébile ma flamme.
Partout, dans tous les yeux, je ne lis que le blâme
A cause des fils de vie qu'a tranchés ma lame.
Mille et cent fois, j'ai entendu gronder leur orage
Et j'ai essuyé tous leurs outrages et toute leur rage
Après une nouvelle nuit de carnage,
Quand j'en étais malade à en perdre courage.
Certains peut-être ont pensé que j'étais malheureux
A vivre ainsi, seul et toujours plus belliqueux,
En choisissant un chemin des plus hasardeux,
En étant la cible des visées et des propos venimeux.
Pourtant, j'ai découvert l'ombreuse beauté des ténébreuses,
J'ai entendu la voix mélodieuse des ensorceleuses
Et j'ai appris les nuits songeuses et les mystérieuses
Quand les danseuses Merveilleuses se faisaient rêveuses.
Tous ces secrets m'ont dévoilé leur splendeur
Quand mon coeur cherchait son chemin en profondeur.
Quand je fuirai vers les ailleurs, que leur cri se meure
En entendant résonner de douleur les coups de ma dernière heure !
Les Merveilleux ne dirent rien quand la dernière note se fondit dans les airs. Ils savaient que c'était le chant de retour au monde.
Silencieusement, Azraël déposa Méline sur le dos de Furnerius et grimpa en selle. Sans un regard d'adieu, il serra les jambes et Furnerius se mit en marche. Un chant s'éleva alors, à chaque note modulée par la plus belle voix du clan :
- Tu nous quittes aujourd'hui, ami ;
Chez toi, tout est clair, pas de compromis,
Mais pour nous, c'est notre soleil qui part
Et notre regard qui se perd dans le brouillard.
Tu nous quittes aujourd'hui, ami ;
Chez nous, pas de choix, nous restons ici,
Avec tous nos voeux à l'heure du départ.
Nous t'attendrons, ami, mais ne reviens pas trop tard !
Tu nous quittes aujourd'hui, ami,
Et avec toi s'en va l'horizon infini.
Ami, vois comme nous désempare ton départ,
Nous qui savons que tu pars au hasard !
Tu nous quittes aujourd'hui, ami,
Mais ne crains pas le pouvoir de l'oubli :
Si un jour s'effondre ton dernier rempart,
Sache que tu peux revenir vers nous sans retard !
La voix d'Eglantine s'éteignit ; tous les autres s'étaient joints à elle pour le dernier couplet. Azraël ne s'était pas retourné. Furnerius s'élança alors au galop et la forêt se referma sur eux.
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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