Le Sceptre de la Nuit

   Sirius venait d'être fait prisonnier et les quatre hommes qui l'avaient maîtrisé l'emmenaient sans douceur vers une destination inconnue...

   Symaris tapotait du bout de ses longs ongles le bras de son trône d'ébène surmonté d'un dragon noir sculpté, en attendant que ses serviteurs lui amenassent son frère, le mage Noor, qui avait demandé à lui parler. Quand la porte s'ouvrit, elle avait repris tout son calme et regarda Noor s'approcher d'elle avec un léger sourire dédaigneux. Le mage s'inclina ironiquement devant la grande jeune femme.
    - Majesté, dit-il.
   La porte se referma sans bruit.
    - Cessons nos simagrées, Noor, fit Symaris avec impatience. Que me veux-tu ?
   Le mage abaissa à demi les paupières.
    - Tu es la Reine des Ténèbres. Il vaut mieux donc être ton allié que ton ennemi.
    - Trêve de plaisanteries, répondit sa soeur sèchement. Je sais parfaitement que tu es le plus puissant mage du mal.
    - J'en ai payé le prix, murmura modestement Noor.
    - Nous avons tous deux payé. Chacun de nous est maître en son domaine.
    - Nos domaines sont très proches et pourraient l'être encore plus.
   Symaris le regarda avec étonnement.
    - Que veux-tu dire ? De quoi parles-tu ?
    - Je parle d'une alliance, la plus grande et la plus démoniaque qui ait jamais existé... l'alliance entre le mal et les ténèbres.
    - Qu'espères-tu ? Nous ne pourrons rien faire ensemble : je suis bloquée dans ce château à cause de ce maudit Furtifer !
    Le nom du dieu du châtiment résonna sinistrement dans la salle vide.
    - Justement ! Venge-toi !
    - Me venger d'un dieu quand le mien m'a abandonnée à mon sort ! Comment veux-tu que je fasse ? Mes pouvoirs ne sont pas suffisants pour lutter contre eux : ils m'ont empêché d'atteindre la condition divine en m'enfermant ici. Je ne suis toujours qu'une simple mortelle.
    - Mais il te suffirait d'avoir le Sceptre de la Nuit pour être une déesse...
    - Où veux-tu en venir ? demanda Symaris, intriguée et, malgré elle, une lueur d'espoir naquit en son coeur.
    - Je pourrais aller te le chercher.
    - Tu sais bien qu'un sortilège plane sur ces lieux, empêchant à quiconque d'y pénétrer avec le Sceptre.
    - Tu oublies beaucoup de choses, Symaris, entre autres que je suis, comme tu l'as toi-même dit, le plus puissant mage du mal et aussi que je ne porte pas le nom du dieu de l'air pour rien...
   Elle regarda son frère avec méfiance.
    - Et que veux-tu en échange ?
   Noor sourit d'un air cruel.
    - Je te l'ai déjà dit : ton alliance. Avoir la déesse des Ténèbres avec soi est un atout considérable. Ta puissance me permettra d'augmenter la mienne et nous serons tous deux invincibles. Nous régnerons sur ce monde et nous asservirons ces dieux ridicules !
   Un coup de tonnerre déchira le ciel. Noor éclata de rire, renversa la tête en arrière et leva les bras vers le plafond.
    - Tu peux frapper, Sorcerak, tu ne me fais pas peur !
   La fenêtre s'ouvrit violemment et la pluie et le vent entrèrent comme des furies dans la pièce. Symaris, toujours assise sur son trône, regardait son frère dont les cheveux gris argenté volaient autour de sa tête ; elle semblait sceptique devant l'issue de la lutte entre les éléments et Noor qui se déroulait sous ses yeux. Soudain, agacée par le sifflement du vent, elle fit un geste en direction de la fenêtre. Immédiatement, la pièce reprit son aspect normal, la température du sol s'éleva de quelques degrés afin que l'eau séchât et ce que le vent avait dérangé retrouva sa place habituelle. Noor se tourna vers elle ; son regard entièrement bleu était légèrement interrogateur.
    - Qu'as-tu décidé ?
    - C'est d'accord.
    Des cris s'élevèrent dans la cour. Noor regarda par la petite fenêtre et haussa les épaules.
    - Qu'est-ce que c'est ? demanda Symaris, qui s'approchait rarement des fenêtres, détestant toutes les sources de lumière, quelles qu'elles fussent.
    - Un homme, que mes serviteurs ont fait prisonnier. Par Erza, il se débat bien !
    - Ne bouge pas, Noor, continue à le regarder..., murmura sa soeur d'une voix étrange.
   Le jeune mage sentit une présence se glisser dans sa tête et il lui fallut se forcer à rester calme pour ne pas lutter de toute sa force psychique contre cette intrusion. Symaris, par l'intermédiaire des yeux de son frère, regarda au-dehors et vit un grand jeune homme aux cheveux clairs maîtrisé par quatre gardiens. En le voyant, elle fut frappée par sa force malgré sa minceur, et un plan diabolique germa dans son esprit. Par sa puissance mentale, elle obligea son frère à crier à ses hommes de le confier au chef des prisonniers de Symaris. Noor, ayant accepté sa présence psychique de son plein gré, ne put contrarier cet ordre. Ses gardes le regardèrent d'un air perplexe, mais lui obéirent. Le chef des prisonniers considéra le jeune homme avec dégoût, se demandant ce qu'il pouvait faire de ce roseau par rapport aux géants musculeux que lui fournissait habituellement sa maîtresse. Mais la lueur de fierté dans les yeux fauves de son prisonnier lui fit quelque peu douter de son jugement. La voix de Symaris résonna dans sa tête :
    - Jerk, je veux que tu l'entraînes comme un gladiateur. Il doit être le meilleur. Des foules entières se déplaceront pour le voir combattre, aucune femme ne pourra résister à son physique.
    - Il est beaucoup trop frêle, ô ma Reine !
    - Entraîne-le, te dis-je ! S'il ne réussit pas à vaincre Gork, ce sera ta perte...
   Noor, toujours à la fenêtre, rejeta enfin la présence mentale de Symaris qui le foudroya du regard, mais ne fit aucune remarque.
    - Je vais bientôt partir. J'ai un rendez-vous important au Temple Suprême.
    - Fais comme chez toi, mon frère. Ce château est le tien.
   Noor salua sa soeur et s'en fut.
   Symaris resta un instant songeuse puis descendit dans les caves de son château, où, par des souterrains inextricables, elle pouvait rejoindre la grotte souterraine où vivait Thyrs, le grand Dragon des Ténèbres. La jeune femme vint vers lui, très droite dans sa longue robe noire brodée d'étranges symboles argentés. Autour de son cou pendait le Joyau des Ténèbres, une grande gemme noire avec de luisantes veines écarlates ondulant et palpitant en son coeur comme si une vie propre l'animait.
    - Que me vaut le plaisir de ta visite, ma Reine ? interrogea le dragon de sa voix rocailleuse.
    - Que penses-tu de la proposition de Noor ?
   Symaris savait que Thyrs entendait tout ce qui se disait dans le château.
    - Il a une idée derrière la tête. Tiens-toi sur tes gardes. Il pourrait bien te trahir ; la seule chose qui l'intéresse est sa propre puissance. Il t'écartera de son chemin si tu deviens trop gênante.
   La jeune femme approuva.
    - Crois-tu qu'il me ramènera vraiment le Sceptre de la Nuit ?
    - Sans doute, mais il aura alors acquis une telle puissance qu'il pourra lui-même s'en servir et il ne te le laissera que tant que tu suivras ses intérêts. Par contre, je ne pense pas qu'il te libérera de ce château.
    - Maudit Furtifer ! gronda Symaris. Et que t'inspire mon nouveau prisonnier ?
    - Quand il sera bien entraîné, il sera si facile de le gagner à ta cause pour l'envoyer chercher le Sceptre avant Noor !
    Thyrs avait exprimé le fond de la pensée de Symaris, qui, se doutant bien de la future trahison de Noor, avait prévu un moyen de se garder de toutes les félonies.
    - Seulement, il ne pourra pas entrer dans le château.
    - Ce sera à toi d'en sortir... par le pouvoir du Cercle Noir.
   Symaris frissonna malgré elle : les pouvoirs des Cercles étaient immenses et même leur créateur n'était pas parvenu à les maîtriser. Mais Thyrs serait son allié et lui ne la trahirait pas, parce que, sans elle, il ne serait plus en vie. Tous deux seraient les maîtres du monde et Noor ne pourrait rien contre eux.

   Sirius était enfermé dans une cellule malpropre. On ne l'avait pas mis avec les autres prisonniers et pourtant, il y avait quelqu'un d'autre avec lui : il voyait briller deux grands yeux effrayés tout près de lui.
    - Qui êtes-vous ? demanda-t-il d'une voix calme.
    - Une elfe. Et vous ?
    - Un aventurier.
   Sirius ne disait jamais qu'il était autant un guerrier qu'un aventurier, bien que les gens détestassent ces "chevaliers errants", comme on les appelait avec mépris. Mais son interlocutrice ne fit aucune remarque à ce sujet.
    - Pourquoi avez-vous été fait prisonnier ?
    - Je l'ignore. Peut-être est-il interdit de traverser la Forêt Envoûtée. Mais ce contretemps est fâcheux : j'avais un rendez-vous.
    - Moi aussi, murmura l'elfe.
    - Et vous ? Pourquoi êtes-vous ici ?
    - Pour la même raison que vous, je suppose : parce que je traversais la Forêt Envoûtée.
    - A-t-on besoin de faire prisonniers les gens quand on sait que la vie est insupportable dans cette forêt, même pour ceux de passage ? grogna Sirius pour lui-même.
   L'elfe ne répondit rien : ce n'était pas une question.
    - Vous avez rencontré les squelettes de la Reine des Ténèbres ? demanda-t-elle après un silence.
    - Oui. Ils sont quand même assez terrifiants. L'un d'eux m'a touché la main et j'ai maintenant l'empreinte de ses doigts. Et vous ?
    - Oui, mais mon dieu me protégeait et il ne les a pas laissé me toucher. J'ai eu très peur quand je les ai vus.
    - Bah ! Ce ne sont en fait que de vulgaires squelettes, fit Sirius en haussant les épaules. Et quel est votre dieu ? ajouta-t-il avec curiosité.
    - Chantelys, la déesse-elfe des bois et de la chasse.
   Sirius hocha la tête : les seuls dieux, ou presque, que les elfes adoraient étaient les dieux-elfes et dans la théologie, ils n'étaient que deux restant encore en vie.
    - Et vous ? Quel est votre dieu ?
    - Je n'en ai pas ; un aventurier ne sait compter que sur lui-même et ne croit qu'en ses propres capacités.
    - Oh ! Ce... ce n'est pas vrai !
   Le jeune homme eut un sourire un peu amer que sa compagne de cellule ne remarqua pas.
    - Je m'appelle Sirius, dit-il brusquement.
   La jeune elfe sursauta.
    - Le dieu-elfe ? Vous portez son nom !
   Sirius hocha de nouveau la tête : oui, il portait le nom d'un dieu. Rares étaient les gens au nom divin que les dieux laissaient vivre. Mais Sirius était le protégé du dieu-elfe de la chasse et des bois, l'époux de Chantelys dans la théologie. En effet, le dieu avait aidé sa mère à la mort de son père en s'incarnant sous la forme d'un jeune elfe au regard malicieux qui avait chassé pour elle. Maintenant, la mère de Sirius était morte, mais le jeune homme avait parfois encore la compagnie du dieu, beaucoup plus rarement, car étant en âge de se débrouiller seul. Sirius songea à tout cela, mais n'en parla pas à celle qui partageait sa cellule.
    - Sirius vous protège ? demanda-t-elle d'une petite voix.
    - Oh... je crois qu'il me considère un peu comme son fils.
    - Et ce n'est pas votre dieu ?
    - Non. Sirius connaît mes convictions et il sait que je ne crois pas en sa toute-puissance. A vrai dire, il s'en moque un peu. C'est lui qui m'a choisi et non le contraire. Mes ancêtres lui avaient rendu service et il a décidé de protéger notre famille. Voilà toute l'histoire.
    - Mon nom est Chantelys, dit la jeune elfe pour toute réponse.
   Sirius ne fit aucune remarque et ne parut pas surpris de cette révélation.
    - Je suis la Gardienne du Cristal Bleu, reprit-elle.
   Cette fois-ci, le jeune homme sursauta.
    - Vous êtes celle que je devais retrouver dans les plaines de Droth !
   Chantelys tourna ses yeux verts en direction de son compagnon.
    - Vous êtes le guerrier qui devait m'emmener jusqu'au Temple du Soleil rencontrer la Grande Prêtresse ? s'étonna-t-elle, un peu incrédule. Mais vous m'avez dit que vous étiez aventurier !
    - Je suis le petit-fils de l'Errant, répondit simplement Sirius.
   La jeune elfe resta pensive devant cette révélation : on lui avait dit grand bien d'un guerrier invincible, mais personne ne lui avait expliqué ni sa protection divine, ni l'origine de son nom ! Car Chantelys comprenait bien que le dieu-elfe lui-même avait demandé que son protégé portât son nom, pour bien montrer qu'il ne fallait pas s'attaquer impunément à lui. Le grand prêtre de la déesse Chantelys avait envoyé un courrier à ce guerrier afin qu'il accompagnât la Gardienne, et voilà qu'il s'avérait être quelqu'un d'illustre !
   En effet, l'Errant, de son vrai nom Ukkraq, était un aventurier fort connu que personne ne pouvait se vanter d'avoir vaincu en combat singulier et qui avait lutté contre Erza, Princesse de l'Ombre, la déesse qui ne cessait de s'opposer à Illustra. L'Errant, chargé par les dieux de récupérer le Sceptre de la Nuit, avait vraiment combattu Erza, avec ses armes de simple mortel, et il avait réussi à la blesser assez grièvement pour la faire abandonner la lutte, lui laissant le champ libre. Il avait ramené le Sceptre à Illustra. Mais, peu de temps après, guérie, Erza, par un habile mensonge, avait obtenu de Stellarys, la déesse-elfe de la beauté, de pouvoir se transformer en une ravissante jeune fille dont le héros était tombé amoureux sans la reconnaître. Les dieux, occupés par une petite guerre avec Ordreth, dieu du chaos, ne l'avaient pas averti du danger. Erza, sous le nom de Serasys, avait envoyé son soupirant lui chercher l'épée à la rune du sommeil éternel, que Sorcerak lui-même, le Grand Maître de la Flamme, gardait dans le temple d'Illustra. L'Errant avait obéi et Sorcerak avait été dans l'incapacité de lui refuser l'épée, car la lame portait son nom et Ukkraq était le seul maître de son propre destin ; en effet, Erza, après sa défaite contre Ukkraq, avait réussi à déjouer la surveillance de Sorcerak pour graver sur la lame de l'épée le nom de celui qu'elle voulait faire périr. L'Errant avait été tué, mais Sorcerak, prenant la place de Cygan et Alatariel, dieux de la vengeance, avait tué Serasys avec l'épée de damnation, empêchant ainsi à Erza de revenir sur le monde des mortels, et l'avait condamnée à garder jusqu'à la fin des temps le visage de Serasys. Et Sirius était le petit-fils de l'Errant, qui avait été déifié comme dieu du sommeil éternel et dont le fils d'un mariage resté inconnu d'Erza avait été élevé par Sorcerak et Shuqra, déesse de la sagesse.
   Sirius dit d'une voix basse :
    - Ukkraq n'est pas seulement l'Errant, aventurier humain déifié pour avoir sauvé les dieux, ni le dieu du sommeil éternel. Il est aussi le défenseur des humains auprès des dieux. Beaucoup d'hommes le considèrent uniquement comme le vainqueur d'Erza ; mais ils oublient qu'il fut aussi vaincu.
    - Essaieriez-vous de démanteler le mythe d'Ukkraq ? demanda doucement Chantelys.
   
- Non, fit sourdement le jeune homme. J'aimerais simplement que les autres ne voient pas en mon grand-père qu'un héros, mais aussi un homme, avec ses faiblesses et ses heures de courage. Après tout, s'il n'avait pas été séduit par Serasys, il serait certainement encore vivant en ce moment et ne serait pas un dieu. Qui en aurait entendu parler ?
    - Beaucoup de monde, lui assura la jeune elfe. N'oubliez pas qu'il fut choisi par les dieux parce que son nom emplissait tant le ciel de Solaris que les dieux ont porté leur attention sur lui.
    - Je sais. Mais je sais aussi qu'il n'a pas oublié son origine humaine et qu'il souffre parfois de ne rien pouvoir faire pour ses semblables. Il n'aime pas trop son pouvoir. C'est une force terrible que celle du sommeil éternel. Il est en fait le bras droit d'Illustra quant à la mort. C'est pour cela qu'il préfère qu'on le considère comme le dieu des aventuriers, plutôt que comme celui de la mort et du sommeil éternel.
   Il se tut et ne dit plus rien. Chantelys comprit que le jeune homme, petit-fils de l'Errant et protégé de Sirius, devait avoir des relations relativement fréquentes avec les dieux et sans doute, Ukkraq s'était-il confié à son petit-fils qu'il voyait suivre la même voie que lui. Ce devait être une chose très dure que d'avoir un dieu pour grand-père.

   La porte s'ouvrit brutalement et Jerk, le gardien des prisonniers, fit irruption.
    - Toi, viens là ! aboya-t-il en désignant Sirius.
   Le jeune homme se leva et suivit le gardien sans protester, mais ses yeux brillaient d'une lueur mauvaise. Jerk se tourna vers lui.
    - N'essaie pas de m'attaquer, prévint-il, parce que tu ne pourras pas me vaincre et que je te ferai payer très cher la moindre traîtrise. Je suis le premier champion de la Reine et nul n'a jamais réussi à me battre sans une arme à la main.
   Sirius semblait à peine l'écouter. Son regard vif jaugeait l'adversaire et il comprit vite qu'à mains nues, il toucherait le sol en moins d'une minute ; Jerk avait le visage et le torse couturés de cicatrices, marques de ses anciens combats. Sirius était un excellent combattant à l'épée, mais son arme lui avait été enlevée lors de sa capture. Jerk le poussa violemment en avant.
    - Marche ! Tu es attendu !
   En effet, un colosse se dressait dans l'arène où l'on conduisait Sirius et il éclata d'un rire tonitruant quand il aperçut le mince jeune homme.
    - Jerk, qu'est-ce que cette mascarade ? Ne me dis pas que c'est lui qui doit me vaincre ?
   Le gardien ne répondit rien et se contenta de désigner le géant à Sirius.
   Celui-ci saisit immédiatement ce qu'on attendait de lui. Seulement, il avait encore le respect de la vie humaine et tuer cet homme ou même le combattre pour le plaisir lui paraissait inutile. Néanmoins, quand il vit son adversaire se diriger vers lui avec des intentions peu amicales, il sut qu'il n'avait pas le choix et, sans armes, il se prépara à recevoir l'assaut qui vint plus vite qu'il ne l'avait prévu. Il se battit courageusement mais il vit sa fin proche quand le poing massif du géant se dressa au-dessus de sa tête. Jerk arrêta le colosse d'un geste.
    - Une minute et demie. J'ai déjà vu mieux ! Gork, ramène-moi le jeune héros à la maison, que sa maman le soigne.
   Le géant souleva Sirius comme une plume et le porta jusqu'à sa cellule, où Chantelys se morfondait. Le jeune homme aurait bien voulu se débattre, en profiter pour s'enfuir, mais sa vue était brouillée par un nuage aux couleurs violentes. La jeune elfe vit son compagnon de cellule jeté avec brutalité sur le sol de pierres.
    - Vous pourriez faire attention ! cria-t-elle. Vous voyez bien qu'il est blessé !
    - Ici, ma jolie, tu apprendras vite que nous ne sommes pas dans un monde de délicatesse ! D'ailleurs, j'aimerais savoir ce qu'une frêle créature comme toi fait dans le quartier des gladiateurs... sauf si tu es considérée comme le délassement de ton jeune guerrier ! ajouta Gork avec un gros rire.
   Chantelys rougit violemment. Le géant s'approcha pour la voir de plus près.
    - Tu es bien jolie, toi... Tu mériterais mieux que cet avorton.
   Il lui prit le menton dans sa grosse main et leva le fin visage de la jeune elfe vers lui. Les grands yeux verts le regardaient avec terreur mais elle semblait trop effrayée pour se dégager et tenir tête au géant. D'ailleurs qu'aurait-elle pu faire contre Gork, alors que Sirius lui-même avait été vaincu ?
   Un bruit derrière le gladiateur le fit se retourner et il vit son adversaire se remettre péniblement debout par un effort extraordinaire de volonté.
    - Laisse-la, dit Sirius d'une voix cassée, s'appuyant contre le mur pour ne pas tomber. Laisse-la, elle ne t'appartient pas.
    - Tiens, tiens, tu serais capable de te battre pour ce que tu considères être ton bien ?
   Le jeune homme hocha violemment la tête en signe de dénégation, mais Gork ne comprit pas.
    - Tu as de la chance que Jerk m'ait dit de te laisser tranquille, sinon tu te paierais la raclée de ta vie !
   Il envoya Sirius au sol d'un coup de poing et sortit de la cellule. Chantelys s'agenouilla auprès de son compagnon évanoui et entreprit de le soigner grâce aux pouvoirs de guérison par les plantes que lui conférait sa déesse. Quand il ouvrit les yeux, il vit que le regard de la jeune elfe contenait une note de reproche.
    - Je... ne voulais pas sous-entendre... que vous m'apparteniez..., dit-il avec difficulté, mais à vous-même... Il ne sait pas et... doit pas insulter... en ma présence...
   Il s'évanouit de nouveau, sa tête ayant durement heurté le sol. Néanmoins, avant de perdre totalement conscience, il regarda fixement Chantelys et demanda distinctement :
    - Etes-vous vraiment la Gardienne du Cristal Bleu ?
   La jeune elfe s'assit à côté de Sirius, enserra ses genoux de ses bras et attendit qu'il se réveillât.

   Noor avait profité de la permission de sa soeur pour visiter le château de fond en comble et il avait rencontré les centaines de formes tourmentées qui le hantaient, anciennes victimes de la cruauté de Symaris, prisonnières de ces murs tant que la Reine des Ténèbres exercerait sur elles son influence maléfique. Seule sa mort pouvait les délivrer de leur condition de fantômes, mais qui aurait pu pénétrer dans le château sans que Symaris le sût ? Le jeune mage ignorait ce qu'il était advenu de l'homme que ses serviteurs avaient fait prisonnier le jour de son arrivée, mais il ne s'en souciait guère. Il avait entendu les bruits de combat habituels dans l'arène et n'y avait pas prêté attention. Il voyait rarement sa soeur, qui passait son temps avec le Dragon des Ténèbres ou à surveiller les progrès de son nouveau prisonnier. Mais ces quelques rencontres leur suffisaient amplement, car il ne régnait pas la meilleure entente entre les deux jeunes gens : Symaris savait parfaite-ment que son frère n'avait pas choisi la voie du mal pour la puissance qu'il pouvait en tirer, mais parce qu'Allansia, la déesse du mal, l'avait séduit et forcé à rejoindre le côté maléfique. Elle savait aussi qu'il vénérait Erza, comme Allansia, ce qui n'était pas son cas, car ses dieux, Nyxador et Liriel, avaient été emprisonnés par la Princesse de l'Ombre. Noor, quant à lui, savait pertinemment que sa soeur s'était tournée très tôt vers les ténèbres ; dès son plus jeune âge, elle s'était plongée dans les livres de magie noire, domaine qu'elle avait rapidement maîtrisé à la perfection ; on la considérait comme une des meilleures élèves de sorcellerie, jusqu'au jour où elle sauva Thyrs de la mort. Le Dragon des Ténèbres, par reconnaissance, lui apprit tout son savoir sur les ténèbres et elle surpassa tous les sorciers du pays. Elle était devenue la Reine des Ténèbres. Devant sa soudaine puissance, Thyrs avait décidé de s'allier à elle et était devenu son confident. Tous deux faisaient la loi dans la région et terrorisaient les gens des environs. Mais Sorcerak détestait les abus de pouvoir et il était intervenu, avec l'aide de Furtifer et Feralys, les dieux du châtiment, pour la condamner à rester à jamais prisonnière dans sa forêt, qui était rapidement devenue un enfer pour les rares personnes qui osaient la traverser. Les hordes de squelettes y commettaient leurs crimes en toute impunité : ainsi l'avaient décidé les dieux du châtiment. Symaris n'était Reine qu'en sa forêt.
   Quelques jours plus tard, Noor partit en diligence du Château des Ténèbres pour aller rencontrer Sirane, prêtresse du Soleil. Cette entrevue avait été projetée par Saval lui-même, grand prêtre suprême, qui régnait en maître sur tous les prêtres et avec qui les dieux passaient pour correspondre fréquemment. Noor étant mage du mal et Sirane prêtresse du bien, ils se devaient de répondre à la convocation de Saval, car les ordres du bien et du mal, quel que soit le dieu qu'ils honoraient, étaient directement sous le commandement de Saval. Il se demandait ce que le prêtre suprême pouvait bien tirer de cette rencontre ; en effet, il savait, par des sources connues de lui seul, que Sirane éprouvait une haine incontrôlée envers le mal. Elle ne pourrait certainement pas réussir à adresser la parole à un mage de cet ordre. Cette entrevue le préoccupait tant qu'il ne contemplait même pas le fabuleux paysage de la planète Solaris. Dans cette région, seuls le Château des Ténèbres et la Forêt Envoûtée, qui le protégeait par ses maléfices, n'étaient pas touchés par la sécheresse que Jalis, le soleil jaune, provoquait tous les six mois par sa chaleur ; à cette époque de l'année, la planète était un véritable désert : les plantes mouraient et les pierres éclataient sous la canicule. Heureusement, dans deux mois, Azaris, le soleil bleu, prendrait sa place dans le ciel et réchaufferait doucement la planète au lieu de la faire étouffer. Mais le moment que Noor préférait habituellement était la nuit : tout l'horizon, le ciel, le paysage, étaient d'une magnifique couleur bleu-vert que Syrs et Myls, les deux lunes à la lumière blanche, inondaient de douceur.
   Sirane se présenta à la porte du Temple Suprême et aussitôt les battants de bronze coulissèrent devant elle. Un serviteur s'inclina devant elle.
    - Veuillez me suivre, Vénérée.
   Il la guida à travers des couloirs d'une telle richesse que Sirane en fut presque écoeurée par cet étalage. Les murs rutilaient d'or, des pierres précieuses attiraient sans cesse l'oeil par leur éclat, des peintures et des tapisseries d'une finesse admirable ornaient le chemin... La jeune prêtresse baissa la tête et fixa le sol de marbre blanc qui était d'une simplicité étonnante par rapport au reste. Saval l'accueillit avec joie.
    - Vénérée, les murs sont honorés de votre présence.
   Sirane s'inclina profondément.
    - Maître Suprême, c'est moi qui vous remercie de votre invitation qui me permettra ainsi de faire face au mal incarné.
   Sa voix bien timbrée avait une consonance de dégoût.
    - Vénérée, je sais combien vous avez dû vous faire violence pour accepter cette entrevue, mais croyez bien que je l'aurais évitée si je l'avais pu.
   Sirane fit un geste qui indiquait clairement qu'il pouvait dire tout ce qu'il voulait, elle n'en serait pas moins persuadée qu'il avait fait exprès de la choisir pour cette rencontre.
    - Néanmoins, vous me comprendrez quand vous saurez qu'Illustra m'a averti que vous aviez été désignée pour l'accompagner dans sa quête du Sceptre de la Nuit. Vous n'êtes sans doute pas sans savoir que la cachette du Sceptre a malheureusement été trouvée par ceux de l'ordre du mal.
   La jeune prêtresse eut un air horrifié. Saval continua :
    - En effet, Allansia et Zeloran, dieux du mal, ont décidé de concert avec Hypnoz, votre dieu, qu'un membre de l'ordre du bien devait être aux côtés de Noor pour le protéger contre ce quoi sa magie serait inefficace. Hypnoz le veut pour que le bien puisse récupérer le Sceptre avant le mal, car il devient urgent de le cacher ailleurs, et Zeloran pour une raison inconnue. Sans doute ne souhaite-t-il pas seulement retrouver le Sceptre mais également faire accomplir à Noor une mission nécessitant la présence d'une Prêtresse du Soleil.
   Sirane secoua la tête, l'air incrédule.
    - Jamais Hypnoz n'aurait décidé une chose pareille sans m'en avertir !
    - Douteriez-vous de ma parole ? demanda sévèrement Saval.
   La prêtresse ainsi rappelée à l'ordre rougit violemment et baissa les yeux.
    - Vous deviez être accompagnée en outre de la Gardienne du Cristal Bleu, grande prêtresse de Chantelys, et d'un guerrier. Ils devraient être déjà arrivés... sans doute un fâcheux contretemps...
   On frappa discrètement à la porte et un serviteur entra, annonçant l'arrivée du mage Noor. Celui-ci pénétra presque aussitôt dans la pièce. Il salua cérémonieusement Saval et Sirane qui resta le souffle coupé devant ce qu'elle voyait. Comment pouvait-il être le plus puissant mage du mal ?
   L'homme qui se tenait devant elle était suprêmement séduisant, d'une minceur presque frêle. Ses cheveux gris argent ondulés, un peu longs, lui donnaient un air gentil et sérieux. Seuls ses yeux entièrement bleus montraient son statut de mage. Noor lui serra la main et ce n'est qu'en reprenant ses esprits que Sirane s'aperçut qu'elle ne l'avait pas lâchée. Elle desserra sa main en rougissant. L'air patient qu'arborait Noor n'arrangeait rien aux choses. L'aspect sous lequel il se présentait la déroutait totalement. Saval avait reculé jusque dans un coin sombre et il observait silencieusement ce qui se déroulait sous ses yeux. Noor murmura :
    - Enfin l'accomplissement de mon plus cher désir...
   Sirane le regarda d'un air interrogatif.
   Saval, prévenu télépathiquement qu'un message mental de la Gardienne du Cristal venait d'arriver, disparut de la pièce par un des nombreux passages secrets qui truffaient le temple. Noor montra le ciel de Solaris qui commençait à devenir bleu-vert.
    - Regardez cette liberté au-dehors, chuchota-t-il. N'avez-vous jamais eu envie, même un court instant, de posséder ce monde ?
   Il s'approcha de Sirane, se mit dans son dos et la força à regarder par la fenêtre. Elle sentait son corps contre le sien et il lui sembla que sa robe de lourd velours bleu ne la protégerait jamais assez de l'étreinte des fines mains du mage sur ses épaules. Elle se dégagea avec indignation.
    - Jamais je n'ai souhaité posséder Solaris ! La seule chose que j'ai toujours désirée, au plus profond de mon âme, c'est de trouver le courage suffisant en ma foi pour lutter de toutes mes forces contre le mal !
   Noor la regarda en souriant et lui releva gentiment le menton.
    - Allez-y ! Luttez contre le mal ! Je suis là, en face de vous, à portée de vos sorts... N'hésitez pas à me rayer du monde des vivants.
   Sirane se dégagea brusquement et répondit par un rire froid.
    - Je ne peux pas croire que vous soyez vraiment ce que vous prétendez être. Votre constitution est beaucoup trop faible pour supporter tant de puissance !
   Le jeune mage l'attira brusquement à lui.
    - Et vous, murmura-t-il, vous dont je sens le corps si fragile trembler entre mes bras, êtes-vous assez puissante pour assumer tous les pouvoirs d'Hypnoz ? Et pourtant, vous êtes sa grande prêtresse !
    - Quel est votre plus cher désir ? demanda Sirane d'une voix très douce, comme si elle avait oublié à qui elle parlait.
    - Que vous m'accompagniez dans ma quête du Sceptre de la Nuit, vers Hydranis, une terre qui s'étend au-delà des brumes, dans le nord, au milieu des glaces, là où ni Jalis, ni Azaris n'ont de pouvoir. Viendrez-vous ?
    - Mon dieu m'a destinée à vous suivre, répondit fermement la jeune prêtresse.
   L'évocation de sa mission lui fit enfin réaliser où elle se trouvait et elle repoussa Noor. Ses yeux d'Erèbe le regardèrent avec fureur.
    - N'essayez pas de profiter de moi ! Je doute fort que votre envie soit que je vous suive, car tout le monde sait que je suis la personne détestant le plus le mal !
    - Et pourtant, vous étiez tout à l'heure dans mes bras, rappela Noor avec une douceur feinte.
    - Un moment de faiblesse, qui ne se reproduira plus, fit-elle sèchement. Hypnoz me préservera de vous et de vos dieux.
    - Qu'attendez-vous pour me tuer alors ?
    - Plus tard. Vous devez d'abord me permettre de retrouver le Sceptre de la Nuit.
    - Voyons, Vénérée, est-ce à vous de parler ainsi ? Une prêtresse du bien ne parle pas froidement de la mort d'un de ses semblables ! Et qui peut plus faire partie du bien que le soleil, qui distribue lumière et vie à la planète ?
    - Hypnoz fait partie des dieux pacifiques, répondit-elle en haussant les épaules et en se détournant de Noor.
   Elle le sentit s'approcher d'elle. Il regarda la chevelure noire roulée au long du cou et tendit la main vers la nuque frêle. Sirane frissonna avant même qu'il ne la touche, mais ne fit pas un geste pour s'enfuir.
   La porte s'ouvrit à ce moment. En une fraction de seconde, Noor s'était éloigné de la jeune prêtresse qui ne bougea pas. Saval annonça :
    - Vénérée, j'ai le regret de vous dire que votre escorte a été retardée. Etant donné qu'elle mettra sans doute beaucoup de temps à venir ici, je vous propose d'en sélectionner une autre.
   Sirane releva fièrement la tête.
    - Inutile. Hypnoz me protégera des dangers et je suis assez forte pour me préserver moi-même.
   Noor eut un léger sourire de victoire tandis que Saval restait songeur devant cette décision.
    - Si mon escorte initiale arrive, vous l'enverrez à ma recherche, reprit la prêtresse. Sinon, je me débrouillerai seule.
    - Ne craignez rien, Maître Suprême, intervint Noor, je veillerai sur elle.
    - Que votre foi vous soutienne en toutes circonstances, Vénérée, murmura Saval, que la dernière phrase de Noor venait de fortifier dans sa pensée que Sirane était utile pour autre chose que la quête du Sceptre.
   Sans savoir pourquoi, penser que Noor veillerait sur Sirane le fit frissonner intérieurement. Il pressentait un danger auquel il livrait cette jeune prêtresse sans trop d'expérience et démunie contre l'adversité. D'un air interrogateur, il regarda Sirane qui inclina légèrement la tête. Ses grands yeux larges et immobiles fixaient le prêtre suprême sans ciller. Elle était prête à affronter tout ce qui l'attendait.

Texte © Azraël 1995 - 2002.
Bordure et boutons Sword and Rose, de Silverhair

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