Azraël

   Bay murmura à Kalysha :
    - Dis-moi, Azraël... ce n'est pas un nom commun. Il me dit quelque chose...
   La jeune femme inclina la tête.
    - C'est un Fils des Ténèbres.
   Bay retint un frisson : les Fils des Ténèbres étaient la guilde la plus redoutée, la meilleure guilde d'assassins. Il considéra Azraël avec un respect tout neuf : ce n'était certes pas un homme à ennuyer !
   Si bas qu'ils avaient parlé, Azraël les avait entendus et il eut un air mécontent. Furnerius encensa, comme pour lui conseiller de rester calme. Le jeune homme esquissa un sourire, puis dirigea sa monture vers les Montagnes de la Mauvaise Mort qui délimitaient en partie le domaine d'Erza, déesse principale de l'alliance du mal.
   Ils cheminèrent en silence et il n'y eut pas le moindre incident jusqu'au soir, où Azraël ordonna de s'arrêter pour passer la nuit. Chaque groupe avait chassé pour son compte ; seule Méline avait les mains vides, mais quand tous furent installés, elle se laissa glisser à bas de sa monture et s'éloigna de la troupe. Azraël hésita à la rappeler, mais il vit un des elfes lui faire un signe discret tout en suivant silencieusement la jeune fille. L'autre elfe vint s'installer à côté du jeune homme et lui offrit sa gourde et quelques fruits secs. Azraël hocha imperceptiblement la tête et tendit, fiché à la pointe de sa dague, le meilleur morceau du lapin qu'il mangeait. Le liquide contenu dans la gourde était frais et onctueux, avec un léger goût piquant. Azraël et l'elfe mangèrent côte à côte en silence, puis l'elfe dit d'une voix basse :
    - Je suis Estar Zamenis.
    - Es-tu le frère d'Urian ? demanda calmement Azraël.
    - Non. Urian est mon cousin. Nos mères étaient soeurs, ajouta Estar avec un brusque sourire.
   Azraël acquiesça sans rien dire.
    - Tu es bien Azraël, n'est-ce pas ? reprit Estar.
    - Oui, fit le jeune homme en relevant la tête.
    - Il y a sept ans, un homme prénommé Azraël a sauvé ma soeur. C'était durant la période de froid entre les humains et les elfes ; ma soeur eut peur d'être rejetée parce qu'elle avait sympathisé avec un humain, mais celui-ci la rassura, lui disant...
    - Lui disant qu'il était chevalier du silence et qu'il préférerait se tuer plutôt que de lui porter préjudice. L'elfe s'appelait Cystis.
    - En effet. Je vois que tu es bien celui dont elle m'avait parlé.
   Azraël prit un fruit sec qu'il mâcha longtemps avant de remarquer :
    - Ta soeur est de celles que l'on n'oublie pas.
    - Elle a été élue Belle des elfes l'année suivante et, au fond d'elle-même, elle a toujours remercié le chevalier du silence d'avoir tenu sa parole.
    - Belle des elfes... J'aurais dû le savoir.
   Azraël avait les yeux perdus dans le vague.
    - Dis-moi..., reprit Estar, plus hésitant. J'ai entendu ce que disaient Bay et Kalysha au moment du départ. Est-ce que... est-ce que c'est vrai ?
   Le regard noir perçant d'Azraël se fixa sur l'elfe.
    - Je suis aussi Fils des Ténèbres, confirma-t-il avec un sourire sans joie. Je devrais peut-être l'annoncer à tous, pour que vous sachiez à quoi vous attendre.
    - Cela ne changera pas ma position envers toi, lui assura Estar.
    - Pourquoi ? Parce que j'ai sauvé ta soeur il y a sept ans et que je ne m'en suis jamais vanté ?
    - Non. Parce que aujourd'hui, j'ai partagé mon repas avec toi et que cela signifie...
    - Je sais ce que cela signifie, l'interrompit Azraël avec un soupir.
   Il savait que les elfes ne partageaient leur repas qu'avec ceux qu'ils jugeaient dignes de confiance. Or Estar savait depuis le matin qu'il faisait partie des Fils des Ténèbres...
   Méline revint à cet instant, toujours suivie d'Urian. Elle déclina d'un léger signe de tête l'offre silencieuse que lui faisait Azraël de partager son repas. Urian vint rejoindre son cousin qui lui fit un mystérieux signe des doigts. Azraël soupira de nouveau.
    - Inutile, Estar, fit-il d'une voix sourde. Je connais le langage muet des elfes.
    - Ce n'était pas une mise en garde contre toi ! protesta l'interpellé.
    - Je sais ; mais je préfère que tu le saches.
   Urian intervint pour calmer les esprits.
    - La magicienne reçoit l'aide d'un phénix.
    - Il doit s'agir de son animal familier ; les magiciens en ont souvent pour être protégés pendant qu'ils jettent leurs sorts.
   Les deux cousins acquiescèrent.
   Haiah se leva et se planta devant Méline qui, adossée à un gros arbre, parcourait un ouvrage de magie. La jeune fille leva les yeux quand de grosses bottes vinrent lui cacher la lumière du feu.
    - Pourquoi nous évites-tu ? gronda le géant, agressif. Que tu évites le gringalet et ses acolytes, je le comprends, mais nous...
   Méline tourna ses grands yeux vert clair vers Azraël qui, d'un sourire, lui fit comprendre qu'elle pouvait venir le rejoindre, quitte à renforcer encore la haine d'Haiah à son égard. La jeune fille secoua négativement la tête avec une moue boudeuse charmante, puis elle reporta son regard craintif sur l'homme qui lui faisait face. Se forçant à rester calme, elle rangea soigneusement son livre, puis se releva, resserrant sa grande cape rouge autour d'elle. Le large col de fourrure blanche rendait l'éclat de sa chevelure d'or rouge plus intense encore.
    - Kalysha m'a clairement fait comprendre, ce matin, que ma présence l'importunait, dit-elle enfin d'une voix douce.
    - Kalysha et moi ne sommes pas du même avis, rétorqua Haiah.
   Il tendit la main vers Méline qui, instinctivement, se rejeta en arrière. Une lueur mauvaise brilla dans les yeux d'Haiah et il avança d'un air menaçant vers la jeune fille. Celle-ci recula jusqu'à sentir l'arbre dans son dos. Alors elle leva la main et murmura :
    - Silik !
   Haiah sentit ses paupières se fermer et voulut lutter contre cet engourdissement subit, mais une main douce passa sur ses yeux et il s'abandonna au sommeil qui le gagnait. Il serait tombé comme une masse si Méline ne l'avait pas retenu pour le laisser glisser à terre. Elle se pencha vers lui et lui effleura le front de son index.
    - Dors bien, mon gros bébé, dit-elle très bas.
   Elle se redressa et eut un geste de recul en voyant Mériel devant elle. Le troisième frère Lanhar, en réalité l'aîné, eut un sourire rassurant.
    - N'aie pas peur, Méline. Je suis juste venu récupérer mon frère.
   Il se pencha et souleva le corps inerte de son frère. Il semblait peiner, mais auprès du feu, Bay et Kalysha le regardaient sans manifester la moindre intention de l'aider. Méline tendit le bras jusqu'à ce que ses doigts frôlent la tunique de Mériel et chuchota :
    - Kisoz !
   Le jeune homme se sentit soudain plein de force et le poids d'Haiah lui parut n'être qu'une plume.
    - Merci, Méline, souffla-t-il sans bouger les lèvres.
   Avec aisance, il porta son frère près du feu et le posa par terre. Son regard tranquille accrocha celui de Bay ; ce dernier, furieux, avait les mâchoires serrées : il ne supportait pas que son aîné le nargue.
   Méline le vit et ne voulut pas que Mériel, le seul des trois frères qui se soit montré gentil envers elle, pût en pâtir. Elle traversa vivement le campement pour aller voir sa monture et passa si près de Bay que le bas de sa longue robe le frôla. Elle en profita surtout pour laisser tomber sur lui une pincée de poudre de concorde. Aussitôt, Bay se calma et se dit que l'offense n'était peut-être pas volontaire. Mériel remercia Méline du regard.
   Près du deuxième feu, Azraël relâcha enfin la pression de sa main sur son arc et admira l'habileté de la magicienne. Urian et Estar avaient également suivi la petite joute avec intérêt. En revenant à sa place, Méline inclina légèrement la tête en direction d'Azraël pour lui montrer qu'elle avait remarqué qu'il veillait sur elle et qu'elle l'en remerciait.
   Vilya, la lune bleue, venait de prendre sa place dans le ciel et Azraël décida qu'il était temps pour tous d'aller dormir. Le silence s'abattit sur le campement où seules veillaient quelques braises rougeoyantes.

   Le lendemain, ils reprirent la même formation que la veille. Méline sentait dans son dos le regard haineux d'Haiah, mais elle n'en avait cure. Devant elle, Azraël choisissait le chemin en fonction de l'appel de la couronne. Soudain, Méline poussa sa mince cavale contre le gigantesque étalon noir d'Azraël.
    - Archer, dit-elle d'une voix douce, vous vous trompez de direction. L'appel est plus à l'est.
   Azraël la regarda d'un air étrange.
    - D'où sentez-vous cela ?
    - La sensibilité innée des magiciens, je suppose, fit-elle avec un sourire.
   Le jeune homme secoua la tête, ses yeux perçants fixés sur les trois marques rouges, comme une trace de griffes, sur la gorge d'albâtre.
    - Qui sont vos parents ? demanda-t-il soudainement.
   Cette question troubla extrêmement Méline. Elle pâlit et ses doigts devinrent gourds sur les rênes.
    - Je... je..., bégaya-t-elle. Ce n'est pas important.
   Nerveusement elle s'écarta d'Azraël et reprit sa place dans la file. Le jeune homme s'interrogea sur les raisons de ce trouble.
   La journée fut aussi tranquille que la précédente ; la forêt qu'ils traversaient était d'un calme absolu. Les chevaux avançaient sans se presser et seul Furnerius semblait piaffer de cette allure si lente. Les conversations allaient bon train entre les groupes. Les frères Lanhar et Kalysha ne se privaient pas pour exercer leur langue venimeuse et le faisaient à haute et intelligible voix, pour être bien sûrs que l'intéressé entende bien. Méline remarquait que Mériel ne disait rien ; il semblait être soumis à son frère.
   A un moment, Azraël se retourna ; Haiah venait d'insulter les cousins Zamenis et le regard d'Azraël croisa celui d'Estar. L'éclair meurtrier qui traversait les yeux verts ne présageait rien de bon pour le colosse. La main du jeune elfe se crispa sur son arc. Azraël fronça les sourcils et Estar comprit le message. Seulement, pour faire peur à Haiah, il lança une flèche qui passa au ras de l'oreille du colosse et que Azraël intercepta sans mal. Furieux, Haiah se retourna.
    - Qu'est-ce qui te prend, vermine ?
    - Je suis désolé ! répondit aussitôt Estar qui n'avait pas du tout l'air d'y être. Je guettais mon repas et en entendant la phrase, j'ai sursauté ; ma flèche est partie toute seule. J'ai cru que tu parlais de moi.
    - Et si la flèche était passée un peu plus à gauche ? gronda Haiah.
    - Ç'aurait été dommage, compatit Urian. Mais, avec un peu de chance, tu aurais eu une belle oreille en pointe !
   Azraël crut que Haiah allait étrangler Urian, même si le jeune elfe paraissait savoir jusqu'où il pouvait se moquer. Urian était le plus malicieux des deux cousins et il avait la répartie vive.
   Profitant de ce que les autres lui tournaient le dos, Méline fouilla dans une de ses bourses, y prit une petite sarbacane qu'elle chargea de poudre de concorde et souffla en direction d'Haiah. Le colosse ne se calma pas immédiatement, puis la poudre fit son effet. Il grogna une dernière fois et retourna à côté de son frère. Mériel détourna la tête pour cacher le sourire ravi qui venait sur ses lèvres.
   Estar et Urian, dans leur langage muet des doigts, se communiquèrent leurs impressions et Azraël suivit sans peine leur conversation.
    - Je crois qu'il s'est calmé, constata Estar.
    - Dans tous les sens du terme ! répondit Urian, hilare. Vive Méline et sa poudre !
    - Efficace, en effet. Je me demande ce qu'elle a d'autre...
   Urian haussa les épaules. Azraël cessa de les observer et accéléra l'allure. Ce fut le seul incident de la journée.

   Le soir, le campement s'organisa tacitement : un premier feu pour la famille Lanhar, un deuxième pour Azraël et les deux elfes, et Méline entre les deux. De nouveau, la jeune fille disparut, sans doute pour recevoir son repas de son phénix. Haiah fit mine de se lever pour la suivre, mais Bay l'arrêta d'un geste. De plus, Azraël remarqua l'imperceptible mouvement de Mériel en direction de sa hache et dissimula un sourire de satisfaction : allons, Méline était bien protégée ! La jeune fille revint en ignorant le regard d'Haiah qui la suivait et s'installa contre un arbre. Elle remonta ses genoux et s'emmitoufla dans sa cape rouge bordée de fourrure blanche et doublée de soie dorée. Elle reprit son livre de magie, concentrée sur les sorts qu'elle apprenait.
   La quiétude régnait sur le camp, mais un léger bruit leur fit tous lever la tête. Une étrange créature s'appuyait contre un arbre ; elle avait la peau noire et une abondante chevelure d'un blanc neigeux. Elle ressemblait en stature à un elfe, avec ses traits fins et ses membres délicats. Azraël sentit un frisson lui parcourir l'échine : un drow, un elfe noir, l'une des créatures les plus cruelles qui aient jamais existé.
   Le drow tourna son regard vers le premier feu, mais Bay, avec une grimace peu accueillante, lui montra son fléau d'armes. L'elfe noir eut la même mimique vers le deuxième feu, mais les arcs tendus de ses cousins blancs le dissuadèrent d'insister. Il ne restait plus que Méline et il n'y avait plus le moindre espoir dans les yeux gris du drow quand il regarda la jeune fille. Celle-ci se leva et vint vers lui. L'elfe noir recula d'un pas ; Méline sourit et montra ses mains ouvertes. Ses yeux vert clair examinaient avec attention le drow et virent tout de suite qu'il était blessé et malade. Avec gentillesse, elle lui prit la main et, tête haute, retraversa le campement. La main d'Azraël s'était crispée sur la corde tendue de son arc : les drows étaient tellement traîtres !
   Méline disposa sa couverture par terre et invita le drow à s'y allonger. Elle ôta sa cape de ses épaules et en recouvrit son étrange invité. Elle s'agenouilla à côté de lui et chassa quelques mèches blanches du front trempé de sueur. Doucement, elle murmura en drow :
    - N'aie crainte, tu es en sécurité.
   Les yeux gris de l'elfe, brillants de fièvre, reflétaient une immense détresse.
    - Pourquoi ? parvint-il à balbutier avant de sombrer dans l'inconscience.
   Méline frôla le fin visage de l'elfe. Puis, ouvrant une des petites bourses suspendues à sa ceinture, elle y préleva une poudre rouge. Du bout de son index aussi fin que celui de l'elfe, elle dessina sur le front du malade une rune, qui n'était autre que la rune de Mythilène, la déesse de la médecine.

Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair

Silverhair