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Prologue
La forêt principale d'Yslaire s'illuminait lentement avec la nuit qui tombait. Toutes les tribus d'elfes étaient en fête ce soir-là. Ils convergeaient tous vers la clairière centrale, inondée de lumière. Chacun s'installait où il voulait, mais respectait scrupuleusement un endroit : il y avait un énorme chêne en bordure de la clairière et personne ne se serait avisé e s'asseoir à proximité. Car c'était de cet arbre que sortirait la plus belle des elfes, qui représenterait la déesse Stellarys. Elle porterait au front l'insigne de la tribu à laquelle elle appartenait, serait traitée avec déférence et ses avis seraient scrupuleusement suivis, jusqu'au jour où sa remplaçante la détrônerait. L'elfe déchue ne retournerait pas dans le rang, mais continuerait à garder un certain prestige. La dernière en date était une elfe qui assumait ce rôle depuis cinq ans et l'on jugeait qu'elle serait remplacée cette nuit-là, quoique sa beauté parût toujours parfaite. Mais la seule à être éternelle était Stellarys elle-même. Sur Yslaire, elle avait instauré son règne et sa fantaisie était loi : la beauté physique reflétait la beauté du coeur. Les fourbes étaient laids et les généreux étaient beaux.
Parmi cette réunion d'elfes, il se trouvait deux humains. Présence qui aurait pu sembler étrange, mais qui ne l'était visiblement pas aux yeux des elfes. Il s'agissait d'un frère et d'une soeur. La jeune fille, âgée d'environ vingt-cinq ans, était très mince, grande, avec une magnifique chevelure noire sévèrement nattée et relevée en chignon et de superbes yeux d'un gris profond. Ses mouvements étaient souples et vifs, dénotant une grande agilité. Son vrai prénom était Dunihazade, mais par une transformation que seuls les elfes pouvaient imaginer, elle était surnommée Sha. Son frère, qui la dépassait d'une bonne tête, était tout aussi mince qu'elle, mais sa peau était plus brune. Ses cheveux bruns légèrement bouclés, trop longs, étaient ramenés en une queue de cheval sur la nuque. Ses yeux marron étaient rieurs et son sourire éblouissant de blancheur était franchement irrésistible. Ses longs doigts minces laissaient penser qu'il était habile de ses mains. Son allure était très décontractée ; il s'appelait Simon et était âgé de dix-neuf ans.
Un très vieil elfe vint vers Sha et Simon. C'était le patriarche de toutes les tribus et, implicitement, il en était le chef. Sa propre tribu avait été décimée alors qu'il était jeune et il vivait seul au coeur de la forêt.
- Bienvenue parmi nous en cette nuit un peu exceptionnelle !
Les lèvres bien dessinées de Sha esquissèrent un gentil sourire.
- Merci, Venzor. Je prie les dieux pour qu'ils te protègent encore longtemps.
Venzor était également le nom du dieu-elfe des montagnes et il était de notoriété que le vieil elfe était son protégé. Il secoua la tête.
- Hum ! Cela me paraît peu probable. Zubaran, le dieu des oracles, m'a averti d'un événement extraordinaire, qui signerait ma mort. Il semblerait que ce soit relativement proche.
Simon éclata de rire.
- Voyons, Venzor ! Tant que Illustra la toute-puissante n'aura pas décidé de te rappeler à elle, tu sais bien que tu ne crains rien, n'en déplaise à Zubaran et même Lurkun, qui a déclaré que tu mourrais inexplicablement. De plus, parle-t-on de mort alors que la plus belle des elfes n'attend que notre silence pour apparaître ?
Venzor parut se dérider.
- Tu as raison, Simon. Allons admirer la plus parfaite beauté qui ait jamais existé, à part Stellarys.
- Quoique... il paraît que Persane, la déesse des joyaux, Marlann, celle de la poésie, et même Jarlinn et Oriande, des humaines, pourraient lui faire concurrence.
- La beauté humaine ne se traite pas selon les critères elfes. Tu aurais pu éviter de nommer Oriande, la déesse du mensonge. Elle fait partie de l'alliance du mal, je te le rappelle. Tandis que les dieux-elfes forment l'alliance pacifique.
- Sauf Sirius et Chantelys, avec Illustra, et Liriel et Nyxador qui rejoignent volontiers Oriande. Méluve est aussi, ne l'oublions pas, de l'alliance neutre. Sur vingt-deux dieux-elfes, il y a quand même cinq exceptions !
- Méluve est une sorcière des elfes ! protesta Venzor. Quant à Liriel et Nyxador, ce sont des elfes noirs. Ceux-ci sont toujours portés vers le mal. Ne les compare pas, je t'en prie !
Simon secoua la tête. Venzor et lui se disputaient régulièrement au sujet des dieux. Le vieil elfe refusait de penser à Sirius et Chantelys, guides des dieux-elfes, qui faisaient partie de l'alliance du bien. Ils jouaient un rôle actif dans les interventions divines, mais restaient fidèles à Illustra, négligeant l'alliance pacifique. Simon alla rejoindre sa soeur, déjà assise en face du chêne. Le silence s'abattit sur la clairière.
Lentement, l'arbre se fendit dans sa hauteur. Ses deux bords d'écorce s'écartèrent, dévoilant une silhouette confuse. L'heureuse élue s'avança et tous retinrent leur souffle. Elle était merveilleusement belle et le rouge qui colorait discrètement ses joues lui donnait un air de modestie adorable. Sa somptueuse chevelure lui faisait comme une auréole et la cascade de lourdes vagues d'or était du plus bel effet. Dans le visage aux traits fins et bien dessinés, brillaient deux grands yeux de cristal bleu très pâle, presque transparents, légèrement effrayés. Vraiment, elle surpassait Raksha, qui avait été la précédente représentante de Stellarys. Mais les elfes semblaient affolés : sur son front pur, il n'y avait aucune marque ! On ignorait de quelle tribu elle venait ! Cet événement annonçait des désastres imminents... De tout temps, les dieux du destin, Lurkun et Darlanne, l'avaient répété : méfiez-vous du jour où la Belle sera sans tribu !
Une rumeur fit rapidement le tour de la clairière : Venzor était mort ! En effet, le corps du vieil elfe gisait au sol, sans vie, et tous les elfes se réunirent autour du frêle corps. Et puis, il y eut un cri :
- Un drow !
Ce fut la panique : les elfes partirent dans tous les sens, sans faire attention où ils allaient. Seuls Simon et Sha gardèrent leur sang-froid. Tandis que la jeune fille ordonnait à Raksha d'user de son influence pour calmer les esprits, Simon bondit vers la Belle. Celle-ci, pétrifiée, n'avait pas bougé et ses yeux n'étaient plus qu'un océan de peur quand le jeune homme la rejoignit.
- Venez ! Vous risqueriez de vous faire bousculer !
Mais elle semblait incapable de faire un mouvement. Sans perdre davantage de temps, Simon la souleva dans ses bras et l'emporta vers un lieu plus calme où il savait que Sha le retrouverait. Quelques instants plus tard, la clairière s'était vidée, et il ne restait plus que le corps de Venzor sur lequel se penchait une magicienne elfe au regard aveugle. Sha avait rejoint son frère.
- Pas de traces du drow, signala-t-elle. Il a dû disparaître sans attendre.
- De toute façon, tous les elfes sans discrimination ont le droit d'assister à l'élection de la Belle, répondit Simon en haussant les épaules.
- Elle ressemble à Stellarys, fit la jeune fille en observant la Belle.
Simon éclata de rire.
- Par tous les dieux du ciel ! Mais c'est Stellarys !
- Je m'appelle Sunie, fit la Belle.
- Et moi Sorcerak. Ne me sous-estime pas, Stellarys, j'ai horreur de cela.
La jeune elfe ne se formalisa pas de ce tutoiement ; à vrai dire, le vouvoiement était très rare et ne s'employait que pour montrer que l'on avait reconnu une personne de rang supérieur au sien. Elle secoua doucement sa jolie tête.
- Sunie, pas Stellarys. Stellarys, c'est lorsque je suis dans le monde divin.
- C'est ton pseudonyme pour notre monde, n'est-ce pas ? lança Sha. Comme Sircor pour Sirius, Sham pour Chantelys et...
- Et Serasys pour Erza, acheva Simon d'une voix sinistre.
- Oui, Simon, je vois que tu as compris la raison de ma venue.
Le jeune homme eut un sourire sans joie.
Sunie, puisque tel était le nom que Stellarys voulait qu'on lui donnât, suivit des yeux le vol d'un oiseau avant de reprendre d'une voix triste :
- Erza, ou Serasys, peu importe, refait des siennes.
- Cela devient lassant, fit Simon avec humour.
- Peut-être, mais à chaque fois, un héros surgit de la foule, ajouta Sha les yeux brillants.
- C'est exact, murmura Sunie. Il y eut d'abord Ukkraq, ou l'Errant, maintenant déifié ; puis quatre à la fois : Sirius et Sirane, petits-enfants d'Ukkraq, Kitiara, la petite-fille de Tullo, frère d'Ukkraq, et enfin Edwynn le Chagaye, d'origine plus obscure ; après, ce fut le retour de Tullo qui avait le secret de l'éternelle jeunesse. Ce fut le dernier. Erza s'est calmée et les aventuriers exceptionnels sont restés perdus dans la foule des anonymes.
- Et tu es venue prévenir le nouvel Errant qu'il allait devoir fourbir ses armes ? demanda Simon.
- Oui.
- Etait-ce vraiment nécessaire d'affoler les elfes ainsi, provoquant par là même la mort de Venzor ? continua Sha, prenant la relève de son frère.
- Ç'aurait certainement pu être plus discret, mais il fallait que tous soient prévenus. Quant à Venzor, il devait mourir ce soir. Zubaran et Jarlinn l'en avaient bien averti.
- Mais pourquoi justement ce soir ? insista Sha.
- Sa mort ? s'étonna Sunie.
- Non. Ta venue. Ton apparition.
La déesse eut un sourire confus, mais Simon répondit à sa place :
- Parce que le nouvel Errant était là ce soir. Je me trompe ?
- Non.
- C'est donc un elfe, fit songeusement Sha.
- Un elfe... ou nous, la reprit doucement Simon.
Un coup d'oeil jeté vers Sunie suffit pour apprendre qu'il était sur la bonne voie.
- Pour une fois qu'un elfe aventurier aurait été reconnu comme héros..., soupira Sha.
- Sirius et Sirane avaient une elfe pour mère. Mais il est vrai que les elfes sont le seul peuple à accepter les aventuriers, rappela Simon. Erza a donc décidé de s'attaquer à Yslaire après avoir vainement tenté de prendre possession de Solaris, ajouta-t-il sans rapport avec la remarque précédente de Sha.
- Oui. L'Errant et sa descendance l'ont vraiment trop fait souffrir là-bas. Ici, elle se croit tranquille.
- Sha et moi avons été expressément désignés pour nous opposer à elle ? demanda Simon.
- Vous partirez à trois, ou même quatre. Mais un seul d'entre vous parviendra face à Erza.
- Quels sont les deux autres ? fit Sha, curieuse.
Simon soupira.
- Je t'ai connue plus perspicace, très chère. Il s'agit évidemment de Ravage et de Laurane, nos deux amis.
- Je trouve que cela va beaucoup ressembler à la quête de Sirius : le héros, sa soeur, une elfe et un quatrième personnage, ici joué par Ravage, remarqua Sha.
- Tu oublies une petite chose : je ne suis pas Sirius. En outre, Kitiara s'était momentanément jointe à l'expédition.
- Oh ! La ressemblance est vague si tu veux. Il n'empêche qu'elle existe.
Simon secoua la tête d'un air attristé.
Sunie se redressa.
- Il est temps que je retourne d'où je viens.
- Hep ! N'aurais-tu pas oublié de nous dire ce que nous avons à faire ?
- Ordreth a décidé de se joindre à Erza, cette fois-ci.
Simon fronça les sourcils. Si le dieu du chaos s'en mêlait, l'aventure risquait fort de très mal se terminer.
- Comme je le disais à l'instant, reprit-il, je ne suis pas Sirius. Je ne sais guère me battre.
- Tu apprendras. Peut-être Varaxador ou Brynhild viendront-ils t'apprendre leur discipline.
- Tu parles toujours exclusivement à Simon, intervint Sha. Est-ce lui qui parviendra devant Erza ?
- Il ne m'appartient pas de dévoiler le futur. Si vous voulez connaître votre destin, adressez-vous à Lurkun et Darlanne.
- Une dernière question, fit Simon. Je sais qu'il existe un aventurier fameux, un certain Azraël. Pourquoi ne pas lui avoir demandé à lui, plutôt qu'à nous ?
Sunie ne répondit pas ; elle sourit aux deux jeunes gens, puis retourna dans la cavité du chêne. L'arbre se referma sur elle et tout reprit son apparence normale. La magicienne aveugle qui était près du corps de Venzor se releva alors et vint vers Sha et son frère.
- C'est à moi que reviens le droit de répondre à votre question, dit-elle dans un souffle de voix. Je suis Magira, et je viens du royaume de Slar. Azraël y est actuellement et si les dieux ne l'ont pas sollicité, c'est qu'il est destiné à autre chose. Pendant que vous vous chargerez d'Erza, il s'occupera d'Ordreth et de tous les autres désordres sur Yslaire.
Simon et Sha restèrent songeurs devant cette nouvelle et ne s'aperçurent pas immédiatement que la magicienne aveugle avait disparu.
- Que faisons-nous ? fit Simon en se tournant vers sa soeur.
- Quelle question ! Nous allons chercher Laurane et Ravage, puis ce sera le départ.
- Tu acceptes donc sans protester ?
- Les dieux eux-mêmes nous en ont chargés.
- Les dieux... Stellarys tout au plus. Si c'est si important, pourquoi Sorcerak ne s'est-il pas déplacé lui-même ? C'est lui qui est le messager des dieux, et non Stellarys !
- Je ne sais pas, moi ! Peut-être Erza l'a-t-elle enlevé.
A cette perspective, le frère et la soeur se regardèrent d'un air effaré.
- Ce serait terrible !
- Allons interroger le prêtre de Sorcerak !
Texte © Azraël 1996 - 2002.
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