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Le sanctuaire du feu
Ils se trouvaient dans un immense vestibule dallé de marbre bleuté veiné d'or. Azraël leva la tête vers la galerie qui le surplombait, admirant les magnifiques arcatures. La première porte qu'ils passèrent était en fait un simple arc elliptique à l'archivolte ornée de postes merveilleuses.
Ils parcoururent ainsi des dizaines de pièces, toutes aussi riches les unes que les autres, mais une seule chose les intéressait : la couronne. L'appel leur fouaillait impitoyablement les entrailles, les poussant à chercher sans jamais s'arrêter. Ils prenaient couloir sur couloir, sans même savoir où ils allaient et la douleur les aurait fait se jeter sur les murs pour prendre le chemin le plus direct si leur raison submergée n'y avait pas mis le holà.
Le plus maître de lui était Azraël. Il ne semblait même pas souffrir de l'appel. S'il l'avait pu, il se serait sans doute arrêté pour regarder les innombrables bas-reliefs de toute beauté qui jalonnaient les couloirs, mais il aurait dû abandonner les autres pour ce faire. Mériel aussi semblait assez détaché, alors que tous les autres étaient possédés par la fièvre de la couronne.
Méline essayait de lutter contre cette force qui l'envahissait toute et menaçait de prendre possession de son esprit. Azraël observait le groupe mené par Estar et Urian ; il jugea que Méline aurait été mieux placée à la tête. En effet, si les elfes étaient habituellement les meilleurs pisteurs et éclaireurs, ici, ils se trouvaient incapables de réfléchir, tant l'appel de la couronne les submergeait. Méline, au contraire, si sensible, percevait chaque variation de l'intensité de l'appel de la couronne ; il savait ce que c'était que d'être possédé par une force contre laquelle on ne pouvait pas lutter.
La couronne sembla comprendre que son appel impérieux égarait les aventuriers et elle laissa leur raison reprendre le dessus. Tous s'arrêtèrent, épuisés. Mériel et Azraël échangèrent un rapide coup d'oeil ; le jeune homme trouvait étrange que l'aîné des Lanhar n'ait pas succombé au pouvoir de la couronne. Pour lui, il n'y avait rien d'extraordinaire à cela : il avait suivi des entraînements rigoureux pour justement être toujours maître de lui.
Estar et Urian avaient repris leur souffle et examinaient le sol de marbre blanc veiné de rouge, vierge de toute indication. Silencieusement, Estar montra une direction à son cousin qui acquiesça. Aussitôt, les deux elfes repartirent d'un bon pas ; bon gré, mal gré, l'équipe fut obligée de les suivre. Azraël fermait la marche, admirant en son for intérieur le sens de l'orientation des deux cousins. Ceux-ci menaient le groupe à un train d'enfer et si l'équipe n'avait pas déjà été perdue, ils lui auraient donné l'impression d'être totalement égarée. Azraël remonta à la hauteur d'Urian qui, avec le langage des doigts, lui demanda s'il était d'accord avec le chemin qu'ils suivaient. Le jeune homme hocha affirmativement la tête, puis se retourna pour vérifier que tout le monde suivait bien. Kalysha avait une constitution solide et se maintenait à la hauteur de Bay, alors que Méline restait à la traîne. Ranival, en phénix, survolait le groupe en avant, un peu gêné par sa grande envergure, même si les couloirs étaient d'une largeur assez étonnante. Azraël ne fit ni une, ni deux : il souleva Méline de terre et la porta comme si elle avait été une plume. La jeune fille le regarda de ses grands yeux effarouchés, mais ne protesta pas. Il sembla à Azraël qu'un lien se tissait entre eux.
La marche se poursuivit, harassante. Ils finirent par échouer dans une pièce aux murs nus et quasiment vide.
- Un cul-de-sac ! fit Azraël, déçu, mais pas fâché de prendre un peu de repos malgré son endurance.
Estar et Urian, promus éclaireurs de l'expédition, examinèrent la pièce et sondèrent les murs. Ils allaient passer au sol quand Estar remarqua une rune dans le mur, apparemment sans signification. Il pressa la pierre ainsi marquée et un arc rampant apparut sur la muraille. La clef était décorée d'un mascaron représentant une femme aux cheveux de flammes.
- Bon, nous savons où est la porte, mais il nous manque l'ouverture, constata Urian sans perdre sa bonne humeur.
Estar, les sourcils froncés, étudiait l'arc rampant. Dans son coin, Mériel fit une réflexion à mi-voix que personne n'entendit, sauf Bay, qui se trouvait près de lui, et Azraël, dont l'ouïe était encore plus fine que celle des elfes. Le colosse fit un signe à Haiah et chacun d'eux posa son poing massif sur une imposte, de chaque côté de l'arc. Lentement, ils poussèrent, raidissant leurs muscles ; d'abord, il ne se passa rien, puis subitement, les impostes cédèrent, rentrant dans le mur qui disparut, découvrant une ouverture. Une bouffée d'air chaud leur arriva en plein visage. Ranival, toujours sous forme de phénix, prévint mentalement Méline :
- Fais attention ! Nous approchons.
Ils passèrent dans l'autre pièce. Une tapisserie surgie de nulle part retomba derrière le dernier d'entre eux et ils se retrouvèrent dans le noir le plus complet. Mériel, le plus proche de l'arc rampant, fut le seul à s'apercevoir que le mur était revenu. Toute retraite était coupée !
- Méline, pourriez-vous nous éclairer, je vous prie ? demanda Azraël, bien qu'aucunement gêné par les ténèbres.
- Je... je vais essayer.
Avant même qu'elle ait fini sa phrase, il y eut une explosion de lumière dont elle n'était aucunement responsable.
Des flammes couraient le long des murs, sur des corniches prévues à cet effet et, au fond de la pièce, le détail fantastique consistait en trois cobras d'or, têtes rapprochées, crachant du feu. Au milieu, les lueurs sanglantes jouant sur sa surface polie, la couronne ardente. Mais ils restaient éblouis par la stupéfiante beauté de la salle, rendue plus féerique encore par la lumière du feu. La voûte, bombée, donnait une impression d'immensité ; elle était en ivoire incrustée de fils d'argent, d'or et d'orichalque. Les murs étaient couverts de peintures et de sculptures retraçant la naissance de la cour flamboyante et son règne. Ils remarquèrent notamment les métopes en bas du mur, admirables par la finesse des détails et la ressemblance. Le sol était en marbre vert foncé veiné d'or, au poli d'un chatoiement extraordinaire.
Enfin, ils reportèrent leurs yeux sur la couronne. Celle-ci était constituée d'un assemblage de flammes d'or tel que l'on croyait les voir bouger avec la lumière. Seule particularité, l'énorme topaze scintillante au beau milieu.
- Magnifique, n'est-ce pas ? parvint à articuler Estar.
- Je partage entièrement votre avis, fit une voix chantante derrière eux.
Les aventuriers se retournèrent pour se trouver face à une très belle jeune femme ; le fin visage ciselé était encadré de boucles dorées qui semblaient se tordre comme des flammes ; les yeux ambre avaient un éclat mutin qui la rendait encore plus séduisante. Elle était vêtue d'une longue robe dorée très fluide.
- Bienvenue, aventuriers ! Je suis Lyosha, la gardienne de la couronne.
Tous étaient sous son charme, sauf Méline et Kalysha qui se méfiaient de cette femme trop jolie et trop gentille, et Mériel. Celui-ci, qui avait été le dernier à pénétrer dans la pièce, était appuyé contre le mur, l'air rêveur. Même Ranival semblait fasciné par l'inconnue et il se transforma en humain. Les yeux de Méline eurent un éclair sombre quand elle vit son familier rejoindre la gardienne de la couronne. Plus elle observait cette femme, plus sa méfiance grandissait. Elle regarda Kalysha qui acquiesça silencieusement : elle aussi n'était pas tranquille.
Azraël, dès le début, avait senti le charme de l'inconnue agir sur lui, mais il ne lui avait fallu qu'un bref éclair de concentration pour le rejeter. Il jeta un coup d'oeil sur les autres : tous les hommes étaient attirés, sauf Mériel. Ce dernier devait posséder une protection naturelle contre la domination mentale. Azraël savait qu'il aurait pu aller rejoindre Méline et Kalysha, mais il n'avait pas envie de trop dévoiler son jeu. Les autres en savaient déjà trop sur lui. Alors il fit semblant d'être charmé et goûta le plaisir de cette domination impérieuse dont il pouvait pourtant se défaire à tout moment.
La femme attirait toujours le reste de l'équipe, mais s'éloignait de la couronne pour se rapprocher d'un coin plus sombre où le mur n'était pas décoré, mais seulement tendu d'un tissu noir.
- Ranival ! transmit Méline. Tiens-toi sur tes gardes.
- Je ne sens rien, Méline, répondit le jeune homme. Es-tu sûre que le danger vient d'elle ?
Une main amicale se posa sur l'épaule de Méline. Tournant la tête, elle croisa le regard tranquille de Mériel.
- Au-dessus du mascaron, murmura-t-il sans presque bouger les lèvres, il y avait une inscription à demi effacée. C'était Aly...
Méline sourit au jeune homme. Elle se souvint du mascaron : une jeune femme aux cheveux de flammes et cette inscription... Soudain, le déclic se fit dans sa tête.
Kalysha, épée à la main, menaçait l'inconnue, mais Bay, hargneux, lui ordonnait d'arrêter ; il était complètement sous le charme de Lyosha, qui allait mettre le pied dans un cercle d'ombre au sol. Méline tendit le bras vers elle et hurla :
- Alyosh, créature des abysses, montre ta vraie forme !
Les cheveux de la gardienne se dressèrent brusquement sur sa tête, dansant comme un feu. Sa peau devint aussi noire que l'ébène, tandis que ses ongles se transformaient en d'impressionnantes griffes.
- Bien joué, humaine ! grinça Alyosh, puisque tel était son vrai nom. Que vas-tu faire maintenant ? Ils sont toujours en mon pouvoir, tu sais, et je peux facilement les retourner contre toi !
- Je vais te renvoyer dans ton plan d'origine, succube ! rétorqua Méline.
- Franchement, je ne te le conseille pas. Même si tu m'as forcée à révéler ma nature, je suis vraiment la gardienne du feu.
- Je ne te crois pas. Si cela était vrai, tu ne chercherais pas à te réfugier dans ce coin d'ombre. Je dirais plutôt que tu es la dernière épreuve pour avoir la couronne. Ceux qui te croient disparaissent et les autres triomphent.
- Tu es intelligente, humaine. Que me proposes-tu ?
Du coin de l'oeil, Méline fit Kalysha faire un pas vers elle ; la jeune femme à la lourde chevelure blonde semblait un peu perdue sans Bay à ses côtés. Méline réfléchit un instant, son regard fixé sur Ranival et Azraël. Ce dernier, même si les autres ne le voyaient pas, avait tous les muscles tendus et était prêt à rejeter Ranival et les elfes hors de la zone d'attraction du succube si Méline devait concéder trop de choses.
Mériel vint derrière elle et mit ses mains sur ses épaules.
- Fais ce que tu crois être juste, dit-il à voix basse.
La jeune magicienne hocha la tête et avala sa salive.
- Je te propose un marché, répondit-elle enfin. Tu libères mes compagnons et je te laisse libre.
Le succube considéra l'offre ; si l'humaine la renvoyait dans son plan d'origine, comme elle pouvait très bien le faire puisqu'elle connaissait son vrai nom, elle devrait attendre qu'un sorcier la conjure pour revenir dans ce monde. La vie dans le sanctuaire du feu n'était pas désagréable du tout et elle avait les nombreux pillards à sa disposition pour rassasier sa soif d'âmes.
- Très bien. J'accepte.
- D'accord. Je sais que les démons n'aiment pas que trop de gens sachent leur nom ; aussi vais-je m'attacher à trouver un sortilège permettant d'effacer ton nom de la mémoire de mes compagnons. Moi seule le saurai ; si jamais j'apprends que tu es sortie du périmètre du sanctuaire, je m'en servirai pour te renvoyer. Je te laisse à la garde du trésor flamboyant.
Alyosh n'en crut pas ses oreilles : on ne lui avait jamais fait une telle proposition ! Comme malgré elle, elle mit un genou en terre et courba la tête.
- Humaine, pour ta clémence, je t'offre la possibilité de faire appel à moi ; qu'importe ce que tu m'ordonneras, je le ferai. Mais attention ! Je ne t'obéirai qu'une seule fois, même si tu connais mon nom ! Uses-en bien ! Approche ; ce joyau te permettra de me joindre, où que tu sois sur Yslaire.
Méline plongea son regard candide dans les larges prunelles ambre du succube ; confiante, elle s'approcha. Alyosh lui passa autour du cou une fine chaîne d'or supportant un rubis étincelant.
- Adieu, humaine ! N'oublie pas ta promesse :
Un voile brouilla la vue de Méline et tout devint flou, le temps qu'il fallut à Alyosh pour disparaître. Le reste de l'équipe fut aussitôt libéré de son emprise, mais aucun n'avait vu le vrai visage d'Alyosh.
Ils s'approchèrent de la couronne. La flamme des trois cobras d'or qui paraissaient veiller sur elle devint soudain verticale et, dans le feu, une silhouette féminine apparut. Il s'agissait d'une jeune femme au mince visage triangulaire, aux longs cheveux bouclés d'un roux cuivré tombant en cascade sur son épaule droite. Elle portait une robe d'un rouge sombre violacé et ses épaules étaient couvertes d'une cape de satin violet. Ses immenses yeux bruns parurent subitement remplir la pièce.
- Je suis Sige, l'esprit de la couronne de feu. Mon précédent maître est mort, mais cela ne donne pas le droit aux premiers venus de me déranger. Audacieux, mon élu se trouve-t-il parmi vous ?
Une force supérieure les força tous à se mettre à genoux, y compris Ranival. Une flammèche jaillit et vint se poser sur la tête d'Azraël. Elle fit ainsi le tour des aventuriers et vint finalement se fixer sur Méline.
- Elue, entre en symbiose avec le feu ! reprit la voix désincarnée.
La flammèche illumina la chevelure d'or rouge, puis se fondit dans les mèches. Méline, les yeux fermés, paraissait s'être pétrifiée. La flamme des cobras s'éteignit et la couronne vint se poser d'elle-même sur la tête de la jeune magicienne.
- Elue, je te confère les pouvoirs du feu ! Sois notre nouveau souverain !
Quand l'enchanteresse se releva, très pâle, un carillon au son pur et clair résonna dans tout le sanctuaire. Le pan de mur situé derrière les cobras pivota pour laisser entrevoir une pièce éclairée par des flambeaux d'or fixés au mur. Dans cette nouvelle salle, il n'y avait que cinq statues de guerriers en marbre blanc. Sous les yeux des aventuriers, la pierre devint de plus en plus grise, comme si elle n'était plus que de la poudre blanche jetée sur un corps vivant. Et brusquement, la plus grande des statues descendit de son piédestal et vint s'agenouiller devant Méline.
- Souveraine du feu, je viens te prêter hommage, dit-il.
Il avait une voix étrangement caverneuse. Quand il se releva, la jeune magicienne put voir que son teint était très pâle ; ses cheveux étaient d'une curieuse teinte, d'un blond presque blanc, et ses yeux brillaient d'un éclat bleu délavé. Ses vêtements, son armure, son épée et son bouclier étaient d'un blanc éblouissant. Tour à tour, les quatre autres guerriers vinrent prêter hommage à Méline et ils ressemblaient au premier d'entre eux. La jeune fille se sentit soudain envahie d'une grande faiblesse et elle chancela, puis s'effondra. Ranival poussa un cri d'animal blessé et se hâta de la relever. Le premier guerrier reprit la parole :
- Les pouvoirs du feu sont en train d'envahir son corps. Il n'y a rien à faire. Allons plutôt à la cour flamboyante.
Les autres le regardèrent avec étonnement, mais n'eurent pas le temps de dire quelque chose, car un tourbillon surgi de nulle part s'empara d'eux...
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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