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Hobgobelins et géant
Et puis, sans prévenir, les panthères se fondirent dans la nature. Seule la grande panthère resta, immobile sur un grand rocher, et regarda les aventuriers s'éloigner. Au détour du chemin, la forêt disparut. On apercevait au fond la ligne découpée et sinistre des Montagnes de la Mauvaise Mort, aux flancs couverts d'une végétation sombre.
Mais devant eux se dressait un monument fantastique, la base perdue dans la dépression rocheuse qui s'ouvrait sous leurs pieds. Le fond de cette dépression était presque entièrement constitué d'eau, qui provenait d'une chute située à droite de l'édifice, et qui empruntait une gorge creusée sous la roche pour disparaître.
Le monument en lui-même était de pierre, dans une teinte qui rappelait un peu celle du sable, s'élevant en plusieurs tours et dômes. Bien que la dépression ne soit pas de la même roche que celle de l'édifice, les deux paraissaient étroitement imbriqués l'un dans l'autre et, parfois, par un caprice optique d'Arkis, le soleil blanc, ils semblaient se fondre l'un dans l'autre pour ne plus faire qu'un, mêlant harmonieusement la couleur sable à la teinte d'un gris rougeâtre du sol.
Ce monument, perdu au beau milieu de la forêt qui s'étendait autour d'eux, donnait l'impression d'être un palais bâti pour servir d'asile, avec ses balustrades de pierre sculptée, ses lueurs sanglantes sur les montants des fenêtres, comme le reflet de rideaux rouges, la fragilité de ses minces colonnes s'élançant audacieusement vers le ciel et la ligne massive et rassurante de sa silhouette générale, solidement ancrée dans le sol.
Azraël repéra un étroit chemin tortueux, creusé à même la roche de la dépression. D'une pression du genou, il y dirigea Furnerius qui ne s'y engagea qu'à contrecoeur. Les pierres roulaient sous les sabots des chevaux et le vide à leur gauche n'était pas fait pour rassurer. Seul le bruit de la chute d'eau rompait le silence. Azraël restait préoccupé : le chemin les menait justement droit sur la cascade.
Une main se posa sur sa jambe. Il tourna la tête et croisa le regard doré de Ranival.
- Il y a un passage derrière la chute, dit le jeune homme, comme pour répondre à son inquiétude.
Azraël devina les mots plus qu'il ne les entendit, car le grondement de l'eau couvrait la voix et il aurait fallu hurler pour se comprendre. Après un bref sourire, Ranival retourna auprès de Méline, dont la monture était loin d'avoir le pied aussi sûr que Furnerius.
Le passage derrière la cascade était en fait une véritable plate-forme qui semblait s'étendre assez loin dans la roche.
- Le repère idéal, remarqua Azraël à voix haute, contemplant songeusement le rideau de la chute.
- On est bien d'accord, gronda une voix effrayante dans son dos.
Azraël se retourna vivement ; les quelques rayons d'Arkis qui pénétraient jusqu'à cette grotte étaient suffisants pour lui permettre de s'apercevoir qu'il faisait face à une dizaine de hobgobelins mâles, aisément reconnaissables à leur peau d'une teinte rouge plutôt foncée et à leurs yeux et dents jaunes. Ils portaient tous des vêtements d'un rouge sang marqué, alternant avec le noir du cuir de leurs armures.
A ce moment-là, Azraël se maudit de ne pas avoir mis au point une stratégie de combat. Celui qui paraissait être le chef s'avança, l'air menaçant. La masse d'armes qu'il tenait dans la main droite n'était pas pour inspirer confiance. Azraël sentit que les membres de son équipe se regroupaient derrière lui. Bay et Haiah vinrent à ses côtés, tandis que Kalysha et Estar d'une part, Mériel et Urian d'autre part, prenaient les ailes. Ranival restait seul au milieu, fermement planté devant Méline, l'épée dégainée.
Un hobgobelin sembla aboyer quelques mots. Estar eut un sourire crispé.
- En traduction, lança-t-il, cela donne : "Il y a des crapules d'elfes à étriper !".
Il avait à peine fini sa phrase que les hobgobelins se jetèrent sur eux. Les sept premiers furent arrêtés par la petite équipe et Ranival dut faire face aux cinq restants. Son ouïe très fine entendit Méline prononcer un sort, puis ce fut soudain le silence. D'un coup d'épée, Ranival se débarrassa du hobgobelin qui lui obstruait la vue et faillit se figer en voyant Méline être frappée à la tempe et s'affaisser doucement au sol.
Son hurlement de rage couvrit jusqu'au grondement de l'eau et dut s'entendre de la cour flamboyante. Les aventuriers se retournèrent tous d'un bloc pour voir Ranival se transformer en un magnifique phénix au plumage pourpre et or. L'oiseau fabuleux fondit sur l'audacieux hobgobelin qui contemplait sa victime en bavant de convoitise. Le bec puissant transperça la poitrine du monstrueux humanoïde. Une frénésie meurtrière sembla s'emparer des membres de l'expédition et les hobgobelins eurent fort à faire.
Leur effectif avait déjà diminué de moitié et Azraël, animé d'une farouche détermination, paraissait peu disposé à laisser de survivants derrière lui. Le cimeterre flamboyant dans sa main fendait les airs à une vitesse stupéfiante et son adversaire réussissait pour l'instant à le contenir, mais l'éclat inhabituel dans les yeux sombres du jeune homme ne laissait rien présager de bon. D'un mouvement très vif, il décapita proprement le hobgobelin et la tranchant bien aiguisé de son arme traversa aisément le cuir qui protégeait le cou.
Non loin de là, Mériel prenait sa hache à deux mains, énervé par cet adversaire qui avait osé faire du mal à Méline, et l'abattit de toutes ses forces sur la tête du hobgobelin qui lui faisait face ; celui-ci s'écroula, mort sur le coup. Près de lui, Bay et Haiah, avec leurs armes respectives, agissaient de même. Il ne restait plus que deux hobgobelins, dont l'un était monopolisé par Kalysha et Urian. Le deuxième, qui n'était autre que le chef, affrontait Ranival. Le gigantesque oiseau fondit sur son adversaire, serres en avant. Le hobgobelin crut qu'il voulait l'aveugler ou le tuer directement et il interposa sa masse d'armes. Ranival parut ne pas sentir les pointes s'enfoncer dans sa patte et attrapa le chef entre ses serres. Il s'éleva aussitôt dans les airs et traversa le rideau que constituait la chute.
Azraël et les autres se précipitèrent sur le chemin de pierre pour voir ce qu'il allait faire. Ranival n'était déjà plus qu'un point dans le ciel et il continuait à prendre de l'altitude. Les autres virent un autre point se séparer du premier et tomber en chute libre. Le phénix, ignorant le cri de sa victime, revenait déjà vers les chutes et se posa à côté de Méline. Azraël voulut s'approcher pour voir ce qu'elle avait, mais quand le puissant bec recourbé se pointa vers lui, il préféra ne pas insister. Haiah grogna.
- Il doit bien y avoir un moyen de l'approcher !
- Pas la force en tout cas. Ranival serait capable de l'emporter entre ses serres pour que nous ne la touchions pas. L'eau ne lui fait aucun effet.
- Les plumes d'un phénix sont insubmersibles, dit Mériel.
Bay foudroya son aîné du regard : comment osait-il parler sans lui en avoir demandé la permission ? Mériel soutint son regard sans faiblir et Bay se promit de le corriger d'importance le soir même.
Un cri strident déchira l'air : Urian avait essayé de rejoindre Méline par derrière, mais Ranival l'avait repéré malgré tout. Quand un phénix veillait, personne ne pouvait approcher sans être aussitôt repéré. La situation s'éternisait ; tant que Méline resterait inconsciente, ils seraient bloqués dans la grotte.
- Ranival, murmura Méline.
Seul le phénix l'entendit et il lui répondit par télépathie.
- Tout va bien, je veille sur toi.
- Et les autres ?
- Ils attendent, à l'écart.
Méline étouffa un rire. Ranival reprit forme humaine et souleva la jeune fille dans ses bras.
- Ranival ! protesta Méline. Je peux marcher !
- N'as-tu donc jamais pensé que je pouvais aimer te tenir dans mes bras ? rétorqua malicieusement Ranival.
Méline rougit sans répondre. Son compagnon la déposa par terre et elle s'avança vers les autres.
- Vous... vous savez maintenant qui est le véritable Ranival, dit-elle en forçant la voix pour dominer le bruit de la chute. Les guerriers blancs de Sorcerak sont tous des phénix à qui leur dieu a accordé le pouvoir de se transformer en humains. Vous comprenez pourquoi cette unité de guerriers ne vous était pas connue.
Azraël sourit ; il aurait dû comprendre dès le début. Il savait que l'animal familier de Méline était un phénix ; les deux cousins le lui avaient dit. Il donna le signal du départ et le reste de la descente se fit sans incident.
La façade de l'édifice était impressionnante. Le vaste portail à la lourde porte de bronze sculpté était surmonté d'une rosace tout aussi grandiose. Le portail était flanqué de galeries soutenues par une alternance de colonnes torses et de colonnes annelées, aux chapiteaux décorés tantôt de feuilles d'acanthes, tantôt de dragons fabuleux semblant porter les plafonds sur leur dos.
L'appel de la couronne ardente se faisait de plus en plus impérieux, déchirant la poitrine d'Azraël par son intensité. Le jeune homme s'avança ; il paraissait ridiculement petit devant le gigantesque portail. Se hissant sur la pointe des pieds, il parvint à atteindre l'anneau massif situé au centre du portail, mais ne put pas le soulever de beaucoup.
Quand ses muscles protestèrent de cet étirement forcé, il relâcha son effort et l'anneau retomba, heurtant le portail avec un bruit formidable. Il se tourna vers les autres avec un air découragé, mais Estar lui faisant des signes, il se dit qu'il devait avoir quelque chose dans son dos. Avant même qu'il pivote sur ses talons, une voix le glaça :
- Tu n'as pas tout à fait compris le mécanisme de cette porte, aventurier !
Azraël se retourna d'un bloc ; il savait déjà qu'il allait voir un géant, dont il avait reconnu la langue. Mais il se figea lorsqu'il s'aperçut qu'il s'agissait d'un géant de feu, qui faisait partie des plus durs à vaincre. Prudemment, il recula d'un pas ; du coin de l'oeil, il constata que Bay et Haiah se gardaient bien de le critiquer. Le géant eut un rictus qui laissa voir ses énormes dents jaunes.
- Je t'explique le système, petit homme : entre la porte et l'anneau, c'est ta tête que je mets.
- Charmant, grimaça Azraël.
Il avait reculé à la hauteur de Bay et Kalysha. Un peu à l'écart, il vit Ranival et Méline. Le guerrier avait son épée à la main et surveillait les alentours avec une vigilance accrue. La jeune magicienne, quant à elle, feuilletait son livre de sorts ; elle relut celui qui l'intéressait, le répéta en elle-même, puis referma le livre. Elle sourit à Ranival, rejeta en arrière une mèche d'or rouge, effleurant au passage l'étoile de cuivre rouge qui ornait son oreille gauche, et s'avança d'un air décidé vers le géant, qui la contempla d'un oeil intéressé. Elle murmura quelques mots, puis prononça à voix haute :
- Larms va !
Le géant du feu secoua la tête : il essaya de résister au sort, mais n'ayant aucune protection contre la magie, il serait tôt ou tard obligé de céder.
Méline en profita sans attendre.
- Enlève ton casque ! intima-t-elle en pensée, formulant son ordre dans la langue des géants pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté d'interprétation.
Après une courte hésitation, le géant obéit, déposant son casque de métal au sol. Mais en même temps, il prit Méline dans sa main et la souleva du sol. Ranival était déjà transformé en phénix et prêt à fondre sur l'impudent qui avait osé porter la main sur Méline. La jeune magicienne calma son familier d'un ordre mental.
S'armant de courage, elle affronta le géant de feu, à l'aspect extérieur assez effrayant : peau aussi noire que le charbon, cheveux et barbe d'un rouge flamboyant, mâchoires proéminentes et, pour couronner le tout, elle se trouvait à quelque cinq mètres du sol.
- Que me veux-tu, maîtresse ? interrogea le géant.
Le reste de l'équipe comprit alors la nature du sort : Méline lui commandait tout ! Volontaire ou non, le géant était obligé d'obéir.
- Ouvre-nous la porte ! exigea-t-elle.
- C'est impossible, maîtresse, répondit-il. Je ne connais pas le code.
- Comme Siniak V a-t-il fait pour accéder à la couronne ?
- Je l'ignore, maîtresse. C'était il y a un siècle et je n'étais pas né.
Méline ragea intérieurement. Le géant était sincère ; il avait l'air désolé de ne pouvoir l'aider.
La jeune magicienne s'installa confortablement dans la paume du géant, tout en connaissant les risques qu'elle courait : le sort pouvait prendre fin à tout instant, la laissant à la merci d'un géant du feu.
- Très bien. Mais ton prédécesseur a bien dû t'expliquer quelques petites choses. Et puis, dis-moi ton nom !
- Donur, maîtresse. Il y a une certaine mélodie jouer avec l'anneau.
- Nous pouvons à peine l'atteindre ! objecta Méline.
- Il y a deux solutions : soit les aventuriers en tuent le gardien et s'en servent comme marchepied, soit ils en font leur allié.
En bas, les membres de l'expédition entendaient parfaitement bien les réponses du géant et ils s'interrogèrent : quelle mélodie pouvait-on bien jouer avec l'anneau ?
Méline sentait le sort s'affaiblir et elle en alerta Ranival, tout en se préparant mentalement à en jeter un autre, presque similaire, mais un peu moins puissant. Ce fut Kalysha qui trouva une solution.
- L'hymne du feu ! s'exclama-t-elle.
- Bravo, Kalysha ! fit Azraël. Méline, demandez à Donur de me prendre.
- Je ne suis pas très sûre...
- Le temps joue en notre défaveur ! l'interrompit-il.
Donur se pencha et souleva Azraël. Méline, à d'infimes détails, savait que le sort allait incessamment se rompre. Elle voulut encore en prévenir Azraël, mais celui-ci indiquait déjà au géant comment manier l'anneau. Les premières notes retentirent comme un grondement de tonnerre qu'amplifiait encore le bronze.
Ranival tournoyait au-dessus d'eux, prêt à intervenir. Méline, oubliant sa propre sécurité, surveillait le géant. Quand un éclair s'alluma dans les yeux de Donur, elle hurla :
- Attention, Azraël ! !
La dernière note résonna triomphalement et le portail tourna lentement sur ses gonds, tandis que Méline jetait hâtivement son sort et sentait qu'il échouait. Ils étaient à la merci du géant.
Ranival plongea, attrapant Méline et Azraël, les éloignant de la colère du géant. Quand Donur vit que le portail était ouvert, il poussa un rugissement terrible. Ranival revint vers lui à tire-d'aile, car il menaçait de charger les autres. Méline tendit la main droite en avant et cria :
- Silik !
Donur chancela ; alertés, les autres s'écartèrent précipitamment. Le géant s'effondra lourdement au sol, où il se mit aussitôt à ronfler bruyamment. Ranival déposa Méline et Azraël à terre, puis repartit dans les airs. Tous se ruèrent à l'intérieur de l'édifice, car le portail commençait déjà à se refermer.
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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