Les Païens

   Ils chevauchèrent en silence, puis, une fois qu'ils furent sortis de la ville, Méline remarqua :
    - Nous n'avons pas de carte.
    - Pas besoin. Je connais la région. Je l'ai souvent parcourue.
   Méline fut stupéfaite de constater que Azraël retrouvait son chemin par son odorat plus qu'autre chose. Il n'utilisait pas sa mémoire des sentiers déjà découverts, mais son regard perçant fouillait les sols à la recherche de traces d'animaux, de marques laissées par les voyageurs, tandis que son odorat le renseignait sur la proximité d'ennemis tout en lui confirmant ce que le sol lui avait déjà dit. Infailliblement, il s'écartait des routes trop fréquentées pour suivre les chemins dédaignés par les caravanes. Chacun de ses choix était d'une rapidité stupéfiante et l'on aurait vraiment cru qu'il connaissait la route par coeur.
   Méline ne faisait aucune remarque et le suivait. Le chemin était facile : jusqu'au domaine d'Erza, ce n'était qu'une plaine déserte. Slar n'était pas un royaume très peuplé : la plupart de ses habitants étaient concentrés dans la ville bâtie autour de la cour flamboyante ; les autres étaient disséminés en petites tribus dans les différentes forêts qui constituaient le territoire. La plaine en question, dite Plaine Païenne, n'était pas appréciée ; d'abord le terrain n'était pas accueillant, consistant pour une grande partie en terre stérile et friable où ne poussaient que les plantes les plus rebutantes d'Yslaire, telles que les kyxres, sortes de ronces dont les feuilles et les épines sécrétaient un poison virulent ; ensuite, elles étaient fréquentées par des troupes de nomades, les Païens, qui professaient un athéisme total. Les Païens n'étaient pas des gens très tendres et dégainaient la claymore pour un oui ou pour un non. Les caravanes qui devaient traverser la Plaine Païenne préféraient généralement faire un détour et passer par la Forêt Principale, quittes à mettre plus de temps. La Païens n'approchaient pas des forêt pour une raison inconnue de tous. Azraël, lui, se lançait dans la Plaine Païenne sans crainte et Furnerius semblait partager sa confiance à ce sujet.
   Méline vit des nuages de poussière à sa gauche.
    - Egan ! Les Païens !
   Azraël arrêta Furnerius et se dressa sur ses étriers. Sa vue perçante distingua les Païens et leurs montures : lézards géants, worgs - ces énormes loups féroces - ou chevaux sauvages.
    - Qu'allons-nous faire ?
    - Attendre.
   Les Païens, qui arrivaient à vive allure, ralentirent quand ils virent que leurs victimes n'esquissaient pas le moindre mouvement de défense. L'un d'eux s'approcha sur son cheval sauvage qui ne cessait de caracoler.
    - Que fais-tu sur nos terres, Fils des Ténèbres ?
   Tranquillement, Azraël détacha sa large ceinture métallique et l'éleva au-dessus de sa tête. Le Païen s'approcha un peu plus.
    - Chevalier de la guerre ? fit-il, perplexe. Ils sont tous morts.
    - Sauf un, rétorqua Azraël en remettant sa ceinture.
    - Tu as pu la prendre sur un cadavre.
    - Pratiquement personne ne connaît la signification de cette ceinture.
   L'homme hocha la tête et plissa les yeux.
    - Ton visage m'est familier... Par tous les worgs ! Egan Pendragon ?
    - Exact. Tu as mis du temps à me reconnaître, Veras Hély.
    - J'étais sûr que la Guilde t'avait eu. Tu en fais partie, maintenant ?
    - Apprends à connaître ton ennemi pour mieux le vaincre.
    - Attends... ! C'est toi qu'ils recherchent partout ? Le dernier chevalier de la guerre, ayant réussi à s'infiltrer dans leurs rangs ?
    - Oui. Même toi, tu connais cette histoire.
    - On en a parlé partout à l'époque.
    - Figure-toi qu'à ce moment, je cherchais à sauver ma peau. Je n'ai pas eu le temps d'écouter les bruits qui couraient.
    - Je m'en doute.
    - La Guilde ne s'est pas attaquée à vous ?
    - Elle a essayé. Mais à côté de nous, les Fils des Ténèbres sont des enfants de choeur.
    - Ne te vante pas aussi outrageusement, Veras.
    - Bah ! Elle a abandonné rapidement. La Plaine Païenne est riche de cachettes pour qui la connaît. La Guilde s'est lassée avant nous. Qui est la fille ?
    - Une amie, Veras, fit Azraël d'un ton particulier.
   Le Païen hocha de nouveau la tête.
    - Venez au camp.
   La petite troupe se mit en marche. Méline regardait les worgs renifler avec ardeur les pattes de sa cavale alezane, mais elle n'avait pas peur.

   Au campement, un homme s'avança vivement.
    - Pendragon, que fais-tu là ? Tu sais pourtant qu'il est d'usage d'envoyer une offrande pour annoncer son arrivée. A moins que tu ne l'aies amenée avec toi..., ajouta-t-il en regardant Méline.
   Sur un geste de l'homme, deux Païens séparèrent Méline d'Azraël. Le jeune homme se tourna vers Veras en fronçant les sourcils.
    - Laissez-la avec Egan ! ordonna Veras.
    - Je t'interdis..., commença l'homme.
    - Cela suffit, Colman. J'ai dit.
   Les hommes relâchèrent leur pression sur la bride de la cavale alezane. Azraël donna un coup de genou à Furnerius et se rapprocha de Méline.
    - Elle est à moi, Colman. Est-ce clair ?
   Colman haussa les épaules et rentra dans sa tente.
   Veras eut une grimace.
    - Désolé, Egan. Le campement n'est pas encore débarrassé de l'influence de ce maudit sorcier !
    - Je t'ai connu plus radical, constata froidement Azraël.
   L'oeil unique de Veras s'alluma d'une lueur étrange.
    - Il ne renoncera pas aussi facilement.
    - Je sais, répondit Azraël en fixant la tente de Colman.
    - Tu... tu le ferais ?
   Pour toute réponse, Azraël dégaina son cimeterre et montra la rune gravée sur un côté de la lame. Veras ouvrit de grands yeux.
    - Par tous les worgs ! souffla-t-il. Tu veux dire que...
   Il se tut. Azraël savait qu'il avait compris. Veras Hély, chef de la première tribu païenne, avait des espions partout et connaissait tous les symboles des différents ordres et grades.
    - Ma tente sera la tienne pour cette nuit, reprit-il.
   Il s'effaça pour laisser passer Azraël et Méline.
   Ils s'assirent en tailleur sur le tapis posé à même le sol. L'oeil vif de Veras détailla Azraël.
    - Eh bien, Egan ! Tu es couvert de symboles ! Il y en a même que je ne connais pas, comme cette merveilleuse griffe. Tigre ?
    - Panthère. Tu m'étonnes, Veras. Un elfe m'a dit que tous les aventuriers savaient ce que cela voulait dire. Le seigneur des panthères, mm ?
    - Vu, Egan ! En clair, défense d'approcher le domaine des panthères noires ?
    - Le gardien des panthères me remplace la plupart du temps, mais je te déconseille de t'approcher quand j'y suis. Les panthères m'ont investi d'une mission : protéger coûte que coûte leur territoire. Y compris en tuant les voyageurs de passage un peu... agressifs, dirons-nous.
    - Et ce serre-tête ? Tu en as changé.
    - Observateur. Certains ont tenu à m'en offrir un en alliage de tantale et de tungstène noirci.
    - Belle promotion, apprécia Veras. Et elle ? ajouta-t-il en désignant Méline. Prise de guerre ?
   Azraël dissimula un sourire.
    - Non. Mon employeur.
   Veras hocha la tête ?
    - Très bien. Quand... le feras-tu ?
    - Quand il me défiera à nouveau.
   Veras, debout, jeta un coup d'oeil au dehors.
    - Le repas est prêt. Venez.
   La nuit était tombée rapidement et un grand feu brûlait au milieu du campement.
    - Guère discret, remarqua Azraël.
    - Personne ne s'aventure dans les plaines.
    - Et les autres tribus ?
    - Aucun problème de ce côté. Elles me sont soumises.
   Les Païennes installaient les gens à leur guise et Azraël, alors qu'on allait le séparer de Méline, referma ses doigts sur la nuque de la jeune fille et prit bien garde de ne pas écarter la chevelure d'or rouge.
    - Elle reste avec moi, commenta-t-il sèchement.
   Son regard dur fit le reste et la Païenne n'insista pas.
   Un froissement de tissu dans son dos fit se retourner Azraël. Colman se tenait là, drapé dans un grand manteau blanc.
    - Tu tiens à la garder ?
    - Il me semble que oui.
    - Tu n'as pas payé le tribut.
    - La visite n'était pas prévue.
    - Peu importe. Nous t'accueillons comme un invité. Selon notre loi, l'invité n'ayant pas payé le tribut doit se soumettre au bon plaisir du sorcier.
    - Puisque tu cites la loi, cite-la bien ! C'est au bon plaisir du sorcier et du chef. N'en oublie pas la moitié.
    - Je réclame cette fille, continua Colman.
    - Je refuse. Elle est à moi et d'après le code d'honneur des chevaliers de la guerre, elle ne peut pas appartenir à quelqu'un d'autre.
    - Tu connais l'autre solution, fit Colman d'un air gourmand. Le sang... Une fois que tu seras mort, elle m'appartiendra quand même.
   Azraël repoussa Méline pour la placer sous la protection de Veras.
    - Il n'est précisé nulle part qu'il s'agit de mon sang, remarqua-t-il calmement.
   Colman eut un air étonné, mais il comprit quand Azraël bondit. Il voulut se débattre, mais la poigne du jeune assassin était solide. Il appela à l'aide ; personne ne bougea. Veras le regardait tranquillement, les bras croisés. Azraël saisit une des navajas glissées dans son baudrier et égorgea froidement Colman. Puis, avec un air de mépris profond, il jeta le corps face contre terre devant le feu.
    - Tu voulais du sang, Colman, gronda-t-il. Eh bien, contemple le tien !
   Personne ne protesta.

   De la tente de Colman, quatre femmes sortirent la tête basse. La plus vieille avait à peine trente ans et la plus jeune atteignait tout juste les dix-sept ans.
    - Nous t'appartenons, seigneur, dit humblement l'aînée.
   Azraël haussa les épaules.
    - Vous êtes libres, répondit-il sèchement.
   La plus jeune s'avança.
    - Tu ne peux pas faire cela, seigneur. Tus tué notre protecteur, tu dois le remplacer.
   Mais dans ses yeux, Azraël lut ce qui motivait cette requête : l'adolescente n'avait pas été insensible au charme du jeune homme. Par sa haute stature, il dépassait tous les Païens. Son visage même, avec son air mutin et son sourire ironique découvrant sa canine gauche, était infiniment plus séduisant que ceux des nomades. On y retrouvait quelques caractéristiques propres à l'ange noir, avec les traits un peu trop marqués, mais au dessin net et pur, et le regard noir si aigu n'était pas étranger à la fascination qu'exerçait Azraël. Veras eut un sourire amusé ; il devait être assez habitué à cette attitude.
   L'aînée attira la plus jeune à elle.
    - Voyons, Shandra, la réprimanda-t-elle doucement. Tu ne peux le forcer à accepter. Que lui importe notre vie ou notre mort ?
   Le sourire de Veras s'accentua : Jasanna, l'aînée, utilisait une technique qui avait fait plus d'une fois ses preuves ; elle cherchait à faire culpabiliser Azraël. Le jeune homme se tourna vers son ami.
    - Je croyais que le repas était prêt.
   L'oeil gris clair de Veras s'illumina de gaieté.
    - Je te présente Jasanna, Alessa, Elinor et Shandra Gentien, les épouses de Colman. Selon notre loi, elles t'appartiennent.
    - Gentien, répéta pensivement Azraël. Un rapport avec Elric ?
    - Leur père.
    - Où est-il ?
    - Il est mort ! fit Shandra avec violence. Colman l'a tué.
   Veras s'assit près du feu et arracha une patte au volatile qui cuisait au-dessus du feu.
    - Colman voulait Elinor. Elric refusait. Tu le connaissais ! Quand il disait non, ce n'était pas la peine d'insister. Mais Colman n'a jamais renoncé facilement. Alors il s'est débrouillé pour tuer Elric et s'est emparé d'Elinor. Pour assurer la sécurité des autres, je l'ai forcé à les épouser aussi.
   Azraël hocha la tête. Il regardait Elinor qui s'asseyait en face de lui avec un petit sourire timide. La jeune fille était la plus fascinante des quatre soeurs : un visage fin, très expressif, illuminé d'un regard d'une merveilleuse couleur de saphir ; autour des joues, de lourdes vagues d'un noir de jais légèrement bleuté cascadaient sur les frêles épaules. Les contours du visage étaient très doux et si parfaits qu'on les aurait crus sculptés de main de maître. Elinor leva sur Azraël son regard triste, puis eut un sourire d'une stupéfiante luminosité. Shandra, qui s'installait à côté de sa soeur, paraissait plus terne et pourtant sa beauté était déjà spectaculaire. Les quatre soeurs se ressemblaient beaucoup ; toutes leurs différences résidaient dans leurs expressions. Jasanna, l'aînée, était très digne, avec un maintien presque royal et son visage était austère et sérieux. Alessa, la moins remarquable, avait un visage inexpressif et toutes ses émotions semblaient parfaitement contrôlées. Il était impossible de savoir ce qu'elle pensait. Elinor était timide et baissait souvent la tête, les joues colorées de rose ; un air de bonté et de douceur était répandu sur ses traits. Quant à Shandra, elle arborait presque le même air mutin que Azraël.
   Veras observait tranquillement les antagonistes : Azraël d'une part, absolument impassible, les quatre soeurs d'autre part, dont chaque mouvement reflétaient l'anxiété quant à leur sort. Azraël leva la tête et fixa Alessa de son regard magnétique. Le visage figé de la jeune femme se troubla et elle baissa les yeux. Le jeune homme secoua doucement la tête, comme pour désapprouver ce qu'il venait de faire, et coupa un morceau de boeuf cuit. Il avait pris une ration dans ses fontes avant de s'asseoir. Le boeuf était aussi dur que du bois, mais la navaja était si bien aiguisée qu'elle le coupait sans mal. Les belles dents blanches d'Azraël mastiquaient allègrement le morceau dur, longuement ; il aimait faire fonctionner ses mâchoires sur quelque chose de résistant quand il réfléchissait. Il ne regardait pas Méline à côté de lui, assise sur ses talons, immobile. Elle ne touchait pas au repas et ne disait rien. Légalement, son autorité surpassait celle de Veras, mais Azraël ne voulait pas courir le risque de mettre la vie de sa souveraine en danger. Les Païens n'avaient aucune raison de reconnaître le souverain du feu. Il devait trouver un moyen de se sortir de cette situation embarrassante. Il n'avait aucune envie de se promener avec quatre filles derrière lui.
    - Mon seigneur a-t-il trouvé la solution ? demanda doucement Elinor.
   Azraël fut surpris par sa voix : une voix d'exception, chaude, mais aux tonalités très claires.
    - Il n'y a pas de solution, Elinor, dit-il lentement.
   Il se tourna vers Veras.
    - Acceptes-tu de veiller sur elles ? Je n'ai pas de temps à leur consacrer.
    - Tu n'en veux aucune ?
   Azraël mit sa main sur l'épaule de Méline.
    - J'ai déjà celle-là, Veras. Je ne suis pas un Païen, mais un chevalier de la guerre. Le dernier chevalier de la guerre. Je respecterai le code d'honneur.
   Shandra se leva d'un bond et se planta devant Azraël, tandis que ses soeurs baissaient la tête, résignées.
    - Tu n'as pas le droit de faire cela !
    - Je t'ai trouvé un protecteur. Que veux-tu de plus ?
    - Toi.
   Azraël prit le petit menton volontaire et le leva vers lui.
    - Il n'y a que deux solutions, Shandra : ou Veras te protège ou... je vous tue toutes les quatre.
   Le ton de sa voix fit frissonner Shandra. Elle sentait qu'il était sincère.
   Méline se leva et vint aux côtés d'Azraël. Il la prit par le coude.
    - Nous partons. Viens.
   Veras se dressa devant lui.
    - La nuit est déjà bien entamée. Nous t'offrons l'hospitalité jusqu'à demain matin.
    - Veras, quelques esprits bien pensants pourraient vouloir tuer mon amie pour me forcer à remplir mon devoir, répondit Azraël à voix basse. Ils privilégieraient leur propre tribu plutôt qu'une étrangère.
    - Sans doute as-tu raison.
   Furnerius arriva au petit trot, secouant sa crinière avec ardeur. Il était suivi de la mince cavale alezane. Azraël mit Méline en selle, puis attrapa le pommeau de sa propre selle. Il eut juste le temps de poser son pied dans l'étrier gauche avant que Furnerius ne démarre. Il se rétablit en route et s'assit tranquillement. L'étalon de guerre donna aussitôt toute sa mesure et ils s'éloignèrent rapidement du camp. Azraël ne se retourna qu'une fois et ce fut pour voir Elinor se lever, grande et mince silhouette que découpait le feu.

Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair

Silverhair