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La rose bleue
A la fenêtre, Méline faisait face à un grand homme imposant et tenait entre ses doigts la mince tige d'une magnifique rose bleue.
- Non, Méline, non ! cria-t-il.
Mais il était déjà trop tard : la jeune fille était sous le charme de Gaud. Azraël ne s'interrogea pas sur la réapparition du sacrificateur ; paralysé d'horreur, il regardait Méline porter la fleur à ses lèvres et effleurer les doux pétales, respirant le parfum délicat de la rose bleue.
Azraël dégaina son cimeterre et se rua sur Gaud qui ne se défendit même pas.
- Il est trop tard ! ricana le sacrificateur. Elle est perdue !
- Il n'est jamais trop tard pour tuer une vermine telle que toi ! gronda Azraël, ivre de fureur, avant d'abattre son arme sur son ennemi.
Il se releva rapidement, pour éviter de trop humer l'odeur du sang.
- Qui sait maintenant que Egan Pendragon et Azraël ne font qu'un ? fit-il avec cynisme.
Il rengaina son cimeterre.
Méline était devant lui, ses longs doigts refermés sur la tige de la rose bleue. Elle le regardait avec un doux sourire mais, Azraël le savait, elle ne le reconnaissait pas. Avec douceur, il prit la fleur et l'écrasa soigneusement sous son talon. Méline ne protesta pas.
- Hélas ! Comment pouvais-tu savoir que la rose bleue était la fleur de l'oubli ?
La jeune fille rit et lui échappa. Azraël regarda autour de lui d'un air douloureux, puis la suivit à pas lents.
Elle s'était enfuie dans la ville et tourbillonnait sur la grande place. Insouciante, elle dansait sans penser à autre chose. Le malheur qui s'abattait sur le royaume et sur la planète entière, les elfes réfugiés, elle avait tout oublié. Azraël la fixait, comme fasciné ; sa danse n'était aucunement comparable à celle du feu. Les mouvements étaient bien plus naturels et le rythme très différent. Elle semblait danser comme les Merveilleux, les tsiganes d'Yslaire. Ceux-ci étaient spécialistes des danses sauvages sur un rythme lent, ponctuées par les claquements des mains ou des doigts. Comme les gens commençaient à s'attrouper autour de Méline, Azraël intervint ; il franchit le cercle des curieux et prit la jeune fille dans ses bras, s'arrangeant pour cacher son visage.
- Excusez-la, fit-il avec un sourire contrit. Ma soeur a perdu la mémoire et se croit danseuse de rues.
Il entraîna Méline tandis que les curieux se dispersaient à regret. La jeune fille n'avait pas protesté et souriait adorablement à Azraël. Deux minutes plus tard, elle lui avait encore filé entre les doigts.
Sa trace mena le jeune assassin jusqu'aux écuries, où la cavale alezane avait disparu. Furnerius était déjà prêt à partir et Azraël ne perdit pas de temps. Le cheval de guerre s'élança au galop en direction de la porte des voleurs et ils ne tardèrent pas à rejoindre Méline, qui avait déjà atteint la forêt. Azraël posa la main sur la bride de la jument alezane.
- Laissez-moi tranquille ! s'exclama Méline, boudeuse. Je ne vous connais pas.
- Je suis Azraël et je suis chargé de veiller sur toi.
- Je n'ai besoin de personne.
Azraël tira la jument vers les profondeurs sylvestres.
- Viens, Méline. Nous devons aller au temple de Chyraz.
Méline se laissa faire docilement. Malgré la vigilance d'Azraël, elle parvint à lui fausser compagnie pour la troisième fois. Elle n'alla pas bien loin. Le jeune homme la retrouva plantée devant un chêne, caressant l'écorce rugueuse de ses doigts délicats.
Mais au loin, une lueur venait vers eux à grande vitesse. Azraël, n'ayant aucune envie d'expliquer la présence de la souveraine au beau milieu de la forêt à cette heure indue, souleva Méline de terre et enleva son cheval. Furnerius partit sans se faire prier mais, alors que la coupole du temple apparaissait entre les arbres, il s'abattit brutalement au sol. Azraël protégea Méline du mieux qu'il put lors de la chute, se releva d'un bond et constata qu'une corde s'enroulait autour des pattes arrière de son cheval. Il trancha les liens d'un geste vif, prit Méline dans ses bras et se mit à courir. La jeune fille semblait évanouie, ce qui était la réaction normale après avoir respiré la rose bleue.
Le galop derrière Azraël se rapprochait. Le jeune homme tapa à la porte du temple.
- Asile ! hurla-t-il.
Puis il fit face, ramassé sur lui-même comme une bête sauvage, serrant Méline contre lui de son bras gauche et la main droite armée du cimeterre. Le poursuivant dégaina à son tour. Les deux armes se croisèrent, mais une voix d'homme intervint avant que le combat ne s'engage :
- Halte-là ! Qui ose profaner ce lieu sacré par le bruit de l'acier ? Rengaine ton arme, petit, dit-il en s'adressant à Azraël. Te voilà sous la protection de Chyraz.
- Père, cet homme est un assassin, gronda le poursuivant.
- N'allais-tu pas l'être d'ici quelques instants ? répartit paisiblement Sans Nom.
- Il fuyait avec la jeune fille, se défendit l'autre.
- Comme une mère protégeant son enfant, dit doucement Sans Nom après avoir jeté un coup d'oeil à Azraël soutenant Méline.
Le visage du poursuivant apparut alors dans la lumière de Vilya et Azraël se redressa.
- Je te reconnais ! fit-il à mi-voix. Et toi aussi, tu savais qui j'étais !
- Bien deviné, Azraël ! ricana l'autre. Ou dois-je dire, Egan Pendragon ?
- Pars, je te laisse la vie sauve, parce que nous sommes sous le regard de Chyraz. Mais si tu croises une nouvelle fois mon chemin, tu ne t'en tireras pas à si bon compte !
- Quant à toi, tourne-moi une fois le dos et je te jure que tu le regretteras éternellement ! rétorqua le poursuivant, ne doutant pas qu'Azraël l'aurait vaincu si le combat avait eu lieu.
- N'aie crainte ; je saurais ne pas l'oublier.
L'autre s'éloigna à regret, mais il n'avait pas dit son dernier mot...
Sans Nom fit entrer Azraël dans l'enceinte du temple.
- Que veux-tu ?
- Sauve-la, père, je t'en prie ! fit le jeune homme d'un ton poignant.
Sans Nom reprit sa vraie forme d'ange noir et ses doigts liés effleurèrent doucement le petit front de Méline.
- La rose bleue, n'est-ce pas ? dit-il à voix basse. Je ne peux rien faire, fils. C'est à toi d'agir. Tu dois aller au temple d'Ariella.
- Tu veux dire...
- Oui. Je veux dire le temple protégé par un champ entier de fleurs de l'oubli.
- Personne ne peut y survivre, père !
- C'est pour cela que je t'y envoie, fils. Tu n'es personne. Tu n'as pas de père, ta mère est morte et un nombre incalculable de gens veulent ta mort. Qui remarquera ta disparition si tu échoues ?
- Magira, fit Azraël en prenant une inspiration. Zarth.
- Elle est vieille et au seuil de la mort. Zarth ? Un elfe noir. Qui se soucie des racontars d'un drow ?
- Santig-du.
- Une statue animée.
- Elias.
- Il te déteste et sera heureux de ta mort.
- Mais elle ! Elle !
L'ange noir regarda longuement Méline.
- Tu n'existes donc que pour elle et par elle. Et tu tergiverses quand il s'agit de la sauver ?
Azraël baissa la tête. L'ange noir était cruel, mais il avait raison.
- Très bien, père, j'irai.
- Dans ce cas, hâte-toi ! A la prochaine pleine lune, son état sera définitif, jusqu'au moment où la mort vaincra l'inconscience.
- Mais père, elle est si innocente ! Si pure !
- L'innocence ne peut parfois être sauvée que par des mains souillées de sang.
Malgré lui, Azraël regarda ses mains. Il lui sembla soudain que s'il ne faisait rien pour sauver Méline, elles seraient à jamais tachées d'un sang indélébile. Il se retourna et sortit du temple.
Furnerius l'attendait déjà, tête basse, soufflant sur l'herbe. Du coin de l'oeil, Azraël vit un mouvement à sa gauche. Il frotta de son poing fermé le front de Furnerius et murmura :
- Nous avons de la visite, ami.
Le cheval tapa du sabot comme pour approuver. Azraël hésita un instant, puis souleva Méline dans ses bras et la déposa sur le dos de Furnerius.
- Va, et protège-la !
L'étalon encensa et partit au galop.
Azraël s'éloigna du temple et lança à voix haute :
- Montre-toi donc si tu n'es pas un lâche !
Les buissons s'écartèrent et l'homme qui avait poursuivi Azraël se présenta à lui. Il arborait un mince sourire satisfait. Le jeune assassin le dévisagea en silence, puis dit lentement :
- Tu es Lacaze Gobron, serviteur à la cour flamboyante.
- C'est parfaitement exact. Comment se fait-il que tu ne demandes pas asile ?
- Maintenant qu'elle est en sécurité, je peux faire face, répondit Azraël, refusant de nommer expressément Méline.
- En sécurité ! Tu t'avances beaucoup, Azraël !
En effet, le jeune homme entendit des bruits de lutte dominés par des hennissements.
- Un piège. Tu as bien attendu ton heure, Lacaze.
Lacaze eut un mince sourire satisfait ; sans doute aurait-il été moins satisfait s'il avait su que Azraël détestait les pièges et qu'il châtiait fréquemment ceux qui avaient la malencontreuse idée de lui en tendre.
De plus, les yeux d'Azraël brillaient d'une étrange lueur ; en effet, Furnerius et lui avaient plus d'un moyen de communiquer et les hennissements du cheval, très spéciaux, lui indiquaient que les adversaires étaient en déroute.
- Puisqu'ils en décousent là-bas, pourquoi ne ferions-nous pas pareil ? demanda-t-il d'un air faussement ingénu en dégainant son cimeterre.
- Je sais pourquoi tu proposes un combat : tu es sûr de l'emporter ! cracha Lacaze.
- Il ne fallait pas t'attaquer à moi dans ce cas, fit Azraël en haussant les épaules.
- Je ne refuse pas le combat ! Mais tu affronteras plus d'un adversaire !
Deux hommes surgirent à ses côtés ; ils portaient la tunique flamboyante de l'armée de Slar. Azraël sifflota tranquillement, puis secoua la tête d'un air attristé.
- Comme Méline serait affligée de voir cela ! Elle qui avait toute confiance en son armée !
Les deux hommes se regardèrent avec inquiétude et se rappelèrent soudain que l'homme qu'ils comptaient affronter n'était autre que le champion de leur souveraine.
Lacaze sentit leur hésitation et lança avec mauvaise humeur :
- Ne craignez pas la souveraine ! Elle n'en saura rien. Personne ne se soucie du sieur Azraël et elle aura bientôt oublié son existence.
Azraël dissimula un sourire et murmura in petto :
- Ne t'inquiète pas, elle m'a déjà oublié. Mais pas pour la même raison...
A voix haute, il demanda courtoisement si l'on pouvait commencer le combat. Les trois hommes ne répondirent qu'en se mettant immédiatement en garde. Les yeux d'Azraël eurent une mauvaise lueur. Il descendit au plus profond de lui-même et se souvint :
- Je suis le maître noir des assassins ! se dit-il.
Il se redressa, sa lame étincelante sous la lumière de Vilya.
Sans prévenir, il bondit en avant ; dans le même mouvement, sa main gauche alla chercher sa navaja au creux de ses reins. Les deux soldats s'écroulèrent avant que Lacaze eut pu réagir ; le premier avait la gorge transpercée par la navaja, lancée avec une précision diabolique, alors que le second avait reçu le cimeterre en plein ventre. Azraël fit face à Lacaze.
- Combat loyal ? proposa-t-il laconiquement.
- Sorcier ! cracha Lacaze. Seuls les démons peuvent agir aussi vite !
- Laisse les démons là où ils sont. Je n'en suis pas un. Viens-tu te battre ou dois-je te tuer comme le lâche que tu es ?
Lacaze gronda et dégaina son épée. Azraël fit disparaître sa navaja. Les deux hommes se ruèrent l'un contre l'autre et l'acier cria. Aucun ne voulait reculer et, les muscles tendus à l'extrême, chacun résistait aux coups de l'autre. Mais Azraël avait l'expérience pour lui ; il était aventurier depuis dix-sept ans et avait suivi le dur entraînement des Fils des Ténèbres, alors que Lacaze savait tout au plus se battre comme un soldat de basse classe.
Peu à peu, le jeune assassin prenait l'avantage et il finit par renverser son adversaire. Il le bloqua au sol, un genou sur la poitrine, et grogna :
- Tu n'as rien compris à ce que je suis, Lacaze. Méline a mis un peu de lumière dans ma vie de ténèbres et pour elle, j'aurais renoncé à tout. Si je te tue, ce n'est pas pour moi, mais pour elle, pour qu'elle soit en sécurité. Maintenant, dis-moi qui t'a engagé !
- Tu y tiens ? grimaça Lacaze. Soit. Alors écoute...
Il murmura un nom qui glaça d'effroi Azraël. Le jeune homme en resta étourdi, si bien que Lacaze aurait peut-être pu se libérer. Mais il avait son honneur et il empoigna la main de son adversaire pour se plonger la lame du cimeterre dans le coeur. Il mourut sans même proférer une plainte. Azraël leva les yeux vers Vilya à la douce lumière bleutée.
- Ô mère, que suis-je donc en train de faire ? murmura-t-il.
- Tu doutes, fils, fit une voix derrière lui.
L'ange noir venait d'apparaître, tenant Furnerius par la bride.
- Hâte-toi ! Je t'ai dit que le temps t'était compté.
Azraël hocha la tête et bondit à cheval. Furnerius partit aussitôt au galop. L'ange noir grogna.
- Et en plus, il me laisse les cadavres à enterrer ! fit-il d'un ton plaintif.
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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