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Le couronnement
Le lendemain devait être le jour du couronnement. Le palais fourmillait de vie. Méline, exaspérée, se débattait entre les femmes qui volaient la parer de force. Elle avait accepté à contrecoeur de changer de tenue et n'était pas loin de revenir sur sa décision. Elle se disputait à propos des bijoux : les femmes voulaient qu'elle porte les topazes de feu, consacrées de tradition aux souveraines, et Méline refusait âprement d'ôter ses deux bijoux de cuivre rouge, la boucle d'oreille en forme d'étoile à son oreille gauche et le large anneau au majeur gauche. Il y eut un remue-ménage au rez-de-chaussée et Méline, inquiète, s'échappa des mains qui voulaient la retenir.
Dans la salle du trône vide, où devaient normalement attendre les invités, Magira faisait face à un drow au regard gris étonné. Méline le reconnut immédiatement et son sang se figea quand elle entendit Magira murmurer un sort.
- Non, mère, non ! cria-t-elle.
Troublée dans sa concentration, la magicienne elfe interrompit son incantation, déroutée.
- Attention, Méline ! prévint-elle. Il s'agit d'un drow !
Mais Méline n'écoutait pas. Riant, elle se précipitait vers l'elfe noir.
- Zarth ! s'écria-t-elle avec ravissement en le serrant dans ses bras. Je suis heureuse de te revoir !
- Moi aussi, Méline, répondit gravement Zarth en lui rendant son étreinte avec le sérieux qui ne le quittait jamais.
La voix mélodieuse de l'elfe réchauffa le coeur de la jeune magicienne.
- J'ai l'impression de t'avoir quitté il y a une éternité ! s'exclama-t-elle.
Zarth la regarda étrangement.
- Deux mois, dit-il.
Méline eut l'air stupéfait.
- Deux mois ! Mais... tu t'es battu hier matin contre Haiah !
- Non pas. A partir du domaine des panthères, le temps passe différemment. Tu crois qu'un seul jour s'est écoulé et deux mois sont passés. Le sanctuaire de la couronne est vaste et vous y êtes restés longtemps.
- C'est pour cela que nous étions si épuisés ! Deux mois... Qu'as-tu fait pendant ce temps-là ?
- J'ai erré sans but et puis, j'ai voulu te revoir. Ta médaille m'a conduit droit ici.
- Sois-y le bienvenu, Zarth Ka'Brézil, fit cérémonieusement Méline, sentant tout ce que l'elfe noir ne lui disait pas, toutes les rebuffades dont il avait été l'objet et le désir de la revoir, elle qu'il ne connaissait qu'à peine, mais qui l'avait accueilli à bras ouverts.
Le regard gris s'emplit de tendresse.
- Sois remerciée pour ces paroles, souffla Zarth, las de sa longue errance. Je craignais que tu ne me chasses en un tel jour.
- Repose-toi, ami, dit Méline, comprenant la lassitude du drow.
Elle le mena à une chambre où elle le laissa et retourna apporter la dernière touche à ses préparatifs.
Elle portait une longue robe dorée à la jupe large, au corsage près du corps, découvrant ses épaules blanches, et aux manches longues accentuant la minceur de ses bras. Sa taille frêle était soulignée d'une ceinture de pierres précieuses jaunes que la poétesse-elfe Edlana nommait les pierres étincelantes de la joie. Ses cheveux furent relevés en une couronne d'or rouge parsemée de minuscules grains d'or. Autour de son cou pendait une topaze de feu, magnifique pendentif taillé en poire de telle façon que chaque facette accrochait la lumière, faisant étinceler le pendentif de mille feux. La joie que la jeune fille éprouvait d'avoir revu Zarth la rendait rayonnante.
Santig-du se présenta à sa porte. Ses cheveux presque blancs étaient rejetés en arrière, découvrant son grand front, et faisant ressortir son regard d'un bleu délavé par la pluie. Il était toujours avec son armure d'un blanc éblouissant, l'épée au côté, mais avait laissé son bouclier.
- Il est temps, ma dame, fit-il respectueusement.
Méline, d'un gracieux signe de tête, accepta son bras.
Ranival, boudeur, entra dans sa chambre et fut surpris de la trouver occupée. Son regard perçant reconnut aussitôt la mince silhouette qui, le capuchon rabattu sur les yeux, était débout à la fenêtre.
- Cette pièce est ma chambre ! lança-t-il d'un ton rogue.
Zarth se retourna, l'air coupable.
- Je l'ignorai ; maintenant je le sais, je vais partir.
- Tu as défendu Méline à ma place contre Haiah.
L'elfe noir se souvint du phénix qui était intervenu et dans les yeux d'or liquide de l'inconnu, il retrouva la fierté de l'oiseau majestueux.
- Tu as peur que je lui fasse du mal, dit-il calmement. Alors ne crains plus rien ; je m'en vais et je l'éviterai à l'avenir.
Il ne pouvait s'empêcher d'avoir mal au coeur en prononçant ces mots : renoncer à la présence de Méline, la seule personne qui le traitait autrement qu'un tueur assoiffé de sang !
- Tu t'es bien battu, reprit Ranival.
Surpris du compliment, Zarth ne dit rien.
- Méline t'a accordé sa confiance. Pour moi, ses rêves même sont des ordres. Elle veut que je m'entende bien avec toi.
Zarth releva orgueilleusement la tête, rejetant son capuchon en arrière et exposant ses yeux sensibles à la lumière crue d'Arkis.
- Je ne veux pas d'une amitié par ordre !
Ranival sourit.
- Je crois que Méline a raison ; tu dois vraiment être différent et tu assumes ta différence avec courage. C'est un bon signe. Qui a jamais entendu parler d'un elfe noir connaissant le sens du mot amitié ?
Eberlué, Zarth ne savait plus quoi dire et ne comprenait plus rien. Ranival tendit sa main gauche.
- Veux-tu bien de moi pour ami, Zarth Ka'Brézil de la maison des Maskelyne ?
Le drow ne s'étonna pas outre mesure que Ranival sache son nom : il savait que les phénix avaient l'ouïe très fine. Il hésita.
- Je crains que tu ne regrettes ton geste, murmura-t-il.
- Ta main, ami, ou je vais me vexer !
Zarth sourit à son tour et serra la main tendue.
- Je suis Ranival Sal Ymul, guerrier blanc de Sorcerak, se présenta le jeune homme.
L'elfe noir acquiesça d'un signe de tête.
Un appel les fit sursauter : Azraël entra en coup de vent dans la chambre.
- Que faites-vous donc ? Nous n'attendons plus que vous ! s'exclama-t-il sans paraître autrement surpris de la présence de Zarth. Méline refuse de commencer la cérémonie sans vous !
Zarth rabattit son capuchon sur ses yeux et suivit les deux autres. Méline, debout au milieu de la salle du trône, les vit arriver du coin de l'oeil, et sourit à Elias.
- Nous pouvons commencer, dit-elle.
Ranival fendit la foule pour être au premier rang ; Azraël et Zarth restèrent en arrière. Méline s'agenouilla par terre, devant Elias et Magira. Le vieux ministre prit la parole :
- Méline Anaya, la couronne t'a choisie pour succéder à feu Siniak V. Tu as triomphé de toutes les épreuves. Acceptes-tu le trône de feu et promets-tu de diriger le royaume de Slar avec justice dans la paix ?
Ranival fixait Méline de son regard ardent d'un air suppliant. La jeune fille répondit fermement :
- Oui, et j'espère que les ministres de Siniak V m'aideront dans ma tâche quotidienne.
Ranival laissa tomber ses épaules avec découragement. D'un même accord, l'assemblée entonna l'hymne du feu. Une silhouette confuse s'approcha ; Méline releva la tête, intriguée. L'inconnue avait de longues boucles de cheveux cuivrés cascadant sur son épaule droite et était vêtue d'une longue robe sur laquelle elle avait jeté une cape de satin violet. Dans ses mains, étincelante, la couronne ardente.
- Sige ! murmura Méline.
- Oui, élue.
L'esprit incarné de la couronne de feu éleva la voix :
- Moi, Sige, désignée par Sorcerak, grand maître de la flamme, pour veiller sur la couronne, déclare la remettre en ce jour entre les mains de Méline Anaya, déclarée souveraine du feu. Royaume de Slar, voici ton nouveau souverain !
Sige déposa gravement la couronne sur la tête de Méline, puis lui prit les mains en souriant.
- Puisse Sorcerak guider tes pas, enfant !
Elle se pencha et appuya son front contre celui de Méline. Aux yeux de l'assemblée, elle disparut simplement, mais la jeune magicienne savait que Sige cohabitait désormais avec son âme.
Elle se releva et déclara les festivités ouvertes. Tandis que les invités s'éparpillaient, elle alla retrouver Ranival. Celui-ci lui prit une main et la baisa.
- Je vais partir, Méline.
- Pourquoi, Rani ?
- Une reine n'a pas besoin d'un familier. Les guerriers blancs de Chyraz m'ont déjà signifié qu'ils se chargeraient de veiller sur toi à ma place. Alors... voilà. Je ne veux pas encombrer ta cour d'un inutile.
Une grosse larme coula sur la joue pâlie de Méline.
- Si tu es plus heureux ainsi, je ne te forcerai pas..., réussit-elle à dire.
Le jeune homme la prit dans ses bras et elle appuya sa tête contre la solide épaule.
- Je reviendrai, promit-il.
- Tu me manqueras, chuchota-t-elle.
Elle l'embrassa furtivement sur la joue et le laissa partir, suivant la haute silhouette dominant la foule. Azraël et Zarth la rejoignirent à cet instant. Ils ne firent aucune remarque : les larmes dans les yeux de Méline étaient suffisamment éloquentes. Urian et Estar s'approchèrent à leur tour. Estar dévisagea longuement Zarth et se détourna avec un air hostile. Urian s'inclina devant Méline.
- Nous allons partit, noble dame. La Belle des elfes va bientôt être élue et nous devons y assister dans la Forêt Principale.
- Bon voyage, amis, souhaita Méline, attristée de les voir tous partir.
Les deux cousins saluèrent. Mériel vint vers eux de son pas félin. Sa tempe gauche s'ornait d'une longue estafilade sanglante et sa pommette était éclatée.
- Mériel, que s'est-il passé ? demanda Méline avec effroi.
- Une petite explication avec Bay, sourit le jeune homme. Ne t'inquiète pas, cela n'a pas d'importance.
- Pour quelle raison, Mériel ?
- Bay clame depuis des années qu'il est le plus intelligent de nous trois, Haiah le plus fort et moi le plus inutile. Je n'ai pas été d'accord. Forcément, il n'a pas apprécié. J'ai décidé de les laisser et de partir seul à l'aventure.
- La solitude est parfois lourde, ami, intervint Azraël, et je te souhaite bonne chance.
Le visage mince de Mériel s'éclaira d'un sourire.
- Merci, Azraël. Méline, je suis venu te dire adieu. Me permets-tu de prendre ton nom comme nom d'aventures ? J'aimerais effacer mon passé et c'est ta présence qui m'a incité à me rebeller contre Bay.
- On n'efface jamais son passé, murmura Azraël si bas que personne ne l'entendit.
- J'en serais très fière, Mériel, répondit Méline.
Azraël dissimula un sourire ironique : un aventurier porter le nom d'un souverain ! Les gens allaient en défaillir d'horreur. Mériel se tourna vers Zarth et le regarda en silence, avant de dire :
- Tu es Zarth l'elfe noir, n'est-ce pas ?
Le drow acquiesça, méfiant. Le jeune homme sourit et reprit :
- Je suis admiratif de ta performance : Haiah était réputé pour être invincible. Tu dois vraiment être très doué.
Il salua tout le monde et partit tranquillement. Zarth en était encore sidéré : il recevait tant de compliments aujourd'hui qu'il ne savait plus quoi faire ! Et tout cela grâce à cette mince jeune fille à côté de lui !
Un peu plus tard, Méline aperçut Bay ; Mériel ne l'avait pas arrangé non plus : il avait l'arcade sourcilière éclatée et la mâchoire tuméfiée. Debout près de son trône, Méline regardait la salle se vider. La famille Lanhar partit sans même prendre congé. A la fin, il ne restait plus que Zarth et Azraël. L'elfe noir rejeta son capuchon en arrière et fixa la jeune magicienne de son regard gris.
- Je vais également te quitter, dit-il lentement.
- Je m'en doutais, ami. Je te souhaite de trouver un foyer. En tout cas, mon royaume te sera toujours ouvert.
- Puissent les dieux t'accompagner tout au long de ta vie, Méline.
Il baisa la main de la jeune fille et s'en alla. Quand il eut quitté la salle, Méline se tourna vers Azraël.
- Allez-vous partir aussi ? demanda-t-elle d'un ton légèrement agressif.
Azraël sourit de ce qu'elle le vouvoyait.
- Certainement pas, sauf si tu me chasses, dit-il en la tutoyant intentionnellement. Ne t'avais-je pas dit que j'étais recherché ? Je ne sais pas faire grand-chose, à part me battre, et j'ai besoin d'un asile.
- Le royaume de Slar t'ouvre ses portes, fit gravement Méline.
Elle quitta son air sérieux et se jeta au cou d'Azraël dans un élan de joie enfantine.
- Merci, Azraël ! J'avais tellement peur de me retrouver seule et reine !
- Veux-tu savoir pourquoi on veut me tuer ?
- Tes secrets ne seront les miens que si tu le désires, répondit Méline d'un ton grave.
Azraël la regarda longuement, puis commença :
- Je m'appelle en réalité Egan Pendragon, chevalier de l'ordre de la guerre. Cette confrérie a été dissoute il y a cinq ans et les membres se sont éparpillés sur toute la planète. Les Fils des Ténèbres ont juré de les exterminer jusqu'au dernier et voilà, ce dernier, c'est moi.
- Mais tu es toi-même un Fils des Ténèbres ! s'étonna Méline.
- Azraël est un Fils des Ténèbres, rectifia-t-il, et ordonné comme tel. Egan est Fils des Ténèbres par le sang, pas plus. La Guilde a appris que Egan s'est glissé parmi ses membres sous un faux nom et qu'il a suivi son enseignement. Les Fils des Ténèbres sont actuellement en train de se retourner les uns contre les autres. Avant la fin de l'année, il ne restera plus rien de la Guilde... sauf s'ils me trouvent avant, acheva-t-il d'un ton sinistre. Et encore..., murmura-t-il en lui-même.
Il rit pour dissiper la tristesse qui s'emparait de lui.
- Que me prend-il donc de parler aussi lugubrement en un jour de liesse ? s'exclama-t-il.
Méline se laissa entraîner par sa gaieté et aucun des deux ne vit une porte se refermer tout doucement.
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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