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Le champion du feu
Le palais était en effervescence. Magira s'aperçut, à d'infimes détails, qu'ils étaient revenus et elle vint immédiatement vers Méline.
- Ma dame, chuchota-t-elle en la fixant de son regard vide, un usurpateur a pris possession du trône !
Instinctivement, Azraël posa la main sur l'épaule de la jeune magicienne.
- Je la protégerai, mère, dit-il à voix basse.
Magira acquiesça.
- Où est Santig-du ? demanda Méline d'un ton calme.
- Les guerriers blancs ont disparu.
Méline reçut cette information sans sourciller ; elle imagina aussitôt un stratagème pour confondre l'usurpateur. Elle avait un sens aigu de la mise en scène et, en conséquence, elle se rendit discrètement à sa chambre, suivie par un Azraël aux aguets. Elle revêtit la robe qu'elle portait le jour de son couronnement, garda la précieuse topaze aux mille facettes qui pendait à son cou et jeta sur ses épaules une grande cape dont elle rabattit le capuchon sur ses yeux. Toujours accompagnée d'Azraël, elle alla droit à la salle du trône, où elle fut arrêtée par un garde.
- Je veux voir le souverain du feu, dit-elle, hautaine.
En disant cela, elle frottait doucement sa bague de cuivre de son pouce. Les yeux du garde s'embrumèrent et il la laissa passer sans opposer de résistance : elle le tenait entièrement sous sa coupe.
Sur le trône, au milieu d'une cour déjà empressée, l'air arrogant, un colosse qu'elle connaissait bien, flanqué d'une femme à la lourde chevelure blonde et d'un autre géant. Bay, Kalysha et Haiah. Méline s'avança et, volontairement, prit une voix plus basse pour parler.
- Es-tu le souverain du feu ?
Le regard bleu de Bay la fixa froidement.
- Je le suis, répondit le colosse avec une pointe d'agacement.
- Montre-moi alors la couronne ardente ! exigea Méline.
- Douterais-tu de ma légitimité, impudente ? tonna Bay en se redressant brusquement.
- Oui, j'en doute ! lança la jeune magicienne, reprenant sa voix claire.
Dans le même mouvement, elle rejeta son capuchon en arrière et défit les agrafes de sa cape ; le vêtement tomba au sol dans un bruissement de soie qui parut résonner comme un coup de tonnerre dans le brusque silence figé. Méline apparut dans toute sa beauté, sa chevelure d'or rouge auréolant son visage juvénile, surmontée de la couronne ardente. A son cou, la fabuleuse topaze de feu faisait concurrence aux autres topazes que portait Kalysha.
- Qui doute, Bay ? reprit Méline en relevant le menton dans un geste de défi. Viens prendre la couronne ! Tu te dis légitime, prouve-le !
Bay hésita un court instant ; autour de lui, les courtisans réagissaient de deux façons différentes : il y avait les partisans de Bay, lesquels étaient en général ceux qui détestaient Azraël parce qu'il était un aventurier connu et qui donc réprouvaient Méline de le garder en homme de confiance, et il y avait les indécis qui étaient venus aux côtés de Bay parce qu'ils croyaient que Méline avait été tuée. Les partisans de Bay encourageaient le colosse à aller prendre la couronne et il céda à la pression.
S'avançant, il saisit la couronne d'un geste vif. Malgré la brûlure, il persista et tenta de l'arracher de la tête de Méline. En vain. Enfin, vaincu par la douleur, il recula ; ses mains étaient profondément brûlées : Sige n'aimait pas l'orgueil et la vanité et les punissait sévèrement chez ceux qui convoitaient la couronne. Le silence retomba sur l'assemblée. Méline eut un petit sourire crispé et, tranquillement, ôta la couronne de sa tête ; son visage resta souriant quand ses mains entrèrent en contact avec les langues d'or ardent. Puis elle remit la couronne et montra ses mains à tous : elles étaient intactes.
- Pour être souverain du feu, il faut des mains pures, rappela doucement Méline.
Elle était rayonnante et la couronne ardente jetait des rayons qui semblaient la nimber entièrement de lumière. Mais Bay ne s'avouait pas vaincu aussi facilement.
- Je prétends, moi, que tu es l'usurpatrice et que la véritable souveraine du feu est Kalysha, à qui tu as volé la couronne.
- Je serais vraiment très douée ! J'aurais volé la couronne et j'aurais réussi à abuser Sige, l'esprit du feu ! Arrête de fabuler.
- Tu es une puissante magicienne et il t'a été facile de maîtriser tout cela. Mais tu n'as pas réussi à tout cacher. Les topazes de feu, magiques elles aussi, ont reconnu Kalysha pour leur légitime souveraine !
Narquoise, Méline fit tournoyer le magnifique pendentif autour de sa chaîne d'or.
- Nies-tu leur magie ? s'entêta Bay.
La jeune fille ne fit que hausser les épaules. Autour d'eux, les courtisans restaient indécis. Méline regarda autour d'elle, un regard chargé de mépris.
- La plupart d'entre vous me détestent parce que je garde un compagnon d'aventures à mes côtés. Mais quand je vois ce que vous êtes, je comprends encore mieux mon entêtement ! Que ferais-je parmi vous, seule et sans soutien, cernée par une troupe de vils courtisans conspirant sans cesse contre moi et me préférant le premier menteur venu ? Je ne vous ai jamais menti, moi !
Ses yeux avaient perdu toute douceur et lançaient des éclairs de fureur. Elle posa la main sur l'épaule d'Azraël.
- Cet homme est mon plus fidèle ami et vous voudriez que je le chasse pour me livrer en des mains telles que les vôtres ? Quelle preuve de votre fidélité envers moi m'avez-vous donnée ? Je m'absente un jour à peine et à mon retour, je trouve mon trône occupé et ma cour aux pieds de l'usurpateur ! Même Bay, qui m'a pourtant dérobé mon trône, me paraît moins vil que vous, car au moins, je sais ce qu'il pense et il agit plus au grand jour que vous. Alors faites votre choix : cet homme, usurpateur inconnu, ou moi, élue par l'esprit du feu ?
Bay eut un rugissement et bondit en avant, mais il fait tout aussi brusquement un pas en arrière : dans un sifflement métallique, une lame étincelante se dressa entre Méline et lui. Azraël intervenait.
Le jeune assassin n'avait pas l'air aimable.
- Recule ! gronda-t-il.
- Qui es-tu pour te mettre en travers de mon chemin ?
- Je suis le champion de la souveraine !
Bay eut un sourire affreux et se tourna vers les courtisans.
- Cet homme est un Fils des Ténèbres ! clama-t-il. La souveraine est donc bien de mèche avec nos ennemis !
Azraël admira la perversité de Bay : oser proclamer une telle chose, alors qu'il était, lui, un véritable allié de la Guilde. Néanmoins, il s'inquiéta : il n'avait dit cela que pour protéger Méline, car son talent aux armes était incontesté, et voilà que cela pouvait se retourner contre elle !
Une main se posa sur son épaule. Un doux sourire lumineux aux lèvres, Méline dit :
- Tu te trompes, Bay. C'est Azraël qui est un Fils des Ténèbres et cet homme est Egan Pendragon !
Elle se souvenait de Gaud qui parlait d'Azraël et d'Egan comme deux personnes différentes. Azraël fut ébahi de cette repartie, car Méline disait vrai, tout en omettant de préciser une chose : Azraël et Egan ne faisaient qu'un !
- Ridicule ! s'exclama Bay. Je le reconnais, il était avec nous lors de...
Il s'arrêta ; le sourire de Méline s'accentua.
- Achève, Bay ! Oui, il était avec nous lors de la quête de la couronne ; et tu y étais aussi, en tant qu'aventurier, avec tes frères et ta femme !
Certains partisans de Bay changèrent de visage : ils le soutenaient pour se débarrasser de l'aventurière et de son confident gênant, mais voilà que leur prétendant se révélait être aussi un aventurier ! Le vieux préjugé refaisait surface. Personne pratiquement n'avait vu les aventuriers quand Elias les avait accueillis avant la quête de la couronne ardente, donc ils ignoraient que Bay y avait participé. Par contre, tous savaient que Azraël, non content d'être renommé comme l'archer à la flèche enflammée, avait aussi été nommé aventurier attitré du royaume par Siniak V, deux ans auparavant. Quant à Méline, elle n'avait pas caché qu'elle errait depuis quelque temps au gré de sa fantaisie.
Les esprits flottaient dans l'incertitude et intérieurement, Azraël ne put s'empêcher d'admirer l'intelligence de Méline qui détournait insidieusement l'orage, le dirigeant sur Bay. La jeune fille sentait les esprits s'échauffer et elle sut qu'elle devait les calmer ; elle ne voulait aucun mal à Bay et à sa famille. Alors elle s'avança et commença à danser. Ses mouvements étaient très fluides, ondoyant comme une flamme. Ses bras au-dessus de sa tête se tordaient comme les langues d'un feu tentant de monter toujours plus haut dans le ciel. Méline dansait les yeux fermés et dans sa tête résonnait la voix de Sige :
- Seul le souverain du feu connaît la danse du feu ; les autres l'ont, enfouie au plus profond d'eux-mêmes, mais sans savoir la danser ; ils peuvent juste la reconnaître. Maintenant, laisse le feu couler en toi et que son esprit s'empare de ton corps !
Méline se détendit et elle sentait un flux d'énergie pure couler dans ses veines, embrasant son sang. Ses gestes devinrent encore plus harmonieux, mais pour ceux qui la regardaient, la jeune fille en robe dorée se transformait peu à peu en flamme vivante. Du creux de ses paumes, deux longues flammes jaillirent, hautes et claires, ondoyant au rythme de Méline. Sa longue chevelure d'or rouge tournoyait autour d'elle, projetant des lueurs presque sanglantes dansant sur le visage de la jeune fille. Sous ses pieds chaussés de mignonnes sandales de cuir rouge se refermant sur la cheville en un bracelet de métal ouvragé, le sol s'échauffa et un feu en surgit, entourant Méline qui dansait toujours les yeux fermés. Elle se sentait dans une étrange sorte d'extase, puis, lentement, ses membres devinrent plus lourds et elle fut obligée de s'arrêter. Elle ne fut nullement surprise en se voyant environnée de flammes. Elle eut juste un sourire ravi ; elle se sentait pleine d'allant. Autour d'elle, les courtisans sortaient peu à peu de la torpeur hypnotique où elle les avait plongés. Le silence régnait ; tous avaient reconnu la danse du feu, sacrée entre toutes. Tête basse, chacun s'en alla. A la fin, il ne restait plus que Azraël. Bay, Kalysha et Haiah étaient partis sans demander leur reste.
Méline eut un sourire attendri.
- Alors, champion ? fit-elle doucement.
- Tu acceptes ma candidature ? répondit Azraël, une lueur amusée dans ses yeux noirs.
- J'aimerais d'abord savoir à qui je parle. Qui est Azraël et qui est Egan ?
- Qui veux-tu pour champion ? Le Fils des Ténèbres, le seigneur des panthères, le chevalier de la guerre ou l'archer à la flèche enflammée ?
- Es-tu vraiment tout cela ?
- Oh ! J'ai encore beaucoup d'autres titres ! fit négligemment Azraël.
- Tu vas en gagner un autre aujourd'hui. Je te nomme champion du feu !
Elle détacha la topaze de son cou et la mit à celui d'Azraël. Le jeune homme la regarda un instant, puis secoua la tête.
- Non, Méline. C'est bien trop voyant. Le noir est ma couleur.
- Le noir ne peut être l'emblème du feu.
- Je ne peux pas accepter : la topaze appartient à la souveraine.
Il rendit le bijou à Méline. Celle-ci ne l'accepta qu'à contrecoeur, puis sortit du palais, laissant à Magira le soin de ramasser les topazes de feu que Kalysha avait laissées. Elle alla droit à l'écurie où elle retrouva sa jument alezane. Prise d'une soudaine impulsion, elle évita soigneusement le palefrenier et sella rapidement la cavale, qu'elle fit discrètement sortir.
Sitôt dehors, elle bondit en selle et lança sa cavale au galop dans les rues de la ville, sans même prendre le temps de lui chauffer les muscles. Les habitants ne la reconnurent pas, car elle avait laissé sa couronne dans la stalle, cachée sous la paille. Elle gagna sans peine une petite porte qui, sitôt franchie, la faisait entrer dans une forêt. Cette porte s'appelait la porte des voleurs, car elle était très peu connue et seuls ceux qui voulaient sortir sans être reconnus l'utilisaient. Elle erra dans la forêt durant le reste de la journée et devant ses yeux flottait toujours la même image : celle d'une pièce jonchée de cadavres dont le sang accentuait encore les reflets rougeâtres du sol gris. Quand la nuit tomba enfin, Méline retourna à regret vers la cour flamboyante. Sa cavale marchait tête basse, comme si elle était aussi accablée qu'elle. Alors qu'elle apercevait les murailles de la ville, elle s'arrêta. Elle se dressa sur ses étriers, regardant les profondeurs sylvestres qu'elle laissait derrière elle, puis, résolument, elle mit le nez de sa cavale vers la forêt.
Une voix la fit sursauter.
- Il est l'heure de rentrer, Méline.
Une grande silhouette était appuyée contre un arbre, le visage dans l'ombre Mais la jeune magicienne savait de qui il s'agissait.
- Je t'interdis de me suivre, Azraël ! fit-elle, agacée.
- Je ne te suivais pas. Je me doutais que tu prendrais la porte des voleurs. La nuit est mon élément, ne l'oublie pas.
Méline le regarda longuement à la lumière bleue de Vilya : grand, mince, les cheveux un peu trop longs, d'un châtain décoloré par le soleil, retenus par un serre-tête de métal noir, les yeux noirs perçants, le sourire ironique découvrant sa canine gauche, portant une tunique noire ouverte sur le devant, que fermaient négligemment des lacets, à manches courtes, un pantalon de cuir noir moulant aux tibias protégés par des plaques de métal, les pieds nus. A la taille, une large ceinture de métal ouvragé ; ses bras croisés étaient couverts de protège-bras lacés en cuir noir et de gants sans doigts, également de cuir noir. Autour du cou, une griffe suspendue en pendentif ; un anneau noir était glissé à l'annulaire droit.
Frissonnant soudain, elle se souvint qu'il était assassin ; l'homme qu'elle protégeait et qu'elle imposait à la cour flamboyante avait tué Ankrist de sang-froid alors que celui-ci était sans défense. Elle ne savait rien de lui et se trouvait seule avec lui dans la forêt à la nuit tombée. Prise de peur, elle serra violemment les jambes ; sa cavale bondit en avant et fila au galop vers la ville. Azraël la vit franchir la porte des voleurs sans ralentir ; sur ses lèvres, son sourire s'était effacé. Il savait pourquoi Méline fuyait ainsi. Levant la tête, il vit Vilya surgir des frondaisons et avec terreur, il s'aperçut qu'elle était pleine.
- Non, Vilya, non ! cria-t-il.
Son appel se termina par un rugissement terrifiant qui fit trembler tous les habitants de la ville...
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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