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Les Montagnes de la Mauvaise Mort
Le lendemain, Azraël fut réveillé par un souffle dans ses cheveux. Il ouvrit les yeux. Arkis n'était pas encore levé. Furnerius était juste au-dessus de lui et Azraël tendit le bras pour caresser les doux naseaux de son cheval. Il se redressa à moitié et souleva Méline dans ses bras. Sans ouvrir les yeux, la jeune fille lui entoura le cou de ses bras.
- Que dirait Elias s'il nous voyait ? chuchota Azraël avec un rictus moqueur.
Méline grogna et releva la tête.
- Rien à faire d'Elias. S'il m'ennuie, je me passerai de ses services !
- Pressons-nous un peu. Nous avons le domaine d'Erza à traverser avant de rencontrer tes légions.
La jeune fille reposa les pieds à terre et se mit en devoir de seller sa cavale.
Peu de temps après, ils partaient en direction des Montagnes de la Mauvaise Mort.
- Comment comptes-tu franchir cette chaîne ?
- Il y a un passage à un endroit, traversant les montagnes de part en part. Il aboutit dans une forêt.
Méline hocha la tête. Les deux montures s'élancèrent au galop.
Azraël n'avait vraiment pas menti. Alors que les Montagnes de la Mauvaise Mort se dressaient devant eux, incarnation de la puissance d'Erza, Furnerius s'engageait dans ce qui paraissait être une faille. Méline y poussa sa monture sans hésiter. Le passage était sombre et la jeune fille se guidait grâce au bruit des sabots de Furnerius sur la pierre. Agacée, elle leva la main et celle-ci fut aussitôt illuminée d'une lueur irréelle.
- Eteins cela ! siffla Azraël. Il n'y a déjà pas beaucoup d'oxygène.
Des fontes de sa selle, il sortit une corde qu'il attacha au troussequin de sa selle. Se penchant en arrière, il tendit l'autre extrémité à Méline qui la fixa maladroitement à sa bride.
Le chemin se poursuivit en silence. Azraël n'avait aucun mal à se diriger dans les ténèbres. Pour tromper le temps, Méline sortit son livre de magie et apprit quelques nouveaux sorts. Elle n'avait pas besoin de voir pour ce faire : d'un mot, elle avait mis les lettres en relief pour pouvoir les lire des doigts. Azraël, inquiet de son silence, l'appela :
- Méline ! Tout va bien ?
- Aucun problème, le rassura la jeune fille. J'apprends des sorts.
Elle se tut, puis reprit :
- Que veux-tu qu'il nous arrive ? Le passage est si étroit que personne ne risque de nous attendre au tournant ! C'est un vrai coupe-gorge.
- Au tournant, non. Mais au-dessus, si, répondit Azraël, soucieux.
- Au-dessus ? répéta Méline, surprise.
- Je suis déjà passé par ici. J'ai été attaqué par des créatures qui me sont tombées dessus à l'improviste.
- Quel genre ?
- Oh... serpents, gobelins...
- Serpents... Comme celui qui vient de s'installer sur mes épaules ? demanda Méline avec un calme olympien.
Azraël se retourna.
- Tu vas sans doute croire que je dis cela pour t'effrayer, mais il est venimeux.
- Je m'en doute. Je fais quoi ? Je le regarde dans les yeux et je lui dis que je peux me passer d'un animal de compagnie ?
- Surtout pas. Il risquerait de se vexer. Reste immobile. Pour l'instant, il n'a pas l'air agressif.
Lentement, Azraël se laissa glisser à bas de Furnerius. Il dégagea un pied de Méline de l'étrier et prit appui pour se hisser à la hauteur de la jeune fille. Le serpent se désintéressa de Méline et tourna son regard vers lui.
- Viens, mon petit ami..., murmura Azraël.
Il tendit son bras vers le serpent. Tout doucement, il posa son deuxième pied sur la paroi de pierre afin de rester en équilibre sans les mains.
- Il va mordre, Egan, prévint Méline.
- Je sais, répondit-il doucement, mais je ne crains rien.
Lentement, le serpent fit glisser ses anneaux autour des épaules de Méline pour venir vers Azraël. Le jeune homme ne le quittait pas des yeux. Tout se passa très rapidement : alors que le serpent se jetait en avant pour planter ses crochets dans le bras tendu, Azraël l'attrapait de son autre main à la base du cou. Le serpent siffla avec rage en se débattant vigoureusement.
- C'est peut-être un cracheur, s'inquiéta Méline.
- Je ne le crois pas. De toute façon, son sort va être réglé tout de suite.
Impitoyablement, les doigts de fer du jeune homme se refermèrent et le serpent cessa bientôt de s'agiter. Azraël laissa tomber au sol le long corps sans vie et remonta sur Furnerius.
- On continue, fit-il sans ajouter de commentaire.
Méline se replongea dans son livre de magie, ignorant le chemin qui serpentait dans les ombres.
Quand elle releva la tête, beaucoup plus tard, elle eut une sensation étrange. Le bruit des sabots de Furnerius semblait plus éloigné et plus faible ; une présence bizarre rôdait autour d'elle. Pour plus de sûreté, elle se pencha et chercha la corde du bout des doigts ; elle retint un cri étouffé quand elle sentit l'extrémité coupée...
Les postérieurs de sa cavale eurent soudain une faiblesse et Méline faillit tomber. Elle en était sûre, il y avait quelqu'un ! Passant outre aux recommandations d'Azraël, elle créa un feu magique. Quand elle vit ceux qui l'entouraient, elle eut un geste de recul : des reptiles humanoïdes d'environ deux mètres de haut, recouverts d'écailles en cuir durci et à la tête de lézard aux dents menaçantes, surmontée d'une crête épineuse. L'un d'eux eux était devant sa jument et il y en avait un autre derrière. Elle était bloquée et le couloir était bien trop étroit pour espérer les feinter.
Elle regarda au-dessus d'elle et fut saisie quand la tête d'un monstre s'approcha de son visage. Ce dernier dit quelque chose que Méline ne comprit pas immédiatement. Elle se força à se calmer et son cerveau redevenu lucide analysa le langage, retrouvant sa provenance.
- Des troglodytes ! Selon toutes mes informations, je dois avoir environ une chance sur dix mille d'y échapper !
Résolument, elle enfonça ses talons dans les flancs de sa jument qui se cabra et, utilisant l'effet de surprise, elle arrosa d'un jet de feu le troglodyte situé juste devant elle. Surpris par cette attaque, les créatures reculèrent et Méline en profita pour lancer sa jument en avant. Mais le passage souterrain était le domaine de troglodytes et ils n'allaient pas tarder à réagir.
Azraël était si concentré sur les attaques éventuelles qu'il ne remarqua pas immédiatement que Méline avait disparu. Ce ne fut qu'en touchant la corde qu'il s'aperçut qu'elle avait été sectionnée. Il n'était pas question de retourner en arrière à pied, car beaucoup de monstres auraient été ravis de faire leur festin de Furnerius, bloqué dans ce piège de pierre trop étroit pour lui. Sur l'ordre de son maître, le cheval se cabra et fit demi-tour sur ses postérieurs. Quand il arriva sur les lieux de l'attaque, où Méline était déjà empoignée par deux troglodytes, Azraël avait lâché les rênes et avait une navaja dans chaque main. Ses lancers furent terribles ; les deux troglodytes visés avaient, comme leurs congénères, de tout petits yeux, mais la navaja avait à chaque fois atteint l'oeil et pénétré si profond que les deux reptiles monstrueux moururent sur le coup. Il ne restait plus que les deux qui entraînaient Méline et celui qui supervisait tout du plafond.
Ce dernier lança un appel que Azraël identifia fort bien, puisqu'il maîtrisait énormément de langages : il s'agissait de rameuter le reste du clan ! D'un coup de cimeterre, Azraël coupa net cet appel et le fil de la vie du troglodyte. La cavale avait disparu, sans doute dans une des galeries annexes, et la voie était libre pour Furnerius, qui s'y jeta au galop, sans se préoccuper du sol inégal. Au passage, Azraël récupéra ses deux navajas qu'il garda à la main. Une odeur répugnante vint soudain le heurter.
- Par Sorcerak ! Ils sont en colère et sécrètent leur huile ! Méline risque d'être dans de mauvais draps !
Furnerius intensifia son effort et Azraël aperçut les deux troglodytes. Le plus lent des deux reçut une navaja dans le dos et une autre dans la nuque. Il s'écroula, mort. Le deuxième jeta Méline par terre et fit face. Il n'était pas beaucoup plus grand que Azraël, mais avait une carrure largement plus impressionnante. Azraël ne s'embarrassa pas de scrupules : son adversaire n'était pas armé, mais il dégaina son cimeterre. Les troglodytes étaient aussi loyaux que les assassins et ce n'était certes pas un compliment ! Le jeune homme restait sur ses gardes et il eut bien raison : de la roche qui constituait le mur, une silhouette se détacha. Un autre troglodyte. Ces monstres avaient le même pouvoir que les caméléons.
Le premier qui se jeta sur Azraël, griffes en avant, eut le poignet tranché d'un coup de cimeterre. D'un mouvement très rapide, le jeune homme vérifia que le mur ne recelait pas d'autres surprises et s'y adossa, un cimeterre dans chaque main. Les deux troglodytes ne se posèrent pas de question et attaquèrent ensemble, répandant toujours leur odeur infecte. Méline releva la tête juste à temps pour voir commencer la danse macabre des lames courbes. Les deux troglodytes sans armes n'avaient aucune chance et ils furent taillés en rondelles avant de comprendre ce qu'il leur était arrivé. Aussitôt, Azraël rengaina ses cimeterres et se précipita vers Méline. Il la souleva de terre sans le moindre effort et la déposa sur le dos de Furnerius. Un examen rapide lui permit de conclure qu'elle n'avait rien d'autre qu'une estafilade à la tempe. Sans lui laisser le temps de faire quelque chose, il lui entoura la taille de son bras et lança Furnerius au galop.
- Je maintenais une allure lente pour éviter d'alerter les troglodytes par le bruit. Maintenant qu'ils sont au courant de notre présence, nous pouvons accélérer !
- Et ma jument ?
- En ce moment, je crains fort qu'elle ne soit passée à la broche.
Furnerius galopait avec aisance et Azraël le dirigeait avec sûreté. Il devait avoir laissé des repères lors de son précédent passage, car il choisissait chaque embranchement sans hésitation.
- Ils nous suivent, annonça-t-il en gardant tout son calme.
- Où sont-ils ?
- Au-dessus. Dès qu'il y aura un trou dans le plafond, ils vont nous tomber dessus. Et ils sont nombreux. Ils ont dû retrouver les leurs, ceux que j'ai tués. Ça les a fait réfléchir.
- Comment allons-nous faire ?
- On va s'en remettre à Furnerius. Il se déplace plus vite qu'eux, mais ils connaissent des raccourcis. Il faut qu'on soit toujours avant eux !
Les premières jonctions avec l'étage supérieur se firent sans problèmes. A la quatrième, les choses se dégradèrent ; un troglodyte, plus rapide que les autres, sauta juste sous le nez de Furnerius qui se cabra en hennissant. Azraël savait bien que le troglodyte cherchait à perdre du temps, pour laisser à ses semblables le temps d'arriver. Il tenait une épée à la main et la brandissait d'un air menaçant. Les deux jeunes gens avaient gardé tout leur sang-froid et Méline tendit le doigt en murmurant :
- Sehul !
Un éclair s'abattit sur le troglodyte qui se retrouva aussitôt en cendres.
- Efficace, commenta Azraël alors que Furnerius repartait.
- Un peu radical, peut-être, murmura Méline.
- Tu n'hésites plus à tuer, dis donc !
- Avant, c'était Ranival qui les tuait à ma place. Le résultat est le même, de toute façon.
Silencieusement, Azraël acquiesça. Il avait déjà vu la situation sous cet angle. Pouvait-on dire que Méline était innocente des meurtres qu'il avait commis sous ses yeux alors qu'elle n'avait rien fait pour les empêcher ? Le seul assassinat qu'elle avait interdit était celui de Shilka et ce n'était peut-être pas la meilleure chose.
Au sixième embranchement avec le plafond, la partie fut plus rude. Azraël sentit qu'il y avait quelque chose et Furnerius aussi, car il changea d'allure. Silencieusement, le jeune homme déposa Méline par terre et envoya son cheval en reconnaissance. Deux troglodytes lui tombèrent sur le dos, n'ayant pas remarqué à temps qu'il n'y avait pas de cavalier. Deux navajas libérèrent Furnerius aussitôt, alors qu'un cri de rage venait du plafond. Les troglodytes ne se cachaient plus : s'ils ne disposaient plus de l'effet de surprise, ils prenaient leur temps, sachant pertinemment que les jeunes gens étaient obligés de passer par cette galerie pour gagner l'extérieur.
- A toi ! chuchota Azraël à Méline. Je te couvre.
La jeune fille se colla contre le mur et avança précautionneusement. Puis elle secoua la tête et se dit que ce n'était pas la bonne méthode. Elle prit une inspiration et se mit à courir. Au niveau du trou, elle se baissa rapidement et récupéra les deux navajas. Un éclair argenté fendit les airs à côté d'elle et un autre troglodyte tomba, mais Méline ne s'attarda pas à reprendre la navaja. Elle était saine et sauve à côté de Furnerius.
- A toi ! lança-t-elle à Azraël.
Celui-ci lui fit signe de se taire. Il entendait le chef discuter au-dessus de lui et comprit parfaitement le plan.
- Continue avec Furnerius ! ordonna-t-il.
Il savait bien que les troglodytes ne comprenaient que leur propre langage.
- J'ai une idée, continua-t-il rapidement. Je vous rejoindrai plus tard.
Sans attendre, il fit demi-tour et disparut. Méline bondit sur le dos de Furnerius et le relança au galop.
- Va, mon beau ! Ne le décevons pas !
Azraël rejoignit rapidement la dernière jonction et, en deux temps, trois mouvements, il se hissa à l'étage supérieur. Il resta un moment accroupi, tous ses sens en éveil, puis prit sa course. Ses pieds nus ne faisaient aucun bruit sur la pierre. Les troglodytes, après avoir vainement attendu qu'il passe, avaient décidé de sauter ; les deux jeunes gens étaient séparés, la tâche était donc plus facile. Mais en bas, une surprise de taille les attendait : leurs victimes avaient disparu. Azraël arrivait justement sur les lieux. Un troglodyte était penché au-dessus du trou et donnait ses ordres. Le jeune homme l'écouta un instant, enregistra le son de sa voix et, froidement, lui plongea sa navaja dans le coeur en le retenant pour qu'il ne tombe pas. Il le tira dans l'ombre et, imitant sa voix, il appela un de ses compagnons. Celui-ci vint sans méfiance et reçut un coup fatal dans la nuque.
Prudemment, Azraël passa sa tête par l'ouverture ; il ne restait plus que trois troglodytes. Azraël comprit que le chef avait envoyé les autres à la poursuite de Méline. L'un d'eux lui tournait le dos ; agilement, il descendit et lui lança une navaja. Il lui restait cinq armes à son baudrier et deux troglodytes de deux mètres face à lui. Il savait qu'il aurait eu le temps de remonter et de disparaître, mais les troglodytes risquaient de poursuivre le chemin par en bas et de prendre Méline entre deux feux. Il dégaina ses deux cimeterres. En face, ils avaient une épée et deux javelots. Le troglodyte qui tenait les javelots devait être particulièrement habile à les lancer, puisque ceux qui portaient les javelots étaient appelés les Gardiens du Long Trait, ce qui leur donnait un rang spécial en rapport avec leurs capacités à manier cette arme.
En effet, il en lança un et Azraël ne l'évita que de justesse, mais le rattrapa en fixant un de ses cimeterres avec son système spécial. Le troglodyte avec l'épée chargea et reçut le javelot en plein estomac ; Azraël n'était pas habitué à manier cette arme et il dut se concentrer exclusivement sur son adversaire. L'autre troglodyte en profita et lança son deuxième javelot. Azraël entendit le sifflement caractéristique de l'arme et se jeta au sol, pas assez rapidement, hélas ! Le javelot, au lieu de le tuer, lui traversa l'épaule gauche, la même que Julianne avait déjà blessée. Il ne put s'empêcher de hurler de douleur. Tout en roulant sur le sol, il prit une navaja qu'il lança et la fit aussitôt suivre d'une autre. Bien lui en prit, car ce fut la deuxième qui transperça le coeur du troglodyte. Il se releva péniblement et récupéra toutes ses navajas. Ensuite, il saisit le javelot avec fermeté et tira d'un coup sec, s'arrachant un deuxième cri. Furieux, il planta le javelot dans le corps de celui qui l'avait lancé. Puis il grimpa de nouveau à l'étage supérieur et courut tout d'une traite. Méline avait beaucoup d'avance, mais que se passerait-il si les troglodytes la rattrapaient ?
Il accéléra son allure. Méline ! Il devait la sauver. Il ralentit un peu. Pourquoi tenait-il tant à la sauver ? Jamais auparavant, en trente ans de vie, il n'avait voulu sauver quelqu'un. Il avait toujours été seul. Alors, sur qui veiller ? Et puis, elle. Pourquoi elle ? Il fallait qu'elle vive. Il la sauverait pour n'importe quelle raison, et même sans raison. Cette folie... tenir à quelqu'un quand on est poursuivi... cela lui rongeait le sang. Par Sorcerak ! Etait-ce le moment de se poser des questions ? La sauver d'abord, réfléchir ensuite. Il reprit de la vitesse. Il était endurant, là était sa chance.
Et Méline, avec ses grands yeux si clairs, avec ses grands yeux si verts, comme le feuillage tendre qui paraît au printemps, ses grands yeux si confiants... C'était la différence : elle avait confiance en lui. C'était la première fois. Etait-ce cela qui avait bouleversé toute sa vie ? Ce que lui n'avait jamais accordé à personne, elle le lui avait donné, spontanément et sans rien demander en échange. Il se sentait redevable envers elle et il voulait la sauver pour s'acquitter de sa dette. Redevable ? Ridicule ! Il n'était redevable à personne. Ce qu'il était, il le devait à lui seul. Ceux qui auraient pu le guider étaient morts sous ses yeux ou n'avaient jamais été là. Et puis, elle. Toujours ses pensées revenaient vers elle. Dans son esprit, elle lui apparaissait resplendissante, irradiant la lumière, une vraie déesse. Tout le magnétisme qu'elle dégageait...
Ses poumons commençaient à le brûler et il ne voyait toujours personne. Avait-il pris le bon chemin ? Oui, les traces au sol le confirmaient et aussi cette odeur répugnante qui ôtait leurs forces aux autres. Lui ne craignait rien. Elle était récente, cette odeur. Pourvu qu'ils n'aient pas rattrapé Méline. Furnerius ferait tout pour cela, c'était sûr. Tous deux ne faisaient qu'un. Il voulait protéger Méline, donc Furnerius la protégerait aussi. Mais toujours cette question obsédante : pourquoi la protéger ? Pourquoi elle ? Elle était de lumière, il était d'ombre, leurs chemins n'auraient jamais dû se croiser. Il aurait été plus logique pour lui de veiller sur une puissante des ténèbres. Toujours ce dilemme ombre-lumière. C'était à en devenir fou.
Et cette douleur à l'épaule qui ne cessait de croître, comme pour l'empêcher de penser. Penser à ce qui le rendait fou. Si les troglodytes avaient touché ne serait-ce qu'à un seul de ses cheveux, ce serait le carnage, dut-il en mourir. Jamais il n'aurait pensé mourir pour quelqu'un. Il aurait d'abord fallu qu'il tienne à quelqu'un. Lymanee, déjà morte. Zarth, Whiskers, d'ombre, comme lui. Et puis, elle. Le soleil de ses ténèbres. Leurs destins étaient liés. Elle avait besoin de protection. Ranival d'abord, et puis lui. Ses pensées tournaient en rond dans sa tête. Il approchait. L'odeur était très récente. Une ou deux minutes, pas plus. Ils étaient là et la guettaient. Ils lui tendaient une embuscade, les lâches !
Sa main se glissa vers son baudrier. Il prit toutes ses navajas dans la main gauche et hésita. Valait-il mieux les lancer deux par deux ou une par une, mais plus vite ? Sa décision fut rapidement prise. Trois troglodytes s'écroulèrent coup sur coup. Il ne ratait jamais sa cible. Encore quatre navajas dans la main et il restait six adversaires. Quatre tombèrent aussitôt. Les survivants, le croyant désarmé, foncèrent. Mal leur en prit. Le plus rapide fut décapité alors que le second recevait le deuxième cimeterre en pleine poitrine. Azraël récupéra ses navajas.
Furnerius passait au galop juste en dessous. Le jeune homme se laissa tomber sur le dos de son cheval qui ne broncha pas. Méline se retourna, une navaja à la main. Son geste se suspendit quand elle le reconnut et elle lui tendit ses deux armes manquantes. Au coin de ses yeux, il y avait comme une larme. Elle avait pleuré pour lui ? Perplexe, il se reposa sa maudite question : pourquoi ? Il regretta le combat ; au moins, à ce moment, son esprit était vide de tout " pourquoi ". Il ferma les yeux, secoua la tête et tenta de retrouver ses idées.
Et cette douleur à l'épaule... Méline l'avait aperçue et elle y apposa ses mains. Elle avait parfois une étrange façon de procéder : tantôt des sorts, tantôt des runes ou encore l'apposition. Qu'est-ce qui justifiait ces différentes méthodes ? Il sentit sa plaie se résorber et la souffrance disparaître. Quand Méline ôta ses mains, il ne se posa plus de questions. Les germes de doute injectés par le javelot étaient morts avec la douleur. Le monde reprenait son aspect habituel et là, toute proche, la lumière du soleil. Furnerius accéléra sa foulée. Ils avaient franchi les Montagnes de la Mauvaise Mort et se retrouvaient dans le domaine d'Erza.
- Comment va ton épaule ? demanda Méline.
- Mieux. Merci.
- Où étais-tu ?
- A l'étage supérieur. Je les ai eus par-derrière.
- Diable d'homme ! fit-elle, moqueuse.
- Un jeu d'enfant, répondit-il en riant.
- La vie est-elle donc toujours un jeu ?
- Toujours. Un jeu dont on ne connaît pas les règles.
- Rien qu'un jeu, hein, Egan ?
- Oui, un jeu... Un jeu où il n'y a que des perdants, un jeu où chacun joue avec des pions et où chaque pion est une vie... Toi et moi sommes les pions d'autres pions.
Méline le regarda d'un air interloqué.
- Nous sommes les pions de Simon et Sha et eux-mêmes ne sont que des jouets dans les mains des dieux. Pauvres d'eux !
- De la compassion, Egan ?
- Qu'est-ce que la compassion ? Des paroles, pas d'actes. Un assassin parle beaucoup, mais agit bien différemment.
- Arrête ! Ici, il n'y a plus d'assassin. Il n'y a que l'archer à la flèche enflammée, aventurier célèbre d'Yslaire.
- Et la souveraine du feu ?
- Disparue ! Juste Méline Anaya, aventurière magicienne !
Il la regarda longtemps de ses yeux brûlants, puis murmura doucement :
- Vendine... ?
Méline eut soudain l'air perdu d'une enfant prête à pleurer.
- Ce nom me hantait, reprit Azraël très bas. Je suis désolé. Ton vrai nom ?
- Je ne sais pas. Je ne sais même pas si j'ai un nom.
Furnerius, sentant la tension monter, s'arrêta et mâchonna quelques brins d'herbe.
Azraël descendit de cheval et rattrapa Méline à terre.
- Si tu me racontais tout ? suggéra-t-il. Peut-être que tout irait mieux...
- Il n'y a rien à raconter, se défendit Méline, poussée dans ses deniers retranchements.
- Très bien. Je ne te forcerai pas.
Ils se sentaient tous deux très fatigués, alors que Arkis était encore au zénith. Chancelants, ils gagnèrent un petit coin à l'herbe épaisse, ombragé par de grands arbres.
- Ce n'est pas normal, balbutia Azraël, s'efforçant de garder les yeux ouverts.
Méline ne lui répondit pas. Elle venait de s'écrouler. Le jeune homme ne tarda pas à la rejoindre, reconnaissant dans cette soudaine fatigue la main d'Erza. Furnerius s'approcha tranquillement et souffla sur la chevelure d'Azraël qui ne réagit pas. Résigné, le gigantesque cheval de guerre fouetta l'air de sa queue et se prépara à surveiller le sommeil de ses amis.
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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