L'assassin aveugle

Prologue

   Shering se prélassait dans son fauteuil rembourré de nombreux coussins. Il avait horreur de ceux qui prêchaient l'inconfort pour l'élévation de l'âme. Son prédécesseur avait installé partout des fauteuils aussi durs que la pierre qui lui aigrissaient le caractère plutôt que lui élevaient l'âme. Shering les avait recouverts de coussins dès son accession à la suprême dignité.
   Il jeta un coup d'oeil à l'homme qui se tenait debout à sa droite, les bras croisés, l'air impassible. Il savait qu'il lui devait sa position actuelle. S'il ne s'était pas introduit, une nuit, dans la résidence de l'ancien gouverneur... Il n'osait même pas y penser. N'importe qui d'autre aurait eu peur de cet homme, mais ce n'était pas le cas de Shering. Il se flattait d'avoir un moyen de pression sur lui.
   Il s'appelait Elverik et ressemblait un peu à un mort-vivant : le teint blême, les yeux profondément enfoncés dans les orbites, d'un bleu de glace très clair et dur comme de la pierre. Ses cheveux d'un blond presque blanc lui faisaient comme un casque et descendaient dans son cou, touchant le col de la tunique noire qu'il portait. Il était très mince, de taille normale, sinon petite, mais d'une élégance étrange pour un tel homme.
   Shering frotta machinalement le chaton d'une de ses nombreuses bagues contre sa robe de lourd velours écarlate ; il savait que ce geste était révélateur d'une nervosité quelconque. Il jeta de nouveau un coup d'oeil en biais à Elverik ; celui-ci n'avait pas bougé d'un cil et c'était comme ça toute la journée. Shering pensait que c'était cette faculté qui le mettait mal à l'aise. Elverik restait toutes les journées debout à côté du fauteuil de son employeur - Shering n'aimait pas utiliser ce terme, il préférait celui de maître, même si le premier était sans doute plus exact -, fixant les éventuels visiteurs de son regard bleu glacier, qui donnait immanquablement un sentiment de culpabilité au malheureux nouveau venu.
   Il ne prononçait jamais un seul mot. Il était simplement là, présent, silencieux et menaçant. S'il n'avait jamais aucune arme à la main, et personne ne pouvait dire l'avoir vu armé, on sentait inconsciemment que les deux épées entrecroisées sur le mur derrière lui auraient eu leur place entre ses mains et qu'il n'hésiterait pas à les utiliser si le besoin s'en faisait sentir.
   Shering ne se souvenait pas de l'avoir jamais entendu parler. Entre eux, tout était de regards et de gestes. Shering était le seul à parler, à donner des ordres. Elverik le regardait sans la moindre émotion, acquiesçait d'un simple signe de tête une fois qu'il avait reçu ses ordres et partait sans rien ajouter. Shering ne voulait pas savoir d'où il tenait les renseignements qui lui étaient nécessaires pour accomplir les missions délicates qu'il lui confiait ; il préférait rester dans une bienheureuse ignorance. Elverik restait alors absent pendant une durée plus ou moins longue, selon ce qu'il avait à accomplir. Quand il faisait de nouveau son apparition devant la grande salle, Shering savait que ce qu'il avait ordonné avait été exécuté.
   Pourtant, il y avait un homme qui savait que Elverik avait su parler. Il s'appelait Vanishad et était mercenaire aux ordres de Shering. Vanishad était un géant à l'épaisse toison rousse, l'air plutôt sympathique en temps normal. Malgré sa grande stature, il était d'une agilité et d'une discrétion qui aurait presque pu faire concurrence à Elverik. Entre ses mains, une épée à deux mains ressemblait à un jouet pour enfant et on sentait qu'il savait la manier.
   Vanishad était entré au service de Shering presque en même temps que Elverik et la sauvagerie du jeune homme l'avait intrigué dès le début. Il avait essayé d'apprivoiser le petit animal farouche et sa sympathie avait fait le reste. Peu à peu, Elverik avait accepté plus facilement de rester en sa compagnie, même s'il restait obstinément silencieux. Leur début d'amitié avait évolué, mais tous deux évitaient de se montrer ensemble ; en effet, dans leur métier, il était dangereux d'avoir des amis, car la mort les emportait bien vite.

Texte © Azraël 1998 - 2002.
Bordure et boutons Rococco Nights, de Moyra/Mystic PC 1998.

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