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Les Merveilleux
Quand Méline reprit conscience, Azraël et Furnerius avaient disparu. A côté d'elle, l'herbe encore écrasée témoignait que quelqu'un avait dormi. Elle se releva sans hâte. Azraël ne craignait rien. Pas lui. Et pourtant, elle avait peur : dans le domaine d'Erza, tout pouvait arriver. Elle regarda autour d'elle. Il n'y avait aucun signe qui aurait pu marquer une piste à suivre. Azraël comptait donc revenir la chercher. Il n'avait certainement pas été enlevé. Avec un soupir, elle se mit en marche. Elle ignorait même où elle allait.
Elle regardait autour d'elle et, naïvement, elle s'émerveillait de la beauté de cette forêt, nullement comparable à celles qui entouraient Slar. Le sous-bois était clair, magnifiquement lumineux ; les épaisses frondaisons s'étageaient sur plusieurs niveaux et à l'extrémité des feuilles semblaient pendre des grappes de lumière. Tout était tranquille. Quelques oiseaux chantaient, une mélodie douce aux sonorités profondes. Le sol était d'herbe tendre et de mousse, souple aux pieds de Méline. Pourtant ce calme et cette sérénité vrillaient les nerfs de la jeune fille. Elle ne cessait de regarder autour d'elle comme une bête traquée. Et puis, soudain, la forêt se révéla fourmillante de bruits, comme si les êtres vivants avaient accepté la présence de Méline. Cela ne fit qu'augmenter l'inquiétude de la jeune fille. Le moindre craquement de branches la faisait sursauter.
Soudain, un bruit lui fit lever la tête et apeurée, elle vit un étrange garçon aux longs cheveux bruns qui la regardait, accroupi sur une branche. Elle recula sans quitter l'inconnu des yeux. Il avait un visage régulier, des yeux brun-vert et était habillé de vert. Il eut un magnifique sourire qui dévoila deux rangées de dents très blanches, à l'alignement irrégulier. D'un bond souple, il fut à terre et déploya sa grande taille à la minceur d'adolescent. Son habit vert était constitué d'une tunique assez courte, déchirée en plusieurs endroits et serrée à la taille par une ceinture trop longue dont l'extrémité s'enroulait autour du cuir. Méline fit de nouveau un pas en arrière et les yeux brun-vert de l'inconnu s'attristèrent. Elle prépara mentalement un sort, puis demanda sèchement :
- Qui êtes-vous ?
Le jeune homme parut s'étonner de l'entendre parler et réfléchit longtemps.
- Sezni, dit-il enfin d'une étrange voix rauque.
- Que faites-vous ici ?
Il la regarda d'un air surpris.
- J'y vis.
Il semblait chercher ses mots, comme s'il n'avait pas parlé depuis longtemps. De nouveau, ses lèvres découvrirent ses dents en un sourire étincelant et irrésistible.
- Venir avec moi ? fit-il avec la plus parfaite candeur.
Méline baissa ses barrières mentales et se détendit.
- Je cherche un ami, expliqua-t-elle.
- Je veux bien l'être, reprit Sezni après réflexion.
La jeune fille eut un gentil rire.
- Non. Je veux dire que je veux savoir où il est.
- Oh.
Sezni parut déçu.
- Venir avec moi ? répéta-t-il.
Méline prit rapidement sa décision et accepta. Cet étrange garçon semblait connaître la forêt et elle pouvait peut-être retrouver Azraël grâce à lui.
Sezni lui prit la main et l'entraîna à travers les broussailles, négligeant les chemins. A voir sa tunique, il était évident qu'il agissait toujours ainsi. Ses longues jambes, sans protection, puisque sa tunique s'arrêtait à mi-cuisse, étaient sans cesse fouettées par les branches basses, parfois épineuses, mais Sezni ne semblait pas s'en apercevoir. Il s'arrêta juste après un buisson touffu, car il s'était enfoncé une épine dans le pied. Méline remarqua alors que la plante de ses pieds, bien que devenue très dure, était marquée d'une constellation de cicatrices. Sezni ôta l'épine, d'une taille peu commune ; elle était presque aussi grosse que le petit doigt de Méline. Insouciant de sa blessure, le jeune homme continua son chemin.
Quelques mètres plus loin, il se mit à boiter. Son pied avait doublé de volume et prenait une teinte violacée. Sezni s'assit au pied d'un arbre et examina sa blessure qui s'était infectée si rapidement. Son visage était luisant de sueur et son sourire éclatant s'était transformé en une grimace douloureuse.
- Epine empoisonnée, dit-il en hochant la tête.
Il se mit à frissonner et à claquer des dents. Méline s'agenouilla à côté de lui ; elle préleva un peu de poudre rouge dans une de ses bourses et dessina, à côté de la plaie boursouflée, les runes du poison et de la médecine. Sezni la regarda, un peu effrayé.
- Les magiciens sont mauvais, murmura-t-il.
Méline se redressa et s'assit sur ses talons. Son clair regard vert clair ne cillait pas.
- Pas tous, répondit-elle. Mais la magie en elle-même est neutre. Tout dépend comment on l'utilise.
Elle se leva et retourna au buisson d'épineux pour retrouver l'aiguille empoisonnée. A l'extrémité de l'épine perlait encore une goutte de sang dont la coloration s'était teintée de noir. La jeune fille compara avec le pied blessé : là aussi, le sang prenait une couleur plus sombre. Sezni était appuyé contre l'arbre et gardait les dents serrées. La douleur devait remonter progressivement dans tous ses membres.
- D'habitude, tenta-t-il d'expliquer, je passe par...
Il ne réussit pas à achever sa phrase et désigna les arbres au-dessus de lui. Méline avait compris. Tranquillement, elle entama une invocation pour chasser le poison, puis nettoya la plaie avec beaucoup de soin. Elle l'entailla à différents endroits et suça la blessure, crachant le poison qu'elle récupérait. C'était une technique classique, mais Méline utilisait de préférence la magie. Dix minutes plus tard, elle en appela de nouveau à Rangor et Mythilène, les dieux de la médecine. Le visage de Sezni était déjà moins crispé, mais Méline ignorait si c'était l'effet des incantations ou si la mort gagnait du terrain. Elle sentait que son organisme supportait mal cette concentration de magie ; cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas fourni un effort semblable ; même la fusion d'esprit avec Azraël avait été moins pénible. Décidée à tout tenter, elle psalmodia un sortilège très puissant qui la laissa épuisée ; elle sombra dans l'inconscience.
Quand Sezni ouvrit les paupières, il sembla d'abord se demander pourquoi il était assis sous cet arbre. Ses yeux tombèrent sur Méline et il se souvint ; juste à côté de la joue de la jeune fille, il vit l'épine empoisonnée. Il creusa rapidement un trou dans lequel il l'enterra, de peur que quelqu'un d'autre ne marche dessus. Puis il se redressa, souleva Méline de terre et reprit son chemin à travers la forêt. La jeune fille avait la tête abandonnée sur son épaule qu'elle auréolait d'un halo d'or rouge.
L'inconscience de Méline fut de courte durée et, dès son réveil, elle exigea qu'il la pose à terre. Machinalement, Sezni lui reprit la main pour marcher et elle la lui laissa sans protester. Elle observa cet étrange garçon ; avec ses cheveux bruns fous, trop longs, encadrant un visage jeune et naïf, et sa tunique verte, il ressemblait presque à un elfe des bois. Elle secoua la tête : où était Azraël ?
- Je m'appelle..., commença-t-elle.
Sezni s'arrêta et se retourna, avec son sourire lumineux.
- Thaïs, dit-il tranquillement.
Méline le regarda avec stupéfaction. Timidement, il ajouta :
- C'est une rose. La rose Thaïs. Chez nous, les filles ont toujours des noms de fleurs.
La jeune fille eut un sourire amusé. Encouragé, Sezni sourit de nouveau. Distraitement, Méline nota qu'elle remarquait surtout que l'alignement de ses dents était irrégulier. Elle qui avait toujours eu une préférence marquée pour la symétrie ou la géométrie, trouvait que ses dents mal plantées conféraient à Sezni - à son sourire surtout - un charme certain. Bizarrement, elle repensa à Azraël et à son habituel sourire ironique qui découvrait sa canine gauche, un sourire qui avait la don d'exaspérer l'interlocuteur, alors que celui de Sezni avait plutôt tendance à mettre en confiance.
- Nous arrivons, annonça Sezni, tirant Méline de ses rêveries.
Devant la jeune fille, la forêt disparut pour laisser la place à une petite vallée verdoyante. En bas, il y avait tout un ensemble de tentes rondes qui fourmillait de vie. Des enfants criaient, courant partout. Quelques femmes, réunies en cercle, préparaient le repas de midi ; certains autres s'entraînaient à lancer les couteaux. Un peu plus loin, un groupe discutait fermement.
- Qui sont-ils ?
- Mon peuple ! présenta fièrement Sezni.
Il avait retrouvé une certaine rapidité de débit, mais sa voix restait étrangement rauque.
- Mon peuple, répéta-t-il. Les Merveilleux.
Méline ne dit rien ; elle savait qui étaient les Merveilleux. Ils descendirent dans la vallée. Une femme leva la tête sans cesser de remuer sa cuillère dans la marmite.
- Bonjour, belle dame. Merci de nous ramener notre fou.
- Fou ? fit Méline, interloquée.
Une jeune femme s'approcha. Grande, très mince, la taille souple, de longs cheveux noirs dont les boucles dansaient librement dans son dos, vêtue d'une longue robe brune sur laquelle elle avait jeté un grand châle rouge qui enserrait étroitement ses épaules.
- Sezni est un peu fou, expliqua-t-elle. Il n'aime que vivre dans la forêt, à courir à droite et à gauche, en sauvage. Souvent, il oublie comment parler.
- Il ne m'a pas donné cette impression ! protesta Méline.
La jeune femme leva très haut de beaux sourcils noirs à l'arc parfait.
- Vraiment ? fit-elle poliment. Excusez-moi. Je suis Eglantine, sa soeur.
Eglantine ! Pas étonnant que Sezni ait voulu lui donner un nom de rose.
Mais le jeune homme se souciait peu des commentaires de sa soeur sur son état mental. Il prit Méline par la main et l'entraîna vers le groupe qui discutait. Eglantine les suivit tranquillement.
- Voici Thaïs, commença-t-il. Mes cousins : Denez, Gwid...
Gwid interrompit Sezni en riant.
- Hé ! Mais c'est la petite Lymanee que tu nous présentes !
Sezni ne dit rien, vexé. Méline ouvrit de grands yeux.
- Vous connaissez Lymanee ?
- Bien sûr ! Elle a été élevée parmi nous jusqu'à ses treize ans. Sa tante du côté paternel avait épousé un Merveilleux. Tu ne nous reconnais pas, Lymanee ? Tu as passé toute ton enfance avec Eglantine ! Vous étiez inséparables !
Rapidement, chacun d'eux donna son nom. Soudain une voix grave dit :
- Egan.
La voix avait coupé court aux exubérances des autres. Méline se sentit pâlir.
- Egan..., répéta-t-elle, les lèvres blanches.
Elle se retourna et les bras d'Azraël se refermèrent autour d'elle.
- Je croyais t'avoir perdu, murmura-t-elle, serrée contre la large poitrine du jeune homme.
Gwid avait passé un bras autour des épaules d'Eglantine et contemplait le couple.
- On a toujours dit qu'ils étaient faits pour aller ensemble, hein, Eglantine ?
Par-dessus l'épaule de Méline, Azraël le foudroya du regard.
- Gwid, on se passera de tes commentaires, fit-il avec une grimace.
La jeune fille se dégagea.
- Tu connais aussi les Merveilleux ?
- Bien sûr !
- Y a-t-il quelqu'un sur Yslaire que tu ne connaisses pas, par tous les dieux ?
Azraël eut un sourire désarmant.
- Mais certainement !
- Tous les monstres, fit Gwid en riant. Allons, tu as fréquenté les Païens, les barbares, les drows, les assassins... J'en oublie certainement !
Hilare, Azraël acquiesça.
Méline découvrait un nouvel Azraël.
- Vois-tu, expliqua le jeune homme, Gwid a été mon meilleur ami à une époque. Il en a gardé le droit de dire tout ce qui lui passe par la tête.
Gwid eut un sourire amusé. Il s'agissait d'un sympathique géant à l'épaisse chevelure noire et aux yeux pareils à des saphirs. A côté de lui, Sezni paraissait petit et frêle.
- Pourquoi es-tu venu ici ? demanda Méline à Azraël.
- Parce que les Merveilleux sont mes amis et puis, Lymanee a vécu ici.
- Ils croient aussi que je suis Lymanee.
- Tu l'es réellement. Seule la couleur de tes cheveux a changé. Mais je demeure persuadé que tu es bien Lymanee pour la mort de laquelle j'ai officié il y a sept ans. Ils ne savaient pas que tu étais morte et ils t'ont reconnue sans hésitation. Ne te souviens-tu vraiment de rien ?
- Non. Comment peux-tu être aussi sûr que j'ai vécu ici ?
- Parce que je t'ai vue danser comme une Merveilleuse. Seuls les Merveilleux peuvent apprendre leurs danses aux autres ; or, les seuls sur Yslaire vivent ici, dans le Territoire des Ombres. C'est pour cela que je voulais t'y amener. J'espérais ranimer tes souvenirs.
- Pourquoi tiens-tu tant à ce que je me souvienne ?
- Lymanee était mon amie, rétorqua Azraël en regardant Gwid et les autres qui s'étaient éloignés.
- Qu'y avait-il entre elle et toi ? Tout à l'heure, Gwid a dit que Lymanee et toi étiez faits pour aller ensemble.
- Gwid parle trop, beaucoup trop. Lymanee avait huit ans de moins que moi. Que voulais-tu qu'il y ait entre nous ? Elle était ma petite soeur, voilà tout.
- Hum ! L'âge n'a rien à voir. Sous quel nom te connaissait-elle ?
- Les deux, comme tous les Merveilleux. Aucun d'eux ne parlera. Ils savent tous ce que je suis : un assassin sans foi, ni loi, mais ils s'en moquent. Pour eux, je n'ai pas changé, j'ai toujours dix-huit ans et un coeur d'enfant.
- Comme tu es heureux avec eux, il faut croire qu'ils ont raison.
- Heureux ? Je ne sais pas ce que c'est. Et toi, Méline ? Quel est ton vrai nom ? Méline, Vendine ou Lymanee ?
- Tu tiens vraiment à ce dernier, n'est-ce pas ?
- J'ai la conviction qu'il est juste.
- Je n'en sais rien. Si tu veux savoir, j'ai perdu la mémoire de mes dix-huit premières années. Je n'ai de souvenirs que de cinq ans et crois-moi, c'est suffisant. Je préfère ignorer le reste. Vu ce que je sais sur mes parents...
- Que ton père était un monstre et que ta mère t'a reniée ? dit doucement Azraël. Si Aynaud est ton père, je peux témoigner que c'est faux.
- Florian dit que je suis la fille de Stellarys, continua la jeune fille, lasse.
- Il a certainement raison. Illustra est la mieux placée pour le savoir.
- Oui, mais il veut... il veut...
Méline semblait au bord des larmes. Azraël lui entoura les épaules d'un bras réconfortant.
- Il te veut pour compagne, parce que, comme lui, tu es éternelle.
Elle le regarda, stupéfaite.
- Tu sais... !
- Oh ! Je l'ai deviné à de nombreux détails. Florian me semble quelqu'un de bien qui pourra te rendre... heureuse.
Le jeune homme buta sur le dernier mot et Méline sentit qu'il s'était raidi.
- Je ne veux pas, Egan. Je refuserais encore quand bien même il me sommerait de choisir entre la mort et lui.
- Florian n'ira jamais aussi loin. Il est de lumière. Je pense qu'il saura renoncer à toi si tu refuses. Quel est l'obstacle ? Incompatibilité d'humeur ?
- Je ne l'aime pas.
Il y eut un silence et Azraël s'écarta un peu.
- Coeur pour coeur, Egan, murmura Méline.
- C'est bien ce que je pensais ! s'exclama le jeune homme, rageur. Tu penses à ce rituel ridicule dans le temple d'Ariella et moi, toujours moi, je suis encore sur le chemin d'un innocent !
- Pourquoi ridicule ?
- Ridicule parce que sans suite ! Je n'aurais jamais dû accepter.
- Et tu penses que je dois accepter Florian et que j'arriverai à t'oublier ?
- Tu le dois. Je ne t'enchaînerai jamais à mon sort.
- Et Lymanee ? La repousserais-tu ainsi ?
- Si Lymanee est morte et bien morte, la question n'appelle pas de réponse. Si elle et toi ne faites qu'une, j'ai déjà répondu.
Lèvres serrées, le jeune homme s'éloigna.
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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