L'elfe noir

   Assise sur ses talons, Méline contemplait le drow. Soudain, elle se retourna. Azraël s'était doucement coulé jusqu'à elle. Il la regarda avec une étrange expression.
    - C'est une folie que d'accepter un drow, dit-il.
    - Ç'aurait été un crime de la chasser, répondit-elle calmement. Il ne tiendra pas deux jours de plus dans cet état.
    - J'insiste. C'est un danger.
    - Il est blessé et malade ! plaida Méline.
   Ses yeux avaient un éclat des plus attendrissants, mais Azraël ne s'y laissa pas prendre.
    - Je ne reviendrai pas sur ma décision. Un elfe noir est une menace pour notre expédition.
    - Tu as raison, intervint une voix affaiblie.
   Le drow s'était à moitié redressé. Méline eut un petit cri indigné et prit sa tête sur ses genoux.
    - Ne dis rien, fit-elle fermement. Il pourra dire ce qu'il voudra, je ne t'abandonnerai pas.
   Méline s'était exprimée en drow. Les yeux gris se posèrent sur elle comme pour la sonder.
    - Pourquoi ? demanda l'elfe de nouveau, dans la même langue. Les autres m'ont rejeté, pourquoi pas toi ?
   Méline haussa les épaules.
    - Je ne suis pas les autres. Je m'appelle Méline Anaya.
   Azraël eut un soupir d'exaspération : on en était déjà aux présentations !
    - Mon nom est Azraël, dit-il de mauvaise grâce, parlant lui aussi en drow, cette langue qu'il détestait et qui était si musicale.
   Un léger sourire un peu triste erra sur les lèvres du drow.
    - Je me souviens de toi, Azraël, murmura-t-il. Mais toi, tu m'as oublié... Je suis Zarth Ka'Brézil, de la maison des Maskelyne.
   Azraël ouvrit de grands yeux.
    - Zarth ! Impossible, se reprit-il. La grande prêtresse Kaliffa l'a mis à mort peu après mon départ ! Les patrouilles ne parlaient que de cela ! D'ailleurs, ajouta-t-il entre ses dents, si je tenais Kaliffa, je lui ferais passer un mauvais quart d'heure pour avoir fait cela !
    - Kaliffa a cru me tuer, corrigea Zarth. Mais regarde ce que je suis devenu ! Je ne ressemble plus à celui que tu as connu.
   Méline se pencha vers le drow et ses vagues d'or rouge vinrent caresser les joues noires.
    - Pas pour longtemps, souffla-t-elle. Fais-moi confiance.
   Azraël posa sa main sur le mince poignet de la jeune fille.
    - Peut-être vaudrait-il mieux..., hasarda-t-il.
   Méline comprit à demi-mot ce qu'il voulait dire et elle se fâcha.
    - Je ne sais pas ce qu'il était pour toi quand tu l'as connu, mais sache que je ne laisse pas mourir quelqu'un que j'ai pris sous ma protection, ami ou ennemi !
    - Méline, murmura doucement Azraël, c'est pour Zarth que je dis cela. Le nombre de drows lui ressemblant est quasiment nul. Zarth est très doué dans tout ce qu'il fait ; il est jeune et pourtant, il était maître d'armes des Maskelyne et montrait de fortes aptitudes pour la sorcellerie. Il manie le bâton avec une telle virtuosité qu'il peut tuer n'importe qui en un simple moulinet. Il est capable de se battre avec une hallebarde dans une main et un sabre dans l'autre. Mais aux yeux des autres drows, Zarth a un énorme défaut...
    - Lequel ? demanda Méline, sentant une réticence.
    - Dès qu'il tue, une étrange maladie le saisit et le laisse pantelant pendant une semaine. C'est sans doute la raison pour laquelle il est dans cet état-là.
   Zarth eut un pauvre sourire.
    - Non, Azraël, je n'ai pas tué, chuchota-t-il. Enfin, si, mais pas au sens où tu l'entends. C'est à cause de Kaliffa... Elle a presque réussi à me sacrifier à Liriel ! Ce que Azraël essaie de te dire, Méline, c'est qu'il vaudrait mieux me laisser mourir. Si tu essaies tes sorts sur moi, tu pourrais aussi guérir la maladie qui m'affaiblit.
    - Eh bien ? s'insurgea Méline.
    - Azraël craint que je ne devienne comme ceux de ma race : un tueur assoiffé de sang, allant jusqu'à la traîtrise pour assouvir sa cruauté.
   La voix de Zarth n'était plus qu'un râle. Méline plissa le front, puis haussa les épaules.
    - Jusqu'à maintenant, tu ne t'es pas abstenu de tuer par crainte de cette faiblesse ?
   Livide, Zarth fit signe que non.
    - Alors, il n'y a pas de raison pour que, guéri, tu ne continues pas d'agir de même.
    - Si, Méline. Je suis un drow. L'hérédité pourrait être plus forte que ma volonté. Au début, je tuais comme on me l'avait inculqué. Je maudissais cette maladie qui m'empêchait de participer aux raids sanglants de mes frères. Et puis le dégoût m'est venu du sang, de ce que j'étais avant. Je suis devenu un traître à mon peuple, en sabotant du mieux que je le pouvais leurs expéditions. Personne ne s'en doutait, bien sûr. J'étais le noble Zarth Ka'Brézil, maître d'armes des Maskelyne, et j'entraînais les guerriers drows. Jusqu'au jour où la grande prêtresse Kaliffa a découvert mes agissements. Elle a voulu me sacrifier à Liriel, la sombre déesse des elfes noirs. Je... j'ai dû la blesser pour me sauver. Elle m'a rattrapé avec deux patrouilles, m'a ramené en ville et cette fois-ci, je l'ai tuée. C'était une loque qui se traînait dans les couloirs du monde souterrain. Je ne sais qui m'a protégé, mais j'ai réussi à m'en sortir. Celui que je fus me fait horreur et les cris de ceux que j'ai tués me hantent encore. Peut-être ferais-tu mieux de me plonger ta lame dans le coeur, Méline...
   Il ferma les yeux, épuisés. A sa grande surprise, il sentit des lèvres fraîches se poser sur sa joue et une douce voix lui murmurer :
    - Tu es sur le chemin du repentir, Zarth, et proche du pardon. Je ne te laisserai pas retomber dans l'enfer des ténèbres que tu as réussi à quitter.
   Rassuré par cette promesse, Zarth l'elfe noir s'abandonna à un sommeil réparateur, tandis que Azraël contemplait Méline avec des yeux stupéfaits.
   La jeune fille veilla sur l'elfe toute la nuit, invoquant une multitude de sortilèges, traçant de nouvelles runes et préparant des potions de guérison. Azraël se tint près d'elle sans relâcher un seul instant sa vigilance. La jeune fille était si pleine d'innocence qu'il se demandait si elle se rendait compte de l'importance de son geste. Ils parlèrent peu ; Méline ne demanda pas à son compagnon comment il avait rencontré Zarth et il lui en sut gré. Pourtant, si elle l'avait fait, il aurait répondu sans détour : un Fils des Ténèbres faisait son éducation avec les guerriers drows.
   A cette évocation, il eut un sourire amer ; il avait dit à Méline de se méfier de Zarth, mais qu'était-il pour proférer de telles mises en garde ? Il était Fils des Ténèbres, enfant de Fils des Ténèbres, et assassin réputé de la Guilde. Il n'avait pas eu le remords de ses crimes, comme Zarth. Valait-il vraiment mieux que celui qu'il avait condamné ? Il regarda Méline avec hésitation ; avait-il le droit de troubler la confiante candeur de la jeune magicienne par ses révélations ? En son for intérieur, il se répondit négativement, mais il savait que ce n'était que lâcheté. La vérité était qu'il n'aurait pas supporté d'entendre son éventuelle condamnation et il se reprocha d'autant plus la dureté qu'il avait montrée à l'égard de Zarth.
   Il pensa soudain à Whiskers, son ami, plus connu sous le nom d'Œil de Serpent, l'assassin le plus tristement célèbre de la planète. Il était borgne, mais ce handicap ne modifiait en rien ses capacités combattantes. Avait-il trouvé quelqu'un qui lui avait offert une seconde chance, comme Méline le faisait pour Zarth et comme Magira l'avait fait pour lui ?
    - Bonne chance, Whiskers ! murmura-t-il. Puisses-tu trouver une Méline !
   La jeune magicienne ne releva pas la tête quand il prononça son nom. Elle était absorbée dans un sort.

   Au petit matin, Zarth n'était pas mort. Méline, les yeux un peu hâves, lui lava le visage, effaçant les runes rouges qu'elle avait tracées. Estar vint chuchoter quelques mots à l'oreille d'Azraël. Celui-ci vint s'agenouiller auprès de la jeune magicienne et de l'elfe noir.
    - Nous devons partir, dit-il simplement.
   Méline leva vers lui son regard vert.
    - Zarth n'est pas en état de voyager.
    - Je le sais ; les autres veulent l'abandonner.
    - Je reste avec lui, répondit Méline, têtue.
   Azraël eut un sourire énigmatique.
    - Je m'en doutais. Zarth, je te la confie. Veille sur elle.
   Le drow regarda Azraël avec stupéfaction, puis il comprit qu'il lui faisait confiance, à lui, un elfe noir ! Les deux jeunes hommes attrapèrent chacun le poignet droit de l'autre, à la manière des aventuriers, puis Azraël se releva et ordonna le départ.
   Kalysha vit que Méline ne bougeait pas et elle s'en prit à Azraël.
    - Espèce de fou ! Nous avons besoin de cette magicienne et tu oses la laisser seul avec un drow ! Il va la tuer et tu le sais !
   Méline se pencha sur Zarth. Cette fois-ci, son index avait de la poudre bleue à l'extrémité. Soigneusement, elle traça les runes de Rangor, dieu de la médecine, et de Méandrine, la déesse de la magie.
    - La rune de Méandrine est celle de la puissance, souffla-t-elle au drow. Cela devrait te rendre assez rapidement tes forces.
   Zarth sourit et entreprit de se remettre debout. Kalysha s'arrêta net, puis reprit :
    - Eh bien, il n'est pas si mal en point que tu le disais !
   Sans se préoccuper d'elle, Zarth écoutait Méline et but la potion de guérison qu'elle lui tendait.
    - A la fin de la journée, efface les runes de ton front, lui recommanda la jeune fille. La rune de Méandrine pourrait te tuer.
   Le reste de la troupe s'éloignait, Bay ayant entraîné Kalysha de force.
    - Tu vas avoir des ennuis à cause de moi, remarqua Zarth, les yeux encore trop brillants.
    - Ce n'est pas important.
   Elle haussa les épaules en souriant.
   Soudain, elle se retourna : Haiah était derrière elle, les bras croisés et les sourcils froncés.
    - Bay peut dire ce qu'il veut, il n'est pas question que je te laisse avec une engeance de démon comme ce drow.
    - Te voilà donc d'accord avec Kalysha ? Pourtant Bay avait raison !
   Haiah fit entendre un grognement furieux. Un cri strident lui répondit. Le colosse se retourna et vit un gigantesque oiseau au plumage or et rouge qui planait au-dessus de lui. Haiah eut un sourire mauvais et saisit le lourd marteau glissé à sa ceinture.
   Méline retint un cri, mais son teint pâle suffit à renseigner Zarth : elle craignait pour le phénix. Haiah s'apprêta à lancer son marteau ; un appel déchira les airs :
    - Ranival !
   Au même instant, Zarth, un bâton dans une main, un sabre dans l'autre, bondissait devant le colosse.
    - Attaque-toi à des adversaires dignes de toi ! gronda-t-il.
   Haiah abaissa un regard méprisant sur le drow. Zarth était plutôt grand pour un elfe, mais il n'atteignait pas un mètre soixante-dix, alors que Haiah, tout en muscles, devait culminer aux deux mètres.
    - Tu es vraiment trop bête, drow ! fit Haiah. Je comptais me débarrasser de toi de toute façon.
    - Eh bien, vas-y, puisque je t'offre une occasion ! rétorqua Zarth en se ramassant sur lui-même
   Méline aurait voulu intervenir, bien que comprenant les intentions d'Haiah à son égard, mais une phrase d'Azraël résonnait dans sa tête :
    - Il manie le bâton avec une telle virtuosité qu'il peut tuer n'importe qui en un simple moulinet.
   Elle regarda avec une légère appréhension les doigts longs et délicats de Zarth. Comme pour la rassurer, le drow fit tourner son bâton dans sa main. Le colosse qui lui faisait face leva son marteau, prêt à l'abattre sur son adversaire ; l'elfe noir plongea, frappant violemment Haiah à la poitrine du bout de son bâton, puis heurtant l'intérieur de son genou avec le plat de son sabre. Haiah rugit, manquant de perdre l'équilibre, le souffle coupé. Zarth était plus rapide qu'il ne l'imaginait. Méline se tranquillisa un peu : la potion de guérison et la rune de puissance faisaient leur effet. Haiah abattit son marteau sur la mince silhouette bondissante. Zarth bloqua l'arme avec son sabre et contre-attaqua avec son bâton. Furieux, Haiah dut reculer. Zarth avança d'autant. Ses moulinets étaient si rapides et si serrés que son adversaire ne voyait pas comment forcer sa garde. Le drow bondit ; Haiah brandit son marteau, mais ne put jamais en frapper l'elfe noir : celui-ci donna un coup sec de son bâton sur le poignet du colosse, puis abattit la poignée de son sabre sur la nuque d'Haiah. Ce dernier tomba à genoux en lâchant son arme ; Zarth releva son sabre et le laissa retomber. Haiah s'effondra sans connaissance. Le jeune drow rengaina son arme et se vint vers Méline qui lui sourit.
    - Fais attention à lui, fit Zarth de sa voix mélodieuse. Il ne renoncera pas si facilement à toi.
    - Je le sais. Merci, Zarth, pour m'avoir défendue alors que tu n'étais en possession de toutes tes capacités.
    - Ce fut un plaisir, répondit l'elfe noir en s'inclinant. Je dois partir, Méline, continuer ma découverte de la surface.
    - Je te comprends. Puisses-tu trouver des amis sur ta route.
   Elle ouvrit une des bourses pendues à sa ceinture et en sortit une médaille où était gravée une seule rune.
    - Prends cela, dit-elle. C'est la rune de Sirius, celle de l'instinct. Elle... elle te permettra de me retrouver quand tu le voudras.
   A son tour, Zarth lui tendit un pendentif.
    - C'est l'emblème de ma maison, expliqua-t-il, surmonté de la rune des drows, l'une des runes de Liriel, la déesse des ténèbres.
   Méline regarda le bijou représentant une feuille noire enroulée à la tige se terminant par un pique ; au-dessus, une étoile noire à huit branches dont les diagonales étaient plus longues que les autres. La jeune magicienne passa le pendentif autour de son cou, mais le dissimula sous sa robe ; porter le symbole des drows était très mal vu.
    - Au revoir, Méline.
   Elle le serra dans ses bras.
    - Au revoir, Zarth Ka'Brézil, de la maison des Maskelyne.
   Le drow rabattit sa capuche sur ses yeux et se détourna. Méline resta seule avec Haiah inanimé.
   Le phénix revint près d'elle. Tranquillement, il se transforma en un jeune homme de haute taille aux cheveux fous cuivrés et au regard d'or liquide.
    - Ranival ! Tu n'aurais pas dû intervenir.
    - Haiah te menaçait, Méline. Je ne pensais pas qu'un elfe noir interviendrait pour te protéger.
    - Ranival, je ne veux pas t'entendre faire la moindre remarque désobligeante sur Zarth.
   Ranival eut un sourire espiègle.
    - Tu dois rattraper les autres, Méline. Je vais m'occuper d'Haiah.
   Il se pencha et hissa le colosse sur ses épaules. A l'aide d'un morceau de cuir, il attacha les poignets et les chevilles de façon à ce que Haiah ne puisse pas tomber, puis il reprit sa forme initiale. Méline était déjà en selle ; par télépathie, il lui indiqua la direction à suivre.
   Tandis qu'il survolait les arbres, Haiah inconscient sur son dos, la mince cavale alezane galopait sans faiblir. Méline avait confiance en son phénix : tôt ou tard, il lui ferait retrouver le groupe. Il se posa dans une clairière, libéra Haiah et frotta avec précaution son bec contre la joue de Méline.
    - Reste là, transmit-il. Ils vont bientôt arriver.
   La jeune magicienne paraissait minuscule à côté du gigantesque oiseau de huit mètres d'envergure. Ranival s'envola, mais Méline savait qu'il continuait à veiller sur elle. Le regard perçant d'un phénix pouvait détecter jusqu'à l'invisible.

Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair

Silverhair