Le temple d'Ariella

   Furnerius et Byerley, la jument de Julianne, galopaient de pair. Le gigantesque cheval de guerre avait repris la route avec enthousiasme, alors que la jument avait quelque peu rechigné. Cette fois-ci, quand ils passèrent à proximité de la tour du chaos, qu'ils avaient déjà évitée de justesse au retour, aucune troupe ne tenta de les arrêter. Azraël eut juste un soupir.
    - Quand je pense que Lymanee fut presque ma soeur et que maintenant, Aynaud veut me tuer...
    - On est doués pour les ennuis, non ? fit Julianne, nullement émue, avec un ton qui était très proche de celui qu'employait habituellement son frère.
    - En refusant de me tuer, tu viens de te mettre la Guilde à dos. Et je doute fort que Jeliel apprécie de recevoir son congé sans explication.
    - Je compte lui en donner, protesta Julianne. Je ne suis pas une sans-coeur !
    - J'espère en tout cas que tu ne te sers pas de Santig-du. Sinon j'ai le regret de te dire que je te tuerai de ma propre main.
    - Je compte sur toi pour agir ainsi. Je ne sais pas comment t'expliquer. Dès que je l'ai vu, ce fut comme une illumination...
   Azraël hocha la tête, mais ne dit rien. Ce ne fut que lorsqu'ils arrivèrent devant le tapis bleu des fleurs de l'oubli qu'il desserra les dents.
    - Julianne, tu restes là, avec Furnerius et Byerley. Si je ne reviens pas, retourne à Slar. Ne tente pas d'affronter le parfum de l'oubli.
    - Comment saurais-je que je n'ai plus rien à espérer ?
    - Furnerius le saura. Lui et moi ne faisons qu'un.
   Julianne serra son frère dans ses bras. Elle ne le connaissait que depuis peu, mais le jeune homme forçait son admiration. Elle avait l'impression d'avoir vécu avec lui toute son enfance et il régnait entre eux une curieuse entente pour deux personnes qui ne s'étaient jamais vues auparavant. Azraël s'éloigna vers le temple d'Ariella, sans se retourner. Julianne resta debout avec les chevaux à le regarder partir. Elle se rendait compte qu'elle n'était pas faite pour la Guilde. Quand elle se comparait avec son frère, elle comprenait qu'elle n'arriverait jamais à son niveau. Elle avait été une élève très douée de l'Honorable, mais elle répugnait à tuer avec le sang-froid dont Azraël faisait montre. Même si elle l'avait vu épargner à chaque fois sa victime, ses yeux vifs et observateurs, formés par l'expérience de voleuse qu'elle avait, avaient remarqué le léger tremblement de sa main, comme s'il devait se contraindre pour ne pas tuer. Il était visible que l'entraînement de la Guilde était celui qui l'avait le plus marqué, quoi qu'il en dise. Elle se souvint d'une phrase qu'il avait prononcée :
    - J'ai plus de morts sur la conscience que tu n'en as vu dans ta vie.
   Elle frissonna ; que de crimes sous-entendait cette simple phrase ! Oui, sans doute faisait-il vraiment partie intégrante des ténèbres. Et pourtant, elle savait bien que son coeur n'était pas totalement insensible : elle le sentait bien quand il parlait de cette jeune fille inconnue, la dénommée Méline. Sa voix était alors légèrement plus sourde et les eaux sombres de son regard prenaient des reflets rêveurs. La Guilde avait imprimé sa marque au fer rouge sur son frère, mais elle ne l'aurait pas, elle, Julianne ! La jeune fille réalisa qu'elle n'était pas autant d'essence d'ombre qu'elle le croyait. Elle ne serait jamais aussi endurcie que l'était Azraël. Elle se prit à espérer que même un être de faible essence de lumière pourrait l'aider à échapper au sort que lui avait réservé son père. Mais Azraël lui avait dit de ne pas sous-estimer le pouvoir de l'ombre. Elle se secoua et regarda son frère qui avait atteint le champ des roses bleues.
   Il resta debout, les cheveux dans le vent, à contempler les fleurs. Puis il se décida et entra dans le champ. Il retrouvait les marques de son passage précédent, les tiges écartées, mais aucune écrasée. Et puis, alors qu'il était à mi-parcours, les autres le virent chanceler et tomber à genoux.
    - Azraël ! hurla Julianne en se jetant en avant.
   Furnerius lança un hennissement strident à en vriller les tympans, qui cloua Julianne sur place. Elle se retourna, au bord des larmes.
    - Oh non, Furnerius, je t'en prie ! Ne me dis pas que c'est le signal !
   Mais là-bas, Azraël se relevait péniblement, les doigts crispés sur son épaule blessée. Le parfum entêtant des roses bleues était très corrosif et il s'était virulemment attaqué à la blessure. Le jeune homme continua son chemin en se concentrant sur ses pas. L'effet d'oubli n'agissait plus sur sa mémoire, mais il devait faire appel à la litanie de la Guilde pour oublier la douleur qui lui vrillait l'épaule. Un acide versé sur sa chair à vif ne lui aurait pas fait plus d'effet.
    - Fils des Ténèbres, Fils des Ténèbres..., murmura-t-il entre ses dents serrées. Oublie ta douleur et puise ta force dans ta volonté... Une volonté de fer, c'est un corps infatigable qui ne ressent plus la souffrance...
   La Guilde n'était pas pour rien la meilleure guilde d'assassins. Les épreuves d'initiation étaient très dures et seuls les sujets d'exception les réussissaient. Ils étaient ensuite soumis à un entraînement rigoureux et éprouvant, que fractionnaient différentes épreuves de difficulté croissante. La dernière, l'épreuve finale, était sanctionnée par la mort en cas d'échec. Ceux qui avaient échoué aux épreuves précédentes étaient utilisés en assassins de basse classe. La réputation de la Guilde avait rapidement grandi ; la commande était toujours parfaitement exécutée, sans bavures, les renseignements pris sur la victime et son entourage étaient soigneusement vérifiés et triés et enfin, la discrétion était assurée. La documentation de la Guilde était néanmoins une preuve accablante pour maints notables, car les Fils des Ténèbres enquêtaient également sur l'employeur ; les tarifs de la Guilde étaient exorbitants et il n'était pas question d'exécuter une commande sans paiement. Pour chaque victime, le nom du commanditaire était indiqué, ainsi que les raisons de cet assassinat.
   Devant cette renommée grandissante, les autres guildes avaient fait grise mine ; les Fils des Ténèbres étaient de plus en plus sollicités, mais les autres assassins, que l'on appelait désormais les petits assassins, étaient méprisés. Seule la grande Guilde était prisée, pour son travail exécuté sans laisser de traces. Les petits assassins avaient essayé d'entrer dans la Guilde ; certains y avaient réussi, mais la plupart d'entre eux avaient échoué et en étaient morts. La Guilde régnait maintenant quasiment seule sur le monde des assassins ; les guildes résistant encore étaient celles qui étaient spécialisées dans les assassinats très particuliers, exigeant souvent le sacrifice des membres - qui s'en sortaient toujours. Les assassins de ces guildes étaient tous connus de vue et généralement, ils détournaient l'attention des autorités pendant que leurs comparses exécutaient le travail. Les Fils des Ténèbres, au contraire, étaient "invisibles" ; personne ne les avait jamais vus à visage découvert. On connaissait le nom des meilleurs, mais c'était bien tout, et un nom était si facile à changer !
   Azraël compara la Guilde avec l'Honorable. Cette dernière, loin d'étouffer ses concurrents, les avait pris sous son aile, même si elle gardait ses méthodes pour elle. Il était fréquent de la voir faire appel à des voleurs d'autres guildes pour des missions de moindre importance. Elle restait quand même la plus réputée et ses disciples étaient des voleurs parfaits, que personne ne pouvait se vanter d'avoir surpris la main dans le sac. Le jeune homme sourit, se moquant de lui-même : alors qu'il bravait les fleurs de l'oubli pour sauver Méline, il repensait à la Guilde ! Il allait peut-être perdre la vie et il songeait à l'entraînement qu'il avait suivi pour donner la mort.
    - Donner sa vie ou prendre celle des autres, ce n'est pas si différent, dit-il tout haut. Tous les hommes sont des morts en puissance. Ils pèsent juste sur la terre durant le temps qui leur est imparti. De toute façon, s'ils tenaient vraiment à la vie, ils arrêteraient de se battre, car ils respecteraient celle des autres, en ce sens qu'ils en connaîtraient la vraie valeur.
   Il s'aperçut qu'il avait oublié la douleur à son épaule, maintenant totalement insensibilisée. Il savait que c'était dû au poison des fleurs : il attaquait d'abord, puis engourdissait, en une torpeur trompeuse. Il atteignit le temple sans plus d'encombre, se forçant à remuer le bras : alors qu'il ouvrait la porte, sa blessure recommença à le faire souffrir. La prêtresse d'Ariella l'accueillit cordialement.
    - Tu n'es pas resté éloigné très longtemps, remarqua-t-elle.
    - Je ne le pouvais, Vénérée.
    - Je le sais. Viens, elle n'attend plus que toi.
   Elle le conduisit à la chambre où reposait Méline.
    - Mais elle n'a toujours pas repris conscience, Vénérée ! constata-t-il.
    - Tout dépend de toi, fils. Comme dans les histoires pour enfants, elle n'attend plus que ton baiser pour se réveiller.
   Alarmé, Azraël fit un pas en arrière.
    - Je refuse, fit-il. Ce serait l'attirer à l'ombre. Je ne veux pas, ce serait un crime gratuit.
    - Je vois bien là que tu tiens à elle. Mais elle a besoin d'ombre, fils. Sinon elle sera envahie de lumière, dévorée par elle, et sa flamme se consumera trop vite. La pureté la brûlera irrémédiablement.
   Azraël hésita.
    - Hâte-toi, fils. Chaque seconde que tu perds est une de gagnée par la mort.
   Alors, le jeune homme se décida ; il s'agenouilla à côté de Méline et posa ses lèvres sur celles de la jeune fille. Le temps qui s'écoula lui sembla une éternité avant que Méline ne bouge. Azraël se retourna vers la prêtresse.
    - Avant qu'elle ne reprenne totalement conscience, dites-moi ce que vous voulez pour l'avoir guérie. Votre prix sera le mien, quel qu'il soit.
    - Et si je te demandais ta vie ? fit doucement la prêtresse.
    - Prenez-la, répondit Azraël sans hésiter.
    - Tu es généreux, enfant.
    - Plus rien de compte maintenant qu'elle est sauvée.
    - Rends-toi compte du geste que tu fais, enfant. Toi, qui as écourté tant de vies que tes mains en sont souillées à mes yeux, tu offres tout ce qu'il te reste pour une jeune fille qui ne t'est rien.
    - Je le sais, Vénérée. Mais je le ferai, si ma vie est le paiement que vous exigez. Rappelez-vous que je vous ai offert mon sang, ma vie, mon âme. J'ai beau être ce que je suis, je ne renie pas de telles paroles.
    - Je ne te demandais que ton amour.
    - C'est quelque chose que je ne connais pas, Vénérée ! fit Azraël, les yeux étincelants et la voix brève. Dites-moi ce que je dois faire pour vous dédommager.
    - Rien, enfant, répondit doucement la prêtresse sans s'offusquer. Ton geste seul m'a déjà amplement payée. De plus, les dieux m'ont interdit de te demander quoi que ce soit. Mais je t'en conjure, veille sur elle ! Elle a plus besoin de toi que tu ne le crois !
   Dans la tête d'Azraël résonna une phrase qui lui glaça le sang :
    - Tu n'existe donc que pour elle et par elle. Et tu tergiverses quand il s'agit de la sauver ? avait crié l'ange noir.
   Le jeune homme baissa la tête.
    - Moi aussi, j'ai besoin d'elle, songea-t-il amèrement, ne serait-ce que pour me sentir utile au moins une fois dans ma vie. Elle est sans doute la seule à me considérer dans l'intégralité de ma personnalité, sans se restreindre à mon statut de Fils des Ténèbres. Et puis... elle a allumé en moi un feu à la douce chaleur, une flamme qui jamais ne s'éteindra.
    - Egan ? appela une voix faible dans son dos, le sortant de sa rêverie.
    - Je suis là, Méline.
    - Oh ! Je le savais bien. Tu es toujours près de moi.
   La jeune fille tendit une main hésitante vers Azraël qui saisit timidement les longs doigts fuselés aux ongles en amande marqués à la base d'une lunule blanche. Fasciné, il observa cette petite main blanche dans la sienne, si grande et si brune, une petite main si fragile qui pouvait lancer des sorts terribles. Se penchant discrètement, il déposa un léger baiser sur ces charmants doigts effilés si diaphanes.
    - Rappelle-toi, enfant, murmura la prêtresse. Tu ne me dois rien... Rien !
   Azraël fit celui qui n'avait pas entendu ; il aida Méline à se redresser et elle appuya sa tête contre son épaule.
    - Que s'est-il passé ? Je ne me souviens de rien.
    - Gaud a fait des siennes, mais il ne t'ennuiera plus, je te le promets.
   Méline retrouva rapidement ses forces et se releva.
    - Où sommes-nous ?
    - Dans le temple d'Ariella.
    - Tu es blessé !
   Azraël voulut se dérober, mais Méline posait déjà ses mains sur la plaie qui se résorba lentement. Elle n'avait pas fait appel aux dieux, mais elle avait directement utilisé l'énergie divine qui régnait dans le temple. Azraël saisit la main de Méline dans la sienne et la tourna de façon à ce que le dos soit orienté vers lui. Ils restèrent un instant immobiles et silencieux, puis Méline dit doucement :
    - Sourire pour sourire.
   La prêtresse d'Ariella retint son souffle : elle allait assister à un instant extraordinaire. Il s'agissait d'un rite ancestral appelé les promesses.
    - Regard pour regard, continua gravement Azraël.
    - Coeur pour coeur.
    - Confiance pour confiance.
   Méline sentit là que Azraël venait simplement de lui offrir tout ce qu'il avait et qu'elle n'avait rien à lui donner en échange. Aussi ce fut dans un souffle qu'elle acheva :
    - Ame pour âme.
    - Un ! firent-ils ensemble.
   Leurs doigts s'entremêlèrent et Azraël baissa la tête. Méline comprit qu'il avouait sa défaite et la vue de cet homme si fier et sauvage écrasé ainsi par le poids de ses sentiments lui serra le coeur. Elle passa doucement sa main libre dans la chevelure trop longue.
    - Méline, je ne peux pas ! murmura-t-il, désespéré.
    - Tu ne peux pas quoi ?
    - Les ténèbres... Je suis né ombre et je mourrai ombre.
    - Ton ombre ne me fait pas peur. Nous ne faisons qu'un, Egan, et tu le sais. Tes ténèbres seront miennes comme ma lumière sera tienne.
    - L'ombre l'emporte toujours.
   Méline haussa les épaules. Elle savait que Azraël acceptait ses propres ténèbres, mais qu'il les craignait pour elle. Elle leva la tête avec détermination et l'embrassa. Azraël ne se débattit pas et passa même un bras autour de la taille de la jeune fille. De sa grande main brune, il caressa la joue un peu pâlie de Méline.
    - Ton royaume t'attend, souveraine, dit-il à mi-voix.
    - Mon royaume qui te déteste, n'est-ce pas ? Par Sorcerak, Egan, ne peux-tu donc pas songer de temps en temps à être heureux ?
    - Je ne sais pas ce que c'est, répondit-il avec simplicité.
   Méline se serra contre lui.
    - Je suis désolée, Egan.
    - Tu n'as pas à l'être, Méline. J'ai une personnalité difficile à cerner.
    - J'apprendrai à te connaître. Je sais déjà que tu es un prince, un assassin, un aventurier, un chevalier de la guerre et le frère des elfes. C'est beaucoup pour un seul homme, non ?
    - Je suis aussi grand-croix du chaos, seigneur des panthères et chevalier du silence.
    - Et fils de l'ange noir.
    - Et fils d'un père indigne ! gronda Azraël. Viens, laissons ce sujet. Ton royaume t'attend. Vénérée ! Comment Méline pourra-t-elle lutter contre le poison de l'oubli ?
    - Seul ton amour peut la sauver, fils, je te l'ai déjà dit. L'amour est la seule force salvatrice de ce monde.
   Azraël regarda longuement Méline, puis traça du doigt un signe sur son petit front.
    - Mythilène ! appela-t-il mentalement. Mère, protège-la, je t'en supplie ! Peu importe ma vie si elle reste sauve !
    - Es-tu prêt à affronter le poison de l'oubli sans protection si tu sais qu'elle ne risque rien ?
    - Oui, mère. Sans hésitation.
    - Alors va et veille sur elle ! Je ferai de même.
   Azraël salua la prêtresse d'Ariella et souleva Méline dans ses bras.
    - Me fais-tu confiance ? demanda-t-il.
    - Confiance pour confiance, fit Méline avec un sourire.
   Azraël hocha la tête et ouvrit la porte. Le parfum des roses bleues le frappa de plein fouet et il chancela.
    - Egan ! Est-ce que tout va bien ?
    - Oui. Ne t'inquiète pas, Méline.
   Lentement, pas après pas, il se concentra sur ce qu'il ne devait pas oublier. La prêtresse, restée sur le seuil, le regardait aller à l'oubli en pleine connaissance de cause.
    - Pauvre enfant ! murmura-t-elle en ouvrant un chemin sous les pieds d'Azraël. Ô jeune fille, puisses-tu mesurer l'ampleur du sacrifice qu'il te fait !

Texte © Azraël 1996 - 2002.
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