Le temple de Chyraz

   Méline se présenta devant la porte bleutée de la salle des ténèbres. De nouveau, sa main servit d'identification ; dès qu'elle fut entrée, la porte se referma sur elle. Les ténèbres ponctuées d'éclairs rouges semblèrent se dissiper un peu quand Muihir avança.
    - Noble dame, que pouvons-nous pour toi ?
    - Les guerriers blancs de Chyraz ont disparu. Où sont-ils ?
    - Réfléchis, noble dame. Si tu pars tout de suite, tu ne paieras pas le tribut. Sinon, la monnaie est de sang !
    - Je le sais, Muihir, et je suis prête.
   Les squelettes entonnèrent leur chant :
    - Amour, tu frissonnes
   Et les ténèbres t'étreignent.
   Amour, tes soupir résonnent
   Et tes pleurs en saignent.

   Nos doigts autour de ton poignet mourant
   Sont les liens t'enchaînant aux ténèbres
   Où ton coeur blême, aussi tendre que le sang,
   Aussi doux que la mort, bat les funèbres.

   Tes yeux appellent, amour,
   Le feu dévore ton âme.
   Ton coeur s'affole, amour,
   Quand les guerriers blancs surgissent de la flamme.

   Amour, quel cri retentit derrière tes lèvres closes
   Aussi frémissantes que la tristesse
   Quand dans le silence, t'entoure le feu de symbiose,
   Phosphorescence de ton souffle en détresse ?

   Pendant ce temps, Méline, tête renversée en arrière, immobile, laissait Muihir refermer ses doigts décharnés sur sa gorge. De l'extrémité de son index, il entailla la peau fine, juste à côté des trois marques rouges. Un mince filet de sang coula, auquel les squelettes restèrent parfaitement insensibles.
    - Viens, noble dame.
   Muihir conduisit Méline dans un renfoncement où une partie du mur s'avançait légèrement.
   A l'odeur du sang, l'avancée prit la forme de deux lèvres goulues. Muihir y appuya la gorge de Méline qui sentit les lèvres de pierre sucer son sang. Elle retint un cri quand des petites dents pointues s'enfoncèrent dans son cou. Malgré elle, ses doigts se crispèrent sur ceux de Muihir. Le squelette savait ce qu'il se passait, mais il ne pouvait pas intervenir. Il y avait une règle à respecter quand on entrait dans la dalle des ténèbres et Méline avait accepté de s'y plier. Mais chaque gorgée de sang qu'absorbait le mur cannibale augmentait la douleur qui vrillait le corps de Méline, tandis que son esprit était assailli de toutes parts par des visions d'horreur.
   Quand la jeune fille fut entièrement paralysée de souffrance, Muihir l'arracha au mur et elle serait tombée s'il ne l'avait pas retenue. La protubérance reprit sa forme initiale et ce fut comme si rien ne s'était passé. Méline ouvrit des yeux brumeux.
    - Je peux avoir ma réponse, maintenant, Muihir ? supplia-t-elle.
    - Oui, noble dame. Quand les guerriers blancs ont failli à leur tâche, ils n'ont pas le droit d'essayer de la rattraper ; ils doivent se rendre au temple de Chyraz pour y implorer leur pardon et y reprendre de nouvelles forces pour continuer leur mission. Parfois, leur faute est trop grave et Chyraz les transforme en statues à jamais.
    - Quel temple de Chyraz ? murmura Méline.
    - Celui du royaume, bien sûr, perdu au fin fond de la forêt.
    - Quelle forêt, Muihir ?
    - Celle que hante le tigre.
   Méline frissonna ; elle savait qu'il parlait de la forêt jouxtant la ville et qu'on atteignait passant par la porte des voleurs ; le tigre en question devait être Azraël. Les squelettes étaient les squelettes de la vérité et rien ne leur était inconnu ; s'ils connaissaient son secret, ils ne pouvaient ignorer celui d'Azraël. Elle quitta la salle des ténèbres et demanda que l'on selle sa cavale.

   Elle partit seule, regrettant plus que jamais l'absence de Ranival. Sa jument alezane avait adopté un trot assez rapide et elle s'enfonça dans les profondeurs de la forêt. Méline n'avait pas pris de repos et ses yeux paraissaient dévorer son visage trop mince. A sa gorge, à côté des trois marques rouges, une trace de dents, d'où perlaient encore quelques gouttes de sang, malgré l'emplâtre qu'avait appliqué Magira. Le chemin fut facile, la forêt étant tranquille.
   Au beau milieu d'une clairière, elle avisa un temple, entouré d'un péristyle et surmonté d'une coupole. La végétation s'enroulait autour des minces colonnes blanches. Sur le fronton était symbolisé un scarabée, le signe consacré de Chyraz. Méline descendit de cheval et s'approcha lentement. Un homme à l'air bienveillant sortit du temple. Son visage se plissa d'un sourire accueillant.
    - Bienvenue, enfant, en ce lieu sacré.
    - Merci, père.
    - Que peut faire Chyraz par mon intermédiaire pour apaiser ton coeur ?
    - Je recherche mes amis, père, et je sais qu'ils sont ici.
    - Qui te l'a dit, enfant ?
    - Les squelettes de la vérité, père.
   Le vieil homme frémit ; il savait ce qu'étaient les squelettes de la vérité, et il s'étonnait de ce qu'une si jeune fille pouvait les interroger.
    - Viens avec moi, enfant. Je vais soigner ta blessure.
   Méline le suivit à l'intérieur du temple sans crainte ; les prêtres de Chyraz étaient des gens à qui l'on pouvait faire confiance. Et cet homme, à l'abondante chevelure d'un blanc neigeux aux tempes encore grises et au clair regard bleu, aurait pu être son grand-père.
   Il se tourna vers elle et lui sourit. Il lui montra un siège et examina la plaie ; il ôta soigneusement l'emplâtre et nettoya les dernières traces de sang. Il alla chercher quelques plantes qu'il pressa au-dessus de la blessure. Le suc brûla désagréablement Méline, mais le prêtre lui assura qu'il ne s'agissait que d'un inconvénient passager. En effet, la douleur s'atténua pour laisser place à une bienfaisante chaleur qui réchauffa les membres encore glacés de souffrance de Méline.
    - Je connais un peu les squelettes des Ténèbres, dit le prêtre. Comme tu as cette blessure, j'en déduis, enfant, que tu as dû payer le tribut au mur cannibale. Ton esprit a dû être attaqué par ses cauchemars. Bois ceci ; avec le temps, tes visions vont s'estomper. Ce sont des horreurs que rien ne peut chasser, n'est-ce pas, enfant ?
   Méline acquiesça.
    - Qui sont tes amis, enfant ? reprit le prêtre avec bonté.
    - Les guerriers blancs de Chyraz, père, répondit la jeune fille avec confiance.
   Le prêtre hocha la tête.
    - Oui... Mon collègue est avec eux depuis bien longtemps déjà.
    - Où puis-je les trouver, père ?
    - Derrière cette porte, il y a un escalier. Quand tu l'auras entièrement descendu, tu te trouveras au centre du sanctuaire de Chyraz. Mais attention, enfant ! Purifie ton âme à chaque marche, sinon tu n'atteindras jamais la dernière ! Va et que ta foi soit ton seul courage !
   Il embrassa Méline sur le front et ouvrit une petite porte qui découvrit un escalier s'enfonçant dans les ténèbres. Méline s'y engagea sans peur et le prêtre referma la porte.
   La jeune fille toqua doucement au battant et le vieil homme le rouvrit avec étonnement.
    - Quel est votre nom, père ? demanda-t-elle.
   Il eut un doux sourire.
    - Chyraz a accepté de racheter mes fautes à condition que je sois sans nom. Ce sobriquet l'est donc devenu. Je suis le prêtre Sans Nom.
    - Il restera gravé dans mon coeur à jamais, affirma solennellement Méline, avant de s'engager dans l'escalier.
   Si elle s'était retournée, elle aurait vu, par la porte encore ouverte, le vieil homme se transformer en un robuste jeune homme à l'épaisse chevelure sombre. Il possédait une beauté certaine, malgré son visage aux traits accusés, ses étranges yeux enfoncés dans les orbites, la pupille cerclée de blanc et l'iris noir, au regard à l'acuité aiguisée ; il était entièrement vêtu de bleu sombre, à part une écharpe plus claire nouée en baudrier. Ses longs doigts minces étaient reliés entre eux par une mince chaîne noire se fixant sur un anneau au niveau de l'articulation de la phalangine et de la phalangette.
    - Que ton courage soit ta seule foi, enfant, murmura-t-il.
   Il prit la forme d'un tigre gigantesque et sortit du temple par grands bonds puissants.
   Pendant ce temps, Méline continuait à descendre l'escalier. Elle tenait ses mains serrées contre sa poitrine et, à chaque marche, elle s'efforçait de faire le vide dans son esprit. Elle tentait de tendre le plus possible son âme vers Chyraz. Elle se heurta soudain à un mur invisible et sa foi vacilla ; sous ses doigts, l'obstacle se fit plus consistant. Elle ferma un instant les yeux, descendit au fond d'elle-même et se concentra, comme lorsqu'elle jetait un sort.
    - Chyraz, je crois en ta bonté et en ton amour pour tes enfants, murmura-t-elle. Lis en mon coeur, tu verras que je ne mens pas et que mes intentions sont pures.
   Sous ses doigts, le mur s'évanouit et la jeune fille put continuer sa route. Elle avait l'impression de s'enfoncer de plus en plus dans les entrailles de la terre et là, soudain, une lumière parut devant elle. Elle se força à descendre calmement les dernières marches et arriva dans une petite salle ronde très lumineuse, respirant la paix et la sérénité.
   Eblouie par l'esprit sacré qui y régnait, Méline tomba à genoux.
    - Oh, Chyraz, c'est tellement beau ! souffla-t-elle, les larmes aux yeux.
   Un prêtre agenouillé se releva et vint vers elle.
    - Bienvenue, enfant. Qui t'a donc conduite ici par cette voie si dangereuse ?
    - Père, le prêtre Sans Nom m'a montré l'escalier et je suis venue à vous avec confiance.
   Dans le clair regard vert, le prêtre y lut en effet la plus totale confiance.
    - Sans Nom n'ignore pourtant pas que l'escalier est réservé aux prêtres. Les non-initiés y courent beaucoup de risques. Il agit toujours d'une manière étrange, mais il devait savoir que tu arriverais jusqu'à moi, sinon, il t'aurait accompagnée. Que me veux-tu, enfant ?
   Méline regarda autour d'elle et vit, le long des murs, cinq magnifiques statues de marbre blanc.
    - Oh non ! fit-elle en éclatant en sanglots. Oh, père ! Ne me dites pas qu'ils sont morts !
    - Ne perds pas confiance un tel endroit, enfant ; c'est dangereux pour ta sécurité.
   La jeune fille regarda le prêtre de ses grands yeux humides.
    - Père, je suis venue chercher Santig-du et ses amis. Ne les punis pas, je t'en supplie !
    - Je t'avouerai que je ne me suis pas encore décidé quant à leur sort, dit le prêtre sans se formaliser du tutoiement. Ils ont échoué dans leur mission de protéger le souverain du feu.
    - Père, je suis la souveraine du feu.
    - Tu veux récupérer tes gardes du corps ?
    - Ce ne sont pas mes gardes du corps, ce sont mes amis, père. S'ils ont échoué, c'est de ma faute. J'avais conçu un plan qui n'a pas été efficace.
    - Va les réveiller, enfant.
   Méline alla droit à la statue de Santig-du. Même pétrifié, le grand guerrier gardait son air de noblesse.
   Elle resta un instant debout sans bouger, puis plia le genou et pressa ses lèvres sur la main de marbre blanc. Lentement, la pierre froide devint chair chaude et souple. Santig-du mit à son tour genou en terre.
    - Ma dame, c'est à moi d'être à vos pieds et non le contraire, dit-il très bas.
   Santig-du n'étant plus statue, les autres guerriers entreprirent leur transformation. Le prêtre vint vers eux.
    - Ta souveraine m'a demandé ta liberté, Santig-du. Qu'en penses-tu ?
    - Père, je remets mon sort entre tes mains, répondit le grand guerrier, toujours à genoux.
    - Et toi, enfant ?
    - Père, prenez plutôt ma vie ! supplia Méline.
   Le prêtre se recueillit un instant, consultant son dieu.
    - Chyraz est formel : le courage de la souveraine l'a ému et il vous laisse la vie sauve, guerriers blancs.
    - Qu'il en soit remercié ! firent-ils ferveusement d'une même voix.
    - Mais la prochaine fois, il n'y a aura pas de deuxième issue, prévint le prêtre.
   Il les conduisit à une petite niche à l'écart.
    - Entrez là. Elle vous transportera directement à l'extérieur.
   Ils dirent adieu au prêtre et firent ce qu'il leur avait indiqué.

   Santig-du s'arrêta là de son récit et regarda Azraël de ses yeux bleu délavé.
    - Tu as deviné quelle était la véritable identité du prêtre Sans Nom.
    - Oui, fit le jeune homme en hochant la tête. Il s'agissait d'Azraël, l'ange noir, serviteur d'Indis. Comment sais-tu qu'il s'est transformé, puisque Méline elle-même ne le sait pas ?
    - Chyraz m'a montré la scène. Je pense qu'il veut me dire que Méline est protégée des dieux.
    - Ma protection de mon père est rarement bénéfique, sache-le.
   Le silence retomba.
    - Que penses-tu d'Ozanam ? reprit Azraël.
    - Méfie-toi de l'étranger tant qu'il ne t'a pas montré le danger qu'il fuit, répondit sentencieusement Santig-du.
    - As-tu agi pareillement envers moi ?
    - Non, mais tu avais déjà prouvé ta fidélité à Méline.
   Azraël acquiesça d'un signe de tête.
    - Je me méfie parce qu'il se dit célèbre et que je ne le connais pas. Je sais que je ne connais pas toute la planète, mais quand même...
    - Le temps nous dira qui a raison.
    - Crois-moi, je serai ravi d'avoir tort.

Texte © Azraël 1996 - 2002.
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