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Le fils de l\'ange noir
Pour rentrer dans la ville, Azraël emprunta la porte des voleurs. Il lui suffit d'un coup d'oeil pour apprécier l'avancement des travaux entrepris par Méline. Il se rendit à la cour flamboyante sans plus attendre. Personne ne parut faire attention à lui. Avec un froncement de sourcils réprobateur, il nota que n'importe qui pouvait entrer dans le palais ou même dans la ville avec une facilité déconcertante. Il n'y avait aucun garde. Les couloirs étaient déserts ou traversés rapidement par des serviteurs bien trop affairés pour remarquer quoi que ce soit. Quant aux petits groupes de courtisans, disséminés çà et là au détour des couloirs, ils discutaient haut et fort, avec leurs gestes exagérés et leurs manières affectées qui agaçaient prodigieusement Azraël. Pourtant, il croisait parfois quelques regards qui avaient une vivacité et une franchise paraissant incompatible avec ces affectations. Si les gens détestaient les aventuriers, ces derniers, eux, ne supportaient pas les courtisans qu'ils tenaient pour les êtres les plus vils, représentant tout ce qu'ils combattaient.
Avec son habit sombre et plutôt sobre, Azraël détonnait parmi ces gens revêtus d'étoffes somptueuses, plus riches que la tenue modeste que portait toujours Méline, et pourtant, aucun ne se retourna sur son passage et personne n'essaya de l'arrêter. Mais, juste à un moment, ses yeux rencontrèrent un regard fauve étrangement familier. L'homme disparut aussitôt, mais Azraël avait eu le temps de l'apercevoir : une grande silhouette bien découplée, de larges épaules, une démarche souple, presque féline ; des cheveux roux foncé, trop longs, retenus par un serre-tête de platine. Il n'avait pas pu voir les vêtements, car il était enveloppé dans une grande cape couleur sable, attachée par une fibule en argent, mais il avait remarqué la bosse que faisait l'épée dans son fourreau.
Azraël resta un instant interdit, puis son cerveau se remit à fonctionner : tout indiquait que le jeune homme avait voulu attirer son attention, lui signaler sa présence ; il s'agissait de Dizarn des Rocs, barbare de Gazanhe et nouvellement Fils des Ténèbres. Son apparition était-elle une menace, pour lui rappeler que les Fils des Ténèbres avaient tous les pouvoirs et pouvaient infiltrer le palais, ou au contraire, était-ce un accord tacite, une façon de lui indiquer qu'il avait des partisans ? Azraël se souvint des paroles de Jhaveri : ce dernier avait retrouvé ses traces grâce à Dizarn et Urgell des Rocs ; nul doute, les deux frères lui étaient fidèles. Un barbare fidèle un jour à son prince le restait jusqu'à sa mort.
Haussant les épaules, Azraël chassa Dizarn de ses pensées et se dirigea vers la salle du trône d'un pas décidé. Elle était vide ; alors il se tourna vers la salle du conseil. Quand il ouvrit la porte, Méline était en pleine discussion avec ses ministres. Leurs regards se croisèrent par-dessus la foule des conseillers au silence réprobateur. Méline avait la fraîcheur des matins printaniers et pourtant, une certaine pâleur courait sur ses joues, dans son visage déjà trop mince. Azraël avait le soleil dans le dos et les rayons blancs d'Arkis, traversant la grande baie vitrée derrière lui, semblaient l'inonder de leur lumière, le nimbant d'une aura quasi irréelle, comme s'il s'agissant d'une apparition intangible.
Mais Méline ne s'y trompa pas ; s'interrompant au beau milieu de sa phrase, elle se leva et, dans un mouvement enfantin plein de spontanéité, elle traversa la salle du conseil pour venir se jeter dans ses bras, oubliant les ministres et leurs airs scandalisés. Elias crut qu'il allait défaillir. Magira, toujours présente, bien que n'ayant pas le statut de ministre, reconstituait la scène à partir de ce qu'elle entendait et sentait, à partir de ces petits détails, de ces infimes petits riens que les autres ne remarquaient pas. Elle sourit quand elle sut ce qu'avait fait Méline ; parmi tous les conseillers, elle était la seule à bien aimer Azraël, sans doute à cause de sa nature d'elfe.
Chacun des deux jeunes gens examinait l'autre avec attention. Méline remarqua que Azraël paraissait épuisé et que ses vêtements étaient abîmés ; elle savait qu'il était parti se battre et pourtant, elle avait une telle foi en lui que sa conviction s'en trouva légèrement ébranlée par cette découverte. Comment aurait-elle pu savoir que le jeune homme avait vu s'ouvrir les portes de l'au-delà et que seul l'intervention d'Illustra la grande lui avait permis d'échapper aux griffes de la mort ? Elle vit aussi que le jeune homme était plus pâle, comme marqué par son voyage, et aussi, étrangement, plus grand. Le sang neuf qui coulait dans ses veines et qui régénérait peu à peu ses forces, lui donnait ce teint presque livide de ceux qui ont vu la mort en face, mais également une grandeur insoupçonnée. A ce moment, la pensée de Méline rejoignit celle des généraux barbares pour qualifier Azraël : le prince au visage livide de démon. Mais pour elle, les eaux mystérieuses du sombre regard du jeune homme ne recelaient pas seulement de la tristesse, mais aussi une rêverie profonde, comme une lueur d'espoir dans un puits de détresse.
Quant à Azraël, il s'aperçut que Méline avait maigri depuis son départ ; ses os étaient bien plus visibles sous sa peau si fine qu'elle en paraissait transparente, mince voile drapé sur un réseau de veines bleutées et d'os aux attaches délicates ; ses yeux verts, si immensément grands qu'ils en paraissaient dévorer son visage trop mince, avaient un éclat inaccoutumé que, en son for intérieur, Azraël compara à celui que donnait la fièvre. Elle avait l'air encore plus vulnérable que d'ordinaire, si fragile, que beaucoup devaient penser qu'il serait facile de la déposséder de la couronne ardente. Le seul obstacle à ce projet, Azraël le savait bien, c'était lui-même ; s'étant déclaré champion du feu, il avait joué le rôle d'un grain de sable bloquant les rouages d'une parfaite machine et il n'ignorait pas que le jour où il avait pris cette décision, il était devenu un homme à abattre pour des gens qui l'auraient ignoré s'il s'était tenu tranquille. Il avait deux sortes d'ennemis : ceux qu'il appelait ses ennemis ancestraux, c'est-à-dire les Fils des Ténèbres, l'ordre du chaos et quelques autres, et puis ceux dont il avait bouleversé les ambitieux projets. Il était le seul rempart qui protégeait réellement Méline et à cette idée, il resserra son étreinte autour des frêles épaules de la jeune fille.
Il releva la tête, sans pourtant laisser Méline s'écarter de lui. Derrière le trône, très grave, Santig-du le salua d'un léger signe de tête. A côté du trône, rivalisant de blancheur avec le guerrier de Chyraz, un inconnu à la même stupéfiante beauté que Ranival. Les ministres s'étaient retirés presque aussitôt après que Méline se fut jetée dans ses bras. Avec la jeune fille, Azraël vint vers le trône. Il constata que le nouveau venu avait été placé à gauche, la place habituelle d'Azraël étant à droite.
- Egan, je te présente, Ozanam, le grand barde.
Le regard sombre d'Azraël affronta la clarté de celui de l'inconnu. Méline était trop confiante, ce qui n'était certes pas le cas du jeune assassin. Le grand barde. Quel grand barde ?
- Pas de nom de famille ? demanda-t-il lentement.
Le barde sourit.
- Mes chants sont ma réputation.
Sans hésiter, il saisit sa lyre, un très bel instrument tout d'or incrusté d'argent ciselé.
- Monde où le noir est couleur,
Où règne la douleur,
Où les mots perdent leur sens,
Où n'existe plus que la violence.
Rien que le désespoir,
Où tout meurt dans le noir,
Où la vie s'ouvre dans le brouillard,
Où elle est gouvernée par le hasard.
La voix du barde, chaude et profonde, aux sonorités d'exception, semblait être de la lumière pure. Elle envoûtait littéralement ceux qui l'entendaient, plus sûrement sans doute que ne l'aurait fait un sortilège. Mais cet enchantement n'avait aucun effet sur Azraël ; s'il était sensible à la beauté du chant, il n'en subissait pas la domination. Il eut une inclinaison de la tête pour montrer qu'il appréciait le talent du chanteur et qu'il reconnaissait la chanson, souvent fredonnée par ces temps incertains.
Ozanam enchaîna aussitôt et entonna un couplet du célèbre Chant des Aventuriers, composé par la non moins célèbre poétesse-elfe Edlana.
- Voici ton hymne, ô aventurier,
Toi, l'élu des dieux justiciers !
La solitude est ta compagne de souffrance,
Comme la malédiction est celle d'errance.
Debout au milieu des syzygies,
Tu restes seul, l'insoumis.
- Assez ! fit Azraël, soudain furieux. Je reviens de voyage et je suis fatigué. Je n'ai pas envie d'écouter de vagues compliments. Ces vers étaient dédiés à Ukkraq et non à moi.
- Très bien. Je m'en vais, répondit Ozanam sans s'offusquer.
Il referma la porte derrière lui et son pas s'éloigna dans le couloir.
Méline regarda Azraël avec timidité.
- Tu es fâché, Egan ? demanda-t-elle d'une petite voix.
- Non, Méline, absolument pas, assura le jeune homme, remué jusqu'au plus profond de son être par cette voix presque blanche. Je suis un peu fatigué et dans ces cas-là, l'hypocrisie m'irrite facilement. Raconte-moi ce qui s'est passé durant mon absence.
- Presque rien. Je suis allée à la recherche de Santig-du, c'est tout. Pendant ce temps, Magira s'est occupée du royaume à ma place et les nouveaux remparts sont pratiquement finis.
- Et tes légions de feu ?
- Je n'ai pas eu le temps de m'en occuper.
- Qui est Ozanam ?
- Notre premier fugitif, fit Méline avec une certaine fierté. Il est arrivé il y a environ une semaine.
Azraël ne put s'empêcher de penser que le barde n'avait pas perdu son temps : après une semaine, il avait été admis au conseil !
- Et toi, que t'est-il arrivé ?
- Oh, rien ! Il y avait un petit litige entre Gazanhe et ses voisins. Cela ne m'a pas pris longtemps.
- Pourquoi n'es-tu pas revenu plus tôt ?
- Gazanhe est loin, Méline, et Furnerius ne connaît pas la téléportation.
- Alors tu es un prince barbare, fit-elle songeusement.
- Ils m'ont en effet donné ce titre, mais je ne suis pas de leur sang.
- Je savais qu'il y avait un prince du nom d'Azraël ; les limbes du savoir me l'avaient révélé. Mais j'étais loin de me douter qu'il s'agissait de toi. Ton surnom est-il donc si rare ?
- Je l'ignore.
- Que veut-il dire ?
- Pourquoi veux-tu donc qu'il ait une signification particulière ?
- Tu l'as bien choisi pour une raison !
- Ah ! Oui, bien sûr...
Il se tut un instant.
- Sais-tu ce que c'est qu'être fils d'Indis ?
- Indis ? Comme elle est déesse de la lune, je suppose que c'est être né sous la lumière de Vilya.
- Détrompe-toi. Je suis fils d'Indis et je ne suis pas né la nuit. Etre fils d'Indis, c'est être lycanthrope de naissance. Les lycanthropes infectés ne sont que les marqués d'Indis.
- Quel est le rapport, Egan ?
- Azraël est le nom de l'ange noir, serviteur dévoué d'Indis.
- Est-ce comme lorsque l'on porte le nom d'un dieu ? Es-tu le protégé de l'ange noir ?
- En aucune façon.
- Dans ce cas, beaucoup de monde doit savoir que tu es lycanthrope, puisque ton nom l'indique.
- Non. Seuls les lycanthropes, ou presque, savent qui est Azraël. Et très peu d'entre eux connaissent la vérité : il également lycanthrope.
- Quelle forme ?
- Tigre-garou.
- Comme toi, remarqua Méline. Pourtant cette forme est habituellement féminine.
Elle vit le regard d'Azraël se figer et se précipita vers le jeune homme.
- Egan ! Que se passe-t-il ?
- Rien... Ma mère était aussi une tigre-garou.
- Et ton père ?
- Mon père... Mon père s'appelle Azraël et il est confident d'Indis ! cria soudain le jeune homme.
Les yeux de Méline s'agrandirent démesurément.
- Oh ! fit-elle seulement.
- Je suis le fils de l'ange noir ! hurla Azraël.
D'autorité, Méline lui mit la main sur la bouche.
- Chut ! Tiens-tu donc à ce que toute la cour soit au courant ?
- Excuse-moi, Méline. La lycanthropie embrase mon sang d'une façon étrange et cette raison justifie l'acte de Caliga.
- Egan... Tu es Fils des Ténèbres, chevalier de l'ordre de la guerre, prince barbare, aventurier et que sais-je d'autre encore ! Comment as-tu eu le temps de faire tout cela ? Car à chaque fois, tu es haut placé dans l'ordre !
- Quand on est assassin, Méline, et que l'on commence à devenir un peu trop célèbre, on n'a plus qu'une seule règle : tuer ou être tué. Je sais que mes jours sont comptés ; la vie d'un assassin est très courte, alors je l'ai vécue le plus vite possible. Je suis aventurier depuis l'âge de treize ans. J'en ai maintenant trente.
- Pourquoi as-tu choisi l'aventure ?
- Parce que c'était le seul moyen d'être libre.
- Et haï, murmura Méline.
- Ne l'étais-je déjà pas de par ma naissance ?
Méline eut un vague signe de tête, puis se secoua.
- Allons ! Je dois aller terminer mon conseil. Elias va encore être furieux.
- Méline, tu es toujours un mystère pour moi, mais je ne te forcerai pas à me raconter ta vie, dit calmement Azraël alors qu'elle lui tournait déjà le dos.
Il vit ses épaules trembler et il sut qu'il avait touché juste : elle fuyait parce qu'elle avait peur des questions qu'il pouvait lui poser sur elle. Elle s'était arrêtée devant la porte, la main sur la poignée, mais elle restait immobile. Azraël la rattrapa en deux pas et la prit aux épaules. Il se pencha un peu et souffla :
- Fais-moi confiance, Méline. Je ne veux pas te forcer. Je n'aime que la liberté et il n'est pour moi de pire punition que de l'ôter à quelqu'un. Aussi je te laisse la liberté du choix.
- Je...
- Ne dis rien, Méline, plutôt que me mentir ! N'oublie pas tes marques de griffes !
Malgré elle, la jeune fille porta sa main à sa gorge et se retourna vers Azraël.
- Comment le sais-tu ?
- L'instinct du chasseur. Ce n'était qu'une supposition. Va, Méline. Si tu restes trop longtemps, je finirai par t'arracher ton secret malgré toi et malgré moi, et tu m'en voudrais.
Sans un mot, Méline quitta la salle.
Azraël regarda Santig-du qui avait assisté à la conversation sans rien dire.
- Que s'est-il passé durant mon absence, ami ? demanda le jeune aventurier.
- Je vois que tu t'inquiètes pour elle.
- Elle est trop pâle et trop maigre.
- Tu as raison, fils de l'ange noir. Pour me retrouver, elle a fait appel aux squelettes de ténèbres...
Le ton avec lequel Santig-du prononça ces mots était si funèbre que Azraël ne put retenir un frisson.
- Ecoute, ami, écoute ce qu'elle a fait...
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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