Zaldar

   La voix de Méline rompit soudain le silence :
    - Egan, que signifie exactement le fait que je t'appartienne ?
    - Oh ! Euh... les chevaliers de la guerre ont une méthode assez brutale pour se choisir une compagne. Ils défient le champion de la dame en question ou la dame elle-même dans un combat à mains nues. Si le champion gagne, soit il met à mort le prétendant si la dame ne l'agrée pas, soit le prétendant devient l'esclave de la dame qui a tous les droits sur lui.
    - Et si le prétendant gagne ?
    - Alors la dame est à lui. Il a tous les droits sur elle, mais doit la protéger et ne pas avoir d'autre compagne durant son vivant.
    - Tous les droits ?
    - Oui. Droit de vie et de mort.
    - Il n'y a pas de cohabitation " pacifique " chez les chevaliers de la guerre ?
    - Oh ! Le dominant n'est pas forcément un tyran. Il y a eu de très bons ménages.
   Azraël se retourna. On ne distinguait presque plus le feu de la tribu païenne.
    - On s'arrête ici.
    - Pourquoi as-tu décidé de partir si brusquement ?
    - D'une part, pour me débarrasser des charmantes soeurs Gentien et d'autre part, parce que je tiens à ma peau. Dans une limite raisonnable, naturellement. Certains n'auraient pas hésité à me tuer pour venger Colman.
    - Elinor avait l'air de te plaire, fit Méline avec malice.
   Azraël sourit.
    - Très jolie, admit-il. Reste à savoir si elle est à ta hauteur, ajouta-t-il pour taquiner Méline.
   La jeune fille éclata de rire.
    - Espèce de flatteur ! lança-t-elle.
   Elle mit pied à terre près d'un groupe d'arbres.
   Poussant un soupir, elle s'étira comme un jeune chat, le visage offert aux rayons bleus de Vilya. Azraël retint un sursaut de surprise et bondit près de son amie.
    - C'est fou comme tu ressembles à Lymanee comme cela, dit-il rapidement. Elle adorait renverser la tête pour regarder Vilya.
   Méline plongea son regard dans celui d'Azraël.
    - Comment était Lymanee ? voulut-elle savoir.
    - Grande, mince. Longs cheveux bruns, yeux verts. Ne craignant ni dieu, ni démon. Fidèle à ses amis. Mais elle est morte il y a sept ans. Elle avait tout juste seize ans.
    - Et toi, tu en avais vingt-quatre, fit songeusement Méline.
    - On ne se quittait pas, elle et moi. Mais si tu étais elle, tu te souviendrais de moi, je suppose.
    - Je suppose, oui...
   Elle renversa de nouveau sa tête en arrière. Azraël lui entoura la taille d'un bras et caressa la joue de Méline de sa main restée libre. La jeune fille se souvint de ce que lui avait recommandé Sige, mais elle ne craignait rien : au simple contact des doigts d'Azraël, elle s'était rendue compte que le jeune homme avait mis des gants par-dessus ceux qu'il portait habituellement, dépourvus de doigts.
    - Regarde, Méline. Quoi de plus beau que la nuit ? chuchota Azraël. L'air est frais, doux, le silence s'exalte et la solitude y trouve sa plénitude. Le ciel ressemble à un velours floconneux qui nous entoure de sa protection...
   Il se tut et ils restèrent un instant l'un contre l'autre à écouter les seuls bruits de la nuit : leur respiration et le vent dans les branches.
   Soudain, l'ouïe d'Azraël capta un autre son et il écarta Méline de lui. Elle se retrouva dans l'ombre protectrice des arbres tandis que le jeune homme s'avançait sous la lumière de Vilya. Il dégaina son cimeterre et la lame eut une sinistre lueur dans les rayons lunaires. Une silhouette s'approcha de lui en courant. Il reconnut Elinor et l'empoigna par le coude sans douceur.
    - Que fais-tu là ? siffla-t-il comme un chat en colère.
    - Pardon, seigneur, fit la jeune fille dont les yeux se remplirent de larmes. Zaldar, le fils de Colman, est revenu au camp et il s'est juré de vous tuer.
    - Pourquoi est-ce toi qui es venue ? gronda Azraël. Ta jeune soeur m'a pourtant l'air de ne pas avoir froid aux yeux !
    - Je... j'ai la monture la plus rapide, répondit Elinor en montrant un worg.
   Sous le regard impitoyable d'Azraël, elle baissa la tête et confessa à voix basse :
    - Elles voulaient que je vous persuade de revenir.
   Azraël nota distraitement qu'elle le vouvoyait, traitement réservé aux plus illustres.
    - Elles sont tombées amoureuses de vous, continua Elinor avec désespoir.
    - Tiens donc, dit Azraël sans vraiment prêter attention à ce que racontait la jeune fille. Toutes ?
   Il écoutait la nuit ; il respirait par petits coups, distinguant nettement toutes les effluves qu'il percevait. Pas de traces d'un éventuel ennemi.
    - Oui, toutes ! répliqua Elinor. Et moi aussi, ajouta-t-elle avec défi.
   Elle se dressa sur la pointe des pieds et embrassa Azraël. Celui-ci se dégagea avec violence.
    - Ce n'est vraiment pas le moment, Elinor ! cingla-t-il. Même si tes soeurs veulent que je revienne, ce n'est pas en agissant ainsi que tu réussiras à me convaincre !
   Son odorat l'avertit en premier : quelqu'un approchait ! Il repoussa la jeune fille et dégaina le cimeterre qu'il avait remis au fourreau en reconnaissant Elinor.

   Le nouvel arrivant montait aussi un worg et Azraël vit aussitôt que la partie serait rude ; en plus du cavalier, il devrait affronter la monture. Les worgs, ces affreux loups géants, n'étaient pas des combattants à négliger. L'homme s'avança, l'air arrogant.
    - Es-tu Egan Pendragon, assassin de Colman ?
    - Je le suis.
    - Moi, Zaldar, son fils, je viens le venger. Prépare-toi à mourir !
    - Dommage, dommage, rétorqua Azraël d'un ton faussement désolé. Moi qui avais encore tant de choses à faire !
   Zaldar, irrité, bondit en avant, imité par son worg. Azraël recula et en profita pour dégainer son deuxième cimeterre. Il sentit tout de suite que la technique de Zaldar n'était pas habituelle pour un Païen. Il contra encore quelques attaques pour en être sûr, puis le déclic se fit : Zaldar se battait comme un Fils des Ténèbres.
   Azraël réfléchit à toute allure : les Païens détestaient la Guilde, sentiment compréhensible puisqu'ils étaient amis avec les chevaliers de la guerre. Aucun Païen ne connaissait donc les bottes propres à la Guilde. Il comprit pourquoi la Guilde avait abandonné si vite la recherche des Païens : plutôt que décimer les tribus, elle avait capturé un homme, ou même une famille, et l'avait entraîné pour lutter contre Azraël. Colman avait essayé en restant dans la légalité, tandis que Zaldar tentait de le vaincre aux armes. Azraël connaissait suffisamment Colman pour savoir que son ego l'avait poussé à agir seul. La Guilde ne répéterait pas deux fois son erreur ; elle surestimait même un peu trop Azraël et n'avait certainement pas laissé Zaldar seul contre lui. Silencieusement, il se fondit dans la nuit. Zaldar baissa son arme, décontenancé.
   Près des arbres, Elinor s'agita : elle croyait que Azraël était tombé. Méline lui plaqua vigoureusement sa main sur la bouche.
    - Tais-toi un peu ! fit-elle énergiquement. On va lui donner un petit coup de pouce. Voyons si je me souviens bien de ce sort...
   Elle leva une main à hauteur de son visage et commença à agiter les doigts. Une étreinte ferme se referma sur son poignet. Elle tourna la tête et rencontra le regard d'Azraël qui venait de surgir derrière elle.
    - Laisse, chuchota celui-ci. Je vais m'en occuper. Empêche Elinor de regarder.
   Méline hocha la tête. Elle avait compris.
    - Il y en a d'autres, n'est-ce pas ?
    - Deux. Un contre quatre. J'ai l'habitude. Un jeu d'enfant.
   Il disparut à nouveau. Elinor regarda Méline avec inquiétude.
    - Mais... il ne va pas le faire ?
    - Quoi donc ? demanda calmement Méline.
    - Défier quatre adversaires !
    - Bien sûr que si ! Il a déjà affronté une armée seul.
    - Tu l'envoies à la mort !
    - Tu ne crois quand même pas que je le laisserais partir s'il risquait d'être tué ?
   Brusquement, elle recouvrit les yeux d'Elinor de sa main.
    - Que fais-tu ? s'exclama la jeune Païenne en se débattant.
    - Je t'empêche de regarder, rétorqua ingénument Méline. Maintenant, calme-toi.
   Azraël était apparu. A grands bonds puissants, il se jeta sur Zaldar. Le Païen n'eut jamais le temps de comprendre que ce gigantesque tigre était son ennemi : les mâchoires lui brisèrent la nuque. En hurlant, le worg attaqua. Deux autres silhouettes, surgissant des ténèbres, se préparèrent à intervenir. Jugeant que le combat avec le worg était assez serré comme cela, Méline murmura un sort qui immobilisa les deux Fils des Ténèbres qui comptaient tuer Azraël.
   Le worg et le tigre roulaient par terre ensemble, cherchant à se mordre sans pitié. Le tigre eut un rugissement à glacer le sang et se dégagea.
    - Que se passe-t-il ? demanda Elinor, toujours aveuglée.
    - Il ne reste plus que trois adversaires.
    - Et le worg ?
    - Egan s'en occupe.
   Le tigre venait de bondir sur son ennemi et ses dents le saisirent à la gorge. Le worg roula sur le dos, cherchant à se libérer. Azraël en profita et lacéra le ventre exposé de ses pattes arrière. Le worg d'Elinor frémissait de retenue, tant il voulait porter secours à son semblable. La jeune fille referma ses doigts sur l'épaisse fourrure pour le retenir.
   Là-bas, le tigre venait de couper la jugulaire du worg. Méline libéra aussitôt les deux assassins du sort d'immobilisation. Le fauve fit face. Azraël savait que le combat serait plus dur : les Fils des Ténèbres savaient se battre et affronter un tigre ne leur faisait pas peur. D'un bond gigantesque, il passa par-dessus la tête des assassins et disparut. Les Fils des Ténèbres regardèrent autour d'eux ; ils savaient qu'une tierce personne assistait au combat, puisqu'ils avaient été immobilisés. L'un d'eux aperçut alors les silhouettes de Méline et d'Elinor.

   Avant qu'il ait eu le temps de faire un geste, deux lames se dressèrent sur son chemin. L'homme qui tenait ces lames n'avait pas l'air précisément amical.
    - Je suis celui que vous cherchez, dit-il tranquillement.
    - Egan Pendragon ? Il n'avait plus le pouvoir des assassins !
    - Erreur ! Gaud me l'a rendu.
    - Alors Shilka avait raison ! Azraël et Egan Pendragon ne font qu'un !
    - Ainsi, c'est Shilka qui propage ce bruit, songea Azraël. C'est bon à savoir.
   Il fit tournoyer ses cimeterres.
    - A vous l'honneur !
    - Une dernière question : comment Ankrist ne t'a-t-il pas reconnu quand tu étais Fils des Ténèbres ?
    - Nous n'étions pas de la même année et je m'arrangeais toujours pour disparaître quand il venait voir Caliga.
    - Il n'a jamais demandé à voir le prodige qu'était Azraël ?
    - Ankrist ne s'intéressait qu'à lui, fit Azraël en haussant les épaules. Hâtons-nous, je ne compte pas passer la nuit sur ce combat.
   Les deux assassins se mirent en garde.
   Le combat fut très différent de ce qu'ils escomptaient : Azraël para l'attaque du premier d'entre eux, tout en rangeant son deuxième cimeterre dans un système spécial qui évitait de rengainer ; il porta la main à son baudrier et le deuxième assassin se retrouva avec une navaja plantée en pleine poitrine. Mais il ne comptait pas abandonner, même en étant touché mortellement. Son camarade luttait contre Azraël et le blessé crut qu'il l'avait oublié. Il se rua sur le jeune homme. Avec une rapidité inouïe, Azraël le saisit à la gorge de ses doigts de fer, s'en servit de bouclier pour parer l'attaque de son adversaire et jeta le cadavre sur lui. La lumière de Vilya rendait ce combat presque irréel. Azraël n'avait maintenant plus qu'un antagoniste, à qui il laissa le temps de se relever. Ce dernier avait la navaja d'Azraël à la main.
    - Tu n'empoisonnes pas ta lame ? dit-il lentement.
    - C'est une méthode que je n'aime pas.
   L'assassin ricana. Azraël avait repris son deuxième cimeterre à la main.
   Son adversaire lança soudain trois navajas l'une après l'autre. Azraël intercepta la première qui était la sienne, et écarta les autres du cimeterre. Furieux, le Fils des Ténèbres récidiva, plus rapidement encore. Azraël réagit encore plus vite ; il accrocha ses cimeterres à sa ceinture et attrapa les navajas qu'il renvoya aussitôt. L'assassin ne comprit jamais ce qu'il lui arriva, tant la vitesse d'Azraël était fulgurante. Ses propres navajas se retrouvaient plantées à différents endroits de son corps. Il s'abattit au sol, son sang charriant déjà le poison violent dont il avait enduit ses lames. Azraël s'approcha.
    - Je ne peux plus rien, sinon t'accorder une mort rapide.
   Il s'accroupit et se rejeta vivement en arrière : une navaja était plantée entre ses côtes. Sans un cri, il l'arracha et la lança dans le coeur de l'assassin. Celui-ci venait déjà de rendre son dernier souffle.
    - Tu comprends pourquoi maintenant, je déteste empoisonner mes lames ; il y a tellement de risques qu'elles se retournent contre moi ! murmura-t-il au cadavre.
   Il eut une grimace.
    - Il n'est même pas bon, ton poison ! Il manque de rapidité !
   En titubant légèrement, il rejoignit Méline qui le reçut dans ses bras.
    - Coriace, son poison ! fit-il en souriant. Pas assez fulgurant, mais coriace...
   La jeune fille ne perdit pas de temps : le sourire d'Azraël était assez livide. Elle pointa d'abord son doigt vers le sol et un grand feu jaillit. Ensuite, elle dénoua les lacets de la tunique d'Azraël et le mit torse nu. Elinor l'observait avec réprobation, mais Azraël se laissait faire sans protester. Les doigts légers de Méline examinèrent rapidement toutes les blessures. Il y avait celles causées par le worg et celle due à l'assassin.
   La jeune fille s'intéressa d'abord à la dernière. Elle prit un peu de poudre rouge dans une de ses bourses qu'elle avait à la taille et traça la rune de Mythilène.
    - Tu crois que tu vas réussir à neutraliser le poison ? demanda-t-elle à Azraël.
   Le jeune homme haussa les épaules. Par mesure de sécurité, Méline dessina également la rune du poison. Pour les autres blessures, plus anodines, elle jeta un sort de guérison qui les fit instantanément disparaître. Elinor s'approcha timidement. Ses immenses yeux de saphir ressemblaient à un lac de détresse.
    - Seigneur, que puis-je faire ?
   Azraël se redressa comme il put, soutenu par Méline.
    - Retourne d'où tu viens, Elinor. Dis à tous que Zaldar m'a tué, mais qu'il a succombé à ses blessures. Pour le worg, tu diras que je l'avais tué avant. Quant à mon amie, elle a pris la fuite avec les deux chevaux.
    - Ils rechercheront les corps.
    - M'étonnerait. Ma compagne a jeté sur eux un sort de dissolution.
    - Bien, seigneur.
   Elle se détourna. Azraël la rappela :
    - Elinor ! Un dernier conseil : essaie d'épouser Veras. Il sera parfait.
   Elinor hocha la tête et s'éloigna sur son worg.

   Azraël laissa retomber sa tête au creux de l'épaule de Méline.
    - Tes peurs sont exorcisées ? demanda-t-il en souriant.
   Elle lui tapa gentiment sur la tête.
    - Prends-toi pour un briseur de coeur, pendant que tu y es !
   Azraël rit, se redressa pour remettre sa tunique et se réinstalla dans les bras de Méline qui s'appuya contre un arbre.
    - Tu es bien ? fit-elle, moqueuse.
    - Oh ! Je pourrais rester ma vie entière comme cela, affirma Azraël.
    - Tu m'as l'air bien gai, toi !
    - Tu préfères me voir en train de broyer du noir à cause de mon essence d'ombre ?
    - Certainement pas ! Je te retrouve comme lors de notre première rencontre.
    - Tu étais une vraie sauvageonne et tu refusais mon aide.
    - Et maintenant, je me ramollis, tellement je dépends de toi.
   Azraël bougea un peu la tête pour voir les doigts de Méline jouer avec les cordons de sa tunique.
    - Avant de te rencontrer, je me moquais d'être des ténèbres. A ton contact, j'ai voulu changer.
    - Et puis, tu as accepté une deuxième fois le pacte d'ombre.
    - J'ai compris que j'étais partie intégrante des ténèbres. De toute façon, avec la vie que tu mènes, je le serais vite devenu si je ne l'étais pas ! Tu ne cesses de courir à gauche et à droite !
   Méline appuya son menton sur les cheveux d'Azraël.
    - Liberté, Egan. C'est tout ce que je veux. C'est pour cela que je ne reste pas longtemps à Slar.
    - Sige accepterait peut-être de te rendre ta liberté.
    - Je ne crois pas. Sige et moi sommes en symbiose parfaite.
   Azraël se dégagea doucement et se rapprocha du feu.
    - Il est temps de dormir, petite Méline.
   Joignant le geste à la parole, il s'allongea sur le sol. Méline hésita un court instant, puis vint se blottir contre lui. Il lui entoura les épaules de son bras et sourit.
    - Rien à craindre ? murmura-t-elle.
    - Non. Le fauve veille. Et Furnerius aussi.
   Deux minutes plus tard, ils dormaient d'un profond sommeil.

Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair

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