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Le domaine des panthères
La surprise d'Azraël fut extrême quand, en traversant une clairière, ils rencontrèrent Méline et Haiah semblant les attendre tranquillement ; sauf que Haiah n'était pas conscient. Kalysha s'approcha.
- Qu'as-tu fait à Haiah ?
- Rien du tout, protesta Méline.
- Qui l'a assommé ?
- Zarth, répondit la jeune magicienne, une lueur impertinente dans les yeux.
- Ne plaisante pas !
- Je suis sérieuse. Zarth et Haiah se sont affrontés et le drow a gagné.
- Haiah voulait te protéger !
- C'est exactement ce que faisait Zarth, trancha Méline en se retournant.
Azraël essayait vainement de cacher son hilarité. Méline vint chevaucher à côté de lui, tandis que Mériel s'occupait de son frère.
- Où est Zarth ? demanda le jeune homme.
- Il est reparti, après une éblouissante démonstration.
- Pauvre Haiah ! Il devrait arrêter de s'obstiner.
Il y eut un silence, puis Méline reprit :
- J'ai interrogé les limbes du savoir, cette nuit. Il n'existe pas d'archer appelé Azraël.
- Qui avez-vous trouvé, portant ce nom ?
- Beaucoup de gens, très différents. Un prince, des chevaliers, un assassin... un Fils des Ténèbres, précisa-t-elle.
- Vous le saviez donc ! Pourquoi n'avoir rien dit quand j'ai accusé Zarth ?
- Qu'aurais-je dû dire ? Que vous étiez pire que lui ? Je ne suis pas Lunedor, la déesse de la justice ! Seul le pur peut accabler le premier.
- Très bien. Je suis effectivement cet Azraël, mais je suis également l'archer à la flèche enflammée.
- L'un des plus prestigieux aventuriers, dit Méline à voix basse.
- Je serais l'un des hommes les plus recherchés si on connaissait mon prénom, répondit tranquillement Azraël. On change rarement d'identité pour le plaisir. Et vous ? ajouta-t-il en se tournant vers la jeune magicienne. Votre nom est-il réellement Méline Anaya ?
Le regard clair et limpide de l'enchanteresse accrocha les yeux sombres et tranquilles d'Azraël.
- Oui, répondit-elle en redressant fièrement la tête.
Sur sa gorge blanche, pulsaient les trois marques, dont le rouge devenait de plus en plus intense, pour atteindre la teinte parfaite d'un rubis étincelant, pure lumière empourprée. Les trois marques ressemblaient maintenant à trois fils de pierre précieuse. Soudain, Méline porta la main à sa gorge et eut un cri étranglé. Furnerius s'arrêta aussitôt et Azraël attrapa la jeune magicienne par l'épaule.
- Méline ! Que se passe-t-il ?
Un cri perçant déchira les airs et un phénix descendit du ciel, serres en avant. Méline tenta de redresser la tête, mais la douleur était trop forte. Azraël s'écarta de l'enchanteresse et encocha une flèche. Posément, il ajusta sa cible jusqu'à ce qu'elle se confonde avec sa flèche.
Avant même qu'il ait eu le temps de tirer, quelqu'un se jeta sur lui et le fit tomber de cheval. Azraël tourna aussitôt son arme vers son agresseur et ses yeux s'agrandirent en reconnaissant Urian.
- Es-tu fou ? gronda-t-il.
- Regarde !
Un inconnu d'une stupéfiante beauté soulevait Méline de cheval et lui caressait gentiment le front.
- Où est le phénix ?
- Je ne sais pas. Il a brutalement disparu.
Les yeux d'Urian, d'une belle et profonde teinte de vert, étaient sincères. Azraël se releva et s'approcha de Méline. L'inconnu se redressa aussitôt, une gigantesque épée flamboyante à la main.
- N'approche pas, étranger ! avertit-il d'une voix rauque.
Méline eut un gémissement ; l'inconnu mit un genou en terre et l'aida à s'asseoir.
- Ranival..., chuchota-t-elle. J'ai cru en mourir...
- L'attaque magique gagne en force à chaque fois, acquiesça le jeune homme.
L'enchanteresse aperçut l'épée dégainée.
- Range cela, Ranival. Azraël est un ami. Ranival, j'attends.
Le jeune homme hésita ; lentement, ses yeux perdirent leur éclat trop brillant et il rengaina son épée. Il souleva Méline dans ses bras.
Azraël, en remontant à cheval, aperçut les trois marques rouges ; elles avaient repris leur teinte habituelle. Le reste du groupe les regardait, l'air plutôt hostile. Urian avait rejoint son cousin.
- Je vous présente Ranival. Il...
Méline se tut ; Ranival était très susceptible et n'apprécierait pas d'être ravalé au rang de simple protecteur.
- Je suis Ranival Sal Ymul, guerrier blanc de Sorcerak, intervint le jeune homme.
- Qu'est-ce qu'un guerrier blanc de Sorcerak ? demanda ironiquement Bay.
- Les guerriers blancs constituent l'élite des paladins de Sorcerak, répondit Ranival avec une étrange lueur dans les yeux.
- Je suis Azraël, chef de cette expédition, déclara le jeune homme en faisant avancer Furnerius d'un coup de genou.
- Je vous connais tous. Je vous suis depuis votre départ. Nous sommes proches du sanctuaire du feu.
- Comment savez-vous cela ? s'ébahit Estar.
- Les temples de Sorcerak sont des mines de renseignements.
Ranival déposa Méline sur sa selle et posa sa main sur l'encolure de la cavale. Personne ne posa de questions au nouveau venu. L'expédition se remit en marche et la jeune magicienne se pencha vers son compagnon.
- Tu ne m'avais jamais dit ton nom en entier !
- Tu ne me l'as jamais demandé non plus, rétorqua malicieusement Ranival.
- Je suis désolée de t'avoir forcé à intervenir sous forme humaine.
- Peu importe. Je pourrai mieux te protéger ainsi.
La marche continua, silencieuse. Ranival marchait à longues foulées souples auprès de la monture de Méline ; quand l'allure s'accélérait, il se mettait à courir, sans manifester le moindre signe de fatigue. Autour d'eux, la forêt semblait se modifier. On aurait dit que le temps s'était arrêté. Le silence venait par vagues, puis les chants d'oiseaux revenaient envahir la forêt, comme si le passage d'un redoutable prédateur les avait forcés à se taire. Tout paraissait jouer sur du velours : les feuilles des arbres étaient d'une étrange texture, très douce et un peu pelucheuse, le tronc même avait un aspect lisse, comme pour appeler la main du promeneur à caresser l'écorce. L'herbe et le sol étaient souples sous les sabots des chevaux. Et, omniprésent, un bruit étrange, comme un glissement permanent et silencieux, ainsi qu'une impression désagréable d'être sans cesse observés. Tout semblait avoir des yeux ; les arbres, les broussailles. De temps en temps, des feuilles bougeaient alors qu'il n'y avait pas le moindre souffle de vent, et les herbes s'écartaient mystérieusement sur le passage d'un marcheur invisible.
La tension montait et tous se sentaient nerveux, sauf Azraël, très décontracté, qui regardait le jeu des rayons solaires filtrant à travers les frondaisons. Puis une libellule malicieuse vint se poser sur l'oreille de Furnerius qui secoua la tête. Amusé, Azraël observait le manège des deux animaux : la libellule attendait que le cheval se calme pour se poser à nouveau, toujours sur l'oreille, et Furnerius réagissait aussitôt.
Un feulement rompit soudain le silence tendu. Tous semblèrent évacuer leur tension ; Azraël releva aussitôt la tête et son regard noir transperça les feuillages, tandis que les deux elfes bandaient déjà leur arc.
- Tous à terre ! ordonna Azraël d'une voix sourde.
Aucun ne discuta ; Furnerius, mordillant les flancs des autres montures, les emmena plus loin.
- Que fait ton cheval ? gronda Bay.
- Il protège les autres. Furnerius est un cheval de guerre.
Urian, une flèche à son arc, s'approcha d'Azraël.
- Que se passe-t-il exactement ? Ce feulement...
- Nous entrons dans le domaine des panthères.
Comme pour confirmer ces paroles, une panthère noire, toute en puissance, bondit devant eux. Urian leva son arc, mais Azraël, d'une poigne de fer, lui fit baisser le bras.
- Ne bougez pas, je m'occupe de tout.
Lentement, sous le regard de braise de la panthère, il enleva ses gants, ses protège-bras, puis sa tunique. Il déposa sur le tas de vêtements le serre-tête noir qui lui entourait le front, libérant ses cheveux trop longs d'un châtain décoloré par le soleil. La panthère ne le quittait pas des yeux. Estar remarqua, sur la poitrine nue du jeune homme, une griffe en pendentif. Sans hâte, Azraël s'avança vers la panthère ; l'animal se recroquevilla, prêt à bondir. Soudain, il s'élança et se percha sur un rocher à hauteur d'Azraël. Le regard noir du jeune homme plongea dans les larges prunelles vertes du félin. Les autres retinrent leur souffle ; Ranival avait la main posée sur le pommeau de son épée, prêt à dégainer.
La confrontation parut durer des heures. Puis la panthère eut un feulement rauque et tendit la patte, toutes griffes sorties. La patte meurtrière se posa sur l'épaule nue avec douceur. Azraël ne bougeait pas. Subitement, il poussa un cri strident, empoigna la panthère par sa belle fourrure noire et roula avec elle à terre. Devant les yeux fascinés des autres se déroula un étrange ballet : le jeune homme, aussi souple que le félin, n'hésitait pas à saisir la gueule à pleines mains, tandis que la panthère bondissait autour de lui, le faisant culbuter à terre en se jetant sur lui de toute sa masse. Mais Ranival remarqua quelque chose : la panthère prenait bien garde à ne pas écraser le jeune homme, ni à le blesser, les redoutables griffes se rétractant au moindre risque.
Après plusieurs minutes d'un combat apparemment acharné, Azraël plaqua la panthère au sol. Il se releva d'un bond, renversa la tête en arrière et poussa un véritable rugissement. Le félin se remit debout, puis se dressa sur ses pattes arrière, s'appuyant sur les épaules d'Azraël. Le jeune homme lui prit la tête à pleines mains et frotta son front contre celui de la panthère. Le félin retomba au sol et disparut en deux bonds.
Trente secondes plus tard, Furnerius revenait avec les autres chevaux. Azraël remit sa tunique noire qu'il ferma négligemment avec les lacets, enfila ses gants de cuir noir sans doigts, puis s'occupa de relacer ses protège-bras, également de cuir noir. Méline vint l'aider, tandis que Ranival jouait avec le serre-tête noir ; celui-ci descendait en pointe entre les yeux et était orné d'un rinceau niellé, lui-même surmonté d'un besant ; au niveau de l'oreille, il remarqua un poinçon très discret représentant la tête d'un aigle.
- Métal étrange, fit-il.
- Exact. Alliage de tantale et de tungstène, noirci, avec le reflet bleu dû au tantale. Dur, réfractaire et très dense.
Ranival hocha la tête. Un tel alliage se rencontrait rarement, surtout en bijou.
Azraël caressa de son poing fermé le front de Furnerius. Urian vint le retrouver.
- Joli combat amical, dit-il.
- Amical ? Ravi que tu l'aies trouvé tel.
- Estar et Ranival sont de mon avis.
- Et qu'est-ce qui vous fait penser cela ?
Urian prit la griffe qu'Azraël portait autour du cou.
- Cette jolie chose. Une seule personne a le droit de porter une griffe de panthère : le seigneur des panthères !
Azraël arracha son pendentif des mains du jeune elfe.
- Stupide, fit-il. Tout le monde sait que le gardien des panthères est lui-même une panthère.
- Peut-être ; mais tous les aventuriers savent que, depuis trois ans, le gardien des panthères a été vaincu et que son vainqueur a pris le nom de seigneur des panthères. Un humain, m'a-t-on dit.
- Et alors ?
- Ce combat n'était que pour affirmer de nouveau ta supériorité.
Azraël ne le nia pas.
- Si tu le penses... Les elfes ont toujours raison, m'a-t-on dit à moi.
Urian rit.
- Tu n'es pas en colère ?
- Absolument pas. Mais garde tes soupçons pour toi. J'ai déjà suffisamment d'ennuis sur le dos sans y ajouter celui-là.
Urian acquiesça sans rien dire. Azraël, déjà en selle, le regarda avec impertinence.
- Nous t'attendons, Urian Zamenis.
La monture noire du jeune elfe s'approcha, secouant sa crinière argentée. Urian lui murmura quelques mots, puis se coula sur son dos en un mouvement très souple. Aussitôt, Furnerius partit au trot.
Tous sentirent le changement qui s'était produit dans la forêt : plus de bruits de glissement, la sensation d'être épié avait disparu. Ayant reconnu Azraël, la forêt paraissait se détendre. Des feulements résonnaient un peu partout, mais la note d'agressivité qui avait transparu dans le premier s'était effacée devant un message de confiance. Estar, Urian et Ranival le comprenaient à demi-mot : la panthère annonçait aux autres que l'intrus n'était autre que leur seigneur. Azraël semblait ne pas y prêter attention, mais Ranival voyait qu'il était attentif aux bruits de la forêt.
Chacun sentait que la tension précédente était due à ce danger imprécis que représentaient les panthères rôdant autour d'eux, à l'affût du moindre geste qui aurait pu les renseigner sur les intentions des intrus. Estar et Urian, comme pour montrer leur confiance, avaient raccroché leur arc à l'épaule. Sans le savoir, par la seule présence d'Azraël, ils étaient tous sous la protection des panthères et plus d'une suivaient nonchalamment le groupe sans même essayer de se cacher. La grande panthère qui s'était battue avec Azraël était là aussi et elle surveillait ses congénères : le moindre faux mouvement de leur part et elle leur aurait sauté dessus. La protection du gardien des panthères n'était pas à prendre à la légère.
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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