Le retour à Slar

   Quand Furnerius et Byerley arrivèrent écumants aux portes de la ville, un spectacle inattendu les accueillit : les remparts étaient cernés de monstres écoeurants commandés par des chevaliers du chaos, un feu impressionnant faisait le tour de la ville, l'emprisonnant sous des torrents de fumée âcre, tandis que sur les murs, les assiégés faisaient pleuvoir des flèches en un flux continu. Au niveau de la grande porte, on remarquait surtout Santig-du, dont la blancheur immaculée rayonnait toujours, et Zarth, dont chaque trait était meurtrier.
   Azraël jaugea la hauteur du mur : il ne mesurait certes pas plus de quatre mètres de haut. Théoriquement, un assassin, en prenant une distance d'élan convenable, était capable de franchir d'un bond tout obstacle de moins de trois mètres. Azraël avait poussé cette faculté à son paroxysme en remontant la barre d'un mètre.
    - Julianne ! Veille sur Méline. Je me charge de déblayer la voie !
   Le jeune homme était toujours prêt à se battre. En un éclair, son cimeterre apparut dans sa main droite. Il prit son élan et courut droit au mur. Un instant plus tard, il se retrouvait aux côtés de Zarth et lui tendait son arc et ses flèches.
    - Prends cela. Le carquois est magique. En échange, donne-moi ton sabre !
   L'elfe noir ne discuta pas et obéit.
   Une arme dans chaque main, Azraël se dressa, terrifiant, sur les remparts avant de se jeter dans le vide en poussant le cri de guerre de Zarth :
    - Hulirli !
   Il se reçut au sol sans encombres. La première chose qu'il fit fut de se porter au secours de Julianne. La jeune femme, cernée de toutes parts, refusait de céder un pas et protégeait farouchement Méline. La danse macabre des armes commença et les corps s'amoncelèrent à une vitesse inimaginable autour d'Azraël. Celui-ci saisit Méline de son bras droit et, de nouveau, se rua vers le mur. Son cimeterre avait réintégré son fourreau et le sabre de Zarth était glissé sous la ceinture au creux des reins. Il se rétablit sur le faîte du mur et éleva Méline à bout de bras.
    - Asile aux fugitifs ! hurla-t-il. Slar terre d'asile et en voici sa souveraine !
   Il reposa Méline au sol.
    - Va chercher la couronne ardente, dit-il gravement, et déchaîne les pouvoirs du feu !
   Sans attendre sa réponse, il dégringola en bas du mur.
   Avant même de toucher le sol, il avait déjà ses armes à la main. Julianne, qui n'avait pas douté un seul instant qu'il viendrait la secourir, ne tarda pas à le rejoindre et, seuls contre une armée en furie, ils attaquèrent. Du haut des remparts, Zarth les secondait efficacement : aucune de ses flèches ne manquait son but et le carquois ne désemplissait pas. Mais l'elfe noir aurait été plus utile en bas et il le savait. D'un geste rapide, il confia l'arc à Santig-du et délesta le guerrier de sa lourde épée.
    - Bonne chance, ami !
   A son tour, il passa par-dessus le mur. En deux temps, trois mouvements, il était aux côtés d'Azraël.
    - Rends-moi mon sabre et prends cette épée ! cria-t-il. Tu te sers mieux que moi des lames droites !
   Les adversaires n'eurent jamais le temps de voir l'échange des armes. La danse infernale des lames étincelantes ne s'arrêta même pas.
   Azraël combattait deux adversaires à la fois, ses deux mains agissant de manière totalement indépendante. Quant à Zarth, il maniait le bâton avec une dextérité aussi mortelle que son sabre. Julianne faillit arrêter de se battre, tant l'étroite coordinence des gestes des deux hommes la fascinait. Ils agissaient tous deux avec une célérité remarquable et pas un de leurs gestes n'était laissé au hasard. En face d'eux, les monstres n'avaient aucune chance. Mais Zarth remarqua que la jeune femme, avec son épée et sa navaja, ne se débrouillait pas mal du tout.
    - Ce serait un plaisir pour moi de former ta soeur ! cria-t-il par-dessus le fracas des armes.
    - On verra cela si on s'en sort vivants ! hurla Azraël pour toute réponse.
   Et les deux hommes, arrachant de leur gorge le même cri si aigu de guerre, se ruèrent au combat avec plus d'ardeur encore. Sans hésiter, Julianne les suivit dans leur folie meurtrière.

   Soudain, Aynaud se dressa devant Azraël.
    - Nous nous retrouvons de nouveau, Azraël, fit calmement le chevalier du chaos.
   Mais une voix altière fit cesser tous les combats.
    - Arrêtez ce carnage ! Que tous écoutent ma voix et baissent les armes ou je déchaînerai les forces du feu !
   Debout au-dessus du mur, Méline flottait sur un nuage de feu. Ses mains étaient entourées d'un halo de flammes et sur sa tête, la couronne ardente brillait de tous ses feux. Un monstre pointa son doigt vers elle et beugla :
    - Ordreth la veut ! Saisissez-vous d'elle !
   Ces mots remplirent Méline d'une rage froide.
    - Ainsi, Ordreth, non content de convoiter la mère, tu cherches aussi à posséder la fille !
   Elle abaissa sa main ; un trait de feu vengeur s'abattit sur le monstre et le carbonisa sur place.
   Aynaud la regardait comme s'il était devenu fou.
    - Lymanee..., murmura-t-il. Lymanee ! cria-t-il à pleins poumons.
   Azraël sursauta. Certes, à cet instant, Méline ressemblait un peu à Lymanee, mais...
   Méline porta ses poings à son front, puis écarta violemment les bras. Des gouttes de feu tombèrent en pluie dense sur les assaillants qui détalèrent sans demander leur reste, cruellement brûlés. Jeliel reconnut alors Julianne, debout à côté d'Azraël, dans une attitude belliqueuse.
    - Julianne ! Viens ou elle va nous tuer !
    - Elle ne me fera rien, Jeliel. Je combats avec elle.
   Le chevalier du chaos recula d'un pas.
    - Tu veux dire que...
    - Je veux dire que j'ai épousé la cause de la souveraine du feu. J'ai également retrouvé mon père. Une malédiction pèse sur moi, Jeliel ; si je tente de te garder, tu mourras à cause de moi. Je suis désolée, Jeliel, mais je dois te quitter à jamais.
   La jeune femme avait les larmes aux yeux en prononçant ces mots. Le visage de Jeliel se referma.
    - Ainsi, tu trahis notre cause... Je ne t'aurais pas cru assoiffée de lumière à ce point. Très bien, si c'est ton choix, va et sois heureuse.
   Il s'éloigna sans se retourner, vacillant légèrement.
   Seul Aynaud restait sur le champ de bataille, encadré par Zarth et Azraël. Il tendait ses mains vers Méline et ne cessait de répéter :
    - Lymanee... Lymanee...
   Méline se posa à proximité et vint vers les deux hommes. Elle rayonnait.
    - Vous avez vu ? fit-elle, enchantée d'elle-même.
    - Méline, je te présente Aynaud. Il a perdu sa fille Lymanee, il y a sept ans de cela.
    - Oh ! C'est terrible !
   Mais Aynaud se redressa, l'oeil un peu hagard.
    - Pourquoi dis-tu que j'ai perdu ma fille, Azraël ? Elle est là, ma petite Lymanee !
   Il se précipita vers Méline et la serra dans ses bras. La jeune fille regarda Azraël avec des yeux suppliants.
    - Egan ! appela-t-elle d'une petite voix.
   Azraël ne résista pas à ce regard, pur appel au secours. Il posa sa main sur l'épaule d'Aynaud.
    - Laisse-la, Aynaud, dit-il. Dix archers ont leur flèche pointée sur toi et ils ont la corde nerveuse.
    - Azraël, c'est ma fille ! Enfin, reconnais-la toi-même !
    - Lymanee était brune, rétorqua sèchement le jeune homme.
    - Mais elle ressemble de plus en plus à sa mère ! insista Aynaud.
   Méline se dégagea doucement.
    - Je ne m'appelle pas Lymanee et je n'ai pas de père, dit-elle. Quant à ma mère, elle m'a reniée.
   Dans la tête d'Azraël résonna une voix qui avait hanté la vie de Méline :
    - Ton père, Vendine ! Une engeance de démon. Ta mère en a eu tellement peur qu'elle t'en a abandonnée. Et lui, il t'a tuée. Sans moi, tu serais morte, Vendine. Rappelle-toi bien cela : tu n'as pas de père !
    - Pas de père ! répéta douloureusement Méline comme en écho de la pensée d'Azraël.
   Aynaud regarda autour de lui, semblant perdu.
   Méline se dirigea vers la grande porte que Santig-du s'empressa de faire ouvrir. Azraël et Zarth lui emboîtèrent le pas. Julianne, prise de pitié, entraîna Aynaud avec elle. Le guerrier blanc de Chyraz vint au devant de sa souveraine.
    - Que s'est-il passé, Santig-du ? demanda Méline.
    - Les troupes d'Ordreth attiraient nos légions toujours plus vers le sud. Slar restait sans défense, alors ils ont attaqué. Heureusement le général Yzlot avait exigé qu'on laisse quelques bataillons de garde.
    - Un bon point pour ce général, nota la jeune fille. Comment vont les réfugiés ?
    - La plupart ont revêtu l'uniforme des légions de feu. Il ne reste plus que les plus faibles.
    - Où en est le chaos ?
    - Il s'attaque aux elfes du sud. Toutes les tribus du nord ont été soit sauvées, soit décimées.
   Ce qui délimitait le nord du sud était le domaine d'Erza, dit le Territoire des Ombres.
   Ozanam venait à la rencontre de Méline.
    - Noble dame, fit-il en s'inclinant.
   Azraël bondit.
    - Je croyais t'avoir interdit de lui parler ! s'exclama-t-il.
   Méline écarta le barde.
    - Je suis pressée.
    - Mais noble dame...
   La jeune fille se retourna, furieuse.
    - Je ne t'ai pas vu sur les remparts, me semble-t-il ! dit-elle, le regard chargé de nuages.
    - Je ne sais pas me battre, noble dame !
   Méline désigna un enfant elfe qui revenait des remparts, un arc à la main.
    - Et lui, il sait se battre, je suppose ? Tu es plus lâche qu'un enfant.
   Santig-du et Azraël échangèrent un regard de connivence, tandis que Méline s'éloignait.
   Ozanam fit face à Azraël et siffla rageusement :
    - Que lui as-tu raconté sur moi pour qu'elle me traite ainsi ?
    - Rien. Je ne lui ai même pas parlé de toi, à vrai dire. J'avais bien autre chose en tête !
    - A propos, Fils des Ténèbres ! appela Ozanam alors que Azraël tournait déjà les talons. Je croyais que tu devais me tuer si je m'approchais de Méline.
    - Le jour ne me paraît pas approprié, répondit Azraël sans se retourner.
    - Aurais-tu peur ? ironisa le barde.
   Une main de fer l'empoigna à la gorge.
    - Contente-toi de chanter et n'essaie pas de réfléchir. Ton cerveau n'y résisterait pas.
   Les yeux d'Ozanam s'enflammèrent.
    - Tu m'insultes, maintenant ?
    - Erreur. Je dis ce que je pense. Après, c'est toi qui vois si tu te sens insulté ou non. Tout dépend où tu places ta fierté.
    - Et c'est un assassin qui me parle de fierté ?
    - Bof. Pour l'instant, je suis le champion du feu. Mais rappelle-toi une chose, grand barde : pour moi, une vie ne vaut rien et quand je dis à quelqu'un que je le tuerai, il s'en vante rarement après m'avoir rencontré. Je n'épargne personne !
   A côté de son frère, Julianne dissimula un sourire : si, il avait épargné Jeliel. Les yeux d'Azraël prenaient de plus en plus leur éclat sauvage. A regret, comme s'il agissait contre la volonté de ses doigts, il desserra son emprise de fer sur la gorge d'Ozanam.
    - Rappelle-toi, barde..., gronda-t-il. Une vie s'efface d'un geste...
   Devant le visage terrifiant d'Azraël, Ozanam recula et le sarcasme mourut sur ses lèvres. Il hocha simplement la tête et s'en alla.
    - Tu lui as fait une belle peur, Azraël, fit Julianne, enchantée.
    - Il s'en remettra et reviendra, plus hargneux, jusqu'au jour où...
   Il termina sa phrase par un grand geste du bras que Julianne interpréta fort bien : une navaja suffirait à le faire taire définitivement.
   
   Méline s'était réfugiée dans un petit cabinet attenant à sa chambre. Là, il y avait juste une statue de Sorcerak, entourée de petites bougies et, au milieu, un portrait de Ranival. Méline s'agenouilla devant la statue sur le sol dallé, dédaignant le coussin prévu à cet usage.
    - Ô Sorcerak, aide-moi ! murmura-t-elle.
   Elle saisit le portrait de Ranival et le regarda avidement : le guerrier blanc de Sorcerak était représenté sous sa forme de jeune homme, mais à l'arrière-plan, un phénix majestueux ouvrait ses ailes et dressait son bec au-dessus de la tête du jeune homme.
    - Rani, oh Rani ! J'aimerais tellement que tu sois là ! Est-il possible qu'il m'ait menti à ce sujet ? Florian prétend que...
   Elle s'interrompit. Son regard plongea dans les yeux peints de Ranival, d'une fascinante couleur d'or liquide, mais l'artiste avait si bien su rendre leur expression de fierté qu'ils en paraissaient vivants.
    - Rani, pourquoi es-tu parti ? J'ai tellement besoin de toi !
   Elle baissa la tête et une larme coula le long de sa joue pâle.
    - Une reine a besoin d'un familier, Rani...
   Une silhouette apparut à côté d'elle : une mince jeune femme au visage triangulaire dévoré par d'immenses yeux bruns, aux longs cheveux cuivrés cascadant sur son épaule droite. Méline reconnut la cape de satin violet et ses lèvres s'entrouvrirent d'étonnement.
    - Sige... !
   L'esprit de la couronne ardente caressa doucement la joue de Méline.
    - Tes yeux sont humides, enfant...
   Sige s'agenouilla et entoura les épaules de Méline de son bras.
    - Tu m'as donné beaucoup d'ombre, ces derniers temps, fit-elle d'un ton affectueux.
   La jeune fille baissa la tête.
    - J'en suis désolée.
    - Tu n'as pas à l'être. Ton âme est d'une pureté sans égale et sans cette ombre que tu m'envoyais, j'aurais fini par prendre possession de ton corps. Tu n'y aurais pas résisté. Azraël le savait bien. Mais je te demande de t'abstenir d'ombre pendant quelque temps. Il faut que ton potentiel de lumière se régénère.
    - Combien de temps ?
    - Au moins un mois. Ne plus toucher Azraël.
    - Il va croire que je le renie, fit Méline avec lassitude.
    - Enfant, ne te laisse pas abattre ! Tu dois lutter. Les elfes comptent tous sur toi. Ta renommée s'est étendue bien au-delà des frontières de Slar, tu sais.
   Mais Méline fixait obstinément le portrait de Ranival et ses lèvres tremblaient.
    - Enfant, nous avons confiance en toi, n'oublie pas, reprit doucement Sige.
   Puis, silencieusement, elle s'en alla. Méline se redressa avec effort, remit le portrait aux pieds de Sorcerak et regagna sa chambre. Elle baigna ses yeux d'eau froide, pour faire disparaître les traces de larmes, respira profondément, puis alla rejoindre les autres.
   Santig-du et Julianne, accoudés à une fenêtre, regardaient un affrontement entre Zarth et un de ses élèves. La danse du sabre ne s'interrompait jamais, mais chaque geste était contrôlé. Méline savait que l'élève ne risquait rien, mais ce dernier n'en semblait pas aussi sûr. Il devait craindre à tout instant une traîtrise de Zarth ; c'était un réfugié récent, qui ne connaissait pas encore l'elfe noir. Zarth grondait :
    - Concentre-toi donc ! Tu trembles comme une feuille. Si je te fais peur, utilise au moins ta peur à ton avantage au lieu d'en être déstabilisé !
   Jugeant sans doute que le combat avait trop duré, il fit sauter l'arme des mains de son élève.
    - Tu ne tiens même pas correctement ton arme !
   L'élève ne dit rien. Exaspéré, Zarth s'écria :
    - Mais comment vas-tu faire devant les troupes d'Ordreth ? Si tu te bats comme cela, elles ne vont pas hésiter à t'embrocher, crois-moi !
   L'élève sursauta et reprit son arme d'un air résolu.
    - Recommençons !
   Zarth hocha la tête et se mit en garde.
    - Prends bien garde que ta fougue ne te fasse pas te découvrir, commenta-t-il en remarquant chaque faille dans la garde de son adversaire et en la sanctionnant d'une légère pointe. Ne te concentre pas uniquement sur mon sabre : je peux sortir une lame courte ou un complice peut surgir derrière toi. Voilà, c'est bien mieux. Continue comme cela, conclut-il, et les troupes d'Ordreth vont se mordre les doigts de s'être opposées à toi !
   L'élève rougit un peu et baissa son épée.
   Il observa un instant le jeune drow qui fixait l'horizon de ses yeux sensibles à demi protégés par le capuchon rabattu.
    - Pourquoi as-tu choisi cette vie, Zarth ? demanda-t-il, essoufflé.
   Le jeune drow sourit.
    - Regarde autour de toi. Là d'où je viens, il n'y a pas de soleil, de lune et d'étoiles. Rien que de la pierre nue et des pièges à chaque pas. Ici, il y a des gens à qui l'on peut tourner le dos sans craindre de recevoir un poignard.
    - Il y en a aussi qui détestent tant les drows qu'ils les chassent à vue.
   Le beau visage de Zarth se plissa en un sourire amusé.
    - Comme toi, par exemple ? Il y a deux jours, la seule chose que tu cherchais était de me tuer pendant nos affrontements ! Crois-moi, les gens ont bien raison de détester les drows !
   L'élève hocha la tête.
    - Les elfes de la surface n'aiment pas beaucoup les drows.
    - Et les drows haïssent leurs cousins, fit sombrement Zarth.
    - Pourquoi la souveraine du feu te fait-elle confiance ?
   Le jeune elfe noir leva la tête vers la fenêtre et vit que Méline s'était jointe à Santig-du et à Julianne.
    - Demande-le-lui. Elle m'a sauvé la vie et elle ne me connaissait pas. D'autres m'avaient refusé leur aide sous ses yeux et elle n'a pas eu peur. Je ne sais pas pourquoi elle me fait confiance, mais ce que je sais, c'est que je préférerais me tuer plutôt que lui causer un tort d'une quelconque manière. Et je ne suis pas le seul à penser cela !
   Du haut de sa fenêtre, Méline entendait ce que disait Zarth et elle voulut couper court aux compliments.
    - Où est Egan ?
    - Avec Furnerius, répondit Santig-du en se tournant légèrement.
   La jeune fille partit aussitôt.
    - J'aimerais bien savoir pourquoi elle appelle toujours mon frère Egan, remarqua Julianne.
    - Parce que c'est son vrai prénom : Egan Pendragon.
    - Tu veux dire : le Egan Pendragon que la Guilde recherche ? Le dernier chevalier de la guerre ?
    - Par Sorcerak ! J'avais oublié que tu étais une Fille des Ténèbres ! marmonna Santig-du.
    - Je ne le trahirai pas. C'est mon frère. Pas étonnant qu'il soit si sauvage et si brutal. Quel homme pourrait être le seul survivant d'un carnage tout en réussissant à s'infiltrer dans le camp adverse ?
    - Lui et lui seul. Il a une force de caractère que je n'avais encore jamais vue.
    - Quel dommage que...
    - Oui... Si seulement il n'appartenait pas aux ténèbres corps et âme...
   Quand Méline entra dans l'écurie, Azraël était assis entre les antérieurs de Furnerius et s'amusait avec des brins de paille, tandis que son cheval lui soufflait allègrement sur ses cheveux, les emmêlant à loisir. Méline s'accouda à la porte sans rien dire ; Azraël ne leva pas la tête.
    - Méline, je voudrais que tu détruises la fusion de nos esprits.
    - Pourquoi, Egan ?
    - Parce que je ne pourrai pas continuer à vivre avec tes souvenirs. De plus, la fusion n'a pas été totale : toi qui craignais tant que je t'interroge sur ta vie, tu m'as tout donné, appelant ma mémoire de toutes tes forces ; quand celle-ci a fait une timide apparition, brisant le mur d'oubli qui l'emprisonnait, tu t'es retirée précipitamment. Tu as refusé mes souvenirs.
    - Je... je ne voulais pas le faire malgré toi. Moi, je savais ce que je faisais...
    - Pourquoi l'as-tu fais, Méline ? Pourquoi m'as-tu livré jusqu'au plus torturant de tes secrets ? J'ai obligé mon esprit à ne pas s'occuper de ce qui me venait de toi. Je ne sais rien de plus sur toi que ce que tu as bien voulu me dire. Annule la fusion d'esprit. Sinon, je retournerai au champ des roses bleues.
    - Très bien. Détends-toi, je vais le faire.
   Azraël obéit ; Méline ferma les yeux et se concentra. Elle rappela ses souvenirs à elle et tous revinrent, sauf cette phrase qui avait résonné dans l'esprit d'Azraël à propos de son père, mais le jeune homme l'obligea à disparaître.
   Enfin libéré de cette vie qui n'était pas la sienne, il se releva.
    - Merci.
    - Désolée d'avoir troublé ton intégrité.
    - Tu n'as pas à t'excuser.
    - Je voulais... Tu as dit que tu m'accordais ta confiance et j'ai compris que c'était le plus beau cadeau que tu pouvais me faire. Je voulais être à la hauteur.
    - Je... Le plus beau cadeau que je pourrais te faire serait de m'éloigner le plus possible de toi. J'attendrai pour ce faire que Ranival soit de retour.
   Il caressa Furnerius, tournant le dos à Méline.
    - Ne te sens jamais redevable envers un assassin, jamais ! dit-il.
   Le silence retomba.
    - Quand partons-nous prêter main-forte aux légions de feu ? reprit-il.
    - Quand tu le voudras.
    - Tout de suite. Furnerius n'aime pas être enfermé.
    - N'a-t-il pas besoin de se reposer après avoir galopé ainsi du temple d'Ariella jusqu'à la cour ?
    - Il est infatigable.
   Un quart d'heure plus tard, Furnerius et la mince cavale alezane attendaient leur cavalier dans la cour. Les elfes assistaient au départ, regardant cette jeune fille qu'ils connaissaient à peine prendre les armes pour porter secours à leurs cousins.
   Santig-du mit Méline en selle.
    - Prenez garde à vous, ma dame.
    - Je te confie le palais, Santig-du. Veille à ce que personne n'offense Zarth.
   Le jeune elfe noir s'approcha à son tour.
    - Je serais peut-être plus utile dans les troupes, tu sais, Méline.
    - Non, Zarth. Ceux que nous allons défendre ne te connaissent pas et ils pourraient avoir peur de toi. En restant ici, tu améliores nos troupes. Je sais que ce n'est pas passionnant, mais...
    - Entshilkan aimerait se dégourdir les jambes.
    - Rien ne t'empêche de faire quelques sorties, mais ne sors pas seul, je t'en prie.
    - C'est promis. Reviens-nous vite.
   Azraël était déjà en selle. Il avait rajouté un deuxième cimeterre à sa ceinture et portait un baudrier noir où étaient glissées neuf navajas, en plus de celle qu'il mettait au creux de ses reins. Julianne s'approcha de lui.
    - Tu ne veux pas que je vienne ?
    - Non, Julianne. J'ai besoin d'une personne de confiance à la cour, prête à partir au moindre appel.
    - Très bien. Je t'obéirai.
   Furnerius piaffait d'impatience. Sans regarder Méline, Azraël lâcha les rênes et le cheval s'élança au galop. L'ouïe fine du jeune homme entendait un autre pas derrière lui et il ralentit légèrement pour que Méline puisse venir à sa hauteur. Les autres restaient sur les marches du palais, à les regarder se perdre dans les rues fourmillantes de la ville.

Texte © Azraël 1996 - 2002.
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