 |
Les réfugiés
La nuit tombait et chacun s'était retiré dans ses appartements. Méline était dans le vestibule et elle aperçut une silhouette assise sur les marches du palais. Elle s'approcha doucement et une chanson s'éleva soudain dans l'air frais et léger.
- Salut à toi, lumière sombre,
Pareille à l'ombre !
Ton essence nocturne
Due au temps taciturne,
Prend son origine
A la cascade divine.
Salut à toi, lumière sombre,
Transperçant la pénombre !
Toujours plus obscure,
Toujours plus pure,
Tu illumines les ténèbres
Et leurs chants funèbres.
Salut à toi, lumière sombre,
Survivant aux décombres !
Dans ta triste solitude,
Où je sens percer ta lassitude,
Je t'offre le chant de ma voix
Pour te faire oublier tous les cris d'effroi.
Lumière sombre, pauvre abandonnée,
Seule, errante au royaume d'éternité,
Côtoyant sans cesse les morts,
Sens-tu monter en toi les remords ?
Alors viens ! Rejoins la lumière claire
Et de sombre, tu deviendras stellaire.
La voix d'Azraël s'éteignit sur ces notes ; Méline fit un pas en avant, mais déjà le chant reprenait et elle s'immobilisa à nouveau. Il s'agissait cette fois-ci d'un fragment du Chant des Aventuriers.
- Quand la mort s'emparera de toi, fier aventurier,
Les cris de joie résonneront autour de ton cadavre,
Car il ne sera plus, celui qui se disait justicier.
Azraël n'acheva même pas la strophe ; il se tut et contempla la nuit. Alors une voix pure monta de l'ombre derrière lui :
- Ami, tu étais mon soleil et toute ma vie,
Maintenant, ton étoile a perdu son énergie.
Je ne te verrai plus surgir à l'horizon,
Les cheveux fous, caracolant sur ton étalon,
Le rire en cascade et le danger dans les yeux,
Et sur ton front, la marque visible des cieux.
Azraël se retourna, regardant la mince silhouette s'avancer vers lui et s'asseoir à côté de lui.
- Quelle idée de chanter quelque chose d'aussi triste, murmura Méline.
- Je suis un être de l'ombre, répondit Azraël.
- Rejoins la lumière !
- Pour devenir stellaire ? demanda le jeune homme d'un air sombre.
- Pour devenir toi.
- Je suis marqué par la fatalité.
- Il n'est pas de fatalité qu'on ne puisse vaincre.
Azraël attira Méline à lui et lui montra Vilya.
- Regarde l'incarnation de ma "mère". Depuis que Gaud m'a rendu le pouvoir des assassins, je sens mon sang s'embraser à toute occasion et parfois me faire perdre mon bon sens. Viendra le jour où je m'attaquerai à toi et je ne pourrai pas le supporter. Toi, tu es toute de lumière. Si j'abandonne les ombres pour te rejoindre, elles me rappelleront à elles avec plus de force encore et mon côté noir resurgirait sans que je puisse l'en empêcher.
- Je t'aiderai à les vaincre.
- Tu ne seras pas toujours là.
- Je ne veux pas que tu me quittes.
- Tu es souveraine du feu et tu vivras encore cent ans au bas mot. Tel n'est pas mon cas. Au mieux, j'en suis au tiers de ma vie. Pour un homme normal, en tout cas. Pour un assassin, il ne reste guère plus de dix ans.
- Tu n'es plus un assassin ! Tu es le champion du feu !
- C'est pire, Méline. Tu parais si vulnérable que l'on pense qu'il est facile de te déposséder de la couronne ardente. Seulement, voilà, je me suis interposé en prenant ta défense. J'ai une certaine réputation en tant qu'aventurier et je suis devenu un homme à abattre.
Il prononça ces mots avec une lenteur voulue qui semblait les pénétrer d'un sens encore plus terrible.
- Oh, Egan ! Je suis désolée !
- Tu n'y peux rien. C'est mon destin.
- Chacun est maître de son destin.
- Pas moi. De par ma naissance, j'étais déjà conditionné. Le fils de l'ange noir et d'un lycanthrope, tous deux assassins, n'avait aucune chance de pouvoir entrer dans la lumière. Je n'aurais jamais dû essayer.
Il s'était levé et arpentait nerveusement l'esplanade.
Méline vint le rejoindre et leva la tête vers lui. Il continua :
- J'ai essayé de conjurer cette malédiction en prenant pour emblème une flèche enflammée, mais cela n'a servi à rien !
- Chut, Egan ! Maintenant tu es lié à la cour flamboyante.
- Peut-on un jour vaincre sa nature ?
Sans un mot, Méline se dressa sur la pointe des pieds et posa ses lèvres sur celles d'Azraël. Le jeune homme s'abandonna douloureusement à ce baiser, puis résista et repoussa doucement la jeune fille.
- Je ne dois pas... Au lieu de venir dans la lumière, je t'attirerais dans l'ombre et ce serait pire que tout.
- Je veux que tu restes toujours avec moi...
- Je ne peux te le jurer, Méline.
- Noble dame ! appela une voix inquiète.
C'était Elias, scandalisé de voir les deux jeunes gens seuls dans la nuit.
- Noble dame, vos messagers apportent des nouvelles inquiétantes.
- J'arrive, Elias.
Le vieux ministre se retira.
- J'ai créé les légions de feu cet après-midi et je les ai envoyées de par le royaume, expliqua Méline à Azraël. J'aurais voulu que Ranival soit là ; j'aurais pu en confier le commandement à l'un de vous deux.
- Pas à moi. Je ne sais qu'agir seul.
- Viens. Nous devons savoir ce qu'il se passe.
L'homme qui les attendait dans la salle du trône n'avait pas l'uniforme habituel des troupes du feu. Sa tunique, au lieu d'être de la chatoyante couleur flamboyante, était d'un blanc immaculé, simplement ornée d'un phénix aux ailes déployées au niveau de la poitrine. L'oiseau fabuleux semblait briller avec les battements du coeur.
- Noble dame, les elfes paniquent, annonça le messager tout d'une traite. C'était ce soir l'élection de la Belle des elfes ; elle n'avait pas d'insigne de tribu ; Venzor, le patriarche, est mort et, pire que tout, un elfe noir assistait à l'élection !
Méline et Azraël échangèrent un regard : il s'agissait certainement de Zarth. Un autre messager surgit, essoufflé.
- Noble dame, des troupes ravagent les contrées, massacrant les elfes et emprisonnant les femmes. Il semblerait qu'elles soient aux ordres d'Ordreth !
Méline se redressa sur son siège, indignée.
- C'est ce que nous allons voir ! gronda-t-elle. Légions de feu, votre mission est de sauver les elfes et de les ramener ici, à la cour flamboyante ! Slar se fera le garant de leur vie ! Elias, dépêchez des soldats à la rencontre de Magira. Elle était à l'élection de la Belle et je tiens à ce qu'elle en revienne vivante.
Cette nuit-là, personne ne prit de repos à la cour flamboyante. Les généraux tenaient l'armée sur le pied de guerre. Les messagers se succédaient et Méline les écoutait attentivement, tout en préparant un abri pour les réfugiés qui n'allaient pas tarder à arriver. Elle notait les points d'attaque sur une carte, cernant les troupes d'Ordreth, et les messagers repartaient avec de nouvelles instructions pour les légions de feu.
Les premiers réfugiés firent leur apparition, escortés par les légions. Ils avaient tous l'air hâve, ne réalisant pas ce qui leur arrivait, et dans leurs yeux brillait la lueur de l'horreur. Les flammes qui avaient dévoré leur village dansaient dans leurs prunelles et encadraient leur visage aussi sûrement que si les légions de feu ne les avaient pas arrachés à la mort. Méline ne se perdit pas en paroles de bienvenue ; elle dit simplement :
- Vous êtes ici chez vous.
Elle aida les mères épuisées en portant les bébés, tandis que Azraël soulevait les jeunes enfants dans ses bras puissants pour les emmener à l'abri. Les quelques rares elfes masculins ayant échappé au carnage restaient là, hébétés, incapables de se reprendre. Avec douceur, Méline les conduisait à leur famille quand ils en avaient encore une. Les légions de feu, toujours plus actives, ramenaient de plus en plus de réfugiés et repartaient aussitôt, infatigables, stimulées par le courage de leur souveraine.
Le jour se leva sans qu'ils s'en aperçussent. Méline constata avec inquiétude que la cour se remplissait de plus en plus. Le rez-de-chaussée était complet, y compris la salle du trône. Seule la salle des ténèbres était intacte. Au premier étage, on ne préserva que la chambre de la souveraine où se passeraient désormais les conseils. On aménagea en désespoir de cause la grande esplanade devant le palais. Pourtant, déjà, les premiers arrivés, reprenant le dessus, venaient prêter main-forte et la plupart prit les armes, se joignant aux légions de feu. Ordreth les avait eus par surprise, ils voulaient se venger. Affronter un dieu ne leur faisait pas peur. Ils n'avaient plus que l'horreur dans les yeux et la haine au coeur.
Mais les réfugiés affluaient toujours en plus grand nombre ; la rumeur s'était répandue comme une traînée de poudre que le royaume de Slar ouvrait ses portes aux fugitifs et les villages encore épargnés envoyaient les plus faibles avant de se préparer à recevoir l'assaut. Méline relevait aussitôt la localisation exacte du lieu d'origine des réfugiés et y envoyait immédiatement des troupes pour porter secours aux résistants. Les troupes habituelles de la couronne partirent ainsi, désertant la ville. Il y avait peut-être là un millier d'elfes et Ordreth n'avait porté son attaque que la veille au soir !
Découragée, Méline se laissa tomber sur une marche.
- Que se passe-t-il, Méline ? demanda Azraël, aussitôt à ses côtés.
- J'aimerais que Ranival et Zarth soient là ; Rani saurait quoi faire ; moi, je ne sais plus et toi, tu as déjà tellement de choses à faire !
- Je peux encore supporter plus de choses si cela peut t'aider.
- Quant à Zarth, il entraînerait ceux qui ne savent pas se battre.
Azraël s'agenouilla et la prit dans ses bras ; elle appuya sa tête contre la solide épaule.
- Je ne sais même pas si je fais ce qu'il faut, murmura Méline.
- Tu agis comme te le dicte ton coeur. Vois la joie des réfugiés d'être encore en vie !
Les regards des elfes se tournaient fréquemment vers le couple enlacé. Aucun n'ignorait que cette frêle jeune fille était la souveraine du feu, qui avait pris leur destin en main en s'opposant sans crainte à Ordreth. D'autres avaient reconnu l'habit que portait Azraël, typique des Fils des Ténèbres, mais ils voyaient aussi que la souveraine du feu avait confiance en lui, alors ils se taisaient et gardaient pour eux leur découverte.
Soudain, une voix mélodieuse fit tressaillir les deux jeunes gens :
- Si je peux t'aider, Méline, je suis à ton service.
- Zarth ! s'écria la jeune fille.
Elle se leva d'un bond et tomba dans les bras de l'elfe noir. Par-dessus son épaule, le regard gris se posa sur Azraël.
- Salutations des ombres, murmura Zarth selon le rituel de salutations des drows.
- Que les dieux t'entourent toujours de ton rideau de ténèbres, répondit Azraël sur le même ton.
Autour d'eux, les elfes s'étaient figés. Un Fils des Ténèbres était déjà à la limite de la tolérance, mais un drow ! C'était inacceptable ! Méline le sentit et elle s'avança, la main posée sur l'épaule de Zarth.
- Mes amis, commença-t-elle d'une voix profonde et chaude que Azraël ne lui connaissait pas, vous avez eu confiance en moi et je vous en remercie. Vous vous défiez des drows et vous avez raison. Vous n'aimez pas les Fils des Ténèbres et vous avez encore raison. Mais ceux-ci sont différents. Egan est l'archer à flèche enflammée, dont la réputation n'est plus à faire. Il est mon soutien à la cour et je n'ai pas besoin de vous dire à quel point je lui fais confiance. Quant à Zarth, il m'a sauvé la vie et de cela, je lui en serai éternellement reconnaissante.
- Noble dame, vous ne connaissez pas la perfidie des drows !
Azraël s'avança ; il avait ôté son serre-tête et le tenait serré dans son poing gauche.
- Amis elfes, vous savez qui je suis, déclara-t-il. Mes vêtements parlent pour moi ; ne croyez pas que je les ai gardés parce que je pensais que les elfes ne les connaissaient pas. Je savais que vous les reconnaîtriez et je n'ai pas voulu vous abuser. Seulement, je ne suis pas seulement un Fils des Ténèbres !
Il tendit le poing gauche en avant. Les elfes les plus proches de lui étouffèrent un cri de stupeur. Car sur le serre-tête, il y avait le rinceau niellé, symbole consacré des frères des elfes. Ce titre n'était accordé que très rarement aux humains et généralement, ceux qui le portaient passaient le reste de leur vie avec les elfes. Sur Yslaire, deux personnes le portaient déjà ; il s'agissait d'un frère et d'une soeur, Simon Brûle-Flammes et Sha de Trembleterre.
Que cet homme, Fils des Ténèbres, soit frère des elfes était inconcevable.
- Vous savez ce que cela signifie, amis. Je n'ai pas changé depuis que vous m'avez fait cet honneur et je puis vous assurer que Zarth est un ami fidèle.
Les elfes restèrent silencieux ; ils avaient du mal à tout accepter d'un coup. Une voix claire rompit le silence :
- Il dit vrai, par Sirius !
Deux jeunes elfes s'avancèrent. Estar et Urian. Le premier salua Méline, tandis que son cousin serrait la main de Zarth. Urian reprit la parole :
- Cet homme a été notre compagnon de voyage et d'aventures ; je vous certifie sa loyauté. Quant à Zarth l'elfe noir...
Le regard vert et franc rencontra le triste regard gris. Urian eut un magnifique sourire.
- Je serais heureux et fier s'il m'accordait son amitié, acheva-t-il.
L'étonnement fut sans bornes ; un elfe blanc sympathiser avec un drow ! Cela ne s'était encore jamais vu.
La tension retomba et Zarth fut intégré sans plus de commentaires. L'intervention d'Urian avait été salutaire. Le jeune elfe noir ne perdit pas de temps en palabres et commença aussitôt à entraîner les elfes présents. Ceux-ci, d'abord sur leurs gardes, se détendirent, conquis par la gentillesse du drow.
Le soir tomba tranquillement ; tous sentaient la fatigue alourdir leurs membres, mais Méline avait repris confiance : une équipe soudée se formait autour d'elle et, où qu'elle se tournât, elle rencontrait le regard d'Azraël, de Santig-du, de Zarth, d'Urian ou d'Estar, accompagné d'un sourire.
Tous les elfes s'étaient rassemblés sur l'esplanade autour d'un grand feu tout en longueur, Zarth parmi eux. A l'écart, Azraël et Méline, appuyés contre le portail, Santig-du étant rentré dans le palais. Dans la nuit monta un chant repris par mille voix :
- Le mauvais dieu veut détruire nos villages,
Le mauvais dieu veut vivre de carnages,
Mais nous ne nous laisserons pas faire !
Il ne nous chassera pas de notre terre,
Nous le repousserons jusqu'en enfer.
Non, non, ne crois pas, Ordreth, avoir triomphé des elfes de lumière !
Tu veux briser toutes les familles,
Séparer le frère de la soeur, le père de la fille,
Mais nous sommes unis par-delà la mort
Avec une tendresse que tu ne pourras mettre dehors.
Nous lutterons tous pied à pied, solidaires.
Non, non, ne crois pas, Ordreth, avoir triomphé des elfes de lumière !
On n'arrache pas un enfant à sa mère,
Ou une femme à son mari par le cimeterre.
Tu massacres les tribus à l'aveuglette
Quand la haine dirige les carreaux de nos arbalètes.
Attends-toi à des représailles vengeresses,
Car nous ne sommes pas vaincus, ô dieu de la bassesse !
Regarde autour de toi : tous se liguent en une seule armée,
Hommes comme elfes, jusqu'aux elfes noirs et assassins exilés.
Quand les royaumes ouvrent leurs portes aux réfugiés,
Entends le glas sonner le trépas de tes morts ressuscités,
Car pour chacun des nôtres tombé dans le rang, dix des tiens
Paieront ce crime en regagnant ton royaume de païens !
Dire que le royaume d'Ordreth était rempli de païens était la pire insulte, car cela signifiait que Ordreth ne méritait même pas d'être dieu.
Quand les dernières notes s'éteignirent, Méline se serrait contre Azraël, les larmes aux yeux. Le jeune homme se pencha vers elle et dit doucement :
- Il est temps d'aller te reposer, Méline. Les jours à venir seront durs.
- Leur chant était tellement beau, Egan !
- Je sais. Les elfes sont un peuple volontaire.
Méline finit par accepter de rentrer. Azraël la quitta à la porte de sa chambre.
- Est-ce que tout ira bien, Méline ?
- Oui, merci, Egan.
Elle referma la porte. Trente secondes plus tard, un appel angoissé jaillit de la pièce :
- Egan !
Azraël bondit.
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
|