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Florian
Il n'eut pas le temps d'atteindre la ville : il fut attaqué en chemin par un brigand qui, voyant ce voyageur si épuisé, avait cru avoir une proie facile. Azraël releva la tête ; ses yeux eurent un bref éclair et il se transforma en sa forme hybride de tigre-garou. D'un coup de patte aux griffes acérées, il se débarrassa de son agresseur. Celui-ci était resté pétrifié devant son adversaire : Azraël avait brutalement grandi et sa peau avait pris les rayures caractéristiques du tigre ; son visage était devenu animal, ainsi que ses jambes en partie. Le jeune homme reprit son allure normale après avoir vérifié que sa victime était bien morte : il ne s'agissait pas qu'elle devienne à son tour lycanthrope ! Il continua son chemin sans accorder un regard de plus à sa victime. L'état de Furnerius l'inquiétait bien plus, car le cheval respirait avec difficulté, une plaie béante au poitrail.
- Ne meurs pas, Furnerius, supplia-t-il d'une voix brisée. S'il le faut, je retournerai au camp pour te chercher de l'aide.
L'intelligente bête savait quel sacrifice il proposait et elle secoua la tête pour refuser l'offre. La voix d'Azraël était cassée et sa respiration se faisait sifflante.
L'homme et le cheval étaient en aussi piteux état l'un que l'autre. Azraël avait le torse couvert de blessures causées par des flèches qu'il avait arrachées sans grand ménagement ; ses bras et ses jambes crachaient le sang par de multiples plaies à la forme caractéristiques de celles que faisaient les épées des barbares. Ses épaules étaient tout aussi ensanglantées et une profonde balafre traversait son front, épargnant l'oeil de justesse. Le sang qui en coulait recouvrait l'orbite d'un caillot énorme à demi coagulé, mais Azraël était si épuisé qu'il n'avait même pas la force de se nettoyer l'oeil pour enlever cette gêne. Avec chaque goutte de sang qui tombait au sol, c'était une parcelle de sa vie qui s'en allait et lentement, son étincelle perdait en intensité.
A côté de lui, Furnerius marchait la tête basse. Il ressemblait plus en cet instant à la pauvre bête exténuée de leur première rencontre qu'au fier étalon à la fougue inépuisable, galopant sans fatigue, la crinière au vent. Sa robe était constellée de plaques sèches qui collaient au poil et le ternissaient ; c'était du sang séché. Il avançait en boitant, une de ses pattes postérieures étant sérieusement blessée, même si, heureusement, le coup était passé à côté du tendon. Quant à la plaie du poitrail, Azraël la surveillait du coin de l'oeil, craignant à tout moment que son cheval ne s'abatte à terre, exsangue.
- Ô compagnon, murmura-t-il, ami de mes joies et de mes peines, toi qui as uni dans la solitude ton âme vagabonde à la mienne, ne m'abandonne pas maintenant ! Furnerius, mon ami, reste encore !
La voix d'Azraël était saccadée, rauque et sèche. Les mots avaient du mal à franchir ses lèvres ensanglantées. Un filet de sang coulait au coin de sa bouche ; il savait pertinemment qu'une flèche l'avait touché au poumon. Comme Furnerius chancelait, il alla se placer au niveau de son épaule et le soutint, faisant fi de ses propres blessures.
- Fils des Ténèbres, Fils des Ténèbres..., se répétait-il intérieurement. Oublie ta douleur et puise ta force dans ta volonté... Une volonté de fer, c'est un corps infatigable qui ne ressent plus la souffrance...
Mais la litanie habituelle de la Guilde n'eut pas l'effet escompté ; si Azraël arrivait encore à mettre un pied devant l'autre, par un miracle de volonté pure, le moment où il allait s'effondrer n'était pas loin. Il prit alors conscience de la place que tenait dans sa vie l'enseignement de la Guilde. Il n'était Fils des Ténèbres que depuis quatre ans et maître noir des assassins depuis un an, et pourtant il se servait de tout ce qu'il avait appris beaucoup plus souvent que des leçons dispensées par les autres ordres auxquels il appartenait.
La douleur le ramena durement à la réalité : chaque goutte de sang qui s'écoulait le traversait d'une souffrance intolérable qui lui emplissait la tête. Se mordant les lèvres, déjà en sang, pour ne pas hurler, il se fit encore plus mal. Il finit par se demander s'il n'allait pas se mettre à pleurer ; il trouva cela étrange : cette idée ne lui était pas venue depuis des années. Un grand guerrier était au-dessus des malheurs matériels et ne pouvait se lamenter que sur la misère humaine, ce qu'il avait désappris dès son plus jeune âge.
Se soutenant mutuellement, les deux amis firent encore quelques pas, s'enfonçant dans les broussailles qui bordaient la route. Dès que la végétation se parsema un peu, ils s'effondrèrent tous deux. Azraël tenta bien de se redresser, refusant de rester ainsi à la merci du premier venu, mais toute volonté l'avait abandonné et il parvint à peine à bouger les doigts. Il sombra dans l'inconscience, roulant sur le dos.
Combien de temps ils restèrent là, entre la vie et la mort, nul ne saurait le dire. Si les barbares avaient su dans quel état se trouvait leur prince, nul doute qu'ils seraient aussitôt accourus, mais ils devaient l'ignorer durant le restant de leurs jours. Personne ne troubla ce sanctuaire où flottait déjà l'odeur de la mort. Les bruits de la forêt n'étaient aucunement perturbés par la présence de ces deux corps immobiles. Les oiseaux venaient becqueter sous le nez de Furnerius, tandis que les lapins remuaient leur nez avec perplexité devant les longs doigts brunis d'Azraël.
A la nuit tombée, les carnivores approchaient, mais le loup le plus féroce se mettait à gémir comme un bébé, la queue entre les jambes, devant l'absence de réaction du jeune homme. Certains l'avaient sommairement débarbouillé à vigoureux coups de langue, ôtant de nombreuses traces de sang, mais aucun n'osait toucher à l'oeil recouvert de son énorme caillot de sang coagulé. Les nuits étant fraîches, ils se couchaient près d'Azraël pour le réchauffer de leur corps, agissant de même avec Furnerius. Ils entretenaient avec soin la dernière étincelle de vie, si faible soit-elle, sans même savoir s'il y en avait encore une.
Et puis, une nuit, Azraël reprit conscience. Il lui sembla flotter longtemps dans un brouillard floconneux avant que ses sens ne retrouvent leur acuité habituelle ; encore sentait-il des tiraillements à un oeil et il s'aperçut avec étonnement qu'il ne pouvait pas l'ouvrir. Il voulut lever le bras pour savoir ce qui n'allait pas, mais cela lui fut impossible. Il respira profondément l'air pur et léger de la nuit à la couleur bleu-vert. Au-dessus de sa tête, le visage rond de Vilya lui souriait, semblant le protéger de ses rayons bleutés. C'était la pleine lune et cela lui suffit pour savoir qu'il était resté inconscient durant plusieurs jours.
Une soif inextinguible le torturait, mais il était trop faible et ne put se lever, ni même se traîner. Tout juste put-il étendre le bras pour une ébauche de caresse à Furnerius dont les yeux affectueux se voilaient déjà. Il prit alors conscience que tout son corps était douloureux ; machinalement, il remarqua également qu'il était bloqué par deux corps minces et fermes étendus contre lui. Tordant le cou, il parvint à distinguer des loups.
- Je rêve, pensa-t-il en relâchant son effort. Je rêve que je suis éveillé. Ce n'est pas possible...
Mais sous ses doigts raidis par le sang séché et à moitié insensibilisés, il sentit une fourrure rêche et chaude, tandis que montaient dans la nuit des petits gémissements plaintifs qui exprimaient la joie de le savoir vivant. Une langue humide et fraîche lui passa sur le nez, tandis que de l'eau dégoulinait sur son visage.
- Lourak ! balbutia-t-il en lui-même. Merci, mon dieu, de m'avoir sauvé ! Et surtout, d'avoir sauvé Furnerius !
Lourak, le dieu-elfe des animaux et plus particulièrement le dieu-loup, était le dieu attitré d'Azraël en tant que seigneur des panthères et il avait envoyé ses fidèles compagnons protéger celui qui l'avait honoré ; de plus, il n'avait pu être que touché par l'attachement qu'il portait à son cheval, quand on savait que sa parèdre et épouse, Crinalys, était surnommée la déesse des chevaux. Se remettant pour la première fois entre les mains toutes-puissantes d'un dieu, Azraël ferma les yeux.
Ses gardes du corps disparurent tous comme par enchantement. Un rugissement le tira de la torpeur pernicieuse où il se laissait glisser ; le silence qui succéda lui fit croire à une illusion et puis, soudain, une langue humide vint le débarbouiller avec ardeur. Il ne réussit qu'à pousser un faible gémissement. Il reconnut le nouveau venu ; une superbe bête de quelque trois mètres, à la fourrure d'un noir lustré et avec deux tentacules partant des épaules.
- Rani... ! voulut s'exclamer Azraël, mais ce fut à peine si un souffle parvint à franchir ses lèvres, lui déchirant la poitrine. Va chercher Florian, vite ! persista-t-il, malgré la douleur qui le ravageait.
Cette fois-ci, il parvint presque à entendre sa voix. Mais quelqu'un reprit joyeusement :
- Quand on voit l'un de nous, l'autre est rarement loin !
Mais Florian perdit sa gaieté quand il vit dans quel état était Azraël.
- Par Illustra, que t'est-il arrivé ?
- Furnerius d'abord, articula Azraël avec la pire des difficultés.
- Tu es fou ! Tu es à l'article de la mort !
- Lui encore plus que moi... C'est à cause de moi, il m'a sauvé... N'est-il pas juste que je lui rende la pareille ?
Un filet de sang vermeil coulait aux commissures des lèvres d'Azraël et Florian comprit, avec un serrement au coeur, qu'il devait se hâter s'il voulait les sauver tous les deux.
Sur son ordre, Rani était partie, une gourde entre les dents, aller chercher de l'eau. Les sorts de guérison étaient bien plus efficaces quand les blessures avaient été bien préparées. En attendant le retour de sa fidèle bête éclipsante, Florian sortit un sachet contenant une fine poudre blanchâtre. Quand Rani revint, il sépara l'eau en deux parties et, dans un petit godet, il y versa la poudre qui, ajoutée à l'eau, forma aussitôt une mixture aussi blanche que le lait. Avec le reste de l'eau, il nettoya soigneusement les blessures, ce en quoi le travail préliminaire de loups l'aida beaucoup, et il put s'attacher plus spécialement à l'oeil. Tout d'abord, il crut que l'oeil même avait été touché et il craignit d'avoir à annoncer à Méline que Azraël serait désormais borgne. L'image d'un autre borgne lui vint à l'esprit : Whiskers, dit Œil de Serpent, assassin de son état, ami d'Azraël. Quelle ironie du sort si ces deux hommes si semblables se retrouvaient affectés du même handicap sans en être pourtant gênés !
Mais, alors qu'il enlevait précautionneusement le caillot de sang, sans hâte excessive, il s'aperçut avec soulagement que l'oeil était intact. Lorsque toutes les plaies d'Azraël et de Furnerius furent bien propres, Florian prit sa mixture blanche et, à l'aide d'un tissu en boule, il humidifia les blessures. Puis il passa à la guérison même ; sans perdre de temps avec les sortilèges mineurs, il en appela directement aux dieux. Il leva les mains et entonna un chant :
- Entendez ma prière,
Dieux tout-puissants,
Ecoutez cet appel de la terre,
Abaissez votre regard sur vos enfants.
J'ai recours à votre lumière
Pour secourir deux âmes
Perdues sur le chemin de l'enfer
Quand brûlent déjà les flammes.
J'implore votre pouvoir illimité
Pour combattre l'influence maudite
D'Erza et de son droit détourné,
Pour sauver une vie interdite.
Rangor, Mythilène, écoutez-moi !
J'offre ma vie et mon sang,
J'offre tout, jusqu'à en trembler d'effroi,
Pour arracher à la mort ces enfants !
Permettez-moi, dieux tout-puissants,
De guérir vos créatures égarées
Sans force pour écouter vos chants
Quand leurs frères les ont presque tuées.
Au fur et à mesure de son chant, ses mains répandaient une lumière de plus en plus vive qui semblait couler à flots de ses paumes pour venir entourer Azraël et Furnerius.
Mais cela ne suffisait pas ; il ne s'agissait pas de guérir de simples blessures, il s'agissait d'un combat contre la mort elle-même. Une licorne apparut, secouant sa belle crinière au pas cadencé de son petit trot. Elle était suivie par un jaguar, pure incarnation de la puissance animale. La corne de la bête fabuleuse vint effleurer le front de Furnerius, tandis que le jaguar étendait sa patte et sa protection sur Azraël. Florian ne bougea pas : ces deux animaux étaient ceux de Rangor et Mythilène. Les dieux, s'ils pouvaient envoyer leur représentant animal à leur place, évitaient de se montrer. Les blessures cicatrisaient à vue d'oeil sous les pouvoirs conjugués, mais la mort semblait emporter les âmes.
Florian crut qu'il allait perdre le combat. Hurlant comme un fou, poussé par une folie qu'il ne comprenait pas, puisqu'en fait, il ne connaissait presque pas Azraël, il s'acharna et utilisa un sortilège très puissant, mais qui ôtait souvent la vie à son utilisateur. Les dieux eux-mêmes évitaient d'en user, mais Florian en avait cure ; il sentait son énergie couler en un flux abondant dans ses veines et il l'utilisait sans attendre ; il vaincrait la mort ! Il lui était intolérable de penser seulement qu'il pourrait se présenter devant Méline et lui dire qu'il avait eu l'occasion de sauver Azraël, mais qu'il avait échoué.
Le sortilège le vidait de ses forces et il commençait à avoir du mal à rester à genoux ; il ne pouvait s'empêcher de chanceler à tout moment. Les deux blessés restaient toujours inconscients et pire : Azraël semblait plus livide encore et Furnerius paraissait ne plus respirer. Réussissant à prononcer les derniers mots du sortilège, Florian s'effondra en pleurant, le front appuyé sur le sol.
- J'ai perdu ! sanglota-t-il. Oh, mère ! Aide-moi, je t'en prie ! Aide-moi à vaincre !
Les sanglots le secouaient violemment, ses larmes détrempant le sol. A côté de lui, perplexe, Rani le regardait, l'air malheureux. Le jeune homme se redressa, balaya ses larmes du revers de la main, se barbouillant le visage de terre, et il prit Rani par le cou, enfouissant sa tête dans la chaude fourrure accueillante.
- J'ai échoué, Rani ! J'ai perdu le combat !
Alors un éclair déchira le ciel ; Florian, surpris, releva la tête et vit apparaître une grande jeune femme imposante. Elle portait une longue robe bleu pâle serrée à la taille par un cordon noir et ses épaules étaient couvertes d'une grande cape noire. Le visage bienveillant était encadré de longs cheveux noirs en couronne sur la nuque et éclairé de grands yeux d'un bleu très pâle. A sa vue, Florian pâlit et tendit vers elle des mains suppliantes.
- Non, mère, je t'en prie, ne fais pas cela ! gémit-il.
La jeune femme s'agenouilla à côté de lui et serra la tête du jeune mage contre elle.
- Ne crains rien, mon fils. Je suis venue les sauver.
D'un geste, elle chassa la licorne et le jaguar, puis passa doucement sa main sur le front des deux blessés.
- Ils se réveilleront dans quelques minutes. Il est rare de voir un homme se sacrifier pour son cheval.
- Azraël est différent.
- Je le sais ; je l'observe depuis longtemps déjà.
La jeune femme se releva et sourit d'un air un peu triste.
- Je vais bientôt faire appel à toi, fils.
- Je serai prêt.
- Zubaran et Jarlinn m'ont dit de rester sur mes gardes.
Florian hocha la tête : Zubaran et Jarlinn étaient les dieux des oracles. La jeune femme inclina la tête, embrassa le front de Florian et disparut.
Le jeune mage contempla son ami : qu'aurait-il dit s'il avait su qu'il venait d'être sauvé par Illustra, la grande déesse du bien, âme de l'alliance opposée à Erza, princesse de l'ombre ? Illustra était la déesse de la bonne mort, de la malédiction et de la damnation et, en même temps, de la vie. Chaque créature vivante était la sienne.
Azraël et Furnerius remuèrent, puis se relevèrent lentement.
- Merci, Florian. Je ne sais ce que nous aurions fait sans toi, fit spontanément Azraël.
- Remercie plutôt les dieux, répondit le jeune mage avec un sourire mystérieux. Rentre vite maintenant.
Azraël acquiesça ; Furnerius avait retrouvé l'allant et la fougue d'un fringuant poulain et il partit au galop sans attendre.
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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