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Le retour d'Azraël
Les deux jeunes hommes chevauchaient de concert, Jhaveri ayant rattrapé sa monture, une mince bête nerveuse et capricieuse. Azraël ne disait rien ; il était plein d'interrogations. Chaque pièce de son costume, chaque bijou qu'il portait, était un symbole et avait une signification spéciale. Il se refusait à en quitter n'en serait-ce qu'un et pourtant ils pouvaient lui apporter autant d'ennemis que d'amis. Jhaveri, à ses côtés, n'osait le troubler.
- Comment m'as-tu retrouvé ? demanda enfin Azraël en rompant le silence. Slar est bien loin de Gazanhe.
- Un des nôtres fait partie des Fils des Ténèbres et vous a reconnu. Il nous a alertés aussitôt.
Azraël se rappela le regard fauve, étrangement familier, qui avait arrêté son bras déjà levé et un nom lui vint instinctivement aux lèvres :
- Dizarn des Rocs.
- Oui, mon prince. Son frère, Urgell, est avec lui.
En un éclair, Azraël revit le colosse blond qui avait porté Méline avec une douceur si surprenante chez un assassin.
- Les Fils des Ténèbres renouvellent leurs effectifs, constata-t-il.
- Ils ont subi de lourdes pertes récemment, dit innocemment Jhaveri.
- Je le sais bien. J'y étais.
Azraël se tut ; à son compagnon d'imaginer la suite, même s'il ne pouvait pas savoir que la Guilde avait recruté avant l'attaque de Slar. Peu lui importait ce qu'il pensait. Il ne songeait qu'à ce qu'il avait lu dans les yeux de Méline. Il refusait de se rappeler les larmes, mais avec rage, il savait qu'elle avait décidé de tout tenter pour retrouver Santig-du et il craignait qu'elle ne fasse quelque folie. Il se secoua et lança Furnerius au galop. Le grand cheval de guerre sentit l'inquiétude de son maître et il eut un doux hennissement. Mais Azraël était si furieux qu'il pressa davantage sa monture.
Soudain, un bruit le fit sursauter. Il sembla sortir de sa transe et regarda autour de lui.
- Monte en haut de cet arbre, ordonna-t-il à Jhaveri.
Le jeune homme tenta de discuter, mais Azraël se montra inflexible. Pendant ce temps, Furnerius entraînait l'autre monture à l'écart. Azraël restait seul ; lentement, avec un sourire étrange, il dégaina son cimeterre, semblant apprécier le jeu des lumières sur l'acier bien poli. Il savait ce qu'il attendait et ne fut pas surpris de voir arriver un grand basilic. Azraël ferma les yeux un court instant, puis prit son élan. Tous ses sens étaient en éveil et il connaissait parfaitement la position de son ennemi. Il atterrit là où il l'avait prévu : sur le cou du monstre. Ce dernier se retourna aussitôt, tentant de se débarrasser de ce poids importun. Azraël se dressa et planta son cimeterre dans la peau du basilic. Plus la bête se débattait, plus il s'acharnait.
A un moment, il glissa sur le dos du basilic, qui tourna aussitôt sa gueule vers lui. Tel qu'il était placé, Azraël ne craignait rien du terrifiant regard pétrifiant, mais il se trouvait juste au niveau des puissantes mâchoires. Et s'il y avait une chose que le jeune homme savait parfaitement bien, c'était que le grand basilic avait une arme de plus que son cousin mineur : son souffle empoisonné. Le monstre souffla sur Azraël et celui-ci traça dans les airs un vague signe, puis enfonça son arme dans la gueule ouverte.
- Quand tu convies les gens dans ton estomac, renseigne-toi sur tes invités ! lança-t-il, sarcastique.
Il bondit sur ses pieds, laissant son cimeterre dans la blessure et, avec une vitesse stupéfiante, il prit son arc, y encocha une flèche, une autre coincée entre les dents, et tira, deux fois. Les yeux du basilic furent aussitôt rendus inoffensifs et Azraël n'avait même pas visé. Il reprit son cimeterre et l'arme étincelante recommença sa danse macabre.
Du haut de son arbre, Jhaveri assistait à ce combat avec une étrange fascination. Azraël avait perdu toute réalité et frappait en aveugle. Un hennissement strident déchira les airs. Azraël s'arrêta, comme foudroyé, et sembla reprendre douloureusement conscience. Son regard se posa sur le cadavre massacré du basilic ; frissonnant soudain, il se détourna avec horreur. A l'écart, Furnerius le contemplait avec reproche. Azraël courut vers son cheval, mais celui-ci l'évita.
- Furnerius, compagnon de solitude, m'abandonnerais-tu dans un moment d'égarement ? dit-il à voix basse.
L'étalon s'arrêta ; dans l'affectueux regard de la bête, il n'y avait plus la moindre trace de condamnation.
Jhaveri vint rejoindre le jeune homme.
- Vous êtes un fier combattant, mon prince, dit-il.
Azraël tourna vers lui le regard triste de ses yeux sombres.
- Je ne suis qu'un assassin, digne élève de la Guilde, répondit-il.
Jhaveri fut surpris du ton désabusé de jeune homme. Comment pouvait-il savoir que Azraël, ayant retrouvé sa lycanthropie et le sang embrasé par les germes déposés par le Chant des assassins, était parfois incapable de se contrôler, envahi par des pulsions meurtrières qui le poussaient au carnage ? Sans rien ajouter de plus, il reprit son chemin et la route se poursuivit en silence.
Jhaveri et Azraël arrivèrent enfin sur les terres de Gazanhe. Les gens s'arrêtaient net, figés, en voyant le jeune homme au dur regard noir, le front ceint du serre-tête en alliage spécifique à Gazanhe. Seul le prince barbare avait droit à cet alliage rare de tungstène et de tantale. Des messagers partaient annoncer la bonne nouvelle et tout se répandit comme une traînée de poudre.
- Le prince barbare est revenu !... Notre prince est de retour !
Dans les villes où passait maintenant Azraël, les gens lui faisaient une haie d'honneur, poing gauche levé et bras droit dans le dos, selon le salut du peuple de Gazanhe à son prince. Azraël passait parmi eux, indifférent, regardant droit devant lui et fermant son esprit aux acclamations. Mais Jhaveri, pour atténuer sa froideur, confiait que le prince était venu défendre son peuple. Les sceptiques, qui prétendaient qu'un seul homme ne pourrait les débarrasser des envahisseurs, étaient violemment pris à partie par de chauds partisans qui répétaient à qui voulait l'entendre :
- Un homme seul ne peut rien faire. Mais cet homme n'est pas comme les autres ! C'est notre prince et il est aimé de Vanyar !
Vanyar, le dieu de la destruction, était le seul que les barbares adoraient et la rumeur prétendait que Azraël était son protégé. Le jeune homme haussait les épaules à ces superstitions. Par Sorcerak, s'il avait été le protégé d'un dieu, il aurait été le premier à le savoir ! Furnerius comprit qu'il valait mieux quitter les villes au plus vite, sans quoi Azraël allait encore perdre son sang-froid. Aussi, inexorablement, progressaient-ils vers le nord où l'armée barbare tentait tant bien que mal de contenir ses bouillants voisins.
L'arrivée d'Azraël changea tout. Quand il arriva au camp, aussi tranquille que Birmane, déesse-elfe de la paix, les barbares ne surent plus où donner de la tête. C'était au premier qui se précipiterait vers lui pour le remercier ou simplement le toucher. Sa présence fit remonter le moral en flèche. Jhaveri et les généraux faisaient circuler des consignes de silence : l'ennemi ne devait pas savoir que le prince était revenu. Pendant ce temps, Azraël, immobile au milieu du camp, toujours juché sur Furnerius, surveillait tout. C'est ainsi qu'il surprit une silhouette furtive qui tentait de sortir discrètement du camp. D'un geste, il avait déjà armé son arc. Tout archer normal aurait pris le temps de viser, mais Azraël avait appris à combattre au jugé. Sa flèche filait droit, fendant les airs, la pointe déjà enflammée. Tous sursautèrent quand un cri horrible retentit. Les gardes ramenaient déjà un homme à la main gauche traversée par une flèche à l'empennage noir et blanc, les chairs atrocement brûlées.
- Il allait prévenir l'ennemi ! s'exclama Jhaveri, comprenant le premier. Mais notre prince l'a repéré et l'a arrêté à temps !
Silencieusement, ce fut la plus formidable ovation que Azraël ait jamais reçue. Tous ses soldats, dans le même mouvement, firent le salut à leur prince, en rangs parfaits. Le jeune homme savait, même s'il refusait de le reconnaître, qu'une bonne partie de Gazanhe lui était restée fidèle et qu'il avait été exilé par une minorité qu'il aurait pu vaincre aisément. Mais à cette époque, il avait pris ce prétexte pour partir, se libérant de ses responsabilités ; il voulait continuer à découvrir le monde et il refusait de se laisser enfermer dans un carcan, même royal. Devant ces regards étincelants de joie, ces visages illuminés, il sut que tous comptaient sur lui pour les mener à la victoire et qu'ils se seraient tous fait tuer pour lui avec plaisir.
Dans les rangs, le récit du combat contre le basilic circulait déjà. Mais Azraël s'inquiétait plus de savoir ce qu'étaient devenus ceux qui l'avaient exilé six ans auparavant. Il écarta Jhaveri du reste des troupes et lui posa la question.
- Ils se sont enfuis, répondit dédaigneusement le jeune barbare. Quand ils ont vu qu'ils n'arrivaient pas à vaincre nos adversaires et que le peuple n'avait plus qu'un espoir, vous, ils ont disparu du jour au lendemain. C'est à ce moment que Dizarn nous a envoyé la nouvelle de votre localisation. Je suis aussitôt parti à votre recherche.
Azraël hocha la tête. Il comprit qu'il était le seul maître de tout Gazanhe. S'il le voulait, il pouvait rester là jusqu'à la fin de ses jours. Il eut un rictus ironique et reporta son regard sur ses hommes qui s'enthousiasmaient comme des enfants sur son exploit face au basilic.
Aussi, quand la bataille reprit, les belliqueux voisins furent désagréablement surpris. Rapidement, la nouvelle circula dans les rangs adverses :
- Azraël, le prince barbare, est de retour ! Azraël l'Invincible est contre nous !
Ces simples mots provoquèrent la débandade la plus totale. Azraël avait acquis parmi ces gens une renommée sans précédente, qui datait de quelques années, mais qui n'avait pas faibli durant son absence. Dans tous les combats qu'il avait menés personnellement, il n'avait jamais connu de défaite et tous les champions des contrées voisines s'étaient cassé les dents contre son habileté aux armes. Depuis, il avait encore progressé, grâce aux leçons dispensées par Zarth, champion en la matière. Il savait qu'il était capable de vaincre une bonne partie de l'armée adverse à lui tout seul avant de succomber sous le nombre, mais il n'eut même pas à faire ses preuves. Le voir à la tête de l'armée barbare, lancé au grand galop sur un gigantesque cheval de guerre, fit s'enfuir les plus courageux.
Azraël était partout ; Furnerius semblait voler. Alors que Jhaveri, assailli de toutes parts, allait être désarçonné, une main se referma sur son coude et le remit en selle sans beaucoup de ménagement. La moitié des assaillants avait disparu comme par magie. Le jeune barbare n'eut pas le temps de dire qui que ce soit : une flèche enflammée traversa les rangs devant lui et il aurait juré qu'elle avait été lancée de l'aile droite. Mais Azraël se trouvait à gauche, caracolant sur son étalon noir, sans même tenir les rênes. Comment il faisait pour franchir si vite les rangs compacts restait un mystère qui ajoutait encore à son prestige. Les généraux de son armée auraient tous pu jurer avoir été sauvés à un quelconque moment par leur prince au visage livide de démon et aux yeux sombres remplis de tristesse. Mais le plus humble des soldats pouvait aussi espérer en son prince et plus d'un fut soulevé in extremis par une poigne ferme le soustrayant à une mort imminente. Les grands chefs adverses eurent beau essayer de rassembler leurs troupes, c'était peine perdue. Une voie royale s'ouvrait devant Azraël ; celui-ci ne s'en étonnait à peine : il avait toujours vu les gens le fuir, soit parce qu'il était aventurier, soit parce qu'il était Fils des Ténèbres. Il aurait pu en ressentir de l'amertume, comme quelques années plus tôt, mais maintenant, il avait, comme Zarth l'exclus, quelques amis fidèles, et, au milieu de tous, Méline, la gentille magicienne.
Brusquement, il s'arracha à ses rêveries : il se trouvait face à l'un des chefs. Le silence s'abattit sur le champ de bataille. Azraël avait son cimeterre à la main, tandis que son adversaire tenait une grande hache.
- Qui es-tu, étranger ? lança le chef.
- On me nomme Azraël l'Invincible. Je suis prince barbare de Gazanhe.
- Tu mens ! Le prince a été exilé il y a six ans.
Azraël eut un mince sourire ironique.
- Que celui qui m'a exilé se montre !
Personne ne bougea.
- Tu vois bien : comment aurais-je pu être exilé ? Il n'y a personne pour le faire !
- Eh bien, je le ferai !
- Ah ! Bon.
Azraël se dressa sur ses étriers et regarda autour de lui.
- Comment comptes-tu faire ? reprit-il. Tu n'as pas d'armée.
Le chef se retourna. Azraël n'avait pas menti ; il était entouré par des barbares sanglants mais victorieux, des barbares de Gazanhe.
Furieux, il s'élança sur Azraël, hache haute. Sans se troubler, le jeune homme contra de son cimeterre et bloqua le poignet de son ennemi.
- Garde ton calme, conseilla-t-il. Je n'ai aucunement l'intention de te tuer.
- Le prince barbare ne fait pas de cadeaux ! cracha le chef.
Un éclair étrange traversa le regard sombre d'Azraël.
- Je ne suis pas un barbare, répondit-il. Jure à Gazanhe une paix éternelle et tu es libre sur-le-champ.
- Que fais-tu de mes alliés ? Ils ne comprendront pas mon attitude.
De nouveau, les yeux d'Azraël eurent cette lueur bizarre.
- Tes alliés, j'en fais mon affaire. Retourne en paix sur tes terres si tu acceptes ma proposition.
- Tu es un homme de coeur, prince barbare.
Azraël tendit sa main droite, puis se rétracta brusquement pour présenter sa main gauche. Le chef eut un petit sourire.
- Aventurier, n'est-ce pas ? Ne t'inquiète pas, je ne le dirai pas.
Il saisit la main tendue et la serra.
- Amis, prince barbare ?
- Amis, chef inconnu, acquiesça Azraël avec une expression indéchiffrable.
- Zaldias Dancel.
Les deux hommes échangèrent un dernier regard et Zaldias s'éloigna au petit trot. Les barbares ne dirent rien. Azraël se tourna vers ses troupes.
- Sus aux autres ! cria-t-il.
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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