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Gaud
Azraël reprit conscience, une douleur aiguë lui vrillant le crâne. Il était soigneusement ligoté à côté de Mériel. Méline était au beau milieu de la pièce, agenouillée, tête basse et les bras tordus en arrière. Autour d'eux, le décor était assez étrange, presque aussi fantastique que celui de la salle de la couronne au sanctuaire du feu. La pièce était taillée dans une pierre noire aux reflets rougeoyants et les murs semblaient tapissés de braises. Au fond, une estrade au-dessus de laquelle les murs étaient hérissés de flambeaux, mais la lumière n'était distribuée que parcimonieusement. Sur l'estrade, un autel sombre où étaient posés deux calices de cristal noir. Devant l'autel se tenait un grand homme imposant, vêtu de noir. Tout autour de la pièce, psalmodiant un chant dédié à la gloire de Liriel, la déesse-elfe des ténèbres, des monstres au faciès repoussant : gnolls, gobelins, hobgobelins, gobelours ou verbeergs. Ankrist se tenait à côté de l'homme devant l'autel, sans doute un grand assassin.
- Egan, commença Ankrist d'une voix mielleuse, permets-moi de te présenter Gaud, notre sacrificateur.
Azraël ne répondit que par un grondement furieux.
Gaud descendit l'estrade et s'approcha du jeune homme.
- Egan Pendragon, tu as usurpé l'habit que tu portes. Tu n'es pas un Fils des Ténèbres.
- Faux. J'ai été ordonné Fils des Ténèbres par Caliga le grand. Mes parents étaient eux-mêmes Fils des Ténèbres. J'ai mérité mon appartenance à la Guilde. J'ai appris l'enseignement dispensé à Vindemiatrix par les maîtres d'armes drows.
- Tais-toi, blasphémateur ! cria Gaud. Et cette ceinture, crois-tu que j'ignore sa provenance ?
Il désignait la large ceinture de métal ouvragé que portait Azraël. C'était en fait le signe distinctif des chevaliers de la guerre, mais personne ne connaissait ce détail. Sans se troubler, le jeune homme rétorqua :
- Dis-le-moi donc, car mon père a toujours refusé de me révéler où il l'avait trouvée.
Gaud parut déstabilisé, puis se reprit.
- Mensonges ! C'est le symbole de cette secte impie !
- Précise, je ne comprends rien.
Azraël commençait à ne pas se sentir tranquille. Si Gaud connaissait la véritable signification des ceintures, il savait peut-être aussi déchiffrer les ornements. Car plus une ceinture était ouvragée, plus son propriétaire était haut placé dans l'ordre. Et la ceinture d'Azraël avait été retouchée cinq fois, le maximum possible étant de sept ! Si Gaud apprenait son rang, il le tuerait sans doute et Méline resterait à jamais condamnée à être une renarde-garou.
Azraël braqua son dur regard noir sur son ennemi.
- Que me reproches-tu ? De ne pas être un Fils des Ténèbres ? Libère-moi et donne-moi une arme, tu verras bien si je n'appartiens pas à la Guilde !
- Dans ce cas, montre-moi le pouvoir des assassins, susurra Gaud avec une douceur feinte.
- Je ne l'ai plus. Caliga jugeait que j'étais plus efficace sans et il m'en a débarrassé.
Gaud exhiba un flacon marqué d'une rune noire ; Azraël pâlit en reconnaissant la rune du poison. Les assassins ne craignaient pas les poisons : ils étaient immunisés contre presque tous. Mais la rune du poison avait chez eux une signification particulière : elle désignait les philtres contenant le pouvoir des assassins. Quand Azraël s'était débarrassé du sien, Caliga l'avait soigneusement mis de côté et voilà que Gaud le ressortait comme une arme !
- Tu ne peux pas faire cela ! hurla-t-il. Le seul moyen pour toi de montrer que je ne suis pas un Fils des Ténèbres, c'est de prouver que je ne possède pas le pouvoir !
- Mais tu vas revenir un des nôtres, Egan !
Le jeune homme regarda Gaud avec des yeux incrédules.
- Tu es fou ! déclara-t-il sans ambages. Tu sais bien que le pouvoir des assassins décuple les forces. Si tu me le rends, je serai encore plus incontrôlable.
Gaud eut un sourire gourmand.
- Tu t'es trahi quand j'ai sorti le flacon, Egan : tu ne veux pas récupérer ton pouvoir. Peut-être penses-tu être moins un assassin sans qu'avec. Tu veux garder ton "humanité", pour cette fille, je suppose. Que sont devenus les enseignements que t'a prodigués Caliga ? Ne t'attache à personne et surtout pas à une femme !
- Caliga n'était pas un monstre comme toi ! cracha Azraël. Mais il était trop humain pour vous et il a fallu que vous le tuiez !
Azraël laissait sa haine l'envahir ; Caliga avait été un père pour lui et il avait juré de le venger, serment dont il s'était acquitté il y avait déjà longtemps de cela.
Ankrist apostropha Gaud :
- Ce n'est pas un Fils des Ténèbres ! C'est le dernier des chevaliers de la guerre. Il faut le tuer comme un chien !
- Quel était ton nom dans les Fils des Ténèbres ? demanda calmement Gaud, ignorant l'intervention d'Ankrist.
- Azraël, répondit tranquillement le jeune homme, savourant l'étonnement qui se peignait sur les traits du sacrificateur.
- Le meilleur des assassins ! Celui en qui tous avaient placé leurs espoirs. Ils pensaient que contre Azraël, le renégat Egan Pendragon n'aurait aucune chance. Quelle ironie du sort !
- C'est parce que j'étais Egan Pendragon que je suis devenu Azraël, le meilleur assassin ! répondit Azraël en fixant Gaud sans broncher.
- Que vais-je faire de toi ?
Le jeune homme haussa les épaules.
- Je vais te le dire : tu vas redevenir un vrai Fils des Ténèbres, sous mon contrôle, et j'étoufferai en toi la moindre fibre de chevalier de la guerre.
- Quel beau programme ! ironisa Azraël qui avait repris toute la maîtrise de lui. Ankrist va être tellement déçu ! Lui qui croyait enfin tenir sa vengeance. Et puis, ce que j'aime bien chez toi, c'est ta logique : tu commences par me traiter d'usurpateur et voilà que maintenant, tu veux me réintégrer !
- Azraël le grand va revenir au sein de la Guilde ! déclara Gaud avec emphase. L'épisode Egan Pendragon sera rayé de toutes les mémoires : Azraël l'aura vaincu.
- Et qu'est-ce qui te fait croire que je vais adhérer à ton projet ?
- Elle, Azraël, elle, répondit Gaud en désignant Méline, toujours agenouillée sur le sol.
Azraël regarda un instant la jeune fille, sourde à tout propos et dont le visage était dissimulé par le rideau de ses cheveux pendant en avant. Elle redressa la tête et planta son regard dans celui d'Azraël. Dans les yeux verts, il n'y avait pas la moindre peur, juste une immense fierté qui semblait ordonner au jeune homme de ne pas s'occuper d'elle.
- Rien à faire, trancha Azraël. Son sort m'importe peu.
- Pas de ce petit jeu-là avec moi, Azraël ! Tu vas redevenir un des nôtres, que tu le veuilles ou non !
Les monstres entonnèrent un chant que Azraël ne connaissait que trop bien : tous le fredonnaient dans l'ombre, quand l'attente se faisait trop longue.
- Redeviens toi-même, ami,
Reprends ta forme, ami.
Quand la nuit tombe
Et que résonnent les cris d'outre-tombe,
Quand la lune est au firmament,
Ecoute l'appel du sang !
Redeviens toi-même, ami,
Reprends ta forme, ami.
Laisse ta puissance t'envahir :
Quand il sera temps d'agir,
Tu n'auras plus qu'un bond à faire
Et ta victime s'effondrera à terre !
Redeviens toi-même, ami,
Reprends ta forme, ami...
Les bouches se fermèrent, mais le chant continuait à résonner au fond des gorges. Correctement interprété, il réveillait les pulsions meurtrières de ceux qui avaient suivi l'enseignement de la Guilde. Azraël releva la tête, les yeux enfiévrés d'une lueur haineuse. Seule la vision de Méline, toujours agenouillée à même la pierre, put lui rendre sa lucidité. D'un geste vif, Gaud le força à ouvrir la bouche et lui versa directement le philtre de pouvoir dans la gorge. Il lui rejeta la tête en arrière en maintenant fermement la mâchoire inférieure et en massant la gorge. Malgré lui, Azraël dut avaler. Méline tourna la tête vers lui quand elle l'entendit crier : elle vit la mince silhouette du jeune homme s'étoffer et gagner encore en hauteur.
- Tu me paieras cela, Gaud ! gronda Azraël, furieux.
Sa voix même s'était modifiée : elle était plus rauque et accentuait un peu trop les "r". Gaud fit alors miroiter une minuscule aiguille sous la lumière des torches. Ecartant la chevelure d'Azraël, il l'enfonça à la base de la nuque. Le jeune homme se débattit comme un beau diable, mais la Guilde - ou plutôt Ankrist - avait tout prévu : les liens qui le retenaient étaient constitués de lourdes chaînes d'acier qu'il ne parvenait pas à rompre. Si Méline avait eu pour lui le même regard qu'avant, il en aurait eu la force, mais elle tenait de nouveau les yeux fixés au sol, comme prostrée.
- Je vais te libérer dans quelques instants, Azraël, promit Gaud. Quand j'en aurai fini avec toi, tu seras entièrement en mon pouvoir et plus personne ne s'opposera à moi !
Ankrist s'éloigna un peu et ricana. Il attrapa la chevelure de Méline et lui tira la tête en arrière.
- Tu as vu comment je traite ton protégé ? Très noble souveraine, je t'avais dit que tu avais tort de t'attaquer à la Guilde !
Comme Méline ne répondait pas, il la gifla. Attachée, la jeune fille perdit l'équilibre et sa tête heurta violemment le sol.
- Ankrist ! s'exclama une voix furieuse. Vous n'avez pas le droit de la frapper !
Paniquée, Méline se redressa tant bien que mal, un mince filet de sang perlant de la commissure de ses lèvres, et se recula le plus qu'elle put, fixant de ses yeux affolés le colosse qui venait d'entrer. Haiah. Derrière lui, tranquilles, Bay et Kalysha. Aucun ne prêta attention à leur malheureux frère ligoté à côté d'Azraël, sauf Kalysha qui, du regard, lui reprocha de ne pas avoir prévenu Méline à temps. Comment aurait-elle pu savoir que Ankrist avait envoyé une renarde-garou charmer Mériel, le retardant ainsi dans sa mission ?
En voyant la famille Lanhar, Azraël sentit son sang s'échauffer plus encore ; sans savoir pourquoi, il lui était intolérable de savoir que le sang de Méline avait été versé. Soudain, une idée lui traversa l'esprit.
- Haiah, viens un peu par ici ! appela-t-il.
Le colosse s'approcha, méfiant. Azraël lui fit signe de venir plus près et se pencha vers lui.
- Une renarde-garou envoyée par Ankrist a mordu Méline. Si elle n'est pas guérie par un prêtre d'ici trois jours, elle restera lycanthrope toute sa vie.
Haiah pâlit et serra les poings. Etonné, Mériel murmura :
- Et la belladone ?
- Il est trop tard, fit Azraël en secouant la tête.
Furieux, Haiah marcha sur Ankrist et le souleva par sa tunique noire à lacets. L'assassin leva un regard surpris vers le colosse.
- Que se passe-t-il, Haiah ?
- Tu vas soigner Méline tout de suite ! articula Haiah en séparant bien les syllabes.
Ankrist foudroya Azraël du regard. Celui-ci le lui rendit sans faiblir. Il eut son sourire ironique, dégageant sa canine gauche aussi pointue que celle d'un fauve.
- Je suis un Fils des Ténèbres, Ankrist, murmura-t-il doucement. Je suis Azraël le grand. Gaud m'a réinséré dans la Guilde, tu ne peux donc rien me faire !
- Rappelle-toi une chose, Egan : un assassin ne compte jamais sur ses semblables.
- Maudit soit le jour où tu es né ! répondit Azraël de la même façon que s'il avait félicité Ankrist. Je le savais parfaitement : j'en ai plus souffert que toi.
Ankrist s'approcha et pointa sa navaja sur la gorge d'Azraël.
- Pour moi, tu es et tu resteras à jamais Egan Pendragon, chevalier de la guerre. Et je te tuerai un jour, sois-en sûr !
- Ce dont je suis sûr, répliqua plaisamment le jeune homme, c'est que le jour où nous nous dresserons l'un contre l'autre, tu t'enfuiras piteusement, tant ta lâcheté est grande.
Ankrist, furieux, allait frapper de sa navaja quand une main ferme l'arrêta. Il se retourna et croisa le bleu regard acéré de Kalysha.
- Laisse-le, fit-elle. On ne frappe pas un homme attaché.
- Mêle-toi de ce qui te regarde ! grommela Ankrist.
Une main pesante s'abattit sur son épaule. Bay entrait en scène et il détestait particulièrement que l'on se montre impoli avec sa femme. Azraël chuchota à Kalysha :
- Si tu croyais avoir encore une dette à l'égard de Méline, considère-la comme annulée.
- C'est toi que j'ai obligé et non elle.
- Ne t'inquiète pas. Les comptes se feront entre elle et moi.
Cependant, Gaud, qui n'avait que faire des discussions entre Bay et Ankrist, se plaça devant Méline. Ses yeux enfiévrés fixaient la couronne ardente et soudain, il la saisit à pleines mains. Dans un cri de douleur, il fut obligé de la relâcher, les paumes cruellement brûlées.
- Maudite ! pesta-t-il. Donne-moi cette couronne !
- Elle vous brûlera toujours. Vous n'êtes pas l'élu !
- Et si je te tue ?
- Jamais Sige ne vous choisira !
Gaud recula et une lueur s'alluma dans son regard halluciné.
- Ankrist ! Va chercher le mage !
Il se tourna de nouveau vers Méline.
- Nous allons invoquer l'esprit du feu. Quand il se sera matérialisé ici, nous saurons bien le convaincre de changer d'élu. Egan hors de mon chemin, Azraël soumis, la voie sera libre et je deviendrai le roi de Slar !
Pour toute réponse, Méline le fixa d'un air ironique. Elle avait noté qu'il parlait d'Azraël et d'Egan comme s'il s'agissait de deux personnes différentes. C'était sûr, Gaud était fou.
Haiah intervint et souleva Gaud du sol.
- Je t'ai dit de soigner Méline tout de suite ! répéta-t-il, furieux.
Gaud chercha Ankrist des yeux ; celui-ci était aux prises avec Bay. Le sacrificateur savait qu'il aurait pu appeler ses monstres à la rescousse, mais il avait besoin de l'appui de la famille Lanhar pour réussir dans son projet. Il devait apaiser le colosse.
- Je ne peux pas le faire tant qu'elle est habitée par l'esprit du feu ! argua-t-il pris d'une soudaine inspiration. Mais je te promets que dès que le mage aura prononcé son incantation, je lui demanderai de soigner la fille et je te la donnerai.
Haiah allait relâcher son étreinte quand la voix de Mériel, claire et nette, s'écria :
- N'en crois rien, Haiah !
Ankrist, échappant un instant à Bay, frappa Mériel à la tempe. Gaud eut un sourire contrit.
- Il veut qu'elle garde le trône, c'est normal. C'est un traître, affirma-t-il avec aplomb. Moi, je suis votre allié.
Dans un grognement, Haiah acquiesça et le reposa au sol. Bay libéra Ankrist qui partit chercher le mage.
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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