Le combattant

   Et de nouveau, le miracle se reproduisit : les soldats adverses, affolés, cherchaient à fuir de tous côtés. Furnerius galopait sans interruption. Jhaveri essayait de comprendre comment son prince pouvait à la fois ouvrir le chemin à la tête de l'armée, prêter main-forte aux ailes assaillies de toutes parts et soutenir l'arrière-garde. Les rênes flottaient librement sur l'encolure de Furnerius, le cimeterre était dans son fourreau et l'arc pendait négligemment à son épaule. Mais cette apparente vulnérabilité ne trompait personne : tous savaient qu'il y avait assez de force dans ces mains nues pour étrangler un homme d'une simple pression des doigts et que le cimeterre ou l'arc prenait sa place avec une rapidité inouïe. Plus d'un soldat ennemi se sentit pâlir en voyant sa victime reprendre espoir tandis qu'une main aux longs doigts fermes se refermait sur sa nuque.
   Un jeune homme tomba ainsi deux fois entre les griffes d'Azraël.
    - Attention, mon jeune ami, le prévint amicalement Azraël. La trace précédente de mes doigts ne s'est pas encore effacée de ton cou. La prochaine fois, je pourrais bien te tuer par inadvertance, si tu t'obstines à te mettre sur mon chemin. Chaque rencontre rapproche un peu plus mes doigts de ta jugulaire. Maintenant, excuse-moi, un de mes hommes a besoin de moi.
   Il reposa le jeune soldat à terre. Quand celui-ci leva les yeux, Furnerius était déjà loin. Le jeune homme fut touché de la sollicitude d'Azraël à son égard, mais il ne songea pas à déserter. Il brisa son épée sur son genou et se tint, immobile et fier, au milieu des soldats d'Azraël, les bras croisés. Aucun d'eux ne leva la main sur lui. Le seul qui l'attaqua fut un soldat de sa propre armée.
   Au dernier moment, alors qu'il ne faisait rien pour éviter le coup, il se sentit emporté. Azraël était intervenu.
    - Eh bien, petit, fit-il aimablement, tu as décidé de donner une leçon de courage au monde entier ? Si oui, commence ailleurs que sur les champs de bataille, sinon tu ne feras pas long feu.
    - Pourquoi vos hommes ne m'ont-ils pas attaqué ?
    - La trace de mes doigts sur ton cou est une garantie suffisante, répondit tranquillement Azraël. Comment t'appelles-tu, petit ?
    - Siriog Dulan.
    - Et quel âge as-tu ?
    - Dix-neuf ans, fit Santig-du avec fierté.
    - C'est bien ce que je pensais : un enfant. Crois-tu que ta place soit sur un champ de bataille, surtout si tu te sens déchiré entre ta patrie et le souverain adverse ?
    - Vous avez compris cela ?
    - Je t'ai vu briser ton épée. Allons, petit, je n'ai qu'un conseil à te donner : abandonne tout ici et rejoins le royaume de Slar. Des légions spéciales vont être créées. Tu satisferas ton envie de te battre et tu serviras une noble cause.
   Il déposa le jeune homme à l'écart et l'observa un instant. Siriog avait les cheveux flottant sur les épaules, comme tout barbare se respectant, d'une chaude couleur châtain tirant sur le roux ; le regard fauve était clair et franc, si différent des eaux sombres que Azraël avait l'habitude de contempler. Il portait une tunique fauve resserrée à la taille par une large ceinture de cuir où pendait un fourreau vide, et des bottes, fauves également, montaient jusqu'au genou.
   Puis, sans rien dire, Azraël fit faire demi-tour à Furnerius et repartit dans la bataille.
    - Prince, attendez ! s'exclama Siriog.
   En vain. Le jeune homme ne se retourna même pas.
    - Même si je m'engage sous les ordres de quelqu'un d'autre que vous, je jure qu'au moindre appel de votre part, je lâcherai tout pour accourir, dit-il solennellement.
   Il jeta un dernier regard à ce prince fier et sauvage qui avait forcé son admiration et partit sans plus se retourner.

   Azraël avait rejoint la tête de ses troupes. Son absence n'avait pas été très longue et la débandade des soldats adverses se poursuivait. Il en empoigna un par sa tunique et le souleva de terre à la seule force du poignet.
    - Que fuis-tu ?
    - Lâchez-moi, seigneur ! gémit l'homme. L'Invincible arrive !
    - Le connais-tu ?
    - Non, seigneur !
    - Alors pourquoi le fuis-tu ? fit Azraël avec mépris, rejetant l'homme loin de lui.
   Les barbares, stimulés par la présence de leur prince, se battaient comme des lions. Leur admiration pour Azraël virait au fanatisme. Certains audacieux allaient jusqu'à comparer le jeune homme au dieu Vanyar, clamant à qui voulait l'entendre que le prince de Gazanhe était une incarnation de Vanyar. Jhaveri observait Azraël : le jeune homme entendait bien des affirmations, mais il ne s'en préoccupait pas le moindre du monde. Il laissait courir le bruit ; cela ne pouvait que servir son image. En face de lui, il vit un des chefs ennemis. Sans hésiter, il y dirigea Furnerius et une voie royale s'ouvrit devant lui.
   Une nouvelle confrontation eut lieu mais, forts de l'expérience de Zaldias, les chefs s'étaient regroupés et leur armée était massée derrière eux. Azraël avança désormais seul, à découvert, aussi tranquille que Birmane.
    - Vous prétendez être le prince barbare, dit l'un.
    - Je ne prétends, pas ; je suis !
    - Azraël l'Invincible, fils de Vanyar ? reprit le chef, sceptique.
    - Fils de qui vous voulez, invincible ou non, mais Azraël, prince de Gazanhe !
    - Il a été exilé à vie, objecta le deuxième chef.
    - Le jour où quelqu'un m'empêchera de faire ce que je veux, ce jour-là, Yslaire n'existera plus ! Exilé, dites-vous ? On m'a accueilli les bras ouverts !
    - Ils avaient besoin de vous, fit le troisième avec sagacité.
   Azraël eut un sourire moqueur.
    - J'avais mis mes armes à leur service. Vous rendez-vous ou dois-je employer la force ?
    - Nous rendre ? Alors que notre armée est plus puissante que la vôtre ?
    - Mes forces sont quasiment intactes et mes hommes fanatisés. Ce n'est pas tous les jours que le fils de Vanyar prend la tête de l'armée barbare. Plus puissante, peut-être, mais plus craintive !
   Dans un éclat de rire, Azraël se détourna ; sans même tenir les rênes de son cheval, il dirigeait Furnerius avec ses genoux, les mains posées sur ses cuisses et le cimeterre au fourreau. Il se dirigea droit vers un bataillon bien rangé ; Furnerius s'arrêta juste devant eux et souffla fortement. Un fracas métallique lui répondit : tous les soldats avaient jeté leurs armes au sol. Azraël rit de nouveau, seul bruit déchirant le silence tendu.
   Lentement, il revint vers les chefs.
    - Convaincus ?
   Dans un grognement, les cinq chefs se jetèrent sur lui.
    - Trahison ! lança Azraël comme un cri de guerre.
   Soudain, comme par magie, son cimeterre et sa navaja apparurent dans ses mains, contrant deux de ses adversaires. Furnerius se cabra à moitié pour protéger le jeune homme d'un troisième attaquant. Le quatrième reçut le pied d'Azraël en pleine figure, tandis que le cinquième, qui tenait de l'attaquer dans le dos, fut envoyé à dix pas de là par une furieuse ruade de Furnerius. L'homme et la monture ne semblaient plus faire qu'un. Un éclair argenté trancha les airs et un chef s'effondra à terre pour ne plus jamais se relever. Le deuxième reçut une navaja dans le coeur. Furnerius protégeait Azraël des deux autres attaquants. D'un geste vif, Azraël rengaina et prit les derniers chefs à la gorge. Ses doigts minces et nerveux serrèrent un peu, pour briser toute résistance et son ton était rauque quand il dit :
    - Vous êtes mes prisonniers. Les terres des morts seront données à mes alliés ; quant aux vôtres, vous les retrouverez quand je jugerai bon de vous libérer.
   D'un mouvement violent, il les jeta à terre ; ceux-ci, suffoqués, ne purent faire le moindre geste et se laissèrent entraîner sans opposer de résistance.
   Azraël promena son regard enflammé autour de lui et tous baissèrent la tête. Sans attendre l'ordre de son cavalier, Furnerius fit demi-tour et retourna vers le camp. Derrière lui, un homme se dressa, une arbalète armée à la main. Ceux qui étaient là assistèrent à un prodige : alors que rien ne pouvait le prévenir, Azraël pivota et dans le même mouvement, il saisit son arc, y plaça une flèche et tira. Le trait soigneusement empenné de noir et blanc et parfaitement équilibré fendit les airs à une vitesse stupéfiante ; à mi-chemin, la pointe s'enflamma brusquement et vint s'enfoncer dans la poitrine de l'homme. Azraël avait encore son arc bandé quand sa victime s'effondra. Calmement, il raccrocha son arme à son épaule et reprit son chemin. Les autres restaient pétrifiés devant cet acte accompli avec le plus parfait sang-froid.

   Quand Azraël arriva au camp, il était suivi de ses troupes. Jhaveri l'avait précédé et n'avait donc pas pu assister au dernier exploit de son prince, que ses amis lui racontèrent avec force détails et à grands renforts d'exclamations, pendant que Azraël vérifiait que Furnerius n'avait pas été sérieusement blessé.
    - Mon prince, resterez-vous ? demanda timidement Jhaveri.
    - Non, répondit Azraël. A propos, Jhaveri, quel titre portaient ceux qui m'ont exilé ? Visiblement, dès que l'on parle de prince barbare, tout le monde pense à moi.
    - En effet, mon prince. Le titre de prince de Gazanhe est très rarement décerné et souvent, il est justifié par un exploit hors du commun. Vos "successeurs" ont voulu prendre ce titre, mais nous ne l'avons pas permis. Vous êtes le seul prince de Gazanhe depuis trois siècles.
    - Oh ! Bien, merci.
   Il remonta à cheval ; il regarda la foule massée autour de lui et lut la confiance dans leurs yeux. Il releva la tête et chercha l'horizon.
    - Vous êtes heureux de me revoir parce que je vous ai débarrassé d'un danger et que Zaldias Dancel est maintenant notre allié. Si je restais, ma présence vous pèserait d'ici quelques jours. Vous vous rappelleriez que j'ai été exilé et, si vous ne partagez pas l'avis de celui qui a proféré la sentence, me voir raviverait à chaque instant la honte d'avoir collaboré à cette action. Ensuite, vous apprendriez ce que je suis réellement, si vous ne le savez déjà : un Fils des Ténèbres et un des meilleurs, puisque j'ai le titre de maître noir des assassins, un aventurier, un exclus à qui vous avez eu la bonté d'offrir le nom de prince barbare, il y a bien des années, alors que je n'étais pas encore ce que je suis maintenant. Vous pouvez penser rembourser la dette contractée à mon égard en me laissant prince de Gazanhe, mais croyez-vous que je pourrais supporter la commisération que je lirais dans vos yeux à tout instant ? Cette fierté de m'avoir offert un foyer, une pitié dont je vous serais redevable à jamais ? Impossible ! Aujourd'hui, nos comptes sont remis à zéro ; vous ne me devez plus rien et je ne vous dois plus rien. Je reprends ma liberté à votre égard, car ma parole est engagée ailleurs.
   Il se tut un instant et promena son regard sur ses partisans.
    - Jhaveri, je t'ai observé : tu as l'étoffe nécessaire pour faire un bon prince et tu es aimé. Tu me remplaceras donc. N'en sois pas heureux ; c'est un fardeau bien lourd que je décharge sur tes épaules. Je crois savoir que tu as beaucoup d'admiration pour moi ; oublie cela. On n'admire que les gens dignes de l'être et ce n'est pas mon cas. Tu seras d'abord auréolé de ma gloire, mais quand le temps sera passé sur tout cela, tu seras vu comme l'élu de l'assassin et crois-moi, c'est un titre bien dur à porter. Aussi, pendant ce répit que ton peuple t'accorde, forge-toi une réputation de courage et de loyauté ; force-les à oublier, par ton attitude, tout ce qui pourrait te venir de moi et débarrasse-toi de toutes mes influences. Sois toi et sois royal ; on t'aimera et on te respectera. Adieu, Jhaveri, mon véritable successeur. Adieu, peuple barbare de Gazanhe !
   Furnerius partit au petit trot ; Jhaveri fit quelques pas en courant et cria, la voix pleine de larmes retenues :
    - Mon prince, vous resterez toujours le prince barbare à nos yeux !
   Azraël se retourna sans ralentir Furnerius et éleva le poing gauche, refermé sur le serre-tête noir.
    - J'en garde le souvenir ! répondit-il avec un sourire éclatant de blancheur.
   Furnerius partit au galop et disparut.

   Azraël ne retrouva son calme que de retour dans la forêt. Un mois avait passé depuis son départ de la cour flamboyante. Parti très tard dans la journée, le soir de la fameuse bataille qui resterait à jamais gravée dans les mémoires des barbares, il dut s'arrêter à la ville voisine. Ses partisans le retrouvèrent le lendemain matin, le suppliant de faire quelque chose : l'un des chefs, que l'on avait cru mort, avait délivré ses deux alliés en lançant ses troupes sur le camp sans défense plongé dans l'euphorie de la victoire. Ennuyé, Azraël accepta néanmoins, poussé par ce sentiment typiquement humain auquel il n'était pourtant pas souvent exposé : la fierté de savoir que quelqu'un avait besoin de lui.
   Seul, simplement accompagné de Furnerius, il partit à la rencontre de l'armée ennemie qui l'attendait de pied ferme. Il refusa la moindre aide, mais tous constatèrent qu'il était différent de la veille : plus de folle bravade, désarmé, le cheval libre. Une main tenait les rênes, tandis que l'autre reposait sur la poignée du cimeterre. Il découragea tous ceux qui voulaient le suivre. Certains ricanèrent sur son passage : un homme seul contre une armée entière ! Le regard d'Azraël, les transperçant de son acuité, suffit à les faire taire et il leur sembla soudain que cet homme était capable de miracles.
   Un seul homme vit Azraël à proximité de l'armée ennemie : c'était Siriog Dulan et il sut aussitôt ce que le prince barbare comptait faire.
    - Si j'étais un grand barde, songea-t-il, je le suivrais pour raconter à tous sa fabuleuse histoire et si j'étais un grand guerrier, j'irais lui prêter main-forte. Hélas ! Je ne suis rien de tout cela et je ne ferais que le gêner ! Prince barbare, puisse Vanyar t'avoir en sa divine garde !
   Avec un soupir, il se détourna et prit la route qui menait à Slar. Du coin de l'oeil, Azraël le vit partir et eut un sourire.
    - Tu as bien fait, petit, murmura-t-il. Si tu avais vu ce qui va suivre, tu aurais été déçu. Et, pour tout te dire, mon amour-propre préfère que tu gardes de moi l'image du guerrier invincible plutôt que l'autre... même si le mieux serait que tu m'oublies. Allons, Furnerius ! L'armée ennemie est avertie, certes, mais elle ne s'attend pas à ça !
   Ce qui se passa, personne n'en sut jamais rien : Azraël opposa un silence buté à ceux qui l'interrogeaient et les soldats ennemis refusèrent d'en parler, même sous la menace. Toujours fut-il que Azraël revint le soir, couvert de sang et de blessures, marchant côté de Furnerius, guère en meilleur état que lui. Sur le dos du cheval épuisé, les corps de trois hommes ; on les crut morts, ils étaient vivants, mais l'éclat halluciné dans leurs yeux ne présageaient rien de bon. Azraël restait debout près de Furnerius, regardant ses prisonniers sans remords. Il ne trahit pas d'émotion ; seul, un léger frisson le parcourut quand un des chefs, enfiévré, balbutia :
    - Fils d'Indis...
   Personne ne prit garde à ces paroles presque incohérentes. Azraël seul l'entendit et il était sans doute aussi le seul à pouvoir comprendre le sens de ces mots terribles. Jhaveri le questionna fiévreusement, il ne répondit rien. Lentement, il se détourna et s'en alla, la main sur l'encolure de son cheval, sans se retourner.

Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair

Silverhair