L'assassin aveugle

L'ambassadeur

   C'était un matin et, comme d'habitude, Shering était assis au milieu de ses coussins, Elverik debout à côté de lui. L'huissier entra et annonça à Shering que l'ambassadeur de la contrée voisine désirait le voir. Shering se redressa aussitôt, adoptant une position plus officielle, vérifia que ses bagues étaient bien en place et qu'elles brillaient de tous leurs feux, puis donna l'ordre de faire entrer l'ambassadeur.
   L'ambassadeur ne fut pas le seul à pénétrer dans la pièce. A ses côtés marchait une délicieuse jeune fille et, en la voyant, Shering se prit à regretter que son fauteuil soit rembourré de coussins et n'ait pas l'air austère. Mais la jeune fille ne semblait aucunement intéressée par Shering ; au contraire, ses yeux restaient obstinément fixés sur Elverik, sur qui son regard s'était arrêté dès son entrée. Shering jeta un coup d'oeil vers le jeune homme pour voir comment il réagissait, mais Elverik restait parfaitement impassible, ne semblant même pas avoir remarqué qu'il y avait une jeune fille dans la salle. Shering sourit devant l'effort que fit la jeune fille pour ravaler l'affront d'être ignorée.
   L'ambassadeur salua urbainement Shering.
    - Gouverneur, dit-il.
   Shering eut un petit sourire amusé.
    - Monsieur l'ambassadeur, pas tant de manières entre nous, fit-il avec urbanité. Après tout, nous sommes entre gens civilisés. Présentez-moi donc la charmante personne qui se tient à côté de vous.
    - Ma fille Ehvalie, répondit l'ambassadeur. Gouverneur, parlons peu, parlons bien. Je sais comment vous avez accédé à votre poste. Je sais aussi que si le consul venait à l'apprendre, vous seriez immédiatement déposé.
   Shering ne marqua pas la moindre émotion en entendant cela.
    - Et que voulez-vous obtenir du consul ou de moi pour venir me dire cela ? demanda-t-il doucement.
   L'ambassadeur eut l'air scandalisé.
    - Je ne viens pas dans un but lucratif ! protesta-t-il. Mais il se trouve que votre prédécesseur avait une héritière que vous avez négligée. Vous n'ignorez pas que le poste de gouverneur est héréditaire, quel que soit l'héritier. Or il se trouve que l'héritière en question est venue demander asile dans ma région d'administration.
    - Louable intention, fit Shering en fermant à demi les yeux pour cacher la lueur meurtrière qui venait de traverser son regard.
    - Je ne suis pas là pour plaisanter ! s'échauffa l'ambassadeur. Vous allez rendre son poste à la légitime héritière de Shoann !
    - Que ne le disiez-vous tout de suite ? répondit Shering avec un naturel confondant alors que Ehvalie mettait la main sur le bras de son père pour lui signifier de se calmer. Faites venir ici votre héritière ; je serai ravi d'étudier ses prétentions et, si elle est vraiment la fille de Shoann, je lui rendrai sans discuter ce qui lui revient. Pour ma part, j'ignorais totalement que ce pauvre Shoann avait une fille.
   L'ambassadeur le regarda d'un air stupéfait, puis réalisa soudain dans quel piège il avait failli donner tête la première.
    - L'amener ici ! s'exclama-t-il, d'autant plus furieux qu'il avait bien failli se laisser prendre aux façons mielleuses de Shering. Pour qu'elle meure tout aussi bizarrement que son père ?
   Shering ouvrit de grands yeux innocents.
    - Mourir de façon bizarre ? fit-il. Mais ce malheureux Shoann montait un cheval qui s'est emballé. Il n'y a rien de bizarre dans ça.
   L'ambassadeur lui jeta un coup d'oeil aigu, comme s'il se demandait s'il était sérieux ou non.
    - Assez ! Je reviendrais demain. Si vous n'annoncez pas que vous renoncez à votre poste pour l'héritière qui est venue se réfugier chez moi, la mort de Shoann remontera jusqu'aux oreilles du consul et vous pouvez être assuré que votre poste vous sera alors enlevé dans les vingt-quatre heures suivantes ! lança l'ambassadeur en refermant la main sur le coude de sa fille. Viens, Ehvalie.
   La porte se referma sur l'ambassadeur et sa fille ; Shering était blême de colère. Il se tourna vers Elverik qui n'avait toujours pas bougé.
    - Elverik, dit-il, je veux que l'ambassadeur disparaisse ce soir ou cette nuit, de manière discrète. La fille peut rester vivante, elle paraît plus raisonnable que son père.
   Il se leva d'un bond et se mit à tourner en rond dans la pièce.
    - Il a un intérêt dans l'histoire, c'est sûr ! maugréa-t-il. Pourquoi sinon s'intéresserait-il à une héritière dépouillée ? Il ne fait pas dans la dentelle non plus de son côté.
   Il leva la tête et rencontra le regard bleu glacier d'Elverik.
    - Ne t'en fais pas pour la fille ! fit-il comme si Elverik avait émis la moindre protestation. Si elle essaie de me causer des problèmes, je l'épouse et une femme n'a pas le droit de témoigner contre son mari. Ça ne serait pas la première fois.
   Shering sourit en pensant au plan diabolique qu'il avait échafaudé autour de Shoann, avec la complicité plus ou moins avouée d'Elverik. Il ne s'était pas lancé dans cette entreprise sur un coup de tête, mais avait soigneusement mûri chaque point. Elverik se chargeait d'éliminer Shoann de façon à ce que cela paraisse accidentel, tandis que de son côté, Shering s'était débrouillé pour obtenir la confiance la plus totale de la part de feu le gouverneur. Tous s'émerveillaient de cet homme qui travaillait sans relâche pour le gouverneur. A la mort de Shoann, il s'était précipité chez sa veuve, à qui il avait été présenté par le gouverneur lui-même. Il l'avait consolée de son mieux et, après un délai raisonnable pendant lequel elle avait pu montrer toute sa douleur, il lui avait proposé de l'épouser, " en tout bien tout honneur ", avait-il précisé, surtout pour lui assurer un soutien. Depuis, elle vivait en bonne entente avec la première femme de Shering, reléguée comme elle dans les pièces dissimulées de la résidence.
   Elverik ne disait rien. Il se contentait de regarder Shering de ses yeux d'un bleu de glace. Il était étonnant que Ehvalie ait remarqué Elverik et non Shering, car ce dernier était beaucoup plus attirant que le silencieux jeune homme. Shering était grand, aussi mince que Elverik ; il avait de beaux cheveux noirs, légèrement bouclés, avec quelques mèches retombant sur son front imperceptiblement bombé. Son teint olivâtre s'harmonisait parfaitement avec la couleur de ses yeux, un noir profond, à la teinte de velours. Chaque trait de son visage semblait avoir été modelé par un sculpteur soucieux de perfection, mais le tout était sauvé de la banalité par un léger sourire ironique qui flottait quasiment continuellement sur ses lèvres bien dessinées et par le regard, qui, pour être de velours, avait un éclat qui faisait pendant à son sourire.
   Seulement, l'attention d'Ehvalie avait sans doute été plus attirée par la fixité de la position d'Elverik que par sa beauté, car Shering avait incontestablement l'air vivant, ce qui n'était pas le cas d'Elverik. Plusieurs fois déjà, on avait félicité Shering sur le réalisme de sa merveilleuse statue et le gouverneur ne se souvenait pas sans un petit rire de ces épisodes, revoyant la tête de ceux qui venaient de le féliciter quand Elverik tournait son regard vers eux et les liquéfiait sur place.
    - Pars, Elverik, reprit Shering. Je crois que notre ami l'ambassadeur attend ta visite...
   Elverik ne daigna même pas sourire à la plaisanterie de Shering, mais celui-ci en avait l'habitude et il considérait maintenant le jeune homme comme un animal familier. Elverik n'avait qu'à obéir sans poser de questions, c'était tout ce qu'on lui demandait. Le jeune homme s'en alla tranquillement, d'une démarche très souple et Shering, de nouveau, songea avec quelque amusement que la plupart des gens pensaient d'Elverik qu'il était totalement idiot et incapable de se déplacer sans aide, d'où son immobilité. Shering, lui, même sans en avoir aucune certitude, savait bien que c'était loin d'être le cas...
   Vanishad attentait Elverik dans le couloir. Il savait toujours quand le jeune homme se faisait envoyer en mission et s'arrangeait pour le voir juste avant qu'il parte. Il était en effet libre de ses mouvements durant la journée, puisqu'il travaillait de nuit, rôdant dans la résidence pour y dénicher les éventuels intrus. On lisait dans son regard vert qu'il était déjà au courant de la visite de l'ambassadeur et de sa fille ; le fait que Elverik soit envoyé en mission suffisait pour qu'il sache que l'ambassadeur avait fait une erreur, une seule erreur, mais de taille.
    - Tu vas aller le tuer, dit-il en emboîtant le pas à Elverik.
   Le jeune homme ne répondit pas ; cela n'était pas nécessaire, car l'affirmation de Vanishad n'appelait pas de confirmation.
    - Et tu vas tuer sa fille aussi ? reprit-il.
   Elverik tourna légèrement la tête vers lui et son regard bleu glacier répondit pour lui.
    - Oh, fit seulement Vanishad, laissant un long silence avant de reprendre. C'est lui qui t'a demandé de ne pas le faire, n'est-ce pas ? Il est prêt à agir avec elle comme avec la veuve de Shoann.
   Elverik s'arrêta devant la porte ; amusé, Vanishad assista de nouveau à la décomposition du portier. Dès qu'il voyait Elverik, il devenait vert de peur et arrivait à peine à manoeuvrer les lourds verrous qui fermaient la porte. Aucun sauf-conduit n'était demandé au jeune homme et Vanishad disait avec humour que le seul regard d'Elverik suffisait pour qu'on le reconnaisse dans la nuit. Le jeune mercenaire s'arrêta sur le seuil, regardant Elverik s'enfoncer dans les ténèbres, ses semelles marquant leur empreinte dans la neige épaisse qui était tombée la veille, comme d'ordinaire en cette saison et à cette époque de l'année. Il remarqua juste assez distraitement que le dessin de la semelle était d'un modèle assez courant avant que Elverik ne soit englouti par la nuit.

   Quand Shering sortit de sa chambre le lendemain matin, Elverik l'attendait devant sa porte, fidèle à son poste. Le gouverneur s'en réjouit, sachant désormais que la menace qui avait pesé un temps sur sa tête avait disparu. Il prit place dans son fauteuil rembourré de coussins, soupirant d'aise, et se fit servir son petit déjeuner sur une table qu'on amena spécialement pour lui, comme tous les matins. Il achevait de manger une épaisse crêpe recouverte de sirop quand la porte s'ouvrit sur l'huissier pâle de terreur.
    - Je suis désolé, maître, bégaya-t-il, mais elle m'a forcé...
   Shering leva les yeux, surpris, et vit entrer Ehvalie, furieuse. Il s'aperçut alors que la jeune fille n'était pas vraiment jolie, mais plutôt que sa façon de s'arranger la faisait paraître telle.
    - Eh bien, très chère amie, fit-il, très urbain, en quel honneur forcez-vous ma porte de si bon matin ?
    - Vous avez tué mon père ! siffla Ehvalie, qui contenait à peine sa colère.
    - Votre père est mort ? s'exclama Shering, feignant la stupéfaction. Quand donc et comment ?
    - Comme si vous ne le saviez pas ! reprit Ehvalie.
    - Mon enfant, je vous jure que j'ignore tout de cette affaire. Je suppose qu'il a été tué hier soir, après notre entrevue. Votre accusation contre moi repose donc sur des raisons personnelles : je n'ai pas quitté mon domicile depuis ce moment et quelques centaines de personnes peuvent en témoigner.
    - Si ce n'est vous, c'est donc votre singe apprivoisé ! s'écria Ehvalie, montrant Elverik du doigt.
   Shering se tourna vers le jeune homme qui n'avait pas frémi, ni même montré qu'il avait compris qu'on parlait de lui.
    - Elverik, mon ami, as-tu entendu comment cette jeune personne parle de toi ? dit doucement le gouverneur.
   Elverik tourna légèrement la tête et son pâle regard bleu vint frapper la jeune fille en pleine face. Elle eut un vague instant de flottement, dû à l'étrange fascination qu'exerçait ce regard sur elle, puis elle se reprit, se redressant. Elle s'avança vers Elverik et se planta devant lui, provocante.
    - J'ai dit, espèce de primate, que tu avais tué mon père sur l'ordre de l'outre gonflée d'importance qui se prend pour un gouverneur.
   Si Shering n'apprécia que fort peu le commentaire que fit Ehvalie sur son compte, il fut impossible de déterminer ce que pensait Elverik. Il n'avait pas cillé et son regard restait toujours aussi fixe.
    - Par tous les dieux ! souffla Ehvalie. Cet homme est totalement idiot !
   Prise de colère à l'idée que son père était mort de la main de cet imbécile, elle serra les poings et frappa Elverik à coups redoublés. Son père lui avait toujours dit de se méfier des assassins, qu'ils avaient le sang chaud et qu'ils tuaient pour un oui ou pour un non. Elverik était un parfait cas d'exception : il ne broncha pas sous les coups et n'esquissa même pas un geste pour se défendre. Il restait impassible, le regard fixé devant lui, laissant Ehvalie le frapper de ses petits poings serrés.
    - Calme-la, Elverik, fit Shering d'un ton las.
   Il se passa la main sur le visage, étonné de se trouver déjà fatigué de si bonne heure. Elverik leva les mains et emprisonna les frêles poignets dans l'étau de ses doigts. Ehvalie se débattit, mais le jeune homme était bien plus fort qu'elle et elle ne réussit qu'à se meurtrir les poignets. Finalement, quelque chose céda en elle et elle s'abattit contre Elverik en pleurant et en crispant ses mains sur la douce tunique de velours noir du jeune homme.
   Cette faiblesse fut de courte durée. Il ne fallut que quelques instants à Ehvalie pour se reprendre et reculer, évitant de regarder Elverik, le visage en feu. Sans même prendre la peine d'essuyer ses larmes, elle alla droit à Shering et lui dit calmement :
    - Entre nous, c'est désormais une lutte à mort. Je vous ferai payer au centuple la mort de mon père et celle de Shoann, le dépouillement d'une héritière innocente. Oui, je vous le jure, vous paierez pour tout cela !
   Shering n'en parut pas autrement ému. Il la regarda gravement.
    - Ma pauvre enfant, fit-il doucement. Je ne sais quelle folie vous habite, mais vous m'accusez de choses que je ne connais même pas et vous me déclarez la guerre, alors que je ne connais même pas vos griefs.
    - Cessez de me jouer la comédie ! cria Ehvalie. Je sais ce que j'avance et j'ai les moyens de le prouver ! Prenez garde, gouverneur !
    - Dans ce cas, ma folle enfant, répondit calmement Shering, prenez garde à vous aussi. On n'est jamais trop prudent quand on s'engage sur la voie de la vengeance.
   A voir l'affrontement, on aurait donné à Shering une âme innocente, car son emportement faisait paraître Ehvalie enragée. Serrant les poings de fureur, la jeune fille quitta la grande salle, non sans avoir lancé à Shering un regard assassin et un coup d'oeil étrangement doux en direction d'Elverik.
   A la sortie de la grande salle, outre les gardes et l'huissier, il y avait aussi Vanishad. Il prit familièrement le bras de la jeune fille pour la raccompagner, faisant un signe de tête à l'huissier pour lui signaler qu'il se chargeait d'elle. Ehvalie fut si stupéfaite qu'elle ne songea même pas à se débattre.
    - Vous n'auriez pas dû parler sur ce ton à Elverik, dit tranquillement Vanishad, sur le même ton que s'il avait mené une conversation mondaine.
    - Et pourquoi donc ? se rebiffa Ehvalie.
    - Elverik n'a rien d'un idiot, reprit Vanishad. Il est parfaitement conscient de tout ce qu'on lui dit. Mais il a un léger problème...
    - Léger ! ricana la jeune fille. Vous en parlez à votre aise ! Il est complètement innocent, votre Elverik !
    - Pas le moindre du monde, continua le mercenaire avec une patience exagérée. Seulement, il a subi il y a longtemps une très forte commotion et, pour une raison ignorée de tous, il en est sorti muet et coupé du monde extérieur, refusant de communiquer avec les autres.
   Ehvalie s'arrêta et, malgré le malheur qu'elle venait elle-même de subir, ses yeux s'emplirent de larmes et sa lèvre inférieure se mit à trembler.
    - Oh ! Le pauvre..., fit-elle seulement. Depuis combien de temps est-il comme ça ?
    - Si j'ai bien tout compris, il avait quinze ans lors de cette commotion. Il en a actuellement environ trente.
   Ehvalie en resta foudroyée. Quinze ans que Elverik refusait de parler, quinze ans que les autres le prenaient pour un idiot, quinze ans qu'il regardait le monde de ses yeux bleu glacier sans jamais ciller ! Elle plongea son regard dans celui de Vanishad.
    - Je ne sais pas qui vous êtes, dit-elle, mais soyez sûr que vos paroles ne sont pas tombées dans l'oreille d'un sourd.
   Elle quitta la résidence du gouverneur et le lourd portail se referma derrière elle.

   Shering était encore furieux. Il se leva de son siège d'un bond et vint saisir Elverik aux épaules.
    - Tu te rends compte ? hurla-t-il. Elle a osé me menacer ! Moi ! Moi pour qui elle ne devrait avoir que respect !
   Le regard que lui rendit Elverik était totalement vide d'expression et cela calma aussitôt Shering.
    - Oui, tu as raison, murmura-t-il. Ça ne sert à rien de s'emporter... Réfléchissons plutôt.
   Il se mit à tourner en rond, selon sa bonne habitude. Il n'arrivait à réfléchir que lorsqu'il marchait. Il ne parvenait d'ailleurs pas à comprendre comment Elverik pouvait rester immobile toute la journée. Il jeta un coup d'oeil au jeune homme qui était toujours impavide et qui le suivait du regard sans manifester la moindre impatience ou la moindre réaction en général. Shering s'aperçut que c'était peut-être pour cette qualité qu'il appréciait tant Elverik. De plus, son mutisme avait un avantage considérable : le jeune homme ne le contrariait jamais et ne l'ennuyait pas avec de perpétuelles récriminations ou avec ses états d'âme.
   Shering frotta pensivement sa joue impeccablement rasée, tout en mordillant sa lèvre inférieure.
    - J'ai peut-être fait une erreur en la laissant vivre, admit-il soudain. Mais elle me semblait raisonnable. La mort de son père lui aura fait perdre les quelques parcelles d'intelligence que le ciel accorde aux femmes.
    - Que voilà d'aimables pensées pour un homme deux fois marié ! fit une douce voix ironique.
   Shering pivota sur ses talons et se trouva face à une femme qui, au premier abord, n'avait rien d'exceptionnel. Mais quand on la regardait bien, on voyait que ses yeux étaient une pure merveille, deux diamants noirs ombrés de longs cils fournis qui adoucissaient leur éclat, que son sourire était positivement enchanteur et que, si ses traits étaient un peu empâtés, ils étaient d'une perfection étonnante. Elle n'avait aucunement le type de la région, avec sa peau dorée et ses longs cheveux d'un noir luisant remontés sur sa tête en une souple masse de tresses étroitement entrelacées.
    - Hélérinna ! fit sèchement Shering, habitué depuis trop longtemps à la vue de cette femme pour admirer encore ses charmes. Tu sais pourtant bien que tu dois rester dans tes appartements !
    - Oui, je sais. Enfermée jusqu'au moment où la mort me permettra de sortir sans contrainte..., répondit Hélérinna de sa voix enchanteresse. J'en ai assez, Shering. Je veux pouvoir sortir. Je n'ai pas été habituée à toutes ces contraintes. Chez moi, j'étais libre de mes mouvements.
    - Ce n'est pourtant pas de ma faute si tu as été mal éduquée dans ta jeunesse, répondit Shering avec insolence.
   Hélérinna pâlit et serra les lèvres. Elle gardait un souvenir enchanteur de son pays d'enfance et aurait tout donné pour y retourner. Elle l'avait abandonné pour suivre Shering quand il le lui avait demandé, à l'époque où il était si empressé qu'elle avait cédé à ses insistances.
   Par hasard, ses yeux s'égarèrent du côté d'Elverik. Le jeune homme l'intriguait depuis longtemps, car elle ignorait tout des fonctions qu'il occupait auprès de Shering. Il lui sembla que le dur regard bleu avait un éclat de compassion, mais peut-être était-ce simplement un reflet trompeur de la lumière ou bien l'effet des larmes qui commençaient à se presser dans ses propres yeux.
   Shering se retourna vers sa première femme et la regarda longuement. Hélérinna était plus âgée que lui et faisait son âge, alors qu'il paraissait beaucoup plus jeune qu'il ne l'était réellement, et pourtant, elle était toujours aussi belle à sa manière. Mais comparée à Ehvalie, dont il gardait encore l'image devant ses yeux, elle faisait terne, banale.
    - Assez ! fit-il, en colère. Je ne veux plus entendre ces jérémiades ! Ici, la femme n'a aucune liberté et c'est aussi bien.
   Hélérinna n'eut pas l'air surprise de cet éclat. Elle eut un doux sourire.
    - Dire que tu peux être si aimable quand tu veux quelque chose..., soupira-t-elle.
   Elle tourna les talons dans un doux bruissement de tissu et disparut par une petite porte que Shering, malgré ses mauvaises habitudes, n'avait jamais pu se résoudre à condamner. Elle menait directement aux appartements des femmes, l'uraïlée, ce qui faisait que, de cet endroit, elles pouvaient entendre tout ce qu'il se disait dans la grande pièce où Shering recevait ses solliciteurs. L'uraïlée venait d'un mot de l'ancienne langue, celle qui n'était plus parlée que par les mystiques et qui avait été interdite depuis longtemps, car ses mots avaient des pouvoirs pour qui savait les prononcer correctement et sa mémoire ne subsistait plus que dans quelques mots éparpillés au hasard dans la langue actuelle. Uraïlée désignait, à l'origine, le lieu où les femmes se réunissaient lorsqu'elles s'invitaient mutuellement, à l'écart des oreilles indiscrètes. Peu à peu, avec l'arrivée des nouvelles règles morales dans la contrée, le mot avait désigné l'endroit où vivaient les femmes qui étaient désormais interdites de sortie.
   Shering regarda pensivement la tenture qui était retombée sur la porte, la dissimulant aux yeux des inconnus. Il imagina un instant qu'il y faisait entrer Ehvalie et cette idée le réjouit. Il se tourna aussitôt vers Elverik.
    - J'ai réfléchi, dit-il. Tu ne vas pas tuer Ehvalie. Elle est bien trop jolie pour qu'on lui coupe la gorge, ne penses-tu pas ?
   Elverik ne répondit rien, pour changer, et Shering savait parfaitement qu'il pouvait affirmer tout ce qu'il voulait sans même faire broncher le jeune homme.
    - Que dirais-tu plutôt de l'enlever et de l'amener dans l'uraïlée ? demanda-t-il d'une voix insinuante.
   Shering savait ce qu'il faisait en évoquant cette idée. Quand une femme avait pénétré dans l'uraïlée d'un homme, elle était considérée comme déshonorée si elle n'était pas épousée et tous la traitaient en paria. Elle était alors condamnée à mourir de faim ou de froid, selon la saison. Beaucoup se résolvaient alors à épouser l'homme qui leur avait joué ce mauvais tour, souvent à des conditions proches de l'humiliation. Elles renonçaient d'avance à tout et se comportaient quasiment comme des esclaves, alors qu'une épouse " normale " avait quand même quelques droits à l'intérieur de sa résidence.
   Mais il était aussi interdit à un homme d'entrer dans un uraïlée qui n'était pas le sien. Shering guetta la moindre réaction sur le visage impassible d'Elverik, comme s'il espérait que cette proposition le ferait sortir de ce mutisme dont il ignorait les causes. Mais Elverik ne répondit pas à cette provocation ouverte : il tourna simplement vers le gouverneur un regard toujours aussi vide d'expression et Shering comprit le message muet.
   - Oh, oui, bien sûr, tu ne peux pas y entrer ! marmonna-t-il comme s'il n'avait jamais essayé de le prendre au piège. Oh ! Amène-la ici, je saurai me débrouiller ensuite.
   Elverik n'acquiesça même pas et Shering en fut agacé. C'était la seule chose qui l'énervait chez Elverik : on ne savait jamais s'il avait compris ou non les ordres qu'on venait de lui donner.

Texte © Azraël 1998 - 2002.
Bordure et boutons Rococco Nights, de Moyra/Mystic PC 1998.

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