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Les squelettes des ténèbres
Magira ne fut aucunement surprise quand elle sentit la brusque présence des aventuriers près d'elle. La voix caverneuse de guerriers lui fit comprendre que la couronne avait un nouveau maître. Méline était toujours dans les bras de Ranival, la tête renversée en arrière, mais la couronne ne tombait pas. Azraël fut le premier à venir saluer Magira.
- Tu as donc réussi, mon fils, murmura celle-ci. Qui est l'élu ?
- Méline Anaya, mère.
Le visage de l'elfe s'illumina.
- La petite Méline..., dit-elle d'un ton très doux.
Cette dernière reprenait justement connaissance. Le premier visage qu'elle aperçut fut celui de Bay et il n'était pas franchement amical.
- Rani ! appela-t-elle d'une voix brisée.
Le jeune homme la serra un peu plus contre lui.
- Je suis là, Méline, chuchota-t-il.
Avec effort, l'enchanteresse se redressa ; elle se sentait épuisée. Magira s'avança.
- Bienvenue en ton palais, élue !
- Merci, mère.
- Connais-tu les pouvoirs de la couronne, enfant ?
- Non, mère.
- Suivez-moi tous, je vais vous expliquer.
Magira partit d'un pas réfléchi et grave, pour les mener dans une petite salle chaleureuse, comme un cocon accueillant. Elle s'assit et les autres l'imitèrent. Méline était entre Ranival et Azraël ; derrière elle, resté debout, se tenait le plus grand des guerriers.
- La couronne ardente choisit son maître. Etant donné que c'est un objet - je devrais presque dire une entité - uniquement bénéfique, l'élu fait toujours un bon souverain ; il n'y a eu qu'une seule exception, le pouvoir pouvant parfois faire tourner la tête aux gens. La couronne assure une très longue longévité, due à sa symbiose avec l'élu. Plus elle est parfaite, plus le règne est long. Siniak se trouvait dans la moyenne habituelle ; un souverain du feu a régné trois cents ans !
Un silence accueillit ces paroles. Magira reprit de sa voix faible :
- La couronne fait partie de l'élu. Une fois qu'elle a choisi, elle ne se détache plus de sa tête ; seul l'élu lui-même peut l'enlever, les autres sont brûlés.
- Que se passe-t-il si quelqu'un déclare la guerre au souverain du feu ? demanda Bay.
- Comme je le disais tout à l'heure, les souverains sont toujours justes et donc rarement contestés. Toutefois, si le cas se présente, la couronne soutient son maître. Si celui-ci est tué, il se peut que la couronne choisisse immédiatement le vainqueur, sans lui imposer l'épreuve préliminaire, mais c'est tellement rare que cela ne s'est jamais présenté.
- Pourquoi cela ?
Magira tourna vers Bay son regard vide et ses yeux semblaient contenir un reproche.
- Car le vainqueur est un homme assoiffé de pouvoir et que cela déplaît profondément à Sige, l'esprit du feu. La couronne donne force, longévité et pouvoir à son possesseur, mais en échange, le souverain du feu a certains devoirs à remplir : il doit assistance aux personnes en danger qui font appel à lui et les troupes du feu étaient souvent chargées de missions de ce genre. Le souverain respecte la parole qu'il a donnée et soutient ses alliés quoi qu'il arrive.
Magira se tut de nouveau, comme pour donner tout leur poids à ses paroles.
- Etre souverain du feu n'est pas une tâche facile, continua-t-elle. Il faut une grandeur d'âme rare, un coeur et des mains purs.
Seuls Azraël et Ranival notèrent le léger tressaillement de Méline à ces paroles. Le guerrier blanc de Sorcerak posa sa main sur celle de la jeune fille pour la réconforter. Son regard ambre, intelligent, avait une lueur de compassion quand il croisa le pauvre regard apeuré de Méline ; il connaissait la raison pour laquelle ces mots l'avaient effrayée. Azraël, lui, ne le savait pas, mais il mit soigneusement cet incident de côté, pour pouvoir le compléter plus tard, quand la vie de Méline et la jeune fille elle-même ne seraient plus pour lui qu'un puzzle défait où il suffirait de mettre les pièces au bon emplacement pour que tout s'agence correctement et que la personnalité de Méline se raconte d'elle-même
Méline sursauta de nouveau quand Magira s'adressa à elle :
- Méline, tu n'es encore que l'élue. Pour être souveraine du feu, il te reste encore une épreuve.
Ranival bondit.
- Elle ne la passera pas seule ! s'exclama-t-il, farouche. Je veillerai sur elle.
Les yeux morts de Magira détectèrent aussitôt la vraie nature de Ranival et elle sourit.
- Point, fougueux guerrier blanc de Sorcerak. Méline, tu peux à tout moment refuser d'être souveraine. Mais quand tu auras accepté, il ne sera plus temps de dire non. Une fois accomplie, la symbiose ne disparaîtra qu'à ta mort. Mais si tu veux persister dans cette voie, laisse la couronne ici et suis-moi. Maintenant.
Obéissante, la jeune magicienne posa la couronne ardente sur la chaise qu'elle quittait et suivit Magira. Celle-ci se retourna sur le seuil.
- Au fait, fougueux ami, tu trouveras des frères en la personne des guerriers blancs de Chyraz.
Les cinq guerriers, qui naguère étaient des statues, acquiescèrent de la tête : Sorcerak avait le phénix pour animal fétiche et ses guerriers blancs avaient donc la possibilité d'être phénix ou hommes ; Chyraz, dieu de la création, était aussi celui des arts et la sculpture entrait dans son domaine. Ses guerriers blancs étaient quasiment invincibles et immortels, puisqu'ils reprenaient régulièrement leur forme de statue pour puiser leur force de la pierre.
Une fois Magira partie, tous les yeux se tournèrent vers la couronne. Ceux de Bay luisaient de convoitise. Kalysha, comme un papillon attiré par une flamme, tendit la main vers la couronne et la frôla du bout des doigts. Les flammes d'or parurent se rétracter à son approche et la topaze eut un éclair de mise en garde. Dès que ses doigts entrèrent en contact avec le métal, Kalysha les retira vivement : l'extrémité en était gravement brûlée. Les sourcils froncés, Bay la ramena vers lui. Azraël constata avec surprise que ce geste était totalement dénué de brutalité. Le colosse semblait beaucoup aimer sa femme ; son regard pour la couronne changea d'expression et se fit nettement plus hostile : Kalysha avait été punie de son émerveillement enfantin pour ce joyau quasi mythique, alors qu'elle n'avait aucune mauvaise intention. Il serrait et desserrait convulsivement ses poings.
Haiah lui chuchota quelques mots à l'oreille et Bay sembla se calmer. Azraël nota l'entente entre les plus brutaux des trois frères. Mériel paraissait décalé dans sa famille. S'il était aussi grand que ses frères, et sans doute aussi fort, il possédait une certaine minceur qui lui donnait une allure féline. Son visage, beaucoup plus mince, avait une physionomie plus ouverte et son tranquille regard sombre, aux ombres mystérieuses, recelaient bien plus d'intelligence que ne voulait lui en accorder Bay. Azraël devinait que cette différence était une des raisons de la coalition de Bay et Haiah contre lui et sans doute aussi, de son mutisme forcé. Par contre, Kalysha devait être assez souvent son alliée, car elle échangeait de temps en temps des regards de connivence avec son beau-frère. Intérieurement, le jeune homme eut un sourire satisfait et se désintéressa totalement de la famille Lanhar.
Magira s'arrêta devant une petite porte noire arrondie. Le mur, noir également, brillait d'une étrange lumière bleutée.
- Voici la salle des ténèbres, Méline. Va et affronte tes peurs. Je reviendrai te rechercher quand l'épreuve sera finie. Nous saurons alors si tu as vaincu.
La magicienne elfe prononça un mot dans une langue que Méline ne connaissait pas :
- Relegan !
Il s'agissait de l'edmilia, le dialecte elfique le plus ancien, qui tombait peu à peu en désuétude ; seuls les prêtres et magiciens elfes l'utilisaient encore.
La porte tourna sur ses gonds en émettant un son grave et lugubre. Méline frissonna, mais entra quand même. La porte se referma et elle se retrouva seule dans les ténèbres un peu bleutées. Elle tendit la main pour toucher un mur, qu'elle sentit vibrer sous ses doigts. Il parut soudain que les ténèbres se faisaient moins obscures. Des doigts décharnés agrippèrent brusquement son poignet et elle se retint de hurler. Un chant monta alors des ombres :
- Amour, tu frissonnes
Et les ténèbres t'étreignent.
Amour, tes soupir résonnent
Et tes pleurs en saignent.
Nos doigts autour de ton poignet mourant
Sont les liens t'enchaînant aux ténèbres
Où ton coeur blême, aussi tendre que le sang,
Aussi doux que la mort, bat les funèbres.
Tes yeux appellent, amour,
Le feu dévore ton âme.
Ton coeur s'affole, amour,
Quand les guerriers blancs surgissent de la flamme.
Amour, quel cri retentit derrière tes lèvres closes
Aussi frémissantes que la tristesse
Quand dans le silence, t'entoure le feu de symbiose,
Phosphorescence de ton souffle en détresse ?
Les ténèbres s'illuminaient de plus en plus d'éclairs rouges et Méline s'aperçut avec terreur que les chanteurs étaient des squelettes, vêtus d'armures en parfait état et de tuniques tombant jusqu'au sol. L'un d'eux portait une couronne, tandis que les autres arboraient un casque. Méline voulu reculer, mais les doigts décharnés du squelette couronné cerclaient toujours son poignet, répandant un froid dans ses os et l'empêchant de bouger.
La magicienne se sentait paniquer ; elle pensa un instant à utiliser sa magie, mais elle rejeta cette pensée aussitôt, sûre que ce n'était pas la bonne solution. Fermant les yeux, elle se força à faire abstraction de ce qui l'entourait, à oublier les gemmes rouges fixées dans les orbites des squelettes. Elle revit soudain le visage de Zarth, puis celui d'Alyosh. Elle se souvint qu'elle avait accueilli sans peur un drow et qu'elle avait affronté un succube. Ses muscles se dénouèrent et son cerveau redevint lucide. Elle ouvrit les yeux et, sans peur désormais, elle plongea son regard dans celui du squelette couronné.
- Je m'appelle Méline Anaya, dit-elle d'une voix claire.
- Nous sommes les squelettes des ténèbres, répondit son interlocuteur avec une gravité étonnante.
Il desserra l'emprise de ses doigts ; Méline ne bougea pas.
- Nous sommes les squelettes de la vérité, reprit-il. Nous connaissons ton histoire, élue.
La jeune magicienne pâlit et les squelettes l'entourèrent...
Dans la petite salle où Magira avait rejoint les aventuriers, les conversations languissaient. Ranival était sur le qui-vive et sursautait au moindre bruit. Estar, un bout de bois entre les dents, polissait tranquillement son arc avec une pierre bleue, connue seulement des elfes, et qui contribuait à donner à l'arc cette couleur noire nervurée de bleu, garantie d'une bonne arme elfique. A côté de lui, tout aussi calme, Urian entremêlait des mailles d'acier selon un curieux motif, qui était sa marque propre. Chez les elfes, chaque fabricant de cottes de mailles avait son motif, que les experts identifiaient sans aucune peine. Toutes les marques étaient recensées dans un grand livre jalousement gardé par le patriarche de toutes les tribus, le vieux Venzor. Azraël examinait soigneusement ses flèches, surveillant particulièrement l'empennage pour qu'elles soient bien équilibrées. Quant à la famille Lanhar, elle restait silencieuse ; Kalysha jouait machinalement avec un cordon de cuir qui lui ceignait la cuisse. Haiah balançait son marteau d'un mouvement régulier, l'air prêt à se jeter dans une bataille. Bay couvait son aîné d'un regard particulièrement féroce, n'ayant pas oublié qu'il avait outrepassé ses droits dans la grotte des hobgobelins. Mériel sentait peser sur lui ce regard lourd de conséquences et se tenait penché en avant, les coudes sur les genoux, tête baissée, s'absorbant dans la contemplation de ses bottes et paraissant fort ennuyé de la formation d'un trou au niveau d'un orteil du pied gauche. Les guerriers blancs de Chyraz s'étaient réunis autour de Magira, qui semblait la plus nerveuse de tous. Le regard d'un bleu délavé par la pluie du plus grand des guerriers restait fixé sur la couronne qui trônait sur le siège abandonné de Méline comme si cela avait été un coussin d'apparat en velours rouge brodé d'or.
- Où en sommes-nous, Santig-du ? chuchota la vielle magicienne elfe.
- Elle a eu le temps de mourir trois fois, répondit le grand guerrier de sa voix caverneuse.
Il ne manifesta pas la moindre émotion à ces paroles et resta parfaitement immobile, son regard vigilant veillant toujours jalousement sur la couronne.
- Elle a d'abord eu l'épreuve de la rencontre, reprit-il de sa voix précise. A-t-elle dominé sa peur ? Puis l'épreuve de vérité. Et enfin, l'épreuve de la compassion, devant les victimes précédentes.
Ranival se forçait à ne pas bouger, alors qu'il n'avait qu'une envie : courir, courir pour arracher Méline aux griffes de ses tortionnaires. Magira s'agita, se leva en hésitant, se rassit avec un soupir, puis se releva de nouveau, avec plus de détermination.
- Je vais la chercher, dit-elle.
Tous les regards la suivirent jusqu'à la porte, puis chacun retomba dans son apathie. Estar remarqua son cousin travaillait à une vitesse extraordinaire, ce qui n'arrivait que lorsqu'il était préoccupé. Mériel avait redressé la tête et écoutait attentivement.
Enfin, dans le silence oppressant, ils entendirent un pas glisser dans le couloir. Azraël dissimula un demi-sourire : il y avait en fait deux pas et l'un d'eux, léger, mais un peu trébuchant, ne pouvait appartenir qu'à Méline. Tous les yeux convergèrent vers la porte. Magira entra ; derrière elle venait Méline, le teint pâle et défait, ses grands yeux semblant dévorer son visage mince. Quand la magicienne se retrouva dans la même salle que la couronne ardente, un carillon se déclencha dans tout le palais, à la tonalité très claire. La couronne s'illumina et ressembla à un cercle de feu qui flambait sans brûler. Méline avait triomphé de la dernière épreuve. Chacun vint la féliciter et promit d'assister au couronnement avant de repartir sous d'autres horizons. Seul Ranival ne dit rien ; il resta à l'écart, silencieux, les yeux étincelants, avec sur Méline le même regard jaloux que Santig-du portait quelques instants plus tôt sur la couronne.
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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