Prologue : La proclamation

   La nouvelle se répandit avec une rapidité stupéfiante : le trône de feu était vacant ! Le dernier souverain, Siniak V, était mort le matin même, laissant le royaume de Slar désemparé : qui allait lui succéder sur le trône ? Car Siniak V avait eu une détestable habitude : il avait toujours refusé de se marier et on ne lui connaissait pas d'héritier. Il avait bénéficié d'une longévité extraordinaire, comme tout souverain du feu, et tous les membres de sa famille étaient morts. Cela faisait bientôt cent ans qu'il régnait et l'on s'était habitué à lui ; il était juste et bon, ne faisant pas plus la guerre qu'il n'était nécessaire et arborait toujours un sourire de bonhomie satisfaite.
   Les ministres du souverain défunt s'étaient enfermés dans leur salle du conseil dès l'annonce de la mort de Siniak V et discutaient toujours des dispositions à prendre. Une magicienne elfe, qui ressemblait presque à une jeune fille, mais qui avait été longtemps la conseillère du roi, décida de prendre les choses en main. Elle alla trouver les ministres ; dès qu'elle entra dans la salle du conseil, le silence s'instaura, car Magira était très respectée. Elle s'avança jusqu'à frôler l'extrémité de la table polie du bout des doigts. Frêle, fièrement dressée, sa fine tête au regard aveugle semblait dominer l'assemblée.
    - Aujourd'hui est un grand jour de tristesse, commença-t-elle dans un souffle de voix musicale.
   Magira semblait toujours chuchoter ; dans les couloirs, on racontait qu'un mage jaloux de sa belle voix l'avait privée de la puissance de ses cordes vocales.
    - Cependant, nous ne devons pas nous laisser aller au chagrin, continua-t-elle sur le même ton. Siniak connaissait ce que l'on appelle la légende du feu et c'est pourquoi il est mort l'esprit tranquille, quoique ne laissant aucun héritier derrière lui.
   Les quinze ministres écoutaient tous Magira dans un silence religieux.
    - Vous avez tous constaté, reprit la magicienne, que la couronne de Siniak a disparu à sa mort.
    - Nous faisons actuellement rechercher le coupable du vol, intervint un ministre.
   Magira foudroya l'inconscient de son regard aveugle.
    - Absurde, commenta-t-elle sans élever la voix. Personne n'a volé la couronne ; elle est simplement retournée à son lieu d'origine.
    - La légende du feu, murmura le plus ancien ministre. Je me souviens, maintenant...
    - Parle, Elias, commanda Magira.
    - Le premier souverain du feu avait conclu un pacte avec la couronne : seuls ceux qui seront dignes du trône de feu pourront porter la couronne sans être brûlés, dit Elias d'une voix lente. Mais ils avaient une épreuve préliminaire à réussir auparavant ; ils devaient aller la chercher dans son lieu d'origine, déjà difficile d'accès, et gardé par des monstres à l'intelligence supra-géniale.
    - Pures élucubrations ! s'exclama un autre ministre. De tels monstres n'existent pas.
    - Ne parle pas ainsi, fit sévèrement Elias. Tu ne connais pas le monde.
    - Ils existent, certifia Magira de sa voix flûtée. Je les ai vus, quand mes yeux n'étaient pas encore morts.
    - Qu'allons-nous faire, mère ?
    - Il n'y a qu'une seule solution : nous devons convoquer les aventuriers du royaume.
   Ces paroles jetèrent un froid dans l'assemblée : les aventuriers n'étaient guère aimés et, en règle générale, on les évitait. Magira eut un rire argentin.
    - Que les humains sont étranges ! Dès que quelqu'un est différent, vous le rejetez ! Les elfes sont plus accueillants à ce sujet.
   Les elfes étaient le seul peuple à accepter les aventuriers et plus d'un "chevalier errant" avait promis sa protection à la tribu qui l'avait accueilli. Les ministres baissèrent la tête, honteux. Elias se leva et alla annoncer au peuple le résultat des délibérations.
   Personne ne se souvenait de la prophétie concernant la couronne ardente, mais l'on se passionna pour cette mission. On déplora seulement que ce soit des aventuriers qui soient chargés d'une quête d'une telle importance. Peu d'aventuriers répondirent présents à l'appel du conseil : la plupart avait déjà leur propre quête et ne pouvait l'abandonner. Aussi il y eut peu de célébrités dans le petit groupe qui se présenta un matin aux portes de la ville.
   Quand Elias vint les accueillir, il remarqua d'abord quatre personnes qui devaient avoir l'habitude de travailler ensemble ; il s'agissait de trois hommes à la musculature impressionnante se ressemblant étrangement et d'une femme à la lourde chevelure blonde. A côté, deux elfes minces et souples ; un peu à l'écart, une frêle jeune fille silencieuse, aux magnifiques cheveux d'or rouge. Enfin, séparé nettement des autres, appuyé contre un mur, un mince jeune homme dont l'air mutin était vaguement familier au vieux ministre.
   Soudain, il se souvint : c'était l'un des plus prestigieux aventuriers, celui qu'on appelait l'archer à la flèche enflammée, car on disait que ses flèches étaient si rapides que le frottement de l'air suffisait à les enflammer. Siniak V avait fait appel à lui deux ans auparavant et l'avait promu aventurier attitré du royaume, ce qui n'avait pas paru faire particulièrement plaisir au jeune homme.
    - Bienvenue, Azraël, souhaita Elias. Je suis ravi de te voir.
   Le jeune homme retroussa sa lèvre supérieure en un rictus moqueur : il savait bien que Elias ne manifestait aucun enthousiasme à le savoir dans les parages. Les autres aventuriers se regroupèrent autour du ministre et chacun se présenta.
    - Je suis Bay Lanhar, dit l'un des trois colosses, et voici mes frères, Mériel et Haiah, ainsi que ma femme, Kalysha Isyle.
    - Urian et Estar Zamenis, firent sobrement les deux elfes d'une même voix.
    - Je m'appelle Méline Anaya, conclut la jeune fille.
   Kalysha tourna aussitôt son regard acéré vers elle.
    - A quoi pourras-tu nous être utile ? demanda-t-elle d'un ton agressif. Tu es trop frêle pour te battre et trop jeune pour savoir quelque chose.
    - Il est des choses que l'on peut acquérir dès son plus jeune âge, murmura une voix.
   Les aventuriers se retournèrent : Magira les contemplait de ses yeux d'or fixes. Azraël s'approcha d'elle et s'agenouilla.
    - Bonjour, mère.
   Elle posa sa main sur la tête du jeune homme.
    - C'est bon de te savoir à nouveau parmi nous, mon fils.
   Kalysha reprit d'un ton plaintif :
    - Je ne vois pas à quoi Méline pourra nous servir, mère !
   Magira ne répondit rien : elle se contenta de tendre un doigt vers la jeune fille. Celle-ci leva la main.
    - Shalir ! chuchota-t-elle.
   Une lueur illumina sa main et sembla couler le long de son poignet. Elle agita trois doigts et la lumière vint entourer ses épaules et lui fit comme une cape dorée. Kalysha comprit son erreur : Méline était une magicienne et Magira semblait même la connaître.
   Azraël s'était redressé et sur ses lèvres flottait de nouveau ce sourire ironique qui découvrait sa canine gauche.
    - Azraël, fit Magira, je crois que Siniak V te désignerait lui-même pour être le chef de cette expédition.
   Le visage du jeune homme se renfrogna aussitôt.
    - Très bien, mère, dit-il à contrecoeur.
    - Une question, intervint Bay, alors que Magira se préparait à s'en aller. Comment ferons-nous pour ramener la couronne ardente si elle brûle tout le monde ?
    - L'héritier désigné se joindra à votre groupe, s'il n'en fait pas déjà partie. L'appel de la couronne ardente est bien trop puissant pour être contré.
   La magicienne elfe partit et les aventuriers se retrouvèrent entre eux.
   Haiah Lanhar fixa Azraël.
    - Durant toutes mes pérégrinations, dit-il d'une voix lente, je ne me souviens pas avoir entendu parler d'un aventurier nommé Azraël.
    - Peut-être me connais-tu sous un autre nom, fit Azraël avec un grand sourire amusé.
    - Ah ? Et lequel, par exemple ?
    - Celui-ci !
   Avec une rapidité inouïe, il décrocha l'arc qui pendait à son épaule, y encocha une flèche et tira. Haiah vit la pointe de la flèche tourner dans les airs, s'enflammer brusquement et aller se ficher entre ses pieds. Les deux elfes se regardèrent et eurent un hochement de tête connaisseur. Azraël fit un pas en avant et récupéra sa flèche. Haiah l'empoigna par sa tunique et le souleva du sol.
    - Ne joue pas trop avec moi comme cela ; je pourrais me mettre en colère.
    - Tu m'as cherché, mon vieux, répliqua Azraël sans se troubler. Je voulais juste te montrer que, quand on me cherche, on me trouve, et généralement plus vite qu'on ne l'aurait voulu.
    - Laisse-le, Haiah, grogna Bay. Nous devons y aller.
   Le géant obéit.
   Azraël tira sur un des cordons qui fermaient sa tunique et se détourna, semblant accorder beaucoup d'attention à la flèche qu'il tenait à la main. Il ne releva la tête que lorsqu'un doux museau le poussa. Il se retourna et sourit au gigantesque cheval noir qui se dressait devant lui.
    - Bienvenue, Furnerius, dit-il gravement. Je suis heureux de te savoir de retour.
   Le grand cheval tapa du sabot. D'un bond, Azraël se retrouva en selle. Les autres l'imitèrent. Les deux elfes avaient pour montures d'étranges bêtes noires à la crinière argentée. La famille Lanhar avait de solides bêtes de moyenne taille. Quant à Méline la silencieuse, elle était installée sur une mince cavale alezane. Azraël donna le départ ; la jeune magicienne lui emboîta le pas et les deux elfes fermèrent la marche.

Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair

Silverhair