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Le Sceptre de la Nuit
Dans son cachot, Sirius se redressa brusquement.
- Que se passe-t-il ? demanda Chantelys, effrayée.
- Sirane... elle a besoin de moi. Je dois y aller !
Il dégaina son épée et s'acharna sur la porte qui tremblait violemment. Le bois volait partout et les ferrures pendaient misérablement, inutiles. La porte céda et s'ouvrit en grand. Sirius serra rapidement Chantelys contre lui et s'élança au dehors. Jerk eut la malencontreuse idée de croiser son chemin et de vouloir l'arrêter. D'un coup d'épée, Sirius s'en débarrassa et courut vers sa soeur. Pendant ce temps, Gork était entré dans le cachot où Chantelys restait sagement pour que Sirius puisse facilement la retrouver. Il souleva la jeune fille dans ses bras et l'emporta à l'abri. Sirius ignorait où il devait aller et il errait un peu au hasard, quand il croisa une des formes tourmentées prisonnières de Symaris. Il lui demanda de le guider jusqu'à la pièce d'azur, ce que le fantôme fit avec plaisir, étant d'un naturel serviable. Le jeune guerrier surgit en trombe dans la Pièce Noire et Sirane, en le voyant, étouffa un sanglot de soulagement.
- Sirius ! Oh, par Sorcerak...
- N'aie crainte, Sirane, je saurai te protéger.
Il avait un air farouche et son épée flamboyante inspirait le respect. D'un coup d'oeil, il engloba toute la scène et comprit la situation.
- Je comprends maintenant pourquoi tu ne te fatiguais pas trop pendant l'expédition pour le Sceptre, Noor ! ricana-t-il. Tu avais bien autre chose en tête. Il fallait ouvrir la Porte de l'Ombre ! Tu me disais que tu n'avais séduit Sirane que par accident, mais je suppose que tout était prémédité ; il fallait qu'elle succombe à ton charme, pour que tu puisses la perdre au point de lui faire accomplir tout ce que tu voulais. Tu es bien un mage du mal, va ! Lâche et égoïste.
Noor le regarda de ses yeux bleus.
- Que t'importe-t-il que je l'aime ou non ? demanda-t-il avec lassitude. Maintenant, je ne m'appartiens plus. Voici celle qui est la maîtresse de mon âme, de mon coeur et de ma puissance.
Il désigna la grande jeune femme à côté de lui.
- Ainsi, je présume qu'il s'agit de ma victime, déclara Erza, avec un sourire gourmand.
- Ni victime, ni à toi, Erza ! s'exclama le jeune homme, qui avait reconnu la déesse. Je ne t'appartiendrai jamais ! Je ne suis pas aussi faible que Noor, moi ! Tu ne m'auras pas aussi facilement !
- Mais si, mon jeune guerrier, tu m'appartiendras. Et quand je t'aurai tué, après de longues souffrances, je me délecterai de voir ton âme torturée par les mille tourments de la mort.
- C'est un fait, je ne serai à toi qu'une fois mort. Mais ce moment-là, tu l'auras payé chèrement !
Erza rit doucement mais Sirius ne répondit pas à cette provocation. Il prit sa soeur dans ses bras et allait repasser dans la pièce d'azur en disant :
- Ne crois pas que je te fuie, Erza ! Nous nous reverrons, je te le jure !
La Princesse de l'Ombre l'arrêta d'un geste.
- Un moment, mon jeune guerrier. Thyrs veut la compagnie de ta soeur. Tu ne vas pas la lui refuser ?
- Appelle Thyrs, rétorqua Sirius, qui ignorait qu'il s'agissait du Dragon des Ténèbres, et nous verrons s'il veut toujours enlever Sirane.
Erza sourit.
- Suis-moi, jeune guerrier.
Guidée par Noor, la déesse de l'Ombre descendit dans la grotte de Thyrs. Sirius tenait toujours Sirane dans ses bras, mais il ne se sentait pas tranquille. Le calme d'Erza cachait quelque chose. Il comprit quand il se retrouva devant le grand dragon noir. Celui-ci releva sa fine tête et interrogea de sa voix rocailleuse :
- Quelle est la raison de cette irruption en mon domaine ?
Erza eut un rire amusé et expliqua :
- Le jeune guerrier m'accompagnant refuse de te laisser sa soeur, que nous nous préparions à t'offrir. Il veut lutter contre toi. Il m'était réservé en sacrifice, mais je te le laisse de bon coeur si le spectacle en vaut la peine.
Thyrs rit et son rire roula d'une façon inquiétante sur la pierre sombre de sa grotte.
- Aucun humain ne peut me vaincre au combat. Je suis invincible !
Sirius déposa sa soeur à terre, dégaina son épée et s'avança vers le dragon.
- Aussi n'est-ce pas un humain ordinaire qui vient te défier ! Je suis le protégé d'un dieu, pratiquement son fils.
- Le jeune demi-dieu de ma Reine veut me défier ! lança Thyrs, reconnaissant Sirius. Oh oh ! Cela tombe bien, je commençais à en avoir assez de toi.
Il inspira une grande goulée d'air et cracha une gigantesque gerbe de feu meurtrier. Surpris, il vit que Sirius ne faisait rien pour l'éviter : au contraire, le jeune homme se plaça droit sur la trajectoire du feu et tendit son épée à deux mains horizontalement devant lui. Quand les flammes rencontrèrent le métal, il y eut un gémissement suraigu et le feu s'éteignit brutalement dans une odeur de soufre. Thyrs en fut ébahi et furieux.
- Quel est ce prodige ?
- Mon épée est magique, Thyrs. Je t'avais dit que je n'étais pas un mortel ordinaire. Tu as lancé ta première attaque, à moi l'honneur de la suivante !
Il se jeta en avant, l'épée haute, et l'abattit sur le poitrail du dragon, là où les écailles étaient les plus souples. Thyrs ne daigna même pas contrer l'attaque. L'épée de Sirius, si tranchante qu'elle fut, n'entama même pas le cuir épais du dragon.
- Apprends, mon jeune adversaire, que je ne suis pas non plus un dragon ordinaire. Mes écailles sont d'une dureté exceptionnelle et aucune arme, même magique, ne peut les traverser. Je suis invulnérable.
Mais Sirius ne s'avouait jamais vaincu quand il avait commencé quelque chose.
Le combat continua donc, avec ces règles étranges qu'ils avaient définies tacitement : une attaque à la fois, chacun à leur tour, et le moyen de défense ne devait pas être préjudiciable à celui qui attaquait, dans la limite du possible. Mais quand Thyrs tenta de refermer ses mâchoires sur Sirius, le jeune homme fut obligé d'interposer son épée entre les redoutables dents et lui. Le dragon poussa un rugissement de douleur et Sirius bondit en arrière.
- Excuse-moi, Thyrs, je ne pouvais pas faire autrement.
- Je m'en rends compte. A ton tour.
Le jeune homme lança une attaque et Thyrs dut se défendre avec vigueur. Ses griffes déchirèrent le bras de Sirius. Celui-ci pâlit considérablement, mais aucun gémissement de douleur ne s'échappa de ses lèvres serrées.
- Pardonne-moi, jeune adversaire, fit le dragon de sa voix rocailleuse.
Sirius secoua la tête d'un air résolu et regarda calmement les gouttes de son sang s'écraser sur le sol noir de la grotte.
- Ne t'occupe pas de cela, Thyrs. Continuons.
Le grand dragon noir jeta sa patte en avant dans un mouvement rapide et inattendu. Sirius plongea par terre et contre-attaqua aussitôt. Thyrs eut une sorte de soupir, qui projeta une gerbe de feu sur le jeune homme. Celui-ci leva son bras devant lui, en un geste dérisoire de protection, car il n'avait aucun moyen de l'éviter. Il attendit le coup de grâce, songeant seulement qu'il laissait Sirane entre les griffes d'Erza. Il sentit une brusque chaleur au niveau de son bras et s'aperçut que la flamme, comme dans la forêt, s'était enroulée autour de son poignet marqué et insensibilisé par les squelettes de la Reine des Ténèbres. Thyrs regarda ce phénomène avec des yeux exorbités de surprise.
- C'est bien la première fois que je vois cela, marmonna-t-il. J'ignorais que la marque blanche immunisait aussi contre le feu de dragon, qui est bien plus puissant que n'importe quel feu. Reprenons, mon valeureux adversaire, dit-il à voix haute. A toi l'honneur.
Sirius venait de trouver le point faible du dragon, mais cela lui répugnait de tuer ce superbe animal, tout monstre malfaisant qu'il soit. Cependant, il n'avait pas le choix. Il était sérieusement blessé au bras et perdait du sang abondamment. S'il devait agir, c'était maintenant ou jamais.
Alors il assura Salmeera dans sa main et, de nouveau, se jeta en avant. Cette fois-ci, ce ne fut pas le poitrail du dragon qu'il visa, mais bien le bel oeil d'or liquide. Thyrs comprit et redressa promptement la tête, mais Sirius avait été plus rapide : il avait affermi sa prise et était debout sur le museau du monstre. Il hésita un court instant, car le dragon, vu du sol, était déjà impressionnant, mais en face du regard ambre, Sirius se sentit vraiment minuscule.
- Pardon, Thyrs, mais je ne peux pas te laisser tuer ma soeur !
Il leva son épée. Thyrs tenta une dernière fois de se débarrasser de lui, mais Sirius plongea son arme dans l'oeil et il sut que sa lame avait atteint le cerveau. Le dragon rugit de douleur et cracha une boule de feu, déjà teintée de rouge. Sirius avait entendu parler de la rumeur qui prétendait que la dernière gerbe de feu d'un dragon à l'agonie était rouge de sang. Il retira son épée d'un coup sec et sauta à terre. Thyrs se redressa de toute sa hauteur, dans un effort ultime et du feu pourpre jaillit de sa gueule. Il fixa son oeil indemne sur Sirius et articula :
- Tu gagnes, jeune guerrier... Ma Reine avait raison : tu es un demi-dieu et tu es le meilleur...
Il s'effondra et le sol trembla sous son poids. Sirius souleva sa soeur et se tourna vers la Princesse de l'Ombre.
- La lutte ne fait que commencer, Erza.
Il disparut. Erza éclata de rire.
- Amusant, ce jeune homme. Il me plaît, mais il mourra quand même. Mène-moi à ta soeur, ô mon grand prêtre !
Sirius entra en coup de vent dans son cachot, mais il était vide. Gork entra à ce moment.
- Suis-moi. J'ai mis ton amie en sûreté. Quelle folie d'être revenu !
- Ne t'avais-je pas promis de venir de libérer ?
- Il est trop tard maintenant. Les mauvaises puissances sont déchaînées.
Chantelys se jeta dans les bras du jeune homme aussitôt qu'elle le vit, mais celui-ci dit sans attendre :
- Sirane, Chantelys, vous allez quitter immédiatement le château. Gork veillera sur vous.
- Et toi, Sirius ? demanda Sirane, anxieuse.
Le jeune homme eut un rictus de mauvais augure.
- Moi ? Je vais respecter une promesse faite à Erza !
Chantelys l'arrêta net.
- Erza ? Elle... elle est libre ?
- Noor lui a ouvert les portes.
- Je dois la voir ! Je dois lui demander de libérer les dieux-elfes !
- Pas question ! Je l'occuperai pendant que vous irez les délivrer sans sa permission !
- Mais j'ai besoin de vous !
- Je veux bien me sacrifier, proposa Gork.
- Impossible. Tu dois veiller sur elles.
- Moi, je sais qui pourrait t'aider : Symaris.
- Tu es folle, Sirane. Tu crois qu'elle va accepter de s'opposer à Erza pour que vous puissiez vous enfuir saines et sauves ?
- Si tu te montres suffisamment persuasif, oui.
Devant l'air éberlué de son frère, Sirane continua :
- Elle est amoureuse de toi, Sirius. Je l'ai observée pendant le voyage. Elle ne te quittait pas des yeux.
- D'accord. De toute façon, c'est notre seule chance.
Sirius partit sans rien ajouter. Grâce à l'aide des formes tourmentées du château, qui avaient compris que le jeune homme pouvait être celui qui leur rendrait la paix, il réussit à voir Symaris avant que Noor ne se décidât à lui amener Erza, en passant par un chemin que seules les formes tourmentées connaissaient. Ce qu'il lui dit, personne n'en sut jamais rien, car il refusa d'en parler. Mais il avait arraché à la Reine des Ténèbres la promesse de retenir Erza le plus longtemps possible et d'essayer de la mettre en colère.
Sirius et Chantelys entrèrent dans la Pièce Noire et la prêtresse appela chaque dieu-elfe par son nom, y compris les dieux des ténèbres, qu'Erza avait englobés aussi dans sa vengeance. Les corps des dieux étaient là, sans âme, puisqu'il fallait briser le cristal bleu. Chantelys sortit son écrin. La flamme noire qui brillait sur l'autel s'éteignit brutalement, ne pouvant résister à la pureté du cristal. La jeune elfe prononça le mot magique :
- Fergistan.
L'écrin de givre s'ouvrit, dévoilant le somptueux joyau bleu, qui diffusait la seule lumière de la pièce.
- Brisez-le, dit Sirius d'une voix rauque.
- Je... Je ne sais pas comment on le brise.
Au moment où la flamme noire s'était éteinte, Erza avait senti un grand trouble s'élever en elle et elle se hâtait vers la Pièce Noire, malgré les artifices de Symaris pour la retenir. Sirius reçut un appel mental de la Reine des Ténèbres, qui lui semblait entièrement dévouée. Il enlaça Chantelys. Elle comprit qu'il se passait quelque chose de grave et elle le serra presque désespérément dans ses bras, mais bientôt, la main apaisante du jeune homme vint lui caresser délicatement les cheveux. Il lui prit le visage entre les mains et l'embrassa. Entre eux, le cristal bleu eut une brusque lueur et se brisa en mille morceaux, rendant leur âme aux dieux-elfes. Erza arriva sur ces entrefaites et elle vit les dieux-elfes libérés de son emprise. Mais surtout, elle vit Sirius et Chantelys qui s'embrassaient et ce long baiser lui fit l'effet d'une défaite. Elle poussa un cri de rage. Le jeune homme se sépara de la prêtresse, tachant de son sang sa tunique verte, et lui murmura :
- Adieu, Chantelys, c'est le dernier combat !
Il lui ôta la bague de diamant avec laquelle elle l'avait guéri après le combat contre l'homme des neiges, la glissa à son propre doigt et chuchota :
- Ce sera mon talisman.
La pierre terne sembla jeter un éclair lorsqu'il dégaina son épée et se tourna vers Erza.
Il lança une longue clameur victorieuse, puis dit :
- Je suis Sirius, petit-fils de l'Errant. Mon grand-père s'est opposé à toi, et je reprends le flambeau ! Tu ne resteras pas parmi nous, Erza ! Le sang d'Ukkraq coule dans mes veines. Vois, j'ai sa marque !
Il se débarrassa de sa tunique et la rune de l'Errant apparut à la lueur de l'aura des dieux.
- La reconnais-tu, Erza ? C'est la même que celle que tu as fait graver sur ton épée, pour tuer Ukkraq par traîtrise ! La rune du sommeil éternel, celle qui est devenue le symbole de l'Errant ! Par elle, tu as vaincu, et par elle, je te vaincrai, vengeant ainsi l'offense faite à ma famille et nettoyant la tache de sang qui souillait mon âme ! Mon épée est Salmeera, l'épée de l'Errant, qui te connaît bien, puisqu'elle a déjà goûté à ton sang, et elle est impatiente de le verser à nouveau !
Erza ricana avec mépris.
- Tu ne feras rien du tout, pauvre mortel ! Même si tu as vaincu Thyrs, que peux-tu contre une déesse ? Je vais te réduire à néant !
Elle commença une longue incantation. Sirius se jeta sur elle, l'épée haute.
- Pour venger mon grand-père, pour sauver ma soeur de l'emprise du mal et pour que jamais plus les mortels ne soient inquiétés par ta présence malfaisante !
Il abattit son épée. Erza hurla de douleur, s'effondra au sol et réapparut deux mètres plus loin !
- Pauvre sot ! Ignores-tu que je suis immortelle ?
Sirius ne lâcha pas prise. Vingt fois, il tua Erza, vingt fois, elle mourut et vingt fois, elle ressuscita. La déesse commençait à s'inquiéter, car elle n'avait qu'un nombre de vies limité sur le monde et elle arrivait à la fin.
Sirius, uniquement pour la narguer, entonna ses couplets favoris du Chant des Aventuriers, que la déesse connaissait bien, puisqu'il datait de l'époque où Ukkraq s'était opposé à elle.
- Quand triomphent les forces occultes,
Quand le côté noir exulte,
Quand les lèvres ne connaissent plus que les insultes,
Seul contre tous, tu surgis du tumulte,
Toi que jamais rien ne rebute,
Même si plus dure sera ta chute.
Tu erres éternellement, sans peur,
Car tu es le vent, celui d'ailleurs ;
Si ton premier mot fut loyauté,
Le second fut liberté :
Elle coule dans ton sang,
Le rendant toujours plus ardent.
Debout dans la solitude nocturne,
Tu te dresses, immense et taciturne,
Et tu regardes le soleil briller,
Et tu regardes la lune pleurer,
Oh, vagabond des dunes,
Voyageur des brunes.
Voici ton hymne, ô aventurier,
Toi, l'élu des dieux justiciers !
La solitude est ta compagne de souffrance,
Comme la malédiction est celle d'errance.
Debout au milieu des syzygies,
Tu restes seul, l'insoumis.
Il rajouta un nouveau couplet, qui ne faisait pas partie de ses favoris, mais qu'il trouvait adapté à la situation pour faire enrager Erza :
- Toutes les portes te sont fermées
Et tous les lieux te sont interdits ;
Ton nom est sans cesse maudit,
Car on craint la vitesse de ton épée,
Car la magie paraît impuissante contre toi
Car, pire que tout, ton courage est ta seule foi.
Ces notes ironiques conclurent son chant, sans pour autant qu'il s'interrompît de combattre.
Trois nouveaux venus arrivèrent à cet instant-là : Sirane, qui connaissait bien ce chant, dont la mélodie avait bercé son enfance, et qui était un peu étonnée d'entendre son frère chanter alors qu'il affrontait Erza, Symaris, également surprise d'entendre un chant dans cette pièce, qu'elle savait être celle donnant sur le monde d'Erza, raison pour laquelle Furtifer l'avait cloîtrée ici, puisque la haine de Symaris pour Erza était bien connue, et Gork, le gladiateur contre qui Sirius avait lutté dans l'arène et qui était normalement chargé de veiller sur Sirane. Symaris pâlit affreusement en voyant Sirius combattre la déesse du côté noir de la mort, et son unique oeil eut une lueur inquiète. Elle regarda le sceptre de bois noir qui pendait à la ceinture de sa longue robe noire brodée d'étranges symboles argentés. C'était un sceptre ferré d'argent et de bronze, couvert sur toute sa longueur de runes mystérieuses. Elle le prit dans sa main, semblant ressentir avec plaisir la puissance qu'il contenait. Son regard borgne allait du groupe qui se tenait devant elle au Sceptre de la Nuit. Elle hésitait visiblement sur sa cible. Elle avait le choix entre éliminer tous ceux qui se trouvaient ici, y compris Erza en la renvoyant dans son royaume, et vivre en déesse au pouvoir incontesté ou encore ne tuer que Noor et Erza, pour pouvoir garder Sirius avec elle. Elle sembla prendre sa décision et leva le Sceptre en direction de son frère. Mais elle baissa sa main, décontenancée. Elle ferma les yeux et se demanda un court instant si elle pourrait tuer son frère. Elle releva le Sceptre et le pointa sur Sirius. Sa main tremblait tant qu'elle crut qu'elle allait laisser tomber l'objet. Dans une inspiration, elle le tourna vers Noor et prononça l'incantation avant de flancher. Le rayon d'énergie du Sceptre traversa les airs et toucha Noor qui fut projeté avec violence contre la muraille. Il ne parut pas trop en souffrir et se redressa, étonné. Symaris étouffa un cri de rage : le Sceptre n'avait pas eu du tout l'effet qu'elle escomptait ! Le sortilège qu'elle avait lancé aurait dû foudroyer Noor et le tuer sur le coup. Vraiment, le Sceptre de la Nuit n'était plus ce qu'il était et avait de bien étranges réactions...
Erza prononçait les dernières paroles de l'incantation qu'elle avait entamée quand Sirius s'était lancé à l'attaque contre elle :
- Que les mille flammes noires rongent ton corps
Que ton âme soit torturée dans le sein de la mort...
Symaris releva vivement la tête et pâlit de nouveau. Chantelys, en la voyant réagir ainsi, comprit qu'il se passait quelque chose de grave touchant Sirius et eut un cri étranglé ; aussitôt, le jeune homme sursauta et se tourna à demi vers elle, croyant qu'elle était attaquée. Symaris surprit ce geste rapide, fouilla la pièce de son oeil, semblant chercher un secours, puis son regard s'arrêta sur Gork, à qui elle ordonna :
- Va tuer Sirius ! Vite !
- Je refuse ! C'est mon ami !
- Si tu ne le fais pas, il va souffrir pendant l'éternité ! Gork, c'est un ordre ! Je suis la Reine des Ténèbres.
Soudain prise de folie, elle ajouta :
- Je l'aime, Gork, depuis le premier jour, mais tu vas aller le tuer, parce que je ne pourrais jamais plus vivre en paix. Il doit mourir, pour son bien et pour le mien. C'est la prêtresse qu'il aime et non moi. Va le tuer et ne discute pas !
Sirius ne se préoccupait pas de cela, ni de ce que pouvait dire Erza. Il ne songeait qu'à une chose, chasser la mauvaise déesse du monde mortel. Sirane s'adressa à Noor :
- Mais fais donc quelque chose ! Es-tu vraiment donc le lâche que je crois ? Ne vois-tu pas que Sirius va gagner ? Tu te retrouveras dans le camp des vaincus. Comment pourras-tu supporter une telle infamie ? ajouta-t-elle avec perfidie. Mon pauvre Noor, tu es vraiment un incapable ! Tu aurais dû prévoir que mon frère serait le plus fort. Je t'avais dit de quitter le côté noir ! C'est maintenant l'occasion ou jamais de le faire. Tu peux nous aider contre le mal ! Tu sais beaucoup de choses et cela nous permettrait de le combattre plus aisément !
Le jeune guerrier, irrité que sa soeur puisse encore avoir un espoir en Noor, cria sans cesser de combattre :
- Une fois que j'en aurai fini avec Erza, je m'occuperai personnellement de toi, Noor !
Mais un fait inattendu se produisit : Sirius poussa un cri horrible, abattit une dernière fois son épée sur Erza en ne réussissant qu'à la blesser grièvement et s'effondra, un poignard enfoncé dans le corps. Il tourna son regard vers Gork qui ne semblait pas réaliser ce qu'il venait de faire. En effet, Symaris, dévorée de jalousie, avait pris possession de son esprit et le forçait à faire ce qu'elle voulait.
- C'est toi, Gork, mon ami, qui me tues, toi que je venais délivrer ?
- C'est pour que tu ne souffres pas pendant l'éternité, expliqua le gladiateur, les larmes aux yeux.
C'était la seule chose qu'il avait retenu du discours de Symaris et qu'il put dire sans qu'elle intervint.
- Oh, Hypnoz, murmura Sirius, je ne devais pas mourir ainsi ! M'aurais-tu trompé ?
La voix céleste du dieu du soleil se fit entendre :
- Non, Sirius, ta mort séparera définitivement Sirane de Noor par un mur de haine.
Le jeune homme eut un rictus douloureux ; il se redressa, souleva Salmeera avec difficulté et refit face à Erza, qui s'était relevée aussi. Sirius articula lentement, un sourire ironique sur ses lèvres.
- Quand triomphent les forces occultes,
Quand le côté noir exulte,
Quand les lèvres ne connaissent plus que les insultes,
Seul contre tous, tu surgis du tumulte,
Toi que jamais rien ne rebute,
Même si plus dure sera ta chute.
Il leva son épée et en frappa Erza qui tendait encore vers lui son doigt chargé d'énergie dévastatrice. La déesse de la mauvaise mort tomba, mortellement touchée.
Sirius, que ce dernier effort avait achevé, s'effondra à son tour. Chantelys se jeta à genoux à côté de lui, ses longs cheveux blonds encadrant son visage en pleurs.
- Sirius, Sirius, qu'as-tu fait là ? Ne meurs pas, je t'en prie..., sanglota-t-elle, si émue qu'elle ne se rendit même pas compte qu'elle le tutoyait.
- C'était la dernière incarnation d'Erza, articula le jeune homme. Je meurs... pour rien.
- Ne mourez pas, vous n'en avez pas le droit !
- Vous voyez une autre solution ? rétorqua Sirius, réussissant à être encore ironique.
Il ajouta, à voix très basse :
- Dans ma botte..., une rune, ma rune, celle qui empêche au Sceptre d'être efficace... Enterrez-la avec moi. Ce sera... ma revanche sur Erza ! reprit-il, épuisé.
Il essaya de rire, d'un rire sauvage et rauque qui le brisa :
- Ne pleurez pas, Vénérée, vos larmes vont geler !
Il fixa Chantelys et lui chuchota :
- J'ai rempli toutes mes missions auprès de vous. C'est bientôt la fin, inutile d'essayer de me guérir. Je vous aime, Chantelys, maintenant et dans la mort.
Il ferma les yeux et murmura :
- Kit... ma mort, mon amour... dites-lui... jurez...
- Je le vous le jure.
- Et puis... Manipur...pour Edwynn, Symaris a promis...
- C'est juré aussi.
- Alors c'est bien.
Il essaya de sourire, mais l'ébauche se figea sur ses lèvres ; la jeune elfe éclata en sanglots silencieux devant son ami mort. Le diamant terne qui était glissé au doigt de Sirius reprit subitement son éclat d'origine, sa brillance fabuleuse, et étincela de mille feux ; puis, aussi soudainement, il s'éteignit à jamais, redevenant terne, virant lentement au noir.
Chantelys se baissa et posa ses lèvres sur le diamant.
- Qu'il reste à ton doigt jusqu'à la fin des temps, mon amour.
Relevant les yeux, elle aperçut une larme étincelante qui roulait le long de la joue pâle du jeune homme, une larme aussi brillante qu'un diamant.
- La première larme que je te vois verser... ta première larme, ajouta-t-elle sur une inspiration subite.
Elle eut l'impression d'avoir vécu toute la vie de Sirius et elle comprit, le coeur serré, qu'elle avait reçu sa mémoire. Elle était maintenant Sirius. Sirane poussa un cri déchirant, leva les mains vers le ciel et cria :
- J'en appelle aux pouvoirs des Huit Cercles Infernaux !
Par le Cercle Blanc, que le feu consume ce château !
Par le Cercle Rouge, que la voix du sang crie victoire !
Par le Cercle Noir, que les ténèbres disparaissent du territoire !
Par le Cercle de la Peur, que les dents ennemies s'entrechoquent !
Par le Cercle de la Terreur, que l'on tremble devant ce que j'invoque !
Par le Cercle de Sang, que la vie criminelle parte en fumée !
Par le Cercle de Mort, que s'accomplisse ce que j'ai ordonné !
- Non, par tous les dieux infernaux, ne fais pas cela ! cria Symaris, dont l'amour renaissait maintenant que Sirius était mort. J'ai fait tuer Sirius pour le sauver des tourments éternels que lui promettait Erza !
- Tu m'as bien obéi, Reine des Ténèbres ! persifla Erza dans son dernier souffle mortel, pour anéantir ce que venait de dire la jeune femme.
- Il est mort par ton manque de confiance en lui, Symaris ! lança Chantelys. Il aurait vaincu !
Mais Sirane se moquait de savoir pourquoi Sirius était mort. La seule chose qui lui importait était de le venger ! Elle prononça donc les dernières paroles :
- Des ténèbres au néant, ma voix couvre tous les cris,
Des mortels aux dieux, que la mort fasse ce que j'ai promis !
Chantelys et Sirane se tenaient côte à côte, le cadavre de Sirius à leurs pieds. Le feu se déclencha autour d'elles et dans un hurlement de souffrance, Erza rendit le dernier soupir, Symaris s'effondra et Noor resta debout aussi longtemps qu'il le put, stoïque, fixant Sirane de ses yeux entièrement bleus, sa main sur sa poitrine, là où le nom de la jeune fille était inscrit. Gork, insensible à tout ce qui se passait autour de lui depuis qu'il avait éventré Sirius, s'était poignardé avant que Sirane ne déchaînât le pouvoir des Huit Cercles. Les jeunes filles, au milieu de la fournaise, voyaient leur vengeance s'accomplir sous leurs yeux.
Soudain le feu s'éteignit aussi brusquement qu'il s'était allumé. Sur les cendres du château, il ne restait que le Joyau des Ténèbres et le Sceptre de la Nuit, les deux objets maléfiques ayant appartenu à Erza et dont Symaris s'était emparée. Les formes tourmentées, que Sirane avait aperçues hantant le château, s'approchèrent d'elles, soumises.
- Symaris est morte, vous n'avez plus à lui obéir, dit la jeune prêtresse.
Les formes tourmentées poussèrent un soupir de soulagement et disparurent à jamais de la surface de la terre. Sirane et Chantelys allèrent à la grotte de Thyrs et ne virent qu'un grand tas d'os. Le Dragon des Ténèbres avait été vaincu par son ennemi le Soleil. La Forêt Envoûtée était jonchée d'os, restes pitoyables de l'armée de squelettes de Symaris, qui, n'étant plus soutenue par la puissance de la Reine, s'était désagrégée sur place. Une nuée de dragons d'or, d'argent et de bronze s'envola d'une grotte annexe, gardée par celle de Thyrs. Un vieux dragon d'or se posa devant les jeunes filles.
- Nous vous remercions de nous avoir libérés. Nous sommes les bons dragons, que Symaris avait capturés et confiés à la garde de Thyrs. Maintenant, nous allons pouvoir repeupler le monde des dragons. Si jamais vous avez besoin d'aide, n'hésitez pas à nous appeler. Notre peuple sera toujours votre allié.
Les dragons s'éloignèrent. Chantelys alla aux écuries chercher Manipur, pour respecter la parole qu'elle avait donnée à Sirius de l'offrir à Edwynn. Les dieux-elfes apparurent alors qu'elle revenait avec l'étalon, menés par Sircor et Sham.
- Nous venons nous apporter nos condoléances pour la mort de Sirius, commença gravement le dieu des bois.
- Pourquoi, Sirius, pourquoi ? demanda Chantelys, les yeux pleins de larmes. Vous lui aviez promis un grand destin...
- Non, Chantelys, répondit le dieu. Il savait ce qu'il faisait et il a choisi son destin en connaissance de cause. Il avait le choix entre vous accompagner et finir éventré comme l'oiseau ou vous abandonner et avoir un grand destin, devenir un nouvel Errant. Mais pour cette deuxième solution, il aurait fallu qu'il acceptât que vous mourriez, que les années passent, que sa puissance se développe pour pouvoir enfin vous venger et libérer Solaris des présences malfaisantes de Noor et Symaris, et du danger que représentait Erza. Il a préféré se sacrifier pour que Sirane et toi viviez. C'est regrettable qu'il n'y ait pas eu d'autre issue possible.
Sirane articula, les yeux secs :
- Vous pourrez assister à son enterrement.
- Non pas ! s'exclama Sham. Il doit être enterré dans un tombeau de glace, celui d'Ukkraq, pour qu'Erza ne puisse jamais l'atteindre. Tu dois retrouver ce tombeau, Sirane. Il donne accès au monde de la Princesse de l'Ombre. Et seulement quand tu l'auras trouvé, tu pourras enterrer Sirius. Nous serons les gardiens de son corps pendant ta quête. Chantelys, puisque tu n'es plus Gardienne du Cristal Bleu, tu seras celle de Sirius.
La jeune elfe acquiesça.
Une jeune femme à la longue chevelure rousse s'agenouilla près du corps du guerrier. Derrière elle se tenait Sircor, la tête baissée vers le sol, soufflant tristement sur la main inerte de son ami. Chantelys comprit qu'il s'agissait de Crinalys, dite Creely en son incarnation, la déesse des animaux et plus particulièrement des chevaux. Elle remit tendrement les mèches cuivrées en place, referma avec douceur les paupières sur les yeux aux reflets de jade et murmura :
- J'aurais aimé te connaître, fier guerrier, toi qui avais tant de mes pouvoirs, toi qui as donné ta vie pour que nous puissions vivre enfin libres... Les dieux se sont montrés bien ingrats envers ta famille. Je te jure que tu revivras. Ce sera ma façon de te remercier. A ta prochaine existence, je te ferai cadeau de Sircor, mon destrier, mon compagnon de toujours, l'immortel étalon au souffle inépuisable et à la fidélité éternelle. Adieu, Sirius, fils de dieu, et merci. Merci pour tout ce que tu m'auras appris.
Creely se redressa et alla rejoindre Lourak, le dieu des loups, son époux. La Gardienne du Cristal Bleu se pencha vers Sirius et posa ses lèvres sur les lèvres déjà froides du cadavre.
- Si tu m'as avoué ton amour, Sirius, chuchota-t-elle, je n'ai pas eu le temps de te dire le mien. Apprends-le maintenant, puisqu'il est trop tard.
Sa mémoire fraîchement acquise lui restitua quelques couplets du Chant des Aventuriers.
- Quand la mort s'emparera de toi, fier aventurier,
Les cris de joie résonneront autour de ton cadavre,
Car il ne sera plus, celui qui se disait justicier.
Mais la planète n'aura plus rien d'un havre,
Et ton absence sera ressentie cruellement.
Tous pleureront alors la disparition de ton sang.
Ne nous quitte pas, ô ami ! Non, jamais !
Tu ne peux nous abandonner au mal.
Mes larmes coulent pour toi, tu sais,
Et mon coeur n'est pas en paix en te voyant si pâle.
Mais sache que je t'offrirai le tombeau des glaces
Pour que ton corps ait le repos sans menaces.
Ami, tu étais mon soleil et toute ma vie.
Maintenant, ton étoile a perdu son énergie.
Je ne te verrais plus surgir à l'horizon,
Les cheveux fous, caracolant sur ton étalon,
Le rire en cascade et le danger dans les yeux,
Et sur ton front, la marque visible des cieux.
Sirane éclata en sanglots. Les dieux-elfes baissèrent la tête, comme s'ils se sentaient coupables. Si la plupart d'entre eux étaient innocents, les autres dieux avaient bel et bien envoyé Sirius à la mort. Le dieu-elfe de la chasse s'avança et dit d'une voix mal assurée :
- Je vous fais la promesse aujourd'hui que lorsque nous enterrerons notre ami, je créerai une étoile portant son nom, une étoile qui sera la plus brillante de sa galaxie. Ce sera mon hommage.
Un jeune homme fit son apparition et eut un cri étranglé en voyant le corps de Sirius par terre.
- Oh non ! Pas Sirius ! C'est impossible ! Aucun être vivant ne pouvait le tuer, il était immortel !
Chantelys s'avança, tenant Manipur par la bride.
- C'est son cadeau pour vous, Edwynn le Chagaye. Il a dit que vous aimeriez avoir un destrier tel que Manipur.
Edwynn fit d'abord un geste pour refuser l'étalon, mais le cheval hennit longuement, dans un cri déchirant, comme s'il voulait faire comprendre que lui aussi avait de la peine que Sirius soit mort. Edwynn posa sa main sur l'encolure de Manipur.
- Oui, pleure-le, brave bête ! Il le mérite ! Je suis arrivé trop tard ! Il y avait trop de squelettes et je n'ai pas pu lui venir en aide ! Oh ! C'est moi qui devais mourir, Sirius, pas toi !
- Je crois que vous connaissez Kitiara ? Sirius voulait lui faire parvenir un message. Il voulait qu'elle sache qu'il était mort et... qu'il m'aimait.
- Je lui dirais. Pardonnez-moi maintenant, mais je préfère m'en aller. Ma douleur n'est pas de celles qui aiment être regardées.
Il fit demi-tour, suivi de Manipur. Les dieux disparurent à leur tour, emmenant le corps de Sirius et la prêtresse de Chantelys avec eux. Sirane se retrouva seule pour une nouvelle quête. Elle s'aperçut alors que le Sceptre de la Nuit et le Joyau des Ténèbres n'étaient plus par terre. Un trou profond se trouvait à l'emplacement qu'ils occupaient précédemment. Erza avait récupéré son bien...
Texte © Azraël 1995 - 2002.
Bordure et boutons Sword and Rose, de Silverhair
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