La trahison de Shilka

   L'homme que Ankrist poussait devant lui était jeune, avec des cheveux noirs et des yeux merveilleux d'un beau vert clair. Comme Méline, ses mains étaient liées dans son dos. Gaud le regarda fixement.
    - Invoque l'esprit du feu et tu seras libre !
   Le mage avait aperçu la couronne ardente et l'avait reconnue. Il savait quelles seraient les conséquences de cette invocation. Il fronça violemment les sourcils.
    - Les conditions ne sont pas très favorables, fit-il, l'air important. Ces trois-là - il pointa son doigt en direction de Bay, Haiah et Kalysha - ont des ondes néfastes qui peuvent faire tout échouer. L'abruti qui m'a mené ici aussi ; il est trop empli de haine.
   Ankrist, furieux de se faire insulter, bondit, la navaja à la main. Gaud l'arrêta net.
    - Il a raison, Ankrist. Va-t'en et emmène avec toi nos nouveaux alliés, sans oublier de leur rappeler notre accord.
    - Quant à ces monstres, reprit le mage avec une grimace de dégoût, ils sont tout à fait inutiles et vont me perturber.
    - Il s'agit de ma garde personnelle et il est hors de question de les éloigner. Commence, nous avons perdu assez de temps comme cela !
   A regret, le mage se mit à psalmodier une incantation que Méline écoutait attentivement.
   Au beau milieu, la jeune magicienne laissa échapper un petit cri très aigu qui s'amplifia en volume. Décontenancé, le mage s'arrêta.
    - Continue, vermine ! Tu es sur la bonne voie ! ordonna Gaud.
   Mais l'inconnu savait bien que Méline jouait la comédie et que son cri n'était en aucune façon corrélé avec l'incantation du feu, puisque ce qu'il psalmodiait n'avait aucun rapport ! Il allait reprendre avec beaucoup de bonne volonté quand un autre hurlement déchira les airs. Azraël crut être victime d'une hallucination, tant ce cri lui était familier.
    - Hulirli !

   Un elfe noir surgit brusquement dans la pièce, un sabre et un bâton apparaissant dans ses mains comme par magie. Zarth Ka'Brézil de la maison de Maskelyne. Gaud donna une violente bourrade au jeune mage.
    - Ne t'occupe pas de cela !
   D'un geste, il lança ses monstres à l'attaque, tandis que le prisonnier, obéissant, reprenait son incantation.
    - Tu as déjà dit tout cela ! gronda Gaud.
   Le mage s'interrompit.
    - A chaque interruption, je suis obligé de recommencer au début, répondit-il dignement.
   Méline faillit éclater de rire : le mage prononçait tout simplement en kernalam, le langage magique, l'un des chants les plus longs dédiés à Illustra. Gaud n'était pas prêt d'en voir la fin !
   Mais près d'elle, Zarth avait fait tourner ses armes dans ses mains et lancé son cri de guerre, si aigu :
    - Hulirli !
   Tandis qu'il retenait ses ennemis avec son bâton, son sabre se levait et s'abattait avec un mouvement régulier. Soudain, Ankrist se présenta devant lui, grimaçant.
    - Nous voici de nouveau face à face, cher maître, grinça-t-il.
   Le beau visage de Zarth se déforma de haine. Ankrist avait été l'un de ses élèves les plus doués et il était devenu une véritable machine à tuer.
    - Que veux-tu faire contre moi, maître ? reprit Ankrist en insistant ironiquement sur le dernier mot. Tu ne peux pas me tuer, tu serais à la merci de mes alliés !
    - Toujours aussi traître, Ankrist ! Je mourrais volontiers si je pouvais être sûr de débarrasser Yslaire de ton odieuse personne ! siffla Zarth comme un chat en colère. Mais je vais plutôt vérifier si mon traitement a été efficace...
   A ces mots, Ankrist se décomposa ; Zarth lui était infiniment supérieur et il avait été guéri de la faiblesse qui le prenait à chaque fois qu'il tuait ! Prudent, l'assassin préféra s'éclipser, excitant les monstres contre l'elfe noir. Zarth arracha de sa gorge un cri victorieux. Tout en maniant avec virtuosité son bâton de la main gauche, il leva son sabre ; la lame luit sous les flammes et s'abattit sur les liens qui retenaient les poignets de Méline. La jeune fille sentit l'acier froid passer entre ses mains sans même égratigner la peau sensible. Libre, elle leva les bras et entonna un sortilège. Voyant Gaud se diriger vers elle, elle changea d'avis et hurla :
    - Hanak al va irion !
   L'effet fut destructeur : dans un éclair éblouissant et une violente déflagration, les monstres cessèrent brutalement de vivre. La scène était un véritable carnage. Quand Méline regarda autour d'elle, elle fut catastrophée de ce qu'elle avait fait et tomba à genoux en pleurant. Zarth et le jeune mage, décontenancés, ne savaient pas quoi faire. Leur regard perplexe allait de cette fille si jeune à cette démonstration d'un pouvoir puissant.
   La voix d'Azraël les tira de leur dilemme et ils vinrent le délivrer. Dès que ses chaînes tombèrent, le jeune homme voulut se précipiter, mais Mériel, libre à son tour, l'arrêta.
    - Attends ! Il y a l'aiguille !
   Azraël fut frappé de stupeur : il avait complètement oublié l'aiguille que lui avait plantée Gaud. Docilement, il tourna le dos à Mériel. Quand il sentit les mains du jeune colosse écarter ses cheveux, ce fut plus fort que lui ; il pivota sur ses talons et jeta Mériel à terre. Ce dernier n'eut besoin d'aucune explication : l'éclat fou des prunelles d'Azraël suffisait à lui faire comprendre qu'il n'était pas responsable. Si le jeune assassin était extraordinairement fort, Mériel ne manquait pas de muscles non plus. Il se jeta sur Azraël qu'il immobilisa dans ses grands bras ; le jeune mage vint lui prêter main-forte, tandis que Zarth, avec les gestes doux et délicats qui lui étaient familiers quand il n'avait pas une arme en main, souleva la chevelure décolorée par le soleil et retira avec dextérité l'aiguille profondément enfoncée dans les chairs. Aussitôt, Azraël se calma ; Mériel et le jeune mage desserrèrent leur étreinte, laissant Zarth écraser l'aiguille sous le talon de sa botte.
   Sans même les remercier, Azraël se précipita vers Méline qui s'abattit sur lui en sanglotant.
    - Je suis un monstre ! répétait-elle. Tu as vu ce que j'ai fait ?
    - Il le fallait, Méline. C'était eux ou nous.
    - Mais a-t-on le droit de tuer des gens pour en sauver trois fois moins ?
    - Méline, il y a quelque chose de plus urgent : tu as été mordue par une renarde-garou.
    - Je m'en moque ! hoqueta la jeune fille. Je vais me tuer !
    - Je te l'interdis ! Tu te dois à un peuple !
   Le jeune mage intervint.
    - Je peux la guérir de sa lycanthropie, si vous le voulez.
   Azraël releva Méline de force et la bloqua contre lui. Le mage réussit à prendre le visage de la jeune fille entre ses mains, bien qu'elle se débattît avec hargne, et croisa ses pouces sur le petit front.
    - Merekra ! Kor morgoth ray serni, marnann !
   Le mage laissa retomber ses mains e dit :
    - Je m'appelle Florian. Florian Dudne.
   Il jeta un coup d'oeil à Azraël. Il avait vu, posé sur l'autel, entre les deux coupes de cristal noir, le flacon marqué de la rune du poison et il savait ce que cela signifiait chez les assassins.
    - Je peux vous guérir aussi, murmura-t-il.
    - Non. Moi, c'est de naissance. On ne peut l'enlever qu'une fois. Pour moi, il est trop tard !
   La dernière phrase d'Azraël résonna comme un glas dans la salle.

   Soudain, une voix appela du haut de l'escalier.
    - Ankrist !
   Zarth se figea et ses doigts devinrent si gourds qu'il faillit laisser tomber ses armes. Azraël retint un frisson : lui aussi avait reconnu cette voix.
   Un pas léger descendit les marches et Shilka apparut ; elle ne put masquer son étonnement devant le carnage.
    - Ankrist ! répéta-t-elle d'un ton plus âpre.
   L'assassin entra dans la pièce.
    - Que s'est-il passé ? demanda-t-elle sèchement.
    - Ton frère, Shilka.
    - Je m'en doute, puisque je te l'avais envoyé !
    - Tu n'as pas su attendre ! J'avais mon ennemi sous la main et maintenant, la situation est inversée !
   Alors Shilka réalisa l'imprudence des paroles qu'elle venait de prononcer et elle se tourna vers Zarth, un sourire attendri aux lèvres. Azraël réagit aussitôt : dégainant sa navaja, qu'il avait récupérée un instant plus tôt, il bondit sur Ankrist qu'il immobilisa de son bras gauche.
    - Raconte-nous cette passionnante histoire, murmura-t-il de sa voix devenue rauque.
    - Pourquoi t'obéirais-je ? rétorqua Ankrist.
   Tranquillement, Azraël remit sa navaja à sa ceinture et prit son cimeterre qu'il fit miroiter.
    - Tu n'as jamais compris pourquoi je tenais tant à cette arme. Ce cimeterre appartenait à Yzul Lébur, maître noir des assassins. S'il est maintenant en ma possession, c'est parce que je l'ai vaincu et comme vainqueur, j'ai pris et ses armes et son titre. Je suis donc ton supérieur et tu me dois une réponse !
    - Très bien, fit Ankrist, la rage au coeur. Shilka est ma fiancée. Zarth, quand il s'est enfui de Vindemiatrix, a tué une grande prêtresse, Kaliffa, que son époux a transformé en zombie. Elle a ordonné la mise à mort de Zarth, sous menace d'anéantir la maison des Maskelyne. Shilka m'a demandé de l'aider.
    - Etonnant. Tout le monde sait que Zarth est vivant, alors que, peu après mon départ de Vindemiatrix, toutes les patrouilles ne parlaient que de sa mort.
    - Seuls les Ka'Brézil savent que leur renégat de fils est vivant, et Kaliffa. Moi aussi, puisque je vais bientôt être allié à la maison.
    - Merci, Ankrist, c'est tout ce que j'avais besoin de savoir.
   Froidement, Azraël plongea sa navaja dans le coeur de son ennemi.
   Tous les regards convergeaient vers Shilka. Les yeux gris de Zarth étaient implorant.
    - Tu ne le crois pas, Zarth, n'est-ce pas ? fit la jeune drow d'une petite voix.
    - Tu m'as menti, Shilka...
   Tout l'amour de Zarth pour sa soeur était contenu dans cette phrase. Shilka se sentit touchée de cette confiance naïve, si rare chez les elfes noirs, et elle fut tentée un vague instant d'implorer pardon. Mais ses instincts reprirent le dessus.
    - C'est la parole d'Ankrist contre la mienne, Zarth, reprit-elle de cette voix douce avec laquelle elle parlait toujours à son frère.
    - Tu t'es trahie en arrivant, Shilka, intervint Azraël. Tu appelais Ankrist et non Zarth.
   Le visage de Shilka se tordit de haine ; elle savait qu'elle ne risquait rien de la part de son frère, trop anéanti pour tenter quelque chose contre elle, mais Azraël était taillé dans un autre acier. Le jeune homme ne connaissait pas la pitié. Elle eut un vague espoir : comme il l'avait déjà fait une fois, Zarth pouvait encore la défendre si Azraël s'en prenait à elle ! Mais elle renonça rapidement à cette idée : d'abord, son frère venait quand même d'apprendre qu'elle l'avait trahi et d'autre part, Azraël était si doué qu'il aurait été capable d'écarter Zarth tout en la tuant.
   Elle s'apprêtait à bondir sur Azraël quand une emprise de fer l'arrêta brusquement : Zarth, implacable, la tenait fermement et, dans le regard gris désespéré, elle lut sa mort. Elle eut un pâle sourire et murmura :
    - Zarth, mon frère chéri, te souviens-tu quand je me dressais devant Rakis pour te protéger ?
   Le sabre se leva, tenu par une main tremblante ; mais si tremblante que fut cette main, Shilka savait qu'elle ne faillirait pas au moment de porter le coup fatal.
   Les yeux gris se noyèrent de douleur.
    - As-tu songé à la fois où je t'ai défendue contre Rakis ? cria Zarth, fou de chagrin. Je t'aimais, Shilka, et je croyais que tu m'aimais aussi !
   Il allait frapper, aveuglé par son désespoir, quand une voix vibrante le figea sur place :
    - Non, Zarth ! Ne la tue pas !
   Méline s'avança et prit doucement l'arme des mains du jeune drow.
    - Ne verse pas ton propre sang, murmura-t-elle.
   Elle prit Zarth dans ses bras et le berça comme un enfant.
    - Je croyais qu'elle m'aimait, Méline, souffla-t-il. Et elle voulait me tuer !
    - Je sais, Zarth, mais moi, je t'aime, et je ne veux pas que tu souilles ton âme en versant le sang de ta famille.
   Azraël maintenait Shilka en attendant que Méline veuille bien statuer sur son sort. S'il n'en avait tenu qu'à lui, il lui aurait depuis longtemps plongé sa navaja en plein coeur. La jeune fille leva la tête et, par-dessus l'épaule de Zarth, elle déclara :
    - Va-t'en, Shilka Ka'Brézil de la maison des Maskelyne. Va-t'en, retourne à Vindemiatrix en emportant avec toi la tristesse et la désolation que tu voulais laisser ici. Que les tiens décident eux-mêmes du châtiment qui te revient. La surface n'est pas faite pour toi, Shilka Ka'Brézil.
   Dans ses bras, imperceptiblement, elle sentit Zarth se détendre. Il lui aurait été pénible d'entendre quelqu'un condamner sa soeur préférée en sa présence. Shilka ne se le fit pas répéter deux fois ; sans un regard pour son fiancé mort, elle disparut en grande hâte.

   Zarth et Méline se séparèrent. Le jeune elfe était quelque peu déstabilisé : la trahison de sa soeur avait détruit ses dernières illusions sur ceux de sa race.
    - Serai-je donc toujours un solitaire de par ma nature ?
    - Seuls ceux qui regardent avec les yeux de l'âme pourront t'accepter. Ceux-là sont peu nombreux, mais fidèles, répondit gravement Méline.
    - Il y en a déjà deux ici, fit Zarth avec un pauvre sourire.
    - Trois, reprit Méline avec vivacité. N'oublie pas Mériel ! Et peut-être même quatre, ajouta-t-elle en se tournant vers Florian.
   Celui-ci s'avança, les yeux pétillants de gaieté.
    - Je t'ai vu à l'oeuvre, Zarth Ka'Brézil, et tout me pousse à te faire confiance. Les dieux eux-mêmes m'approuvent. J'aimerais être ton ami.
    - Tu ne crains donc pas les drows ? demanda sombrement Zarth.
   Florian eut un sourire éblouissant.
    - Un de mes meilleurs amis est l'assassin le plus recherché d'Yslaire... De quoi aurais-je peur ?
   Azraël sursauta à ces mots.
    - Whiskers ! s'exclama-t-il à mi-voix.
    - Exact. Le connais-tu ?
    - Zarth, Whiskers et moi formions un trio inséparable jusqu'à ce que nos destinées se séparent.
   Florian eut un petit rire amusé.
    - Comme on dit, les amis de mes amis...
   Tous se rassemblèrent autour de Zarth.
    - En ce jour, nous déclarons solennellement être prêts à porter secours à l'un de nous cinq et à nous porter garants les uns des autres, dirent-ils l'un après l'autre.
   Dans les yeux de ses amis, Zarth put lire la plus grande sincérité et il sur qu'il avait enfin trouvé ce qu'il cherchait si désespérément. Gravement, chacun dit adieu à Zarth à la façon des aventuriers et le jeune elfe s'en fut retrouver Entshilkan, suivi de peu par Mériel.
   Florian restait seul avec Méline et Azraël ; ses fascinants yeux verts fixaient la jeune fille avec un intérêt étrange.
    - N'aurais-tu pas une soeur ? demanda-t-il brusquement.
   Curieux, Azraël assista pour la deuxième fois à ce trouble singulier qui s'emparait de Méline à chaque fois que l'on évoquait sa famille.
    - Non, répondit-elle en secouant la tête.
    - Dommage... Je connais une enfant qui te ressemble beaucoup, sauf ses yeux, d'une très belle couleur ambre.
   Méline sembla se figer ; le sang quitta ses joues et ses lèvres se mirent à trembler.
    - Mishalia..., balbutia-t-elle. Où l'as-tu vue ?
    - Dans la Forêt Principale.
    - Libre ! Elle est toujours libre !
    - Elle a un compagnon qui veille jalousement sur elle. Un pseudo-dragon.
    - Ariani ! Cela ne m'étonne pas, il a eu le coup de foudre pour Mishalia dès le premier jour.
   Florian changea rapidement de sujet, car il sentait qu'il s'aventurait sur un terrain dangereux. Même si Méline était soulagée d'apprendre que Mishalia allait bien, elle restait sur ses gardes. Il y avait certaines choses qu'elle tenait à garder secrètes.
   Les trois jeunes gens sortirent de la crypte des assassins ; Azraël s'efforçait de rester derrière Méline pour l'empêcher de voir le carnage qu'elle avait elle-même provoqué. Mais la jeune fille n'avait pas oublié ; arrivée en haut de l'escalier, elle écarta fermement son ami et fixa longuement les corps mutilés. Quand un tremblement convulsif la saisit, Azraël l'entraîna de force à l'extérieur. Florian se frotta les yeux, ébloui par la lumière blanche d'Arkis.
    - Maintenant, le plus dur va être de retrouver Rani, grogna-t-il.
    - Qui est Rani ? s'informa Azraël.
   Un rugissement déchira le silence. Florian eut un sourire ravi.
    - Je crois que tu vas le savoir tout de suite !
   A bonds puissants, une gigantesque panthère noire venait vers eux. Avec un petit cri de frayeur, Méline se serra contre Azraël. Car il ne s'agissait pas tout à fait d'une panthère, mais plutôt d'une bête éclipsante, un des monstres félins les plus cruels. Azraël resta immobile, fasciné par la beauté racée de la bête. Celle-ci avait un beau pelage lustré noir à reflets bleutés et des yeux d'un vert profond. Partant des épaules, deux tentacules terminés par de dures masses osseuses. La bête éclipsante n'était pas un adversaire à négliger.
    - Voici Rani ! présenta fièrement Florian.
   Méline se ressaisit et s'écarta d'Azraël ; le jeune homme s'approcha prudemment de la bête éclipsante. Celle-ci ne bougea pas. Azraël s'agenouilla devant elle et le regard sombre et tranquille plongea dans les profondeurs vertes des yeux de Rani.
   Le silence s'abattit sur le petit groupe. Méline et Florian retenaient leur souffle ; le jeune mage se tenait près à intervenir, car il ne savait jamais comment Rani pouvait réagir. Elle avait un caractère assez fantasque. Il était tellement tendu qu'il faillit crier quand la bête éclipsante étira ses pattes de devant en bâillant, exactement comme un gros chaton mal réveillé, mais ses babines se retroussaient sur une denture bien plus impressionnante que celle d'un chat. Comme s'il s'agissait d'un signal, Azraël se releva et caressa du bout de l'index le crâne velouté de Rani.
    - Incroyable ! s'exclama Florian en voyant son familier se laisser faire avec un plaisir manifeste.
    - Bah ! Ce n'est qu'un félin, fit Azraël avec un demi-sourire un peu triste.
   Florian hocha la tête ; il comprenait à demi-mot.
    - Azraël, intervint Méline, comment se fait-il que Mériel soit venu avec Elinor alors que c'était une ennemie ?
   Le jeune homme dissimula sa déception : c'était la question qu'il voulait éviter par-dessus tout.
    - Une renarde-garou charme tous les hommes, répondit-il loyalement, avec un soupir résigné.
    - Comment se fait-il alors que tu n'aies pas été sous son charme ? Tu n'avais pas résisté à celui de Lyosha, au contraire de Mériel.
   En parlant du succube, Méline prenait toujours bien garde à l'appeler par le nom sous lequel était s'était présentée, puisque Muihir, le premier jour, lorsqu'elle passait l'épreuve, avait accepté d'effacer le vrai nom de la succube de toutes les mémoires, respectant ainsi la promesse de la jeune fille.
    - Je... je suis immunisé contre, expliqua Azraël. J'ai beaucoup voyagé et donc, beaucoup appris. Quand on est seul, il faut savoir résister à tout. Je n'ai pas de dieu pour veiller sur moi.
   Méline parut satisfaite de cette réponse. Tandis qu'elle examinait les feuilles luisantes d'un arbre voisin, Florian tira discrètement Azraël à l'écart.
    - Tu la protèges, n'est-ce pas ? chuchota le jeune mage.
    - Plus ou moins.
    - Alors veille à ce qu'elle n'ôte jamais ses bijoux de cuivre. Mishalia a exactement les mêmes et je les soupçonne d'avoir une utilité autre que celles de simples bijoux.
   Azraël hocha la tête. Florian s'éclaircit la gorge et reprit à voix haute :
    - Je vais devoir partir. D'autres obligations m'appellent ailleurs.
   Ils se dirent adieu à la manière des aventuriers, chacun saisissant le poignet de l'autre, puis Rani et Florian s'éloignèrent sous les frondaisons. Méline murmura :
    - Pourquoi faut-il donc qu'ils partent tous ?
    - L'homme est libre de par sa nature, répondit Azraël pensivement.
   La jeune magicienne soupira. Elle tendit la main, attrapa le bras de son ami et se téléporta à la cour flamboyante, entraînant Azraël avec elle puisqu'il était en contact direct avec elle.

Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair

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