Ankrist

   Méline Anaya prit donc place sur le trône de feu. Le royaume de Slar continuait à vivre paisiblement et la jeune magicienne s'ennuyait royalement. Derrière son trône, cinq statues de marbre banc, prêtes à s'animer si leur souveraine était attaquée. Méline prit l'habitude d'escapades à cheval avec Azraël qui avait pris la relève de Ranival. Parfois, la jeune fille, mue par l'habitude, levait la tête vers le ciel, recherchant un majestueux oiseau au plumage d'or. A ces moments-là, Azraël sentait bien qu'il ne remplaçait Ranival qu'imparfaitement.
   Un matin où Méline était encore au palais du feu, on annonça un émissaire de la plus haute importance. Intriguée, elle le reçut. L'homme qui entra ne vit qu'une très jeune fille installée sur le trône et il lui fallut un certain temps pour comprendre qu'il s'agissait de la souveraine. Quant à Méline, son interlocuteur se trouva être un homme de petite taille, nerveux et vêtu de noir. Lançant discrètement un sort, elle fronça les sourcils et se redressa sur son trône.
    - Il est interdit d'être armé en ma présence. Veuillez remettre votre navaja au serviteur qui vous a introduit !
   Cette phrase ne manqua pas d'impressionner l'inconnu qui obéit. De sa voix la plus officielle, il déclara :
    - A la souveraine du feu, salut ! Je suis dûment mandaté par la Guilde des Fils des Ténèbres. Nous avons reçu l'information que l'un des nôtres s'était glissé dans votre entourage avec l'intention de vous assassiner, afin de déstabiliser le royaume de Slar. La Guilde a la prétention d'avoir toujours été en bons termes avec le souverain du feu. Pour cette raison, je suis envoyé afin de protéger ladite souveraine et de proposer l'aide de la puissante Guilde.
   Méline leva très haut un sourcil cuivré.
    - En clair, interrompit-elle avec une pointe de mépris, vous me demandez de vous aider à trouver un traître à la Guilde.
   L'émissaire prit un air scandalisé.
    - Noble souveraine, vous n'y pensez pas ! La Guilde...
    - Dites-moi donc le nom de votre traître ! s'exclama Méline, impatientée.
    - Egan Pendragon, noble souveraine, répondit l'assassin en s'inclinant obséquieusement. Notre informateur nous a dit qu'il était plus connu sous le nom d'Azraël.
    - Oh ! Rien que cela ! ironisa Méline. Savez-vous bien qui vous accusez ? Il s'agit de l'homme qui m'est le plus dévoué. Je prends cette accusation pour un vil prétexte afin de vous infiltrer à la cour flamboyante. Vous pouvez disposer.
   Très digne, Méline se leva et s'apprêta à quitter la salle du trône. L'émissaire se précipita et la retint par le bras.
    - Ne faites pas cela, je vous en supplie ! Je...
    - Vous me touchez, il me semble, le coupa Méline d'une voix froide.
   L'assassin la relâcha.
    - La Guilde est puissante, ma dame.
    - Le royaume de Slar aussi, rétorqua Méline.
    - Nous avons des alliés. Certains sont prêts à vous déposséder de votre couronne. Vous êtes si vulnérable, ma dame !... Ne vous privez pas du soutien de la Guilde pour un renégat qui vous trahira aussi.
    - Ankrist, cauchemar de ma vie, te revoilà donc, fit une voix calme.
   L'émissaire se retourna ; face à lui, Azraël, semblable à lui-même, avec son serre-tête lui ceignant le front.
    - Egan Pendragon. Cela faisait longtemps.
    - Un an, Ankrist. Et te revoilà. J'ignorais que la Guilde en était réduite à te prendre pour émissaire.
    - Ne crois pas te débarrasser de moi, sinon en me tuant, répondit Ankrist en ignorant la dernière partie de la phrase d'Azraël. Mais à ma mort, dix autres reprendront le flambeau, jusqu'à ce que tu t'effondres sous nos coups.
    - Et pour me tuer, tu es prêt à mettre Yslaire à feu et à sang.
    - L'univers en entier, s'il le fallait.
    - Je suis flatté de tant d'attentions.
   Méline sentait la tension monter. Adroitement, elle se plaça devant Azraël.
    - Envoyé de la Guilde, tu diras à tes supérieurs que le royaume de Slar ne rend pas les fugitifs. Et, pendant que tu y es, débarrasse donc le palais de la vermine délatrice qui y rampe.
    - Ma dame, vous ne savez pas ce que vous dites !
    - Le crois-tu donc ? Va et porte mon message à la Guilde. Sache que s'il le faut, la souveraine disparaîtra devant la magicienne !
   L'émissaire ne put s'empêcher de l'admirer malgré lui.
    - Noble souveraine, le royaume de Slar peut s'enorgueillir du courage de son dirigeant, dit-il en s'inclinant très bas. Quel dommage de devoir bientôt vous tuer ! lança-t-il avant de refermer la porte.
   Méline frôla l'épaule d'Azraël de sa main.
    - Charmant, ton ami, commenta-t-elle avec une petite grimace.
   Le jeune homme l'attrapa par l'épaule.
    - Il était sérieux, Méline ! Il te tuerait pour avoir le plaisir de me plonger sa navaja dans le coeur !
    - Vraiment ? Je croyais qu'il s'agissait d'une petite plaisanterie entre amis, ironisa la jeune magicienne.
   Elle fronça les sourcils et s'exclama, exaspérée :
    - Par Sorcerak, Azraël ! Crois-tu donc que je vais t'abandonner parce que l'on me menace de mort ? Il n'y a pas si longtemps que cela, j'étais une magicienne errante et j'ai souvent affronté la mort en face. Azraël, tu es...
   Elle se mordit la lèvre et reprit :
    - Egan, tu es mon seul ami ici. Je ne te laisserai pas seul dans l'adversité. Et avec sa souveraine, c'est tout le royaume de Slar qui te soutient, ajouta-t-elle en relevant le menton avec un air de défi.
   Azraël, dans un mouvement qu'il ne put réprimer, serra Méline dans ses bras.
   Elias entra à cet instant. Le vieux ministre en fut si saisi qu'il oublia complètement ce pourquoi il était venu. Méline se dégagea doucement des bras d'Azraël, une légère rougeur couvrant ses joues, et demanda avec le naturel le plus parfait :
    - Eh bien, Elias ?
   Le vieux ministre réprouvait l'amitié entre la souveraine et le paria qu'était Azraël par sa condition même d'aventurier. Il savait que tous au palais ne le supportaient que parce que Méline l'avait ordonné et parce qu'ils craignaient l'habileté aux armes du jeune homme. Pour lui, il était inconcevable qu'un homme pût choisir d'errer sans but, au lieu de s'établir dans une ville. Lorsque Méline le poussait dans ses dernières extrémités, il admettait à contrecoeur que les aventuriers avaient peut-être une certaine utilité. Il refusait de penser que la souveraine était elle-même une aventurière ; il préférait dire une "magicienne errante", ce qui avait un certain air, à ses yeux, de fugitive poursuivie par des tueurs.
   Comme Elias ne répondait pas, Méline répéta sa question. Le vieux ministre sursauta.
    - Excusez-moi, ma dame. On nous signale un important rassemblement à l'extérieur des murs. Il semblerait... qu'il s'agisse d'une armée, acheva-t-il avec difficulté.
   Méline soupira : les Fils des Ténèbres avaient fait vite !
    - Je sais, Elias. Veuillez déclarer l'état de siège.
    - Un siège, deux mois après votre accession au trône, ma dame ! s'exclama Elias, horrifié.
    - Si vous n'êtes pas content, Elias, fit Méline, agacée, vous pouvez toujours aller demander asile aux assiégeants ! Je suis sûre que les Fils des Ténèbres seront ravis de compter dans leurs rangs un ministre aussi doué que vous !
    - Les Fils des...
   Estomaqué, le vieux ministre quitta la pièce. Il connaissait les Fils des Ténèbres de renom et savait que la Guilde faisait rarement de cadeaux. Il était au courant des concessions que Siniak V avait dû faire pour se concilier les bonnes grâces de la puissante Guilde et voilà que la petite souveraine, comme on l'appelait dans les couloirs, toute jeune, osait l'attaquer de front !

   Azraël regardait Méline sans rien dire. Comme les autres, il avait cru qu'elle était vulnérable, mais il venait de la découvrir sous un autre aspect. Il aurait dû s'en douter ; une jeune fille se faisait rarement aventurière sans avoir une force de caractère exceptionnelle.
   Pour l'instant, Méline avait pris un peu d'eau dans ses mains disposées en coupe et elle la faisait ruisseler sur l'épaule de marbre de Santig-du. Lentement, le marbre disparut pour laisser place à une armure blanche. Quand la transformation de Santig-du fut achevée, celle des autres s'amorça.
    - Le royaume de Slar a besoin de toi, Santig-du, dit Méline.
   Le grand guerrier acquiesça et attendit les explications. La jeune magicienne lui résuma la situation en quelques mots. Santig-du inclina la tête.
    - Vous lancez le royaume dans la guerre pour Azraël, constata-t-il.
    - Juges-tu que j'ai eu tort ? demanda calmement Méline.
   Santig-du détourna son regard de sa souveraine pour le reporter sur Azraël qu'il observa longuement.
    - Non, répondit-il enfin. Un souverain se doit de soutenir ceux qui ne l'ont pas abandonné.
   Le grand guerrier savait que Azraël était le seul à être resté avec Méline après le couronnement et que la présence du jeune homme lui avait permis d'oublier l'abandon de Ranival qui avait toujours été à ses côtés jusqu'à présent.
    - Santig-du, nous avons au moins un traître parmi nous, déclara Méline. Un secret connu d'Azraël et moi seulement est parvenu aux oreilles de la Guilde.
   Le grand guerrier blanc acquiesça. Il avait compris ce qu'il devait faire.
    - Protégez Magira, Elias et les autres, continua Méline. Combien de temps pourrez-vous tenir ?
    - Combien de temps te faut-il ? répondit Azraël.
    - Dix minutes. Un quart d'heure tout au plus.
   L'aventurier et le guerrier se regardèrent. Santig-du réfléchit un instant, puis fit signe que tout était bon de son côté.
    - Pas de problèmes, conclut Azraël.
   Méline sourit et partit. Santig-du, Azraël et les autres guerriers blancs se mirent à la recherche de Magira et des ministres.
   Méline se rendit à la salle des ténèbres. Elle posa sa main bien à plat sur la porte et attendit quelques instants que celle-ci veuille bien s'ouvrir. Le carillon fit résonner sa note grave et la porte pivota sur ses gonds. Les squelettes attendaient déjà leur souveraine. Muihir, le squelette couronné, s'avança.
    - Noble dame, nous attendons ta requête.
    - Muihir, une armée se masse aux portes de la ville. On attaque la cour flamboyante ! J'ai besoin de vous. Je compte attirer les agresseurs ici.
    - N'ouvre pas la porte trop tôt, recommanda Muihir. Sinon, nous envahirons malgré nous le palais pour instaurer le règne des morts. Ensuite, apprends que si plus d'une personne à la fois pénètre dans la salle des ténèbres, des pièges se déclenchent automatiquement et nous nous montrons sans pitié envers les intrus. On doit affronter seul ses peurs ancestrales. Enfin, sache que ce premier service ne te coûtera rien ; mais les suivants, si tu fais encore appel à nous, exigeront paiement et la monnaie n'est autre que ton sang. On ne déclenche pas impunément les pouvoirs des ténèbres !
   Méline, très pâle, acquiesça sans rien dire.
    - Amène tes ennemis, noble dame. Nous en faisons notre affaire.
   La jeune fille hocha la tête et ressortit de la salle des ténèbres.
   En courant, elle regagna sa chambre et jeta par-dessus sa longue robe d'un rouge cuivré une grande cape noire, dont elle rabattit le capuchon sur ses yeux, dissimulant la couronne ardente aux yeux des gens. Elle croisa Azraël dans le couloir et lui murmura quelques mots à l'oreille. Immédiatement, le jeune homme se mit en quête de Santig-du pour lui passer le message, tandis que Méline, légère et rapide, se hâtait vers les portes de la ville.

   Discrètement, elle manoeuvra les portes de loin, grâce à sa magie. Lentement, les portes s'ouvrirent et les Fils des Ténèbres déferlèrent sur la ville. Affolés, les habitants se terrèrent chez eux. Quelques-uns, au moment où les portes s'ouvraient, avaient vu dans les airs une couronne ardente et avaient compris que les assassins avaient pu pénétrer dans la ville parce que leur souveraine l'avait voulu ainsi.
   Les Fils des Ténèbres ne s'occupèrent pas des habitants. Leur seul but était le palais. Cachée non loin, Méline les vit se diriger vers la cour flamboyante ; elle utilisa ses dernières forces pour se téléporter au palais. Trébuchant un peu, elle retourna dans sa chambre où elle trouva une potion de régénération qui lui donna le regain d'énergie nécessaire. Après avoir repris son souffle, elle se rua à nouveau dans les couloirs. Les gens étaient bien trop effrayés pour s'offusquer de voir leur souveraine courir comme une possédée. Il ne lui fallut que quelques minutes pour revenir devant la petite porte bleutée de la salle des ténèbres. La jeune magicienne se concentra un court instant, leva les mains et psalmodia un sortilège d'une voix chantante. La porte brilla d'un éclair argenté, puis reprit son aspect normal. Epuisée, Méline se laissa aller contre le mur. Elle aurait tant aimé que Ranival soit là ! Elle se secoua : le royaume de Slar avait besoin d'elle et il n'était plus temps de se laisser aller à la rêverie. Elle sentait le palais gémir comme s'il avait été vivant et les cris des assaillants résonnaient douloureusement dans sa tête.
    - Un peu de nerfs, ma grande ! se morigéna-t-elle. Tu peux aider les autres !
   Elle reprit donc sa course.
   En passant devant la salle du trône, elle aperçut deux silhouettes semblant perdues et l'une d'elles lui parut étrangement familière. Elle entra dans la pièce. La plus grande des deux silhouettes se tourna vers elle et devant le tranquille regard sombre, Méline n'hésita plus.
    - Mériel ! Te voici donc de retour !
    - Un peu dans l'urgence. Je te présente Elinor, une amie.
   L'amie en question était une elfe d'une beauté sidérante aux longs cheveux couleur argent et à l'allure souple et gracieuse. Méline inclina la tête, admirative devant cette beauté parfaite.
    - Nous avons appris que la Guilde comptait attaquer la ville. Nous avons voulu te prévenir, mais hélas ! nous sommes arrivés trop tard.
   Méline réfréna son impatience. Elle ne pouvait décemment pas faire remarquer à Mériel que le palais était envahi en ce moment même et qu'elle avait bien autre chose à faire que discuter avec lui ! Elle entendait les cris d'agonie et les hurlements de joie, autant de bruits qui lui faisaient mal au coeur. Soudain, ce fut le silence. Azraël avait-il réussi ou les Fils des Ténèbres étaient-ils maîtres du palais ? Elinor observait la magicienne avec une intensité étrange.
   L'entrée d'Azraël déclencha tout ; dès qu'il vit Elinor, il dégaina sa navaja et se jeta en avant. Elinor fut encore plus rapide et, se transformant en une créature mi-femme, mi-renard argenté, elle bondit sur Méline et la mordit à la gorge. Surprise, la jeune fille n'esquissa pas la moindre geste de défense, mais Azraël empoigna la mâchoire de la renarde-garou à pleines mains, dégageant la gorge de Méline des redoutables crocs, et froidement, lui plongea sa lame d'argent dans le coeur. Elinor poussa un faible cri et s'effondra, reprenant dans la mort sa forme extrêmement séduisante d'elfe. Azraël regarda autour de lui d'un air écoeuré. Méline était tombée dès que le jeune homme l'avait libérée et Mériel était plongé dans une stupeur étrange depuis que Elinor était morte. Néanmoins, il reprit vite ses esprits.
    - Méline ! se souvint-il. Les Fils des Ténèbres ont un plan infâme !
   Quand il vit Azraël agenouillé à côté de la jeune fille sans connaissance, il comprit qu'il arrivait trop tard.
   Azraël, lui, ne voyait que les traces de crocs sur la gorge d'albâtre, petits trous d'où coulaient de minces filets de sang trop rouge, aussi vif que les marques de griffes.
    - De la belladone ! Mériel, va m'en chercher !
    - Kalysha m'avait chargé de la prévenir, gémit le jeune homme, pour la remercier d'avoir sauvé Bay du succube. Je n'ai rien fait !
   Azraël se redressa d'un bond. Mériel était trop choqué : il avait été sous le charme de la renarde-garou, comme tout homme, et avait subi une forte commotion à sa mort. L'inconscience de Méline avait fini de l'achever. C'était donc à lui d'agir. Mais il était déjà trop tard : Ankrist faisait son apparition, un mauvais sourire aux lèvres.
    - Te voilà donc entre mes mains, Egan !
   Azraël dégaina son cimeterre.
    - Laisse-moi passer, Ankrist ! Nous réglerons nos comptes après ; j'ai une vie à sauver !
   Mais Ankrist fit la sourde oreille. Il avait perdu la moitié de ses effectifs, tuée par les squelettes à cause d'Azraël : celui-ci avait attiré les assassins près de la salle des ténèbres, selon les instructions de Méline. Sa présence avait déclenché une rune qui d'une part, avait ouvert la porte et d'autre part, avait dissimulé Azraël aux yeux de ses poursuivants qui s'étaient engouffrés dans la salle des ténèbres comme un seul homme, provoquant une riposte immédiate de la part des squelettes.
   Ankrist n'avait donc aucune envie de relâcher son emprise sur son vieil ennemi. D'un geste, il rassembla ses troupes et leur ordonna d'emmener les prisonniers. Méline, toujours inconsciente, fut soulevée de terre avec une douceur étonnante par un colosse blond. Azraël ne comptait pas s'avouer vaincu aussi facilement. Son cimeterre étincelant traça dans les airs une courbe à une vitesse stupéfiante. Le premier assassin qui s'approcha de lui en fut victime et s'abattit au sol, décapité net. Le deuxième, resté sur ses gardes, réussit à parer le coup. Les regards s'affrontèrent et Azraël crut se revoir quelques années plus tôt, avec cette lueur d'étonnement dans le regard fauve. Troublé par cette vision, il baissa son arme ; Ankrist en profita et l'assomma en traître. Il fut aussitôt entraîné et emmené hors du palais...

Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair

Silverhair