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Le lycnathrope
Le lendemain, Méline était comme d'habitude. Elle salua Azraël avec un sourire, remarquant au passage l'éclat trop brillant du regard noir et les traits tirés du jeune homme. Tous les ministres étaient déjà dans la salle du trône quand Méline vint s'installer. Au lieu de s'asseoir sur son trône, elle resta debout en face de son conseil.
- Mes amis, commença-t-elle gravement, j'ai un aveu à vous faire. Hier, j'ai agi indignement envers Egan. Il est venu me chercher à la tombée de la nuit et, prise d'une terreur injustifiée, je me suis enfuie ignominieusement. Je voudrais lui en demander pardon aujourd'hui et faire amende honorable. Egan, condamne ou pardonne.
S'humiliant devant le jeune homme, elle mit un genou en terre et baissa la tête. Azraël s'empressa de la relever.
- Tu n'as pas à t'excuser publiquement, Méline, et ta place n'est pas à mes pieds. Je te pardonne bien volontiers et j'avais déjà oublié cette petite offense involontaire.
- Rien n'est changé entre nous et je te renouvelle ma confiance. Mes amis, hier, devant témoins, Egan s'est déclaré mon champion. Aujourd'hui, devant vous, je déclare officiellement que j'accepte sa candidature. Egan Pendragon est donc nommé champion du feu.
Les ministres ne pipèrent mot : même s'ils n'appréciaient pas Azraël, la fidélité dont il faisait preuve à l'égard de la souverain était suffisante pour primer sur leurs sentiments. De plus, le regard glacial que Méline posait sur eux était plutôt dissuasif d'une intervention.
Méline s'assit sur son trône, tandis que Azraël prenait la place ordinairement occupée par Santig-du.
- Passons à l'ordre du jour, reprit-elle. Nous allons tout d'abord envoyer des ouvriers réparer les dégâts causés par la Guilde des Fils des Ténèbres et nous en profiterons pour renforcer les défenses de la ville et consolider les ébauches de remparts. Pour avoir la paix, il faut être prêt à faire la guerre. Ensuite, je vais créer les légions de feu, qui ne dépendront que de moi et non des ordres du premier général venu.
Elle se tut un instant, puis un sourire ourla ses lèvres.
- Je plaisante, les généraux font très bien leur travail, mais cette unité sera un peu spéciale. J'envisage également d'entraîner sérieusement nos soldats et je vais tenter de trouver un excellent maître d'armes. Enfin, je compte faire du royaume de Slar un asile pour fugitifs. J'ai déclaré à Ankrist que Slar ne rendait pas les fuyards et donc ceux qui demanderont asile sur le territoire de feu seront les bienvenus. Je vous remercie de votre attention.
Sans attendre les commentaires, elle se leva de son trône et quitta la salle.
Magira arrêta Azraël qui s'apprêtait à en faire autant.
- Que se passe-t-il, mon fils ? Méline semble étrange.
En quelques mots, à voix basse, Azraël relata le carnage de la crypte des assassins. Magira comprit aussitôt.
- Va et sois sans crainte. Je m'occupe de tout tant qu'elle ne se sera pas ressaisie.
- Merci, mère.
Il porta la main de Magira à ses lèvres et partit aussitôt.
Méline l'attendait dans les écuries. Elle avait définitivement abandonné sa couronne et avait repris ses anciens vêtements : longue robe d'un rouge cuivré, fendue sur le côté, un cordon rouge tressé en guise de ceinture, sandales de cuir rouge se refermant sur la cheville en un bracelet de métal ouvragé, et cape rouge doublée de soie dorée, au grand col de fourrure blanche, bordée de blanc. Par contre, elle avait gardé la topaze de feu autour de son cou.
Azraël ne prit même pas le temps de seller Furnerius et suivit Méline qui repartait vers la forêt. Le jeune homme la rattrapa sans peine et l'attrapa par le bras.
- Méline, je sais ce que tu ressens, dit-il sans explication.
La jeune magicienne leva vers lui un regard mouillé de larmes.
- Oh, Egan ! Tu crois vraiment que j'ai fait le bon choix ?
- Tu as fait ce que tu devais. De même que Zarth aurait tué Shilka pour nous protéger ; seul, il ne l'aurait pas fait.
- Il l'aimait tellement, Egan. Comment a-t-elle pu le trahir de cette façon ?
- Par Ukkraq, Méline, ne connais-tu donc rien aux drows ? Ne t'a-t-on jamais raconté tous leurs raids sanglants ?
- Si, mais une soeur à son frère...
- A Vindemiatrix, la famille ne compte pas. Zarth le sait bien : à sa naissance, Rakis a tué sa soeur aînée afin de devenir la première fille de la maison. Que les dieux retardent le jour où elle prendra la place de Sielera, la mère de Zarth !
Azraël avait beau essayer de détourner la conversation, Méline ne parvenait pas à oublier qu'elle avait tué.
Sans prévenir, elle lança sa cavale au galop et disparut dans les sous-bois. Azraël hocha la tête. Discrètement, il partit à sa suite et veilla sur elle toute la journée sans se montrer. Avant que Vilya ne soit au zénith, il sortit des ombres.
- Rentre, Méline.
La jeune fille obéit sans discuter ; il la suivit de loin et, quand il la vit passer la porte des voleurs, il fit faire demi-tour à Furnerius pour se réfugier au plus profond des bois.
Ainsi, Méline s'enfuyait chaque matin du palais, après avoir donné ses ordres, pour errer sans but dans la forêt. Azraël la suivait avec vigilance. Un soir, ils s'étaient plus éloignés que d'habitude et Azraël voyait avec inquiétude venir le moment où Vilya monterait au zénith ; elle était dans le dernier jour de son cycle de pleine lune. Il s'écarta nerveusement de Méline ; la jeune fille le regarda avec étonnement.
- Fuis, Méline, dit-il d'une voix rauque.
Elle refusa ; cette voix n'était pas la sienne : elle était trop basse et roulait les "r". Furnerius s'arrêta ; Azraël bondit à terre et se dissimula à l'ombre des grands arbres.
- Va-t'en vite ! cria-t-il.
Soudain, il se redressa, violemment cambré en arrière, et arracha de sa gorge un véritable feulement ; sous les yeux horrifiés de Méline, il commença à se transformer en un gigantesque tigre.
La jeune fille comprit tout : quand les lycanthropes étaient en transformation, ils ne reconnaissaient plus personne et Azraël voulait lui éviter d'être blessée. Mais elle connaissait les moyens de guérison. Sans hésiter, elle s'élança, prit la tête d'Azraël entre ses mains et plaqua ses lèvres sur celles du jeune homme, dont le visage commençait à prendre la forme d'un mufle humide roux rayé de noir. Il y avait trois moyens pour soigner la lycanthropie : la belladone si elle était absorbée une heure après l'attaque, les sorts de délivrance de maladie, ou embrasser le lycanthrope au moment de la transformation. Cette troisième solution était la plus dangereuse, car le lycanthrope pouvait mordre, voire tuer, la personne essayant de le guérir.
Quand Méline sentit que la métamorphose s'inversait, elle recula ; Azraël s'effondra à terre, épuisé.
- Merci, hoqueta-t-il.
La jeune fille s'agenouilla à côté de lui et le prit dans ses bras.
- Je ne voulais pas que tu me voies ainsi, expliqua Azraël d'une voix brisée.
- Ce n'est rien, Egan.
Il se dégagea doucement.
- Excuse-moi. Ce sera la dernière fois.
- Vilya reprendra son cycle, objecta Méline.
Azraël secoua la tête.
- Ce n'est pas cela... Je suis lycanthrope de naissance, comme tous les Fils des Ténèbres. C'est ce que nous appelons le pouvoir des assassins. Caliga, mon initiateur, me l'a enlevé il y a quelques années, mais Gaud me l'a rendu. A la première pleine lune, la transformation s'est effectuée sans que je puisse m'y opposer, mais maintenant, j'en serai maître. Je suis un tigre-garou. C'est pour cela que j'ai pu communiquer avec Rani et la panthère. Et aussi que j'ai pu résister au charme de la renarde-garou, qui n'opère pas sur les autres lycanthropes. Voilà.
Azraël ne semblait pas particulièrement heureux d'avoir retrouvé le pouvoir des assassins. Méline lui mit une main réconfortante sur l'épaule. Il leva les yeux et sourit.
- Tu sais, dit-il, à propos de ce que tu fuis... Sois comme le mur de protection qui absorbe les sorts adverses pour renforcer son pouvoir.
Méline apprécia l'image.
- D'autres préoccupations me le feront oublier, répondit-elle.
Les deux jeunes gens se relevèrent.
Furnerius attendait bien sagement à l'écart, mais la cavale alezane avait pris la fuite lors de la transformation d'Azraël. Il souleva Méline de terre et la déposa sur le dos de Furnerius qui encensa. Le jeune homme et le cheval marchaient de concert quand Furnerius se cabra sans raison apparente. Méline laissa échapper un petit cri, mais Azraël s'élançait déjà, dégainant son cimeterre dans le même mouvement, car il venait d'entendre bouger les buissons. L'homme qui surgit ne vit qu'un inconnu à demi penché sur une jeune fille à terre, un cimeterre à la main et l'air agressif. Dans un cri guttural, il prit son sabre et se jeta sur Azraël. Sa rage augmenta quand il aperçut les vêtements de son adversaire, typiques des Fils des Ténèbres et aisément reconnaissables pour ceux qui fréquentaient un peu ce milieu. Azraël, par égard pour Méline, évitait de blesser l'inconnu et se contentait de parer.
- Cesse de me ménager et bats-toi ! gronda l'inconnu.
- Peux pas, répondit laconiquement Azraël. Elle ne veut pas.
- C'est ton employeur ?
- Petit, si tel était le cas et si elle m'avait ordonné de te tuer, je t'aurais déjà étendu raide mort.
Le jeune inconnu grinça des dents et attaqua avec plus d'ardeur encore. Azraël, rompu au métier des armes, aurait eu mille fois l'occasion de le tuer, mais il voulait éviter ce spectacle à Méline déjà traumatisée. Mais son adversaire semblait vouloir s'embrocher de lui-même sur le cimeterre étincelant, tant il était emporté par sa fougue, et Azraël avait fort à faire pour l'en empêcher.
- Dis-moi, assassin, haleta-t-il, parcours-tu la contrée depuis longtemps ?
- Depuis que je sais marcher, répondit Azraël, le souffle intact. Veux-tu que nous arrêtions le combat ? Tes forces étaient déjà entamées avant que nous ne commencions. Je n'aurai pas le moindre mérite à te vaincre.
- Pour que tu t'attaques encore à cette jeune fille ? Plutôt mourir !
Méline n'eut pas le temps de le détromper. Vilya émergea des nuages et darda ses rayons bleutés sur Azraël. Le jeune inconnu aperçut le serre-tête d'alliage de tungstène et de tantale noirci et tomba à genoux en balbutiant :
- Mon prince !
Azraël sursauta. Il n'avait pas entendu ce titre depuis bien longtemps. Il examina plus attentivement le jeune homme qui remettait ainsi sa vie entre ses mains : il s'agissait d'un fier gaillard à la musculature plutôt développée, les cheveux flottant sur ses épaules, caractéristique propre aux barbares du nord et le sabre avait une aigue-marine incrustée dans le pommeau.
- Tu es de Gazanhe ? dit Azraël, incrédule.
- Oui, mon prince, répondit l'autre, soumis.
- Comme t'appelles-tu ?
- Jhaveri, mon prince.
- Jhaveri !
Ce nom sembla susciter des sentiments opposés chez Azraël et réveiller de vieux souvenirs.
Il reprit d'une voix plus sèche :
- Pourquoi m'appelles-tu encore prince ? Tu sais bien que j'ai été chassé.
- Nous vous cherchons depuis bien longtemps, mon prince. Chaque année, dix jeunes sont envoyés à votre recherche. Vous devez revenir, votre peuple a besoin de vous.
Il leva d'un air suppliant vers Azraël son superbe regard à la pure transparence de l'aigue-marine et le jeune homme se sentit remué. Ce regard était si clair et si franc qu'il était impossible de résister à son éclat et Azraël se souvenait, quelques années plus tôt, de l'intense magnétisme qu'avaient déjà ces yeux.
Il releva le jeune homme.
- Jhaveri, depuis le jour où j'ai été exilé, le soleil s'est levé bien des fois et j'ai pris d'autres engagements, notamment envers la dame ici présente.
- Alors il ne me reste plus qu'à me jeter à ses pieds pour l'implorer de vous délivrer de vos serments.
Méline l'arrêta d'un geste.
- Ecoutez, je propose de remettre tout ceci à demain, ou tout au moins, de régler ce problème à la cour flamboyante.
- Inutile, Méline, interrompit Azraël. Je ne peux pas retourner à Gazanhe. J'y ai trop d'ennemis et je ne peux pas les affronter seul.
- Vous ne serez pas seul, mon prince, s'empressa de dire Jhaveri. Tous vos partisans se sont rassemblés et n'attendent plus que vous.
- Je suis désolé, Jhaveri, je ne peux pas ! Quand je vous ai aidés la première fois, j'étais sans attaches et j'ai accepté votre offre. Maintenant, j'ai d'autres responsabilités et je ne peux pas revenir.
- Oh, mon prince ! Gazanhe a tant besoin de vous ! Nous sommes attaqués de toutes parts par les voisins !
Méline murmura à Azraël :
- Quelle confiance il a en toi, Egan !
- Un seul homme ne peut pas tout changer, Jhaveri, objecta Azraël.
- Vous, si. Votre présence dynamisera les troupes.
- Que dois-je faire ? demanda silencieusement Azraël à Méline.
- Ne t'occupe pas de moi et agis selon ce que tu crois être juste. Tu peux leur porter secours sans t'établir parmi eux.
- La voix de la raison...Viendras-tu avec moi ?
- Non. J'ai ma propre quête. Je dois retrouver Santig-du et les guerriers blancs de Chyraz.
- Bien. A ton gré. Jhaveri, ma souveraine m'autorise à vous porter secours. Je partirais donc avec toi.
Sans un mot, Jhaveri prit la main de Méline et mit un genou en terre pour appuyer son front contre les petits doigts minces. La jeune fille avait senti l'envie qu'avait Azraël de répondre à cet appel. Elle savait qu'il avait dû se maîtriser pour ne pas massacrer tous les courtisans lors de l'usurpation de son trône par Bay et maintenant, il allait pouvoir se calmer pour une noble cause.
- Attends-moi ici, commanda Azraël.
Il prit Méline dans ses bras et l'assit devant lui sur le dos de Furnerius. Le grand cheval de guerre partit aussitôt au galop.
Azraël reconduisit Méline à sa chambre.
- Promets-moi d'être prudent, demanda la jeune fille. Ne t'expose pas inutilement.
- Je te le promets, répondit gravement Azraël.
- Et reviens-moi vite, murmura-t-elle.
Le jeune homme hocha la tête.
- Veux-tu des troupes ?
- Non. Je vais utiliser mon arc. Il commence à se rouiller.
Méline hocha la tête à son tour. Elle savait que Azraël avait menti quand il avait dit qu'un homme seul ne pouvait pas tout changer. Lui le pouvait et cela n'avait rien à voir avec dynamiser des troupes ; il était capable d'affronter une armée entière et il en était conscient.
- Au revoir, Méline. A bientôt, dit-il doucement.
- Tu me dirais adieu que cela me ferait le même effet...
Il la serra dans ses bras un bref instant, puis la relâcha avec un sourire contraint.
- Si Elias nous voyait... !
Méline acquiesça et détourna la tête pour cacher les larmes qui perlaient à ses cils. Azraël en profita pour s'éclipser silencieusement et rejoignit Jhaveri.
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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