Les chevaliers du chaos

   Furnerius progressait d'un pas souple et rapide. Sur son dos, Azraël ne disait rien. Il enserrait Méline de ses bras, contemplant le doux visage qui paraissait simplement endormi.
    - Oh, Méline ! Comment ai-je pu te laisser faire cela ? J'aurais dû bondir et t'arracher cette fleur maudite avant que tu ne la respires !
   Soudain, une troupe l'entoura et, en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire, Azraël se retrouva ligoté et Méline lui fut arrachée. Ses adversaires étaient tous vêtus d'argent, avec un décolleté en diagonale qui laissait libre l'épaule gauche. Tous arboraient fièrement une longue cicatrice noirâtre de la mâchoire jusqu'à l'épaule. A ce signe, Azraël reconnut les chevaliers de l'ordre du chaos, adorateurs d'Ordreth. Autour du cou, ils portaient tous le médaillon du chaos, large cercle noir entourant un disque blanc, un des symboles d'Ordreth.
   Ils entonnèrent le chant qui résonnait un peu trop ces jours-ci, le chant des troupes d'Ordreth :
    - Nous semons le chaos et la confusion,
   Nous semons le désordre et la destruction,
   Nous sommes les troupes d'Ordreth le grand,
   Dieu des troubles et roi des tourments.
   
   Ecoute notre chant victorieux ! Ecoute !
   Ecoute et vois ces belles armées en déroute !
   La planète est perdue, c'est notre territoire
   Qui s'agrandit en même temps que diminue ton espoir !

   Azraël sentait son sang bouillir de rage, mais il sut se contrôler. Ils étaient trop nombreux et les chevaliers du chaos étaient loin d'être aussi impressionnables que les barbares de Gazanhe. Alors, avec résignation, il se laissa conduire jusqu'à la tour du chaos, haute bâtisse ronde recouverte de miroirs qui réfléchissaient et amplifiaient les blancs rayons d'Arkis.
   Arrivée à cet endroit, la troupe se divisa en deux ; tandis que la première moitié emmenait Méline, toujours inconsciente, l'autre entraînait Azraël dans les étages souterrains. Il fut introduit dans une pièce en briques arrondies grises, illuminée de nombreux flambeaux. Au fond, il y avait un solide poteau auquel il fut attaché. Les chevaliers du chaos firent un demi-cercle autour de lui pendant qu'il commençait discrètement à défaire ses liens. Il connaissait bien la méthode qu'utilisait l'ordre du chaos. Il avait si souvent répété ces gestes qu'il les exécutait presque machinalement.
   Les chevaliers l'observaient en silence à la lueur ensanglantée des torches. Soudain, l'un d'eux s'avança et le frappa rudement au visage. Azraël ne daigna même pas répondre et fixa l'agresseur du feu glacé de son regard noir. Le premier noeud venait de se défaire. Une femme s'approcha à son tour et arracha violemment la tunique d'Azraël.
    - Dommage, fit celui-ci sans se départir de son calme. Je l'aimais bien.
    - Ne t'attache pas aux choses matérielles ! cracha la femme en promenant la lame d'un poignard sur la poitrine du jeune homme.
    - Il le faut bien quand on n'a plus que cela, rétorqua Azraël sans se troubler.
   Encore un petit effort ! L'extrémité de ses doigts était ensanglantée, mais il ne sentait pas la douleur et s'acharnait sur le dernier noeud.
    - Alors adore Ordreth ! continua la femme en entaillant brusquement la peau nue d'Azraël.
   Celui-ci la saisit soudainement par sa tunique et la souleva du sol par la seule force de son poignet.
    - Je l'ai déjà fait ! gronda-t-il. Tu n'as pas regardé là où tu aurais dû !
   D'un geste vif, il dégagea son épaule gauche et tous purent y voir la longue cicatrice noirâtre. Des murmures parcoururent l'assemblée.
    - C'est l'un des nôtres !
   Azraël avait relâché la femme et se tenait bien droit, les bras croisés, sans se soucier de s'exposer au feu des torches. Son regard perçant semblait foudroyer ses frères.
    - Je vous ai toujours interdit de vous attaquer aux Fils des Ténèbres. Qu'avez-vous donc retenu de ce que je vous ai appris ? demanda-t-il en colère.
    - Rien, Azraël, répondit un nouveau venu.
    - Aynaud ! Es-tu encore le seul à te souvenir de moi ?
    - Je le crois, oui, fit gravement l'homme qui se tenait près du seuil. Tous les autres sont morts.
    - Morts ! Et comment ?
    - Une troupe de Fils des Ténèbres. Nous les avons évités, comme tu nous l'avais enseigné, mais à la nuit tombée, ils nous égorgèrent tous.
    - Combien de temps...
    - Deux ans, Azraël.
   Le jeune homme comprit : deux ans plus tôt, la Guilde avait appris qu'Egan Pendragon s'était glissé dans ses rangs et l'épuration avait commencé. Les chevaliers du chaos étaient souvent amis avec les Fils des Ténèbres et ceux-ci, pour éviter tout risque, avaient voulu éliminer toute la confrérie, comme ils l'avaient fait avec l'ordre de la guerre.
    - C'est de ma faute, dit-il calmement. C'est moi qu'ils recherchaient.
    - Aussi tu comprendras que tu n'es plus le bienvenu parmi nous, Azraël. Tu n'aurais même pas dû te faire reconnaître ; tu courais moins de danger en gardant l'incognito.
   Le cercle se resserra autour d'Azraël, tandis que la voix d'Aynaud s'enflait :
    - Cet homme est Azraël et il a été notre grand-croix pendant un an. Il était l'un des meilleurs et...
   Aynaud n'eut jamais le temps d'achever : Azraël s'était jeté en avant, renversant par sa seule force ceux qui tentaient de l'arrêter. En deux bonds, il avait atteint la porte, mais Aynaud avait veillé à tout : elle était fermée à clef. Azraël fit face, les épaules collées au battant. Ses yeux brillaient d'une lueur sauvage.
    - Pas l'un des meilleurs, Aynaud. Le meilleur. Souvenez-vous ! gronda-t-il en montrant sa cicatrice. Je l'ai gagnée durement et je la mérite. Mais j'ai aussi reçu d'autres titres !
    - Azraël ! cria Aynaud. Calme-toi !
   Mais le jeune homme se transformait déjà en sa forme hybride de tigre-garou. En deux coups de patte, il fit voler la serrure en éclats. Il tourna légèrement la tête, eut son sourire ironique qui découvrait sa canine gauche, sauf qu'il s'agissait maintenant du croc d'un prédateur, et acheva de prendre sa forme de tigre.
    - Par Ordreth ! souffla Aynaud. Il est plus bête que homme !
   En deux bonds, le félin avait disparu, semant la terreur à l'étage. Les chevaliers du chaos qui entouraient Aynaud reprirent brusquement leurs esprits et se ruèrent à la poursuite d'Azraël.

   Celui-ci progressait à foulées gigantesques et avait déjà regagné le niveau d'entrée. Il reprit sa forme humaine et continua à gravir les escaliers sans ralentir le rythme. Il savait où les chevaliers du chaos emmenaient les prisonnières et il devait y arriver avant qu'il ne soit rattrapé. Il atteignit enfin l'étage voulu ; mais là, une surprise de taille l'attendait : la porte s'ouvrit sur une chambre luxueuse et, au fond, on percevait le portrait d'une jeune fille ravissante, que Azraël reconnut sans hésiter : il s'agissait de Lymanee, la fille d'Aynaud, qui était morte sept ans plus tôt. Azraël, grand-croix à cette époque, avait présidé à la cérémonie funèbre.
    - Par tous les tonnerres du ciel ! grogna-t-il, furieux. Ils ont tout changé ici, pour que je perde mes repères ! Ils savaient que je reviendrais et qui a pu leur dire, sinon Azraël, premier du nom, ange noir et serviteur de la lune ?
   Il se calma, ferma la porte et s'assit dans un coin, remontant ses genoux sous son menton.
   Il avait depuis longtemps accepté d'être un être à multiples facettes et avait intégré ses différentes personnalités. Il savait faire abstraction des autres et se concentrer sur celle qu'il fallait, jusqu'à se glisser dans la peau du personnage. Il savait que la plupart de ses personnalités étaient répréhensibles, mais il avait admis ce fait et n'en souffrait plus. Ce fut au contact de Méline qu'il voulut changer ce qu'il était, mais maintenant, il comprenait que ses ténèbres pourraient peut-être sauver Méline. Plutôt que de changer pour faire plaisir à la jeune fille, il décida de mettre toutes ses connaissances à son service.
    - L'innocence ne peut parfois être sauvée que par des mains souillées de sang, murmura-t-il malgré lui.
   Oui, son père avait raison ! Azraël ne s'était jamais plaint d'être essence d'ombre ; il assumait les ténèbres et le sang sans faiblir. Et voilà que, troublé par la pureté d'une enfant, il aspirait à la lumière ! Il savait pourtant être condamné à l'ombre.
   Avec colère, il secoua la tête. Il se détendit, fit le vide dans son esprit, puis pensa intensément à Aynaud.
    - Je suis Aynaud, se répétait-il. Lymanee, ma fille, ma douce enfant...
   Peu à peu, son visage prenait l'expression de celui d'Aynaud. Ses épaules semblèrent se voûter et il tendit les mains en suppliant vers le portrait de Lymanee. Soudain, sa vraie personnalité jaillit en un cri de victoire.
    - Je sais ! s'exclama-t-il, pris d'une gaieté enfantine. Je sais, bien sûr.
   Il ouvrit doucement la porte et huma précautionneusement l'air. Rien ne pouvait échapper à son odorat extrêmement développé. Il n'y avait personne.
   Il fit un pas hors de la chambre ; ses pieds nus ne faisaient aucun bruit sur les dalles de pierre. Il ferma les yeux et se chuchota à lui-même :
    - Redeviens toi-même, ami... Sois Fils des Ténèbres !
   En un instant, il changea de personnalité. Il se glissait le long des murs dans un silence étonnant et paraissait presque se fondre dans la pierre.
   La tour du chaos était en ébullition. La voix d'Aynaud dominait tout :
    - Trouvez Azraël ! Trouvez-moi cet homme ou cette bête !
    - Ni homme, ni bête, Aynaud, murmura doucement Azraël. Rien qu'une ombre.
   Il disait vrai : il était tellement ombre que les chevaliers du chaos ne le virent pas.
   A l'étage où il s'arrêta, il y avait un garde posté devant la porte. Azraël bondit et tordit brutalement le cou de l'homme qui s'effondra.
    - Vous étiez mes frères, gronda-t-il. Je vous aurais défendus et protégés contre la mort elle-même si vous me l'aviez demandé. Vous m'avez renié, vous le regretterez !
   Il ouvrit la porte. La salle était emplie de femmes, pour la plupart épouses de chevaliers, mais aussi prisonnières récentes, car sinon, résignées, elles auraient rejoint les troupes. Au milieu d'elles, Méline, allongée sur une table ; quatre hommes se disputaient à son sujet.
    - Je l'ai vue le premier ! disait l'un.
    - C'est moi qui l'ai portée ici ! arguait le deuxième.
    - Essayez seulement de la toucher ! prévint le troisième. Elle sera à moi.
   Azraël ne laissa pas le temps au quatrième de présenter ses arguments ; il écarta les femmes et s'avança.
    - Elle est à moi, dit-il d'une voix forte.
   Les quatre hommes se retournèrent. Devant la cicatrice, ils ne dirent rien, surtout qu'elle se terminait en as de pique, symbole de grand-croix.
    - Elle est à moi, répéta-t-il.
    - Nous avons le droit de prétendre à elle ! Il n'y a pas de priorité !
    - Imbécile ! grinça Azraël. Aucun de vous ne peut la guérir. Moi, si.
   Son regard noir défiait les quatre hommes.
    - Désolé, je ne renonce pas à elle, fit l'un d'eux.
   Il se mit en garde, imité par ses confrères.
   Azraël ricana : un contre quatre ! Ils n'avaient aucune chance. Il aurait pu prendre sa forme hybride, mais il ne voulait pas effrayer les femmes.
    - Venez, je vous attends ! invita-t-il. Je vous fais peur ?
   Dans un grognement, le premier se jeta en avant. Il avait commis l'erreur d'attaquer seul. Azraël le stoppa par l'épaule, appuya sa main sur la tempe opposée et lui tourna violemment la tête. Le cou se brisa net. Les trois hommes eurent leur ardeur singulièrement refroidie et ils s'avancèrent ensemble. Azraël accueillit le premier par un coup porté sur la jugulaire, ce qui l'écarta du combat. Quant aux deux autres, il les souleva du sol aussi facilement que s'ils avaient été des plumes. Ses doigts se serraient sur leur gorge et dans l'implacable regard noir, il n'y avait pas la moindre trace de pitié. Azraël les laissa retomber à terre, pantins désarticulés. Le quatrième, qui reprenait son souffle, recula en se voyant seul.
   Azraël l'empoigna par sa tunique.
    - Ecoute-moi bien, siffla-t-il. Dans la salle "d'accueil" tu trouveras un cimeterre et une navaja. Amène-les au niveau d'entrée. Si tu es seul, tu auras la vie sauve. Si tu m'as préparé un piège, je te tuerai et nombre d'entre vous mourront avant que je ne tombe. Si tu n'es pas là, je te retrouverai et tu regretteras de m'avoir désobéi...
    - Compris, articula le malheureux, plus mort que vif.
   Azraël le libéra et il détala comme un lapin. Le jeune homme avisa un parchemin et y traça quelques mots qu'il mit bien en évidence. Puis il souleva Méline dans ses bras avec une infinie douceur.
    - Suivez-moi, fit-il en s'adressant aux femmes effrayées. La liberté vous attend. Allez au royaume de Slar. On vous y accueillera.
   Il ouvrit la porte et se glissa dehors. Timidement, les femmes le suivirent. Comment Azraël et ses protégées parvinrent au niveau d'entrée, ce fut un mystère.
   L'homme était là, tremblant. Azraël récupéra ses armes avec un plaisir manifeste.
    - Seigneur, bafouilla l'homme, j'ai pris la liberté de vous amener une monture...
   Dehors, piaffant légèrement, Furnerius attendait. Le visage d'Azraël s'éclaira : par tous les dieux de l'enfer, il avait failli oublier son fidèle compagnon !
    - Pardonne-moi la manière dont je t'ai effrayé, frère. Mais j'ai juré de protéger cette femme et tu sais que rien n'est plus sacré qu'une parole donnée.
    - Dans ce cas, je comprends.
   L'homme était encore jeune et, de longues années plus tard, il devait encore se souvenir de la fierté de ce seigneur brutal, mais fidèle.
   Quand Aynaud entra dans la salle aux prisonnières, il la trouva vide, en dehors des trois cadavres. Seul un morceau de parchemin attira son attention. Le message écrit à son intention était en fait un poème.
    - Je suis né ombre parmi les ombres
   Et j'ai grandi dans les pénombres.
   Mon âme s'est complue dans les méandres sombres,
   Mais mon coeur est comme ton armée : en décombres.

   Et c'était signé "Azraël, renégat du chaos".
    - Par Ordreth ! soupira Aynaud. Quelle sauvagerie en cet homme !
    - Ce n'est pas un homme, mais un démon !
    - Démon, murmura Aynaud, voilà un qualificatif qui te va bien, Azraël ! Qu'es-tu ? Homme ou démon ? Ni homme, ni démon, sans doute. Une ombre, rien qu'une ombre...

Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair

Silverhair