Shilka

   Zarth était au beau milieu de la Forêt Principale, immobile. Face à lui, le plus grand cheval de guerre qu'il ait jamais vu, soufflant nerveusement. L'animal sentait la nature ténébreuse de l'elfe noir. Zarth se souvint du premier cheval qu'il avait voulu approcher : une grande bête mince et nerveuse qui, folle de terreur, avait rompu son attache pour se sauver au galop. Depuis, le drow avait beaucoup appris, notamment avec Furnerius ; il sentit une vague de tendresse le submerger quand il pensa au destrier d'Azraël. Il avait assisté de loin à la rencontre des deux amis, lors d'une de ses escapades avec le jeune homme dans le monde de la surface ; c'était dans une forêt, il y avait trois ans de cela...
   Furnerius ne ressemblait alors en rien au fier étalon qu'il était maintenant ; c'était une pauvre bête efflanquée à faire peur, roulant des yeux terrorisés, au poil terne et à l'allure piteuse. Azraël s'était approché de sa démarche féline si caractéristique, émettant un doux sifflement modulé. En deux temps, trois mouvements, il avait emmêlé ses doigts dans la crinière sale et terne ; Furnerius n'avait pas eu un seul mouvement de révolte, trop épuisé pour réagir. Ses flancs portaient la trace de blessures sanguinolentes, dont certaines avaient été faites par un fouet, et, baissant la tête avec soumission, le cheval semblait attendre un quelconque châtiment. Aussi fut-il bien surpris quand un poing amical vint frotter son front. Azraël lui parlait avec une voix chaude et profonde qui l'avait mis en confiance.
   Alors le jeune homme était mis au travail : il avait longtemps brossé la robe de son cheval, démêlé la crinière et la queue, pansé les plaies et bien sûr, lui avait donné à manger, sans cesser de lui parler et de le caresser. Furnerius avait pris une autre allure ; le ventre plein, se sentant aimé et protégé, il avait redressé la tête et dans ses yeux brillait déjà une lueur qui augurait de l'intelligence et de la fidélité dont il allait faire montre plus tard. Soigné sans relâche, surveillé jalousement par Azraël, il s'était métamorphosé en un magnifique cheval de guerre, à la gigantesque carrure, et il était parfaitement accordé à son maître.

   Zarth se secoua. Peut-être que finalement le cheval devant lui était plus petit que Furnerius, ce dernier étant vraiment d'une taille impressionnante. L'étalon le fixait de ses yeux affolés, sans oser bouger. Zarth entonna une lente mélopée et sa voix mélodieuse, qui avait pris des accents plus graves, fascinait le cheval qui restait cependant méfiant. Lentement, Zarth fit un pas vers l'étalon, qui coucha les oreilles ; l'elfe noir s'immobilisa aussitôt, sans cesser de chanter. Ses yeux observateurs détaillaient l'animal avec un vif intérêt : il n'y avait aucune comparaison avec Furnerius tel qu'il était la première fois qu'il l'avait vu. La bête était forte, avec une belle robe d'un gris foncé soyeux, une balzane blanche à la patte antérieure gauche.
   Quand le destrier eut repris son calme, Zarth avança encore un peu ; le cheval ne broncha pas. Usant de précautions infinies, utilisant sa souplesse qui lui permettait de se déplacer sans pratiquement se faire repérer, le jeune drow parvint enfin à se trouver tout près de l'étalon, sans pourtant le toucher. Ils restèrent là, immobiles, l'un à côté de l'autre, s'habituant à leur présence mutuelle. Zarth surveillait la respiration du cheval de guerre, attendant patiemment qu'elle redevienne paisible. L'attente ne lui faisait pas peur ; il se souvenait encore des longues heures passées à l'affût, dans l'obscurité la plus complète, tous les sens aux aguets et la main sur le sabre, guettant l'ennemi dissimulé. Cette attente à côté de l'étalon lui paraissait un délice par rapport à toutes les autres.
   Enfin, timidement, il offrit sa main ouverte. Le cheval baissa la tête, souffla fortement et ses grandes lèvres douces vinrent sucer le sel de la paume du jeune drow. De son poing fermé, Zarth frotta amicalement le front orné d'une étoile, comme il l'avait vu faire à Azraël, et une douce chaleur lui emplissait la poitrine de bonheur. Mis en confiance, l'animal appuya sa grande tête contre le torse de l'elfe noir. Ce dernier sentit qu'il se passait en lui quelque chose d'extraordinaire, un grand bouleversement qu'il n'avait jamais connu auparavant : il lui semblait avoir attendu cet étalon toute sa vie, comme si leurs destinées étaient étroitement liées ; il eut l'impression de trouver la moitié perdue de son âme.
    - Quel est ton nom, ami ? murmura-t-il.
   Au fond de lui, comme s'il l'avait toujours su, une réponse vint, claire et définitive : Entshilkan. Il répéta ce nom plusieurs fois, avec un plaisir sans cesse accru, découvrant à chaque fois des sonorités nouvelles qui le ravissaient. Entshilkan. C'était un beau nom, parfaitement accordé à l'animal qui le portait, noble et fier. Cela sonnait comme le nom d'un valeureux paladin à l'ancienne lignée et au blason sans tache. Entshilkan.
   Soudain, il lui sembla que son coeur s'arrêtait de battre dans sa poitrine alors qu'il prononçait le nom en détachant bien les syllabes. La musique de ce nom lui était douloureusement familière : sa soeur préférée s'appelait Shilka. Il se souviendrait toujours de sa famille et de leur visage : Sielera, sa mère, ses longs cheveux d'un blanc neigeux soigneusement tirés en arrière, sévère, intriguante ; Rakis, sa soeur aînée, grande pour une elfe, le visage austère, la chevelure parsemée de multitudes d'araignées d'onyx qui retenaient les mèches de leurs huit pattes ; Yel, son frère, un puissant sorcier, aussi fourbe que ses semblables, dont les petits yeux cruels semblaient voir jusqu'à l'âme et enfin, Shilka.
   Shilka la belle, comme l'appelait Zarth, une jeune elfe très mince, à la peau plus claire que celle des autres et dont la chevelure, en un halo mousseux autour de son visage, la faisait paraître plus jeune et vulnérable. C'était elle qui l'avait élevé, sans doute moins durement que ne l'aurait fait sa soeur aînée, la redoutable Rakis, grande prêtresse favorite de Liriel. Shilka l'avait souvent défendu contre Rakis, qui l'aurait tué sous les coups si elle l'avait pu. Zarth secoua la tête, s'arrachant à ses souvenirs. Il mit la main sur l'encolure de son cheval et se mit en route. L'élection de la Belle des elfes n'était théoriquement pas interdit aux drows et les elfes noires avaient même le droit de prétendre au titre, même si le cas ne s'était jamais présenté. Zarth voulait y assister, incognito, bien sûr, car ce serait la panique si les elfes de la surface apercevaient un drow parmi eux.

   Le soir même, alors que Vilya prenait sa place au firmament, Zarth se trouvait en face du chêne sacré de la Belle. Ce serait de cet arbre que sortirait l'élue de Stellarys. La déesse-elfe avait instauré son règne sur les peuples elfiques d'Yslaire : la beauté physique allait de pair avec la beauté du coeur. Seuls les drows échappaient à cette règle, car Stellarys avait négligé les elfes souterrains. On ne connaissait qu'un seul cas discordant : Dunihazade, que l'on appelait la Belle maléfique, d'une beauté à couper le souffle et à l'âme d'une noirceur comparable à celle de Liriel. Zarth frôla avec amour l'écorce du chêne ; il avait renié Liriel depuis bien longtemps déjà pour suivre les enseignements de Sirius et Chantelys, dieux-elfes des bois et forêts et de la chasse. C'était de là surtout qu'il avait acquis cette faculté de communiquer avec les animaux, car Sirius avait lu en son coeur et savait ce qu'il était ; il avait donc demandé à sa soeur Crinalys, la déesse-elfe des animaux, d'accorder au drow ce privilège. Celui que ceux de sa propre race auraient traité de renégat trouvait donc un appui en la personne des dieux de ses ennemis ancestraux, les elfes de la surface.
   Un léger bruit le fit sursauter, le tirant de ses rêveries. Il s'écarta vivement d'Entshilkan ; s'il avait à se battre, il préférait ne pas risquer de toucher celui qu'il considérait déjà comme "son" cheval. C'était décidé, Entshilkan deviendrait pour lui ce qu'était Furnerius à Azraël : un fidèle compagnon de solitude, le comprenant à demi-mot. Mais pour l'instant, les yeux de Zarth, dotés d'infravision, fouillaient les ténèbres ; la nuit était maintenant complètement tombée, mais pour le jeune drow, ce n'était pas gênant ; l'obscurité était son monde. Il aperçut une silhouette confuse se dirigeant vers lui en trébuchant. Zarth resta sur ses gardes, la main sur son sabre ; vingt ans passés avec ses semblables lui avaient appris la méfiance : on ne tourne pas impunément le dos à un elfe noir. Néanmoins, le jeune drow s'approcha, avec précaution. La silhouette s'était arrêtée, appuyée contre un arbre.
   Soudain, le son d'une voix familière et aimée le figea sur place, le bouleversant :
    - Zarth ! Je t'ai enfin retrouvé !
   Des sentiments contraires agitèrent le jeune drow : d'abord les souvenirs revinrent en foule, déversant en son coeur tous les bons moments, oblitérant le reste, mais ensuite, il lui sembla qu'une main glacée étreignait son coeur entre ses doigts décharnés, comme l'avertissement d'un mauvais présage. Cette hésitation passée, Zarth bondit en avant pour recevoir le corps épuisé qui s'effondrait.
    - Shilka ! balbutia-t-il. Que fais-tu à la surface ?
   Sa soeur préférée s'agrippa à lui comme une enfant désespérée. Zarth vit alors que le fin visage délicat de Shilka était couvert de sang et de meurtrissures.
    - Il faut que tu reviennes à Vindemiatrix, souffla-t-elle avec rage. Tu y étais le meilleur maître d'armes et nous avons besoin de toi.
   Zarth repoussa sa soeur.
    - Notre mère tient donc tant à me remettre entre les mains de Liriel ? demanda-t-il durement. Tu sais ce que mon retour à Vindemiatrix signifierait pour moi : la mort. Je croyais que tu m'aimais, Shilka ! Et voilà que tu as osé affronter la surface pour me tuer !
   Shilka se redressa dans un regain de fierté et dans ses yeux, Zarth y lut quelque chose qu'il y voyait pour la première fois : l'horreur.
    - Pas notre mère ! dit-elle. Elle est morte ! Tous sont morts ! La maison des Maskelyne n'existe plus. Il ne reste plus que toi et moi. Les Ka'Brézil ont été exterminés.
   Zarth serra sa soeur contre lui. A cet instant, il avait oublié tous les coups qu'elle lui avait infligés pour ne plus voir que la jeune drow ayant besoin de réconfort.
    - Reviens avec moi à Vindemiatrix ! le pressa Shilka. Toi seul peux nous venger.
    - Tu es vivante, observa Zarth. Tu pouvais porter l'affaire devant le conseil.
   Shilka secoua la tête avec impatience.
    - Le conseil ! Quelle maison veux-tu accuser ? Je ne sais même pas d'où venait l'attaque. Notre famille n'a pas été tuée par des drows, mais par les Fils des Ténèbres ! Une maison les avait sans doute payés pour nous exterminer.
    - Vengeance, prononça Zarth avec un calme effrayant. Vengeance !
   Il caressa doucement la joue de sa soeur et si la vue de ces traits si beaux et si familiers le faisait trembler de retenue, bouleversant tout son être, son regard vif remarquait chaque coup, chaque plaie qui balafrait la peau tendre de Shilka. La simple pensée que quelqu'un avait pu faire du mal à sa soeur préférée, à celle qu'il avait prise sous sa protection, lui était intolérable et faisait monter en lui de terribles pulsions meurtrières.
    - Qui t'a fait cela ? demanda-t-il, à moitié fou de rage.
    - Kaliffa, fit Shilka en baissant honteusement la tête. Je... je crois qu'elle considérait Rakis comme un danger pour elle. Quand je suis allée la voir pour avoir des explications sur l'attaque, elle m'a fouettée.
    - Ne mens pas, Shilka ! J'ai tué Kaliffa lorsque je me suis enfui.
    - Je sais, Zarth. Mais son mari l'a... l'a transformée en zombie. C'est ce que j'ai découvert quand je suis allée la voir. Je pense que notre mère devait projeter de le révéler pour mettre Rakis à sa place.
   Elle leva ses yeux pleins de larmes vers son frère.
    - Tu vas aller la tuer, n'est-ce pas ? Et puis, nous resterons à Vindemiatrix pour redonner vie à la maison des Maskelyne !
    - Je la tuerai pour toi, si tu y tiens.
   Zarth se tut ; il ne lui vint à pas à l'idée de se demander comment Shilka savait qu'il était vivant, alors que tous le croyaient mort.
   Ses yeux se posèrent sur Entshilkan qui attendait sagement à l'écart. Le regard que lui renvoya l'étalon le fit clairement prendre conscience d'une chose : il ne voulait pas quitter le monde de la surface. Retourner à Vindemiatrix, c'était renoncer au soleil, aux lunes, à Entshilkan, à ses amis, à Méline - malgré lui, il chérissait le souvenir de la jeune fille telle qu'il la revoyait, agenouillée près de lui, son doux visage penché sur lui alors qu'il était malade et blessé - , à la douceur de vivre. Il sut soudain ce qu'il devait faire.
    - Je la tuerai pour toi si tu y tiens, répéta-t-il d'une voix dénuée de passion, mais décidée. Mais je ne resterai pas.
    - Zarth, Vindemiatrix est ton monde !
    - Non, Shilka. Ici, la vision est différente. Il y a des gens à qui je peux tourner le dos sans craindre une attaque par traîtrise, les femmes n'ont pas de fouet à la ceinture pour punir la première insolence. Je veux vivre ici, Shilka. J'y ai des amis, alors qu'à Vindemiatrix, je suis un traître !
   Il cria ce dernier mot avec rage.
   Shilka se redressa péniblement. En la voyant si faible, Zarth sentit son coeur se serrer : il se souvenait encore des fois où elle se dressait devant Rakis pour le protéger. Elle était si belle alors, dans cette position de défense, la main sur son fouet, prête à tout pour sauver son frère des coups brutaux que lui réservait Rakis. Peut-être l'aimait-elle quand même un peu ; car, Zarth ne se faisait pas d'illusions, le mot amour était inconnu chez les drows. Une attitude semblable à la sienne envers Shilka était même inconcevable et pourtant, elle avait ému le coeur endurci de sa soeur. Même si elle était sa soeur préférée, Shilka restait une drow. Drow un jour, drow pour toujours, répétait Sielera devant les efforts de son fils pour échapper à sa condition. En regardant autour de lui, Zarth eut pourtant la certitude d'avoir choisi la bonne voie.

   Puis, dans son esprit, s'imposa le jour où Rakis avait osé abattre son fouet sur Shilka, qui l'avait poussée à bout. Il s'était jeté en avant, recevant le coup de fouet à la place de sa soeur, et il avait bondi sur Rakis, toute peur oubliée, la plaquant au sol. Devant la fureur qui noyait les yeux gris de son frère, couleur inhabituelle pour un drow, Rakis avait pris peur. Elle savait que Zarth pourrait la tuer pour protéger Shilka. L'amour que le jeune elfe portait à sa soeur était excessif. Shilka avait dû intervenir pour sortir Rakis des griffes de Zarth. Le jeune drow n'avait pas prononcé une parole, mais la lueur meurtrière qui luisait au fond de son regard aurait fait reculer Sielera elle-même. A partir de ce jour, Rakis avait soigneusement évité Shilka et son protecteur. Zarth avait douze ans quand il avait agi ainsi.
   Il revint à la réalité.
    - Viens, Shilka, dit-il doucement.
   Il souleva doucement sa soeur de terre. Entshilkan s'approcha de lui en roulant des yeux affolés. S'il avait vaincu sa peur pour Zarth, il se méfiait de Shilka. Le drow déposa sa soeur sur le dos du cheval et se mit en marche, la main sur l'encolure d'Entshilkan pour le calmer.

Texte © Azraël 1996 - 2002.
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