A la recherche des Elfes

    - Et c'est ainsi que Flèche Rouge a vaincu ses ennemis et qu'il est rentré victorieux en son pays, conclut le conteur.
   Myrien, fixant ses grands yeux sur Voix d'Or, le plus grand conteur de la contrée, lui demanda à brûle-pourpoint :
    - Voix d'Or, est-ce que toutes ces histoires sont vraies ?
   Le visage du vieux conteur prit un air malicieux.
    - Vraies ? Bien sûr, Myrien. Les elfes eux-mêmes m'ont raconté de cette histoire. Chez eux, le jeune Flèche Rouge est une légende ! C'est le meilleur guerrier elfe de Rougepierre et le roi lui-même, Elven le Grand, s'est assuré ses services en le prenant pour bras droit.
   Les yeux de Myrien brillèrent.
    - C'est un grand honneur, n'est-ce pas ?
    - Le plus grand que le roi puisse faire à un guerrier, affirma Voix d'Or. Mais Flèche Rouge est si modeste qu'il a d'abord refusé cet honneur. Le roi le lui a proposé trois fois avant qu'il accepte !
   Myrien ouvrait déjà la bouche pour poser une nouvelle question, mais Wunjo, son père, l'appela d'un ton rogue :
    - Myrien, viens ici ! J'ai besoin que tu ailles à l'auberge du Refuge. Linnese doit encore y être. Ramène-le-moi.
    - Oui, père, soupira Myrien.
   Elle savait bien pourquoi son père inventait cette course : il détestait la voir écouter les histoires de ce vieux fou de Voix d'Or, comme il appelait le conteur. Wunjo était un homme riche et sa fierté était sa fille, la belle Myrien. Elle était en âge de se marier, mais refusait tous les prétendants qui se présentaient, au grand désespoir de son père, qui, s'il n'était pourtant pas pressé de la voir se marier, exultait de voir des gens comme le seigneur de Boisrouvre venir lui demander la main de sa fille.
   En partant, Myrien jeta un regard affectueux à Voix d'Or. Le vieux conteur était toujours semblable à lui-même : son visage lisse, étonnamment jeune, encadré de quelques cheveux blancs, les autres disparaissant sous le capuchon soigneusement serré, le vieux manteau élimé jeté sur ses épaules, cachant à peine la tunique fripée et usée, le pantalon taché et les bottes dépareillées. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, il avait été là ; tous les ans, il venait ici, dans la maison de son père qui l'hébergeait bon gré, mal gré, et il y restait pendant trois mois, soit toute la durée de l'hiver. Wunjo n'y était pas perdant, car le vieux conteur amenait du monde et c'était bon pour le commerce. Et, chaque année, Voix d'Or avait raconté à Myrien les histoires du peuple de lumière, les elfes de Rougepierre. Seuls les enfant s'intéressaient à ce peuple, car les adultes haussaient les épaules et disaient qu'il s'agissait de boniments de bonne femme : les elfes n'existaient plus depuis longtemps. L'enfance de Myrien avait été bercée par les récits sur ce peuple fier de combattants émérites et elle avait décidé en elle-même qu'elle retrouverait les elfes et qu'elle montrerait à ces adultes trop sûrs d'eux qu'ils avaient tort.
   D'un pas léger, elle descendit la grande rue, ignorant les regards qui la suivaient. Elle entra tranquillement dans l'auberge du Refuge et alla droit dans le coin où était assis un grand gaillard qui avait étendu ses longues jambes sous la table.
    - Linnese, père te demande, dit-elle doucement.
   Le gaillard leva vers elle le regard lumineux de ses yeux d'or. Linnese n'était pas tout à fait normal : ses yeux étaient entièrement dorés, sans la moindre pupille ni sclérotique. Personne ne savait à quoi était due cette anomalie, si bien que quelques personnes se méfiaient du jeune homme. Myrien avait en lui une confiance totale : ils avaient été élevés ensemble et une solide amitié s'était nouée entre eux.
    - J'arrive, fillette, répondit-il.
   Il vida son verre, empli d'une substance blanche qu'il appelait lhac. Il s'agissait d'un mélange de différents laits sur lequel on avait versé une poudre qui en rendait le goût fort et âcre. Linnese adorait le lhac. Il se leva, lança une pièce à l'aubergiste, un vieil ami à lui, et sortit du Refuge en entourant les épaules de Myrien de son bras.
    - Voix d'Or est arrivé aujourd'hui, je suppose ? fit-il de sa voix grave et basse.
    - Bien sûr, soupira Myrien.
    - Pauvre Wunjo ! commenta Linnese en secouant tristement la tête. Ton attitude le désole tellement !
   Il la sentit se raidir.
    - Sous-entendrais-tu que j'ai tort de refuser tous ces prétendants ?
    - Oh non ! Je ne suis pas pressé de te voir quitter la maison, fillette. Ce qui le désole, c'est que tu continues à écouter ces histoires d'elfes qui, à son avis, sont bonnes pour les enfants.
   Il partit de son rire clair et communicatif.
    - Pauvre Wunjo ! répéta-t-il.
   Quelque chose dans l'accent de Linnese fit dresser l'oreille de Myrien.
    - Que sais-tu sur les elfes, Linnese ? demanda-t-elle vivement.
   Le jeune homme tourna vers elle son regard rieur.
    - Je sais qu'ils existent, c'est tout. Voix d'Or a raison. Mais cette contrée est tellement isolée que personne ne connaît les nouvelles du reste du monde.
    - Isolée ? Mais le Val Profond est immense ! C'est le plus grand territoire du pays !
   Linnese eut un sourire moqueur et tendit le bras.
    - Regarde tout autour de toi : tu vois toutes ces chaînes de montagnes qui nous entourent ? Elles nous coupent du reste du pays, fillette. Ne confonds pas isolation et grandeur. Oui, le Val Profond est grand, mais les Montagnes de Fer sont plus grandes encore, une grandeur différente : elles sont hautes et quasiment infranchissables. Personne ne les traverse pour venir ici. Et, à mon avis, personne ne sait que des gens vivent derrière ces montagnes.
    - Mais si personne ne peut les franchir, comment Voix d'Or peut-il aller voir les elfes ?
   Linnese eut l'air songeur.
    - C'est justement là que le bât blesse. Voix d'Or doit avoir trouvé un passage.
   Il sourit de nouveau, un sourire étincelant de blancheur et de gaieté.
    - Comment en sais-tu autant, Linnese ? demanda involontairement Myrien.
    - Bah ! J'observe, j'écoute et je fais des déductions.
   Il reprit la jeune fille par les épaules et ils continuèrent à remonter la grande rue.

   Le seigneur de Boisrouvre entra comme une furie dans le magasin de Wunjo.
    - Je ne tolérerai pas ceci plus longtemps ! vociféra-t-il. Que je sois refusé, passe encore, mais que ce soit pour me bafouer en s'exhibant au bras de ce... de ce...
   Dans sa rage, le seigneur ne trouvait plus ses mots. Wunjo le regarda les yeux ronds.
    - Pardon, monseigneur, mais je ne comprends pas très bien, dit-il doucement.
   Jon de Boisrouvre inspira profondément.
    - Je vais vous expliquer, Wunjo. Dans la grande rue, j'ai vu votre fille dans les bras d'un gaillard que vous connaissez fort bien, je suppose : un certain Linnese, tignasse brune en bataille, yeux entièrement dorés, aussi intelligent qu'un mouton !
   Wunjo sentit la moutarde lui monter au nez.
    - Attention, monseigneur ! Je ne vous permets pas de mettre en doute l'honneur de ma fille ! Linnese est quelqu'un de loyal et je songe de plus en plus sérieusement à faire de lui mon héritier.
    - Ce bâtard d'elfe ! écuma Jon de Boisrouvre.
    - Je peux savoir qui vous traitez de la sorte ? demanda impétueusement une voix féminine dans son dos.
   Le seigneur de Boisrouvre pivota sur ses talons et vit Myrien et Linnese, ce dernier ayant sa main posée sur l'épaule de la jeune fille.
    - Je parle de votre fiancé, Myrien, dit-il d'une voix mordante.
   Myrien s'avança et le fixa droit dans les yeux.
    - Je n'ai pas de fiancé, messire de Boisrouvre, dit-elle avec un mépris souverain. Linnese, que vous traitez de bâtard, est mon frère. Vous avez la prétention de m'épouser, monseigneur. Eh bien, aujourd'hui, je peux vous donner une réponse définitive. J'ai réfléchi, monseigneur, j'ai beaucoup réfléchi.
   Elle fit une pause, sans quitter Jon de Boisrouvre du regard.
    - Je n'épouserai jamais un homme qui traite mon frère de bâtard. Jamais ! Vous pouvez retourner dans votre château, monseigneur. La fille de Wunjo ne sera jamais pour vous !
   Jon de Boisrouvre en resta pétrifié. Linnese s'avança et prit Myrien par l'épaule.
    - Fillette, dit-il doucement, ne dis pas quelque chose que tu pourrais regretter. Tu es encore sous le coup de la colère. Attends demain pour donner une réponse définitive.
   Myrien se dégagea avec violence.
    - Non, Linnese. Je ne veux pas d'un homme qui aurait honte de toi et qui te traite de bâtard.
   Elle se retourna vers le seigneur de Boisrouvre.
    - Partez, monseigneur, ou j'ordonne à mon frère de vous mettre dehors.
   Les yeux noirs de Jon de Boisrouvre étincelèrent de colère.
    - Tu n'en as pas fini avec moi, ma petite, siffla-t-il. Tu regretteras ces paroles que tu viens de prononcer. Quand je veux quelque chose, petite, je l'ai toujours ! Qu'importe le prix, je l'obtiens. Souviens-toi de cela, ma petite ! Je te veux pour femme et je t'aurai ! Tu viendras même à genoux me supplier de t'épouser !
    - Jamais ! répliqua Myrien, une lueur de fierté dans les yeux.
    - Ne dis pas jamais avec moi, petite !
   Il prit le menton de Myrien et lui donna un baiser brutal qui lui écrasa les lèvres sans qu'elle puisse protester. Une main rude l'écarta presque aussitôt et il se retrouva face au regard étrange de Linnese.
    - Je crois que Myrien vous a demandé de partir, monseigneur, dit-il calmement.
   Furieux, le seigneur de Boisrouvre fut bien forcé d'obéir, car la poigne de fer de Linnese ne lui laissait pas d'autre choix.
   En passant devant la porte à côté de laquelle était installé Voix d'Or, il reçut un léger coup sur la cheville. Le vieux conteur avait tapé sur sa jambe avec le bout de son bâton noueux.
    - Ne recommence jamais cela, vieux fou !
   Pour toute réponse, Voix d'Or lui offrit un sourire moqueur.
    - Ne te présente pas à mon château, le prévint le seigneur de Boisrouvre. Je t'en ferai chasser comme un chien.
    - Pas de risques ! répondit joyeusement Voix d'Or. Votre château est bien trop froid !
   Les yeux de Boisrouvre s'étrécirent dangereusement et il sortit dans un grognement furieux. Linnese secoua la tête.
    - Les dieux savent qu'il est bon seigneur, mais il est quand même bien trop brutal !
   Pensif, Wunjo ne fit aucune remarque au vieux conteur qui avait pris la liberté de provoquer le seigneur.

   La vie continua doucement. L'hiver s'installait progressivement et Voix d'Or avait quitté la porte pour se rapprocher du feu. Les gens venaient s'asseoir autour de lui, écoutant les histoires, tandis que Myrien, un peu en retrait, astiquait une arme tout en écoutant avec attention. Elle avait appris très jeune à entretenir les armes que vendait son père. Bien sûr, Wunjo était assez riche pour se payer un aide qui ferait ce travail, mais Myrien aimait voir l'acier poli prendre tout son éclat sous ses mains. Pendant ce temps, à l'arrière, Linnese forgeait d'autres armes et les coups réguliers de son marteau venaient ponctuer les récits de Voix d'Or. Le vieux conteur n'avait pas tardé à exploiter ce bruit inévitable et, connaissant le rythme de Linnese, il s'arrangeait pour que les moments les plus forts se trouvent soulignés d'un vigoureux coup de marteau. Wunjo, lui, se chargeait de faire les poignées des armes et les décorations. Enfin, pendant son temps libre, Linnese aimait ciseler les lames de runes de pouvoir. Le dernier travail revenait à Myrien qui donnait un poli et un éclat extraordinaires à la plus modeste des armes, pour peu qu'il puisse avoir des armes modestes dans l'armurerie de Wunjo.
   La porte de la boutique s'ouvrit et un homme entra. Il se dirigea droit vers Wunjo.
    - Holà, manant ! Montre-moi la plus belle de tes armes ! lança-t-il d'une voix méprisante.
   Wunjo serra les dents, mais ne dit rien : d'un coup d'oeil, il avait reconnu la livrée verte et jaune, aux couleurs de Boisrouvre. Il se détourna et alla à pas lents dans sa réserve chercher une épée qu'il avait lui-même forgée et qui était d'une telle qualité qu'il n'avait encore trouvé personne à qui la proposer. Myrien attachait extrêmement d'importance à cette arme, qu'elle polissait régulièrement pour lui redonner tout son éclat. Wunjo la sortit de son fourreau avec orgueil et la tendit à l'émissaire. Celui-ci examina soigneusement l'épée, remarqua le fil tranchant, la longue rune sur la lame et la poignée incrustée d'ivoire.
    - Bonne lame, commenta-t-il d'un ton dédaigneux.
   Wunjo devint vert.
    - Bonne lame ? répéta-t-il, furieux. Vous ne trouverez pas une épée de cette qualité dans tout le pays !
   Myrien posa l'arme dont elle s'occupait et vint retrouver son père.
    - Quelque chose ne va pas, père ? demanda-t-elle.
   L'émissaire se tourna vers elle et eut un regard mauvais. D'un geste très vif, il empoigna Myrien par l'épaule et lui appliqua l'épée sous la gorge.
    - Maintenant, ne bougez plus ou je l'égorge ! menaça-t-il.
   Voix d'Or se tut et tous les regards convergèrent vers l'homme de Boisrouvre. Celui-ci recula jusqu'à la porte où il se heurta à quelqu'un.
   Il pivota quelque peu et se retrouva face à Linnese, qui tenait encore son marteau dans une main et de l'autre, la pince serrant un morceau de métal rougeoyant. Derrière lui venait son apprenti qui tenait par la soie une lame fraîchement forgée. L'émissaire de Boisrouvre devint plus arrogant encore.
    - Hors de mon chemin, manant !
   Sans mot dire, Linnese tendit sa pince à son apprenti et prit l'épée de l'émissaire à pleine main, puis il assena un magistral coup de marteau sur l'épaule de l'homme. Celui-ci lâcha Myrien avec un cri de douleur, mais tenta de resserrer l'épée sur la gorge de la jeune fille. Peine perdue : la poigne de Linnese était si forte qu'il ne put bouger l'épée et déjà, Myrien était en sécurité derrière l'apprenti. Des gouttes de sang tombèrent sur le sol. Le marteau parla de nouveau et brisa net le poignet qui tenait l'épée. Linnese récupéra l'arme et se poussa pour laisser passer l'homme blessé.
    - Dis à ton seigneur que la prochaine fois, je te renverrai les genoux broyés ! lança Linnese. Va-t'en !
   L'homme déguerpit, tenant son poignet dans son autre main. Linnese s'avança dans le magasin et tendit l'épée à Wunjo. La lame était tachée de sang, car Linnese n'avait pu la tenir sans être blessé. Les auditeurs de Voix d'Or regardaient le jeune homme avec un respect tout neuf : il n'avait certes pas l'air commode avec son tablier de cuir serré à la taille par une grossière corde de chanvre et ses cheveux noués par un bandeau sale et humide. Il sortit de l'armurerie et récupéra sa pince des mains de son apprenti. Myrien, secouée, le retint par le coude.
    - Attends, Linnese, nous devons soigner ta blessure.
   Elle l'emmena dans l'arrière-salle où elle s'occupa de la profonde entaille qui traversait la paume du jeune homme. Linnese la regardait faire avec indifférence.
   Wunjo vint les rejoindre.
    - Linnese, je ne saurais jamais te remercier assez, dit-il lentement.
    - C'était un hasard, Wunjo, marmonna Linnese. J'ai entendu des éclats de voix et j'ai fait le tour pour venir voir.
    - Myrien, je ne veux plus que tu sortes sans Linnese. Quant à toi, jeune homme, il va te falloir arrêter les excursions au Refuge. Les hommes de Boisrouvre seraient bien capables d'en profiter pour te tuer ou te blesser.
   Linnese fit la grimace. L'idée qu'il allait être privé de lhac pendant une durée indéterminée ne lui plaisait guère.
    - Je demanderai à Torlan de t'apporter ta ration de lhac quotidienne, poursuivit Wunjo. Au pire, je pourrai toujours envoyer Othila la chercher.
   Le visage de Linnese retrouva son sourire. Torlan était l'aubergiste du Refuge et Othila l'apprenti de Linnese, et ils étaient les deux meilleurs amis du jeune homme.
    - Ça ira comme ça, acquiesça Linnese.
    - Père, fit soudain Myrien, frappée d'une idée subite, est-ce... est-ce que le seigneur de Boisrouvre ne risque pas de déclarer la guerre à Berkhana ?
   Berkhana, en fait le seigneur Berkhana des Hautes Terres, était le seigneur de la plus grande région du Val Profond et Forgenord, la ville où ils vivaient, était en plein coeur des Hautes Terres. La ville s'était construite autour de la forge que tenait l'ancêtre de Wunjo, d'où son nom. Berkhana, comme l'appelaient affectueusement ses sujets, était une frêle jeune femme blonde aux idées bien arrêtées et elle avait su s'entourer de fidèles qui la soutenaient en toutes occasions. Les Hautes Terres touchaient au domaine de Boisrouvre et il était de notoriété publique que Boisrouvre n'appréciait que fort peu Berkhana. A la question de sa fille, Wunjo se gratta la tête.
    - Je ne sais pas, dit-il finalement. Je ne le pense pas. Boisrouvre n'est pas un fou. Il ne peut pas déclarer la guerre à une région entière parce qu'une fille refuse de l'épouser.
    - J'irai au manoir de bronze, dit la voix du vieux conteur. J'avertirai Berkhana de ce qu'il se passe.
   Wunjo pivota sur ses talons et regarda Voix d'Or.
    - Te croira-t-elle ?
    - Bien sûr. Je vais partir tout de suite. Je pense être de retour d'ici trois à quatre jours. Gardez-moi ma place au chaud, conclut-il avec un sourire malin.
   Pour une fois, Wunjo lui rendit son sourire. Voix d'Or partit d'un pas alerte, son bâton serré dans la main droite.

   Deux jours passèrent, sans nouvelles de Voix d'Or. Myrien restait sagement à l'armurerie et Linnese s'était confiné dans sa forge. La jeune fille venait parfois le voir, mais la chaleur était telle qu'elle ne restait jamais longtemps. Linnese et Othila semblaient la supporter relativement bien. Les seuls moments d'arrêt que s'accordaient les deux hommes étaient lors des repas et à l'arrivée de Torlan, qui confiait son auberge aux mains de sa femme pour venir passer une demi-heure avec son ami et lui apporter sa ration de lhac. Othila, tout en écoutant la conversation, surveillait attentivement le feu de la forge, car Linnese prétendait que si le feu s'éteignait, il ne pourrait plus jamais forger. Or Othila avait un respect quasi fanatique pour Linnese et prétendait qu'il n'y avait pas de meilleur forgeron à la ronde. Linnese était jeune, à peine vingt-deux ans et pourtant, il possédait à fond son métier. Nul n'avait comme lui l'art de créer une épée merveilleuse. Tout lui semblait inné et Wunjo l'avait senti quand il l'avait pris comme apprenti, aussi lui avait-il cédé la place, ne revenant devant l'enclume qu'en de très rares occasions. La forge était devenue le domaine de Linnese.
   Ce jour-là, Myrien était seule à tenir l'armurerie, Wunjo étant parti porter une commande. Soudain, des cris vinrent jusqu'à la forge, où Linnese discutait avec Torlan, qui était arrivé une demi-heure plus tôt, mais qui ne manifestait pas la moindre envie de partir. Linnese bondit sur ses pieds, empoigna son lourd marteau et se rua hors de la forge. Othila et Torlan le suivirent de près. Linnese attrapa un des hommes qui tentaient d'entraîner Myrien et l'envoya bouler à dix pas de là. Dans un rugissement furieux, il se rua sur les quatre restants, qui lâchèrent Myrien pour faire face à ce colosse. Othila et Torlan se portèrent à ses côtés. Ces deux derniers n'avaient peut-être pas la carrure de Linnese, mais ils étaient quand même impressionnants : Othila, jeune encore, était trapu, mais avec des épaules aussi larges que celles de Wunjo et Torlan, habitué depuis longtemps aux affrontements dans son auberge, avait les muscles roulant sous la peau. En trois coups de marteau, Linnese vida la place. Les hommes s'enfuirent sans demander leur reste. Myrien les regardait partir, les poings pressés sur ses lèvres, les yeux agrandis. Linnese posa son marteau et s'avança vers elle. Dans un sanglot, elle vint se jeter dans ses bras et il la serra contre lui pour la rassurer.
    - Ça ira, Linnese ? demanda Torlan.
    - Pas de problèmes ; tu peux rentrer au Refuge. Prends garde à toi.
    - A demain.
   La main rude de Linnese caressa les doux cheveux châtains de la jeune fille. Elle sanglotait sans retenue dans les bras de son ami d'enfance qui tentait de la calmer du mieux qu'il pouvait.
   Quand Wunjo revint, ce soir-là, il eut un air soucieux en entendant le récit de la bouche de Torlan, chez qui il s'était arrêté au retour. Ni Linnese, ni Myrien n'auraient évoqué le sujet si Torlan ne les avait forcés de cette manière. Il essaya de dissimuler son inquiétude, pour que Myrien se calme, mais l'obstination de Boisrouvre commençait à lui faire peur. Il envisagea un moment de prendre des mesures draconiennes, mais tout Forgenord en aurait vite entendu parler et il serait la risée de la ville. Beaucoup s'estimeraient flattés que le seigneur de la contrée voisine veuille épouser la jeune fille de la maison, mais Wunjo n'était pas de ceux-là. S'il avait d'abord conçu un juste orgueil de voir Myrien intéresser Boisrouvre, les actions de ce dernier tempéraient sérieusement sa fierté de père.
   Voix d'Or revint tard dans la soirée, épuisé et crotté. Il s'assit en souriant auprès du feu et mangea silencieusement le repas que Myrien lui apporta.
    - J'ai parlé à Berkhana, dit-il enfin, sitôt la dernière bouchée avalée. Elle vous dit de ne pas vous inquiéter de Boisrouvre ; vous pouvez vous montrer aussi désagréables avec lui que vous le désirez. S'il déclare la guerre, il apprendra à ses dépens que le seigneur des Hautes Terres n'élève pas les plus jolies filles du Val Profond pour les donner à des goujats incapables d'apprécier l'inestimable valeur de ces jeunes filles, dixit Berkhana.
    - Viens-en au fait, vieil homme ! gronda Wunjo.
    - En clair, vous pouvez agir comme vous le voulez, même si Boisrouvre déclare la guerre. Berkhana comprend parfaitement le souci légitime d'un père de vouloir protéger sa fille. Elle sera prête à faire la guerre s'il le faut.
   Wunjo hocha la tête. Voix d'Or posa sa main sur celle de Myrien.
    - Ne t'inquiète pas, petite, murmura-t-il. Tout finira par s'arranger.
   La jeune fille fit un signe de tête et ses yeux tombèrent sur la main du vieux conteur, qui, pour une fois, ne disparaissait pas dans les manches amples de son manteau. La main était ferme et lisse, non ridée comme on aurait pu l'attendre. Voix d'Or surprit ce regard et retira sa main en grommelant quelque chose d'incompréhensible. Il se leva et s'en alla en trottinant retrouver son lit bien douillet.

   L'hiver partit tôt cette année-là, mais pour Wunjo et sa famille, il leur parut durer une éternité. Myrien se cachait presque dans l'armurerie et Wunjo inspectait chaque client d'un air soupçonneux. Quant à Linnese, il avait ralenti le rythme de son marteau, le temps de s'assurer entre chaque coup que tout allait bien dans la boutique. Voix d'Or commençait déjà par ne plus tenir en place et il décida de partir beaucoup plus tôt que prévu. La veille de son départ, Myrien ne le quitta pas d'une semelle et le força à lui raconter d'autres histoires sur les elfes de Rougepierre. Voix d'Or se gratta la tête, embarrassé, puis il commença par les récits qui ressemblaient plus à des anecdotes, des bribes de vie, comme s'il racontait la vie de gens avec qui il avait vécu pendant longtemps.
   Vers la moitié de la journée, il remarqua que les yeux de Myrien brillaient comme des étoiles dès qu'il mentionnait le nom de Flèche Rouge. Alors, courageusement, il entreprit de narrer toute l'histoire du jeune guerrier elfe, depuis sa naissance jusqu'au fameux combat qui fit que le roi elfe Elven lui proposa pour la troisième fois la place enviée de bras droit du roi. Myrien écoutait tous ces détails avec une attention qui ne se démentit pas une seule fois de toute la journée. Les elfes faisaient partie de son monde intérieur et, de plus en plus, elle avait l'impression de les connaître, de savoir comment ils vivaient. Mais il lui manquait quelque chose : Voix d'Or ne manquait jamais de souligner que les elfes avaient des voix très mélodieuses, qu'ils chantaient à merveille et que leur musique était tout simplement divine. Pour que son monde devienne réel, il lui manquait tous ces sons, toutes ces voix d'elfes qu'elle voulait entendre. Rien d'autre ne l'attirait que ces voix inconnues.
   Elle vit avec regret Voix d'Or partir se coucher. Quelques instants plus tard, on frappa à la porte. Wunjo alla ouvrir, tandis que Myrien se cachait derrière le battant.
    - Le seigneur Berkhana des Hautes Terres souhaite que la jeune fille de la maison nous soit confiée pour qu'elle soit menée à son manoir afin de lui servir de dame de compagnie, annonça un homme en armes, un sourire bonhomme sur le visage.
   Le coeur battant, Myrien glissa un coup d'oeil par l'interstice entre la porte et le montant. Elle reconnut l'homme comme étant un de ceux qui avaient voulu l'enlever le jour où son père était absent. Linnese, debout derrière Wunjo, l'avait apparemment reconnu aussi. Il s'appuya au battant de la porte, mouvement qui devait constituer un signal aux yeux de Wunjo, car il répondit :
    - Ma fille n'est pas là, elle est partie chez une amie.
   L'homme d'armes parut légèrement contrarié.
    - Quand rentrera-t-elle ?
    - D'ici trois ou quatre jours, je pense, répondit Wunjo.
    - Très bien. Nous repasserons dans quatre jours, décréta l'homme.
    - Ne vous donnez pas cette peine ! se récria Wunjo. Nous l'amènerons nous-mêmes au manoir de bronze.
    - Je regrette, mais le seigneur Berkhana nous a formellement interdit de vous laisser faire cela : il paraît que la demoiselle court de graves dangers, car l'homme qui la veut aurait mis en place des traquenards pour la prendre. Seule une escorte aussi entraînée que la nôtre aura des chances d'amener votre fille saine et sauve au manoir, même si un seul homme parvient devant le seigneur Berkhana.
   Wunjo réfléchit.
    - Très bien, dit-il finalement. Je mettrai une bougie allumée à cette fenêtre le soir où elle rentrera. Vous saurez alors que vous pouvez venir la chercher.
   L'homme d'armes hocha la tête.
    - Entendu. Ne parlez de cela à personne ! Cela pourrait venir aux oreilles de... de qui vous savez.
   Wunjo eut un sourire qui montra qu'il n'était pas naïf et l'homme d'armes salua avant de partir.
   Dès que la porte se referma, Myrien s'exclama :
    - C'est un piège ! Cet homme a voulu m'enlever !
    - Non, fillette, fit Linnese en secouant la tête. Ce n'est pas lui ; il lui ressemble, je suis d'accord, mais ce n'est pas lui.
    - Nous enverrons un messager à Berkhana, dit Wunjo. Je veux avoir confirmation de la bouche même de notre seigneur.
   Mais Myrien avait déjà pris sa décision : elle n'irait pas au manoir de bronze. Une fois là-bas, toutes ses chances de retrouver le peuple perdu des elfes s'évanouissaient. Rien que le nom du manoir la faisait frémir : le manoir de bronze tenait sa dénomination de l'énorme porte de bronze massif qui se trouvait à l'entrée. Myrien eut la douloureuse impression que, une fois les portes de bronze refermées, elle ne pourrait jamais plus les rouvrir. Elle attendit que tous se soient couchés, puis, silencieuse sur ses pieds nus, elle se coula dans la chambre de Voix d'Or qu'elle réveilla avec précaution.
    - N'allume pas ! chuchota-t-elle. C'est moi, Myrien.
   En vérité, Voix d'Or n'avait pas besoin d'allumer pour voir qu'il s'agissait d'elle ; ses yeux perçaient la nuit avec facilité.
    - Que se passe-t-il ?
    - Demain, quand tu partiras, veux-tu bien m'attendre à la sortie de la ville jusqu'à la nuit ? Je pars avec toi.
   Etrangement, le vieux conteur ne parut pas surpris de cette requête.
    - Un voyage aussi long se prépare à l'avance, Myrien, dit-il enfin.
    - Je t'en prie, Voix d'Or ! Je veux tellement voir les elfes de Rougepierre !
    - Très bien, très bien, grogna le vieux conteur. Je serai demain derrière l'auberge du Refuge, à la tombée de la nuit. Si tu n'es pas là, je pars sans toi !
    - Merci, Voix d'Or !
   Se penchant, elle déposa un baiser sur la joue lisse du vieil homme et partit vivement.

   Le lendemain, elle fit sa journée comme d'habitude, mais dès que l'attention de son père se détournait d'elle, elle portait rapidement une pièce dans sa chambre. Au repas du soir, elle prétexta une fatigue subite et monta dans sa chambre. Un sac l'attendait, tout prêt. Elle se changea vite, prenant une tenue d'homme, puis fit glisser le sac sur ses épaules. Son miroir lui renvoya l'image d'une jeune fille au regard décidé et aux cheveux en bataille. Prenant conscience de ce problème, elle tordit rapidement ses cheveux en une torsade grossière qu'elle épingla sur sa nuque. Elle remonta le grand col du manteau qu'elle avait pris et se glissa dans les escaliers.
   Wunjo, Linnese et Othila mangeaient tranquillement, sans se douter de rien. Avec précaution, elle passa dans l'armurerie. De là, elle alla droit à la réserve et, à tâtons, chercha son arme préférée, une épée courte forgée par Linnese et portant sur la lame la rune de force, celle de Varaxador. Elle la glissa sous sa ceinture et quitta l'armurerie, en prenant bien garde à ne pas faire crier la porte. Dehors, la nuit n'allait pas tarder à tomber. Myrien prit sa course et les bottes souples qu'elle avait chaussées ne faisaient quasiment aucun bruit. Elle n'alla pas directement derrière l'auberge. Elle entra d'abord dans l'écurie ; tout au fond, il y avait trois chevaux. Elle en détacha deux, le sien et celui de son père, et les fit sortir dans la nuit. Rapidement, par un chemin qu'elle connaissait depuis qu'elle était toute petite, elle passa derrière l'auberge et retrouva Voix d'Or qui l'attendait dans le froid. Le vieux conteur retint un sourire en voyant comment elle était attifée, mais il ne fit aucune remarque. Il monta sur le cheval de Wunjo, tandis que Myrien se hissait sur le sien.
   Ayant quitté la maison de bon matin, Voix d'Or n'avait pas perdu son temps pendant la journée. Il avait transporté toutes les affaires nécessaires plus loin, dans un petit bois tranquille qui longeait Forgenord. Une fois là-bas, il commença par vider le sac de Myrien et enleva certains objets.
    - Inutile de te charger, dit-il en grommelant. La route sera suffisamment dure pour toi sans rajouter ce poids mort en plus.
   Il mit le tout dans le tronc d'un arbre creux qu'il camoufla ensuite si soigneusement par des morceaux d'écorce que Myrien aurait juré que l'arbre était plein. Puis Voix d'Or remarqua la façon un peu fantaisiste dont l'épée de la jeune fille était glissée dans la ceinture. Il sourit et tendit la main. Avec répugnance, Myrien y déposa son arme dans son fourreau. Le vieux conteur commença par examiner la lame, qu'il reconnut sans doute ; la façon de Linnese était caractéristique par l'aspect moiré qui marquait toutes ses armes, garantie d'une très bonne qualité. Il sortit ensuite de son paquetage deux lanières de cuir teintes d'une étrange couleur entre le bleu et le vert et en enroula une en haut du fourreau et l'autre au tiers ; tranquillement, il déboucla la ceinture de la jeune fille et y glissa les boucles qui terminaient ses lanières. Il remit lui-même la ceinture, faisant attention à ce que la boucle supportant le fourreau au tiers soit dans le dos, excentrée à gauche, alors que l'autre était sur le côté. Il recula un peu pour juger de son oeuvre, puis, apparemment peu satisfait, il ajouta une dague qu'il glissa à la ceinture, du côté droit.
    - Tu voilà parée, maintenant ! fit-il avec satisfaction. Nous pouvons y aller, je crois.
   Myrien grimpa de nouveau en selle, gênée par le fourreau de sa dague qui lui rentrait dans la cuisse, et le bougea légèrement pour que ce soit plus confortable. Puis, d'un claquement de langue, elle fit partir son cheval au trot sur les traces de Voix d'Or.
   Le vieux conteur resta silencieux tant qu'ils ne furent pas sortis du bois ; on était alors à quelques heures à peine du lever du soleil. Myrien tombait de sommeil, mais ne voulait pas l'avouer. Voix d'Or avait accepté sa compagnie, elle ne tenait pas à être un poids mort pour lui dès le premier jour. Sa tête retomba plusieurs fois sur sa poitrine, mais elle se redressait toujours, au moins pour quelques minutes. Elle remarqua alors que ses doigts se refermaient inconsciemment à chaque fois qu'elle fermait les yeux. Trouvant la solution à son problème, elle prit la lame nue de sa dague dans sa main gauche et fit passer ses rênes dans sa main droite. Le système fut d'une efficacité royale : elle ne ferma pas les yeux plus de trois fois et sa main gauche était si ensanglantée que la douleur seule suffisait à la tenir éveillée. Avec une grimace, elle essuya la lame couverte de sang sur la jambe de son pantalon et la remit dans son fourreau. Voix d'Or se tourna vers elle.
    - Tout va bien, Myrien ?
    - Bien sûr, Voix d'Or.
   Le vieux conteur tendit une main vers un point éloigné devant lui.
    - Nous camperons là-bas, dit-il. Nous y serons au petit matin.
    - Très bien, Voix d'Or.
   A la rigueur, elle s'en moquait un peu : maintenant qu'elle était réveillée, elle acceptait de continuer jusqu'au moment où elle tomberait de fatigue. Elle caressa du bout des doigts l'épaule veloutée de son cheval. Il s'agissait d'une maigre bête efflanquée, toute en longueur, qui semblait avoir grandi trop vite. Sa robe épaisse cachait à peine les os saillants de ses côtes, mais Myrien n'en avait cure : c'était une bête fidèle, à laquelle elle s'était vite attachée. Il avait la mauvaise habitude de mordre, mais, une fois qu'on s'y était fait, on évitait facilement les coups de dents. Myrien le faisait de plus en plus machinalement maintenant.
   Dès qu'ils arrivèrent au campement prévu par Voix d'Or, le vieux conteur dessella les chevaux et ordonna à Myrien de dormir. La jeune fille enroula sa main blessée dans un tissu et se coucha en boule. Quand elle se réveilla, Voix d'Or veillait sur elle, son bon sourire aux lèvres. Il lui tendit une petite galette toute dorée qu'elle prit sans discuter. Sitôt qu'elle se fut restaurée, ils repartirent, droit vers les Montagnes de Fer. Le chemin se fit sans heurts ; Myrien remarqua que Voix d'Or évitait particulièrement les villages. Plus ils se rapprochaient des montagnes, plus Voix d'Or passait loin des villes. Il semblait craindre d'être repéré ou reconnu. Myrien s'interrogea sur cette volonté de discrétion. Mais quand elle fut au pied des montagnes, elle cessa de se poser des questions : la masse des Montagnes de Fer l'écrasait et elle eut l'impression qu'elle rétrécissait à vue d'oeil.
    - Comment allons-nous passer ? demanda-t-elle, la bouche sèche, essayant vainement de détourner les yeux des montagnes.
    - Tu m'excuseras, Myrien, mais je ne peux pas te laisser voir le chemin que je prends, dit calmement Voix d'Or. Les elfes ne veulent pas être dérangés à tout moment par ceux du Val Profond, et le meilleur moyen reste encore de garder secret le chemin qui mène à eux. Je vais te bander les yeux.
   Comme par magie, il sortit un épais tissu de sa poche et le noua autour de la tête de la jeune fille. Il se pencha en avant et saisit les rênes du cheval bai, qui tenta de le mordre. Fermement, Voix d'Or lui écarta le nez et l'entraîna à sa suite.

   Quand le vieux conteur ôta son bandeau à Myrien, la jeune fille cligna des yeux dans la lumière mourante du jour. Ils étaient de l'autre côté des Montagnes de Fer et, une centaine de mètres devant eux, se dressait une auberge.
    - Myrien, écoute-moi bien, dit Voix d'Or. Si la femme qui tient cet endroit nous appelle, prends un air rêveur et ne t'étonne pas de ce que je dis ou fais. Et surtout, ne touche à rien de ce qu'elle te proposera. Est-ce bien compris ?
    - Oui, Voix d'Or, répondit la jeune fille d'une voix ferme.
   Le vieux conteur la regarda un instant, puis lâcha :
    - Très bien. Allons-y.
   Myrien remarqua que Voix d'Or était tendu. Il essaya de passer au large de l'auberge, mais une vieille femme sortit sur le seuil de la porte et les héla :
    - Venez donc, voyageurs ! Mon auberge vous accueillera pour cette nuit.
   Dissimulant une grimace de dépit, Voix d'Or tourna la tête de sa monture vers l'auberge. Myrien le suivit, les yeux perdus dans le vague, l'air extatique, respectant la promesse qu'elle avait donnée à Voix d'Or. Le vieux conteur mit pied à terre devant l'auberge et s'empressa aussitôt auprès de Myrien.
    - Permettez, Vénérée Prophétesse, dit-il d'une voix empreinte de respect.
   Sans répondre, la jeune fille se laissa aider, tandis que la vieille femme prenait un air étrange.
    - C'est vraiment..., souffla-t-elle, un peu effrayée.
    - Oui. Une Veilleuse prophétique.
   Dans la tête de Myrien résonna la voix du vieux conteur, à propos des Veilleurs, et elle déclama sourdement :
    - Je suis le pâle Veilleur prophétique
    Celui qui connaît le futur énigmatique.
    Passé, présent et avenir, malgré la loi,
    Ne sont plus des secrets dignes de moi.
    Je suis le jeune compteur d'astres
    Et de l'univers, je connais tous les désastres.
    Les hommes m'appellent sorcier de la mort
    Quand de la sagesse, je garde le trésor.
   La vieille femme recula, effrayée par cette mystique qui se présentait à son auberge. Les yeux de Myrien, d'une fixité étrange, semblaient être morts.
   Voix d'Or entra dans l'auberge ; la vieille aubergiste allait lui donner une table, quand il choisit d'autorité celle qui se trouvait au milieu de la pièce.
    - Une dragonade flambée ? proposa l'aubergiste.
   Sans attendre leur réponse, elle plaça devant eux un verre empli d'une substance orange agitée de grosses bulles ; de temps en temps, une traînée blanche apparaissait et un jet de feu projetait du liquide sur les parois du verre. La traînée blanche était en fait un minuscule dragon qui se démenait tant qu'il pouvait, créant ainsi les bulles. Voix d'Or attendit patiemment que le monstre sorte la tête du liquide et il l'attrapa par le cou. Une fois sorti du verre, le dragon se révéla être rouge. Il se tortillait entre les doigts du vieux conteur, espérant lui échapper, et tentant d'utiliser son souffle, mais Voix d'Or ne cédait pas. Il ouvrit grand la bouche et, d'un coup de dents, trancha le cou du dragon. Il laissa couler le sang dans son verre en expliquant :
    - Je préfère une dragonade sanguine.
   Le dragon rouge disparut pour laisser place à un animal de sucre. Toutes les illusions qui les entouraient s'effacèrent en même temps : l'auberge se révéla être une misérable cahute composée de planches de bois mal jointes et la vieille aubergiste apparut sous des traits hideux. Elle se dressa d'un bond.
    - Tu es l'un d'eux ! gronda-t-elle, accusatrice.
    - Oui, reconnut Voix d'Or, je suis l'un d'eux.
   Myrien constata à ce moment qu'il avait une voix différente de celle qu'elle lui connaissait. Le vieux conteur se leva à son tour.
    - Déchaîne tes monstres, sorcière ! Je t'attends !
   Aux fenêtres et à la porte, des créatures horribles montrèrent leur tête et la jeune fille comprit pourquoi Voix d'Or avait choisi la table du milieu.
    - Est-ce là tout ce que tu peux faire ? rit Voix d'Or.
   Il tendit les mains en avant et prononça un seul mot. La vieille femme glapit de rage et tenta de s'opposer au tourbillon qui s'emparait d'elle, mais Voix d'Or la regardait d'un air inflexible.
    - Maintenant, disparais ! gronda-t-il.
   Il eut un cri perçant qui vrilla tant les tympans de Myrien qu'elle se plaqua les mains contre les oreilles et ferma les yeux.
   Quelques instants plus tard, deux mains se posaient sur ses poignets et, avec douceur, les écartaient des oreilles.
    - C'est fini, Myrien, dit gentiment Voix d'Or. Nous pouvons repartir.
   La jeune fille hocha la tête et suivit le vieux conteur.
    - Sommes-nous encore loin de Rougepierre ? demanda-t-elle.
    - Non, lui assura Voix d'Or. C'est tout près, au contraire. Ah ! Un conseil : quand nous serons là-bas, ne mentionne jamais mon nom. Les elfes me connaissent sous un autre patronyme et Voix d'Or est peu aimé. Tu risquerais d'avoir des problèmes si tu le nommais.
    - Oh ! Bien. Ai-je le droit, pour ma part, de garder mon prénom, ou dois-je en changer ?
   Voix d'Or sourit.
    - Le tien est très bien, enfant. Garde-le donc.
   Le soir même, ils couchaient dans la forêt de Rougepierre. Myrien regarda autour d'elle avec l'impression tenace d'être revenue là où elle aurait toujours dû être. Ce pays était le sien. Elle inspira à pleins poumons l'air de Rougepierre, puis se coucha sur le sol, un sourire de satisfaction aux lèvres. Voix d'Or eut un mince sourire à son tour, puis renversa la tête pour guetter la venue de la lune.

   Wunjo était fou d'inquiétude : sa fille, la belle Myrien, avait disparu ! Il en était sûr, c'était l'oeuvre de Boisrouvre ! Ce seigneur arrogant était capable de tout. Linnese, les mâchoires serrées, regardait Wunjo arpenter la salle en faisant les cent pas. Othila, derrière lui, restait silencieux.
    - Je ne pense pas qu'elle ait été enlevée, Wunjo, dit enfin Linnese. Il manque une épée dans l'armurerie et il s'agit de la préférée de Myrien. A mon avis, elle s'est enfuie.
    - Mais pourquoi ?
    - La tentative d'hier soir a dû l'effrayer.
   Torlan fit alors son apparition. Linnese leva un sourcil étonné : il était bien tôt pour la visite habituelle de l'aubergiste.
    - Wunjo, ton cheval et celui de Myrien ont disparu de mes écuries, annonça-t-il d'une traite. Je n'ai pas été digne de veiller sur eux et je suis prêt à te rembourser.
    - Ne dis pas de bêtises, Torlan, grogna Wunjo. Myrien s'est enfuie avec les bêtes, c'est tout.
    - Mon cheval est toujours là, Torlan ? demanda Linnese.
    - Oui, bien sûr. Que veux-tu en faire ?
   Le jeune forgeron se tourna vers Wunjo.
    - Je vais partir à la recherche de Myrien. Elle peut avoir besoin de mon aide. Le fait qu'elle ait pris deux chevaux montre qu'elle n'est pas seule. J'ignore avec qui elle est partie, mais je préfère veiller sur elle moi-même.
    - C'est une bonne idée, Linnese, admit Wunjo de mauvaise grâce.
    - Je sais que le magasin ne souffrira pas de mon absence, reprit le jeune homme. Othila est déjà capable de forger quelques lames et, au cas où il se passerait quelque chose de grave, tu pourrais toujours te remettre à la forge.
    - Emmène-moi avec toi, Linnese ! s'exclama soudain Othila. Je suis fort, je peux t'aider.
   Le jeune apprenti ne parlait pas souvent et Linnese sourit de l'entendre faire sa proposition, mais il secoua la tête.
    - Non, Othila. Le feu ne doit jamais s'éteindre, ne l'oublie pas.
    - Nous allons t'aider, intervint Torlan. Je rentre au Refuge prévenir Hya.
   L'aubergiste sortit en courant. Linnese monta dans sa chambre et sortit de son coffre un gros sac à dos. Il le posa par terre et commença méthodiquement à le remplir.
   Quand il redescendit, Wunjo ouvrit de grands yeux : on lui avait changé son forgeron ! Fini le grossier tablier de cuir, les cheveux noués n'importe comment : Linnese portait un costume de cuir ajusté et ses cheveux bruns avaient été disciplinés, un serre-tête de cuir les maintenant en place. Il avait à la taille un gros ceinturon et il alla chercher dans la réserve une lourde épée qu'il avait lui-même forgée et dont il savait particulièrement bien se servir. Il la glissa dans le fourreau qui pendait à sa ceinture ; deux dagues vinrent se glisser dans ses bottes. Othila entra dans la pièce et lui tendit son lourd marteau, qui rejoignit l'épée à la ceinture. Torlan arrivait à son tour avec le cheval de Linnese, sellé, et deux outres gonflées pendaient de chaque côté de la selle.
    - Je pense que tu auras assez de lhac, dit l'aubergiste avec satisfaction. Hya t'a préparé de quoi manger.
   Linnese fit glisser les rations dans son sac. Wunjo alla à son tour dans la réserve et en revint avec son épée, l'oeuvre de sa vie. Il la tendit à Linnese.
    - Tiens, fit-il, bourru. Prends-la. Tu la donneras à celui pour qui Myrien est partie. Elle s'appelle Aenril.
   Linnese la prit avec respect des mains de Wunjo et la mit dans son sac. Il monta en selle, fit un signe de la main à ses amis et partit sans se retourner.

   Quand Myrien se réveilla, elle était seule. Voix d'Or avait disparu, mais sa monture était toujours là. Comme mue par un instinct profondément enraciné en elle, elle se leva et reprit son chemin, le balisant au croisement par des signaux tels qu'en utilisaient les elfes, les histoires du vieux conteur lui ayant également appris ces méthodes. Elle ne s'aperçut pas que deux regards la suivaient avec attention.
    - Tu es sûr que c'est elle ? demanda le premier observateur, au magnifique regard d'un vert sombre.
    - Bien sûr ! Le Cartel n'a pas travaillé pour rien. Nous la surveillons depuis sa naissance. Enfin, presque.
   Plus bas, le deuxième interlocuteur murmura :
    - Bienvenue à Rougepierre, Myrien la Belle. Bienvenue chez toi.
   Myrien s'arrêta à une source, essuya ses mains sur son pantalon et s'agenouilla à côté de l'eau. Elle plongea deux fois ses mains dans le faible courant avant de les mettre en coupe pour boire.
    - Elle respecte bien nos usages, remarqua le premier observateur.
    - Le Cartel l'a bien formée, répondit l'autre avec orgueil.
   Myrien releva soudain la tête : quatre pieds venaient d'apparaître dans son champ de vision. Comme si elle n'avait attendu que cela, la torsade épinglée sur sa nuque se libéra et ses cheveux cascadèrent sur ses épaules.
    - Une fille ! ricana l'un des nouveaux venus. Un peu sale.
    - Mais jolie, fit l'autre, pensif. On devrait pouvoir la vendre cher.
    - Combien, à ton avis ? demanda le premier, l'air gourmand.
    - Je ne sais pas. On verra quand elle sera propre.
    - On n'a qu'à la laver dans sa source ! ricana le premier.
    - Non. Ils pourraient surgir d'un moment à l'autre. Emmenons-la vite.
   Myrien porta la main à son épée, puis s'arrêta. Voix d'Or lui avait dit que, à Rougepierre, on n'avait pas le droit de se servir d'une arme n'ayant pas été consacrée par l'ancien des tribus. Ceux qui le faisaient étaient impitoyablement chassés. Elle recula donc, sans quitter les deux hommes des yeux, ces derniers ayant tiré leur arme.
   Dans les arbres, les deux observateurs grognèrent.
    - Si elle respecte nos usages, ce n'est pas le cas de ceux-là ! marmonna le premier. On y va ?
    - Je le pense bien ! approuva le deuxième. Nous n'avons pas fait tout cela pour rien.
   Alors que l'un des hommes refermait sa main sur les cheveux de Myrien qui se débattit comme une tigresse, deux cris à glacer le sang rompirent le silence sylvestre.
    - Ce sont eux ! cria le deuxième à son complice. Presse-toi !
   L'homme voulut soulever Myrien de terre, mais quelqu'un surgi de nulle part s'interposa et l'homme se retrouva à terre.
    - Partez d'ici ! gronda le nouveau venu. Vous êtes ici à Rougepierre et nul n'a le droit de transgresser les règles de ceux qui y vivent.
   Myrien reculait, apeurée. Un bras lui entoura les épaules et une voix mélodieuse murmura :
    - Ne crains plus rien, jeune fille, tu es sous notre protection.
   La voix lui parut vaguement familière et elle tourna la tête pour regarder celui qui venait de parler, mais le regard vert pailleté d'or qu'elle rencontra lui était totalement inconnu.
   Les deux hommes jaugeaient leurs adversaires.
    - Ils ne sont que deux, marmonna le premier.
   Résolus, ils firent un pas en avant. Le défenseur de Myrien, d'un geste très rapide, décrocha le grand arc recourbé qui pendait à son épaule et encocha une flèche.
    - N'avancez plus ! prévint-il d'une voix neutre. J'aurai le temps de vous tuer avant que vous n'ayez pu faire un pas. Nous n'aimons pas tuer, mais nous savons le faire. Partez ! Je ne renouvellerai pas cette invite une nouvelle fois.
   Les deux hommes comprirent qu'ils avaient affaire à forte partie. D'ailleurs, c'était désespéré de s'attaquer à l'un d'eux sur son propre territoire. Le jeune homme se tourna vers Myrien et le deuxième inconnu. Myrien le fixait sans pouvoir le quitter des yeux ; ses oreilles pointues parlaient pour lui : c'était un elfe !
    - Je m'appelle Majan et voici Timmen, mon cousin, dit celui qui avait éloigné les intrus.
    - Myrien, bégaya la jeune fille.
    - Que viens-tu faire ici, Myrien ? demanda gentiment Timmen.
    - Je voulais voir les elfes ! répondit la jeune fille. Là où j'habite, les gens ne croient plus aux elfes.
    - C'est la paix pour notre peuple, remarqua Timmen.
    - Ce qui explique que les gens ne connaissent plus rien à nos usages. S'ils ne croient plus en nous, ils ne voient pas l'utilité de respecter ce qu'ils prennent pour des coutumes dépassées, commenta Majan.
    - Ainsi, tu voulais voir les elfes, Myrien, reprit Timmen.
    - Eh bien, tu as de la chance d'être tombée sur nous ! lança Majan. On peut dire que nous sommes les meilleurs représentants de la race, n'est-ce pas, Timmen ?
    - Parle pour toi, Majan. Moi, je n'ai pas les faveurs du roi, grogna Timmen.
    - Evidemment, si tu souhaites épouser sa fille..., railla Majan.
   Timmen rougit.
    - Majan, je te rappelle que nous avons une invitée, dit-il doucement.
    - Je sais, fit le jeune elfe, agacé. Puisqu'elle veut voir des elfes, nous n'avons qu'à demander à Elven si nous pouvons faire la tournée des tribus à cette époque-ci de l'année.
   Myrien sursauta légèrement : Elven ! C'était le nom du roi elfe qui avait pris Flèche Rouge comme bras droit.
    - Le bras droit du roi est-il toujours avec lui ? demanda-t-elle innocemment.
   Majan haussa les sourcils, surpris.
    - Bien sûr. C'est rare que quelqu'un se sépare volontairement de son bras. Quand on n'a plus que cinq doigts, il est difficile d'être efficace.
    - Excuse-le, il est infernal, soupira Timmen. Non, le bras droit d'Elven est quelque part dans Rougepierre ; il passe son temps par monts et par vaux, sur les ordres du roi. Il est très rare de le voir.
   Si Myrien fut déçue, elle n'en montra rien. Elle avait déjà bien assez à faire avec ces deux elfes devant elle.
   Timmen semblait le plus raisonnable ; il s'agissait d'un grand elfe aux cheveux d'un roux presque blond, aux yeux verts pailletés d'or et vêtu d'une tunique de cuir marron et vert. A côté de lui, Majan paraissait beaucoup plus joueur ; si son aspect extérieur en imposait plus que celui de son cousin, peut-être à cause de leur différence de rang, puisque Majan avait le droit de fréquenter le roi au contraire de Timmen, l'éclat malicieux dans ses yeux verts et le sourire moqueur qu'il semblait arborer à longueur de temps lui donnaient l'air d'un garnement. Il avait des cheveux d'un brun foncé, trop longs, des yeux d'un vert profond et sa peau était très blanche ; il portait une tunique sans manches vert pâle à l'aspect métallique, au col officier, serrée à la taille par une ceinture de cuir marron. Ses avant-bras étaient protégés par des poignets de lanières de cuir marron et un tatouage rouge ornait le haut de son bras droit, sans que Myrien parvienne à distinguer s'il s'agissait d'une rune ou d'un glyphe. Un grand arc recourbé, rouge, pendait à son épaule, accompagné du carquois au niveau de l'épaule droite.
   Timmen se passa la main dans ses cheveux.
    - Bon, on y va ? s'impatienta-t-il. La cour d'Elven n'est pas la porte d'à côté !
   Les yeux de Majan prirent un reflet malicieux et un sourire apparut sur ses lèvres bien dessinées.
    - Aucune galanterie, n'est-ce pas ? lança-t-il à l'adresse de Myrien. Mais il faut savoir qu'il est amoureux de la fille d'Elven, qui, bien sûr, ne lui accorde aucun regard.
    - Majan ! protesta Timmen.
    - Quoi encore ? demanda le jeune elfe avec un regard impertinent.
    - Es-tu obligé de révéler cela à tout venant ?
   Majan fit mine de réfléchir.
    - Non, admit-il. Mais c'est beaucoup moins drôle.
   Timmen soupira et leva vers les frondaisons son regard pailleté d'or.
    - Pourquoi faut-il que tu prennes tout comme un jeu ?
   Majan haussa les épaules.
    - Je ne vois pas comment tu peux tenir autrement, fit-il sèchement. Bon, allons-y, puisque tu le veux tant. Myrien, nous allons utiliser tes montures.
   D'un geste souple, il souleva la jeune fille et l'assit sur son cheval bai. Il leva le visage vers elle et lui fit un merveilleux sourire, qui lui parut étrangement chaleureux. Ses idées n'étaient plus très claires. Elle songea à tous les récits que lui avait faits Voix d'Or. Il avait souvent mentionné le sens de l'hospitalité des elfes envers ceux qui respectaient leurs usages, mais se montraient-ils vraiment tels que Majan et Timmen ? On aurait dit que ces deux-là la connaissaient depuis longtemps. Sans aucune gêne, Majan bondit en selle derrière elle, tandis que Timmen prenait le cheval de Wunjo.

   Linnese, poussant son cheval, était arrivé devant l'auberge piégée. Il avait deviné où était partie Myrien : il connaissait ses rêves presque aussi bien qu'elle. Il avait trouvé le passage des Montagnes de Fer par un pur hasard et il avait remercié les dieux de lui avoir donné cette chance. La vieille femme l'appela et il se sentit obligé de répondre à son appel. A peine eut-il mis le pied à l'intérieur de l'auberge que la vieille femme se précipita vers une table située sous une fenêtre.
    - Venez ici, noble voyageur, minauda-t-elle. La meilleure table de l'auberge !
   Mais Linnese avait remarqué une table dans un coin relativement sombre et il s'y dirigea immédiatement. Il s'agissait de sa place favorite et quand l'auberge était vide, comme celle-ci, il la prenait d'autorité. Ainsi, il était sûr de ne pas être attaqué dans le dos. Il s'installa à la table et allongea tranquillement ses jambes.
    - Une dragonade flambée, dit la vieille aubergiste en posant devant lui un verre. La spécialité de la maison, précisa-t-elle.
   Linnese observa le liquide orangé et sembla fasciné par le jet de feu qui jaillissait de temps en temps. Il remarqua le petit dragon, qu'il trouva adorable. Tout comme Myrien adorait les elfes, Linnese avait une faiblesse pour les dragons, ces créatures de légende qui paraissaient toujours si cruelles. Le jeune homme se disait tristement qu'à force d'être chassés, il ne devait plus rester beaucoup de dragons vivants. Intérieurement, il sourit.
    - Myrien s'est promis de retrouver les elfes. Vais-je me jurer de retrouver les derniers dragons ? Protecteur de dragons, voilà un titre qui sonne bien, autrement mieux que chasseur de dragons ! C'est dit : je m'occupe des dragons dès que Myrien est en sécurité. En attendant, occupons-nous de ce charmant dragon dans mon verre.
   Il releva les yeux et regarda autour de lui.
   L'aubergiste ne disait rien : les "clients" perdaient souvent du temps à regarder leur verre avant de le boire. Seuls eux savaient exactement quoi faire, mais celui-là, elle en était sûre, n'était pas l'un d'eux, quoique ses yeux l'intriguassent. Linnese avisa un seau de glace à côté du comptoir et se leva. Du doigt, il brisa la mince couche en surface et prit quelques glaçons qu'il mit dans son verre.
    - Je préfère une dragonade glacée, expliqua-t-il, sans savoir qu'il parlait exactement comme Voix d'Or.
   Dans le verre, le petit dragon rouge mourut sous le choc de température : il n'avait aucune protection contre le froid. Linnese ne put retenir un pincement au coeur, tout en sachant qu'il avait fait ce qu'il fallait. Il leva les yeux vers l'aubergiste qui le fixait d'un air effaré.
    - En fait, reprit-il imperturbablement, j'aime beaucoup mieux le lhac. Au revoir, madame. Vous avez vraiment une auberge charmante, mais vous feriez mieux de vous convertir dans les spectacles. Peut-être que quelques enfants hurleront de peur en voyant un dragon. Ils les croient tous disparus. Comme les elfes, ajouta-t-il sans trop savoir pourquoi.
   Les yeux de la vieille femme se plissèrent méchamment.
    - Tu es l'un d'eux ! siffla-t-elle.
   Linnese n'eut pas l'air surpris.
    - Si vous voulez, répondit-il en haussant les épaules.
   Il prit le verre de dragonade et le renversa sur le sol en regardant avec intérêt le liquide orangé rester là où il l'avait versé, sans se répandre.
    - Intéressant, commenta-t-il.
   Sans rien ajouter d'autre, il reprit son sac qu'il lança négligemment sur son épaule et sortit de l'auberge en balançant machinalement son lourd marteau.
   Malgré la lueur de haine qui brillait dans ses yeux, la sorcière n'osa rien faire. Les muscles jouant sous le costume de cuir ajusté du voyageur semblaient suffisamment développés pour tenir tête à sa horde de monstres. Décidément, elle jouait de malchance : d'abord le conteur et cette Veilleuse prophétique, et ensuite cet inconnu à l'étrange regard. Sans le savoir, elle utilisa le même qualificatif que Boisrouvre :
    - Bâtard d'elfe ! grogna-t-elle en rentrant dans sa misérable cahute.
   Linnese souriait en la regardant.
    - En voilà une qui n'y reviendra plus, hein, mon vieux ? lança-t-il à son cheval qui bougea une oreille pour acquiescer. Allons, en route, mon grand. Myrien pourrait avoir besoin de nous.
   Le cheval obéit et partit à un petit trot paisible.

   Majan, Timmen et Myrien étaient en vue du palais d'Elven. Bouché bée, la jeune fille se trouva devant le monument le plus magnifique qu'elle ait jamais vu. Une merveille d'architecture ; simple, mais de bon goût, sculpté modérément, mais chaque sculpture était un bijou en elle-même. Pas de surcharge si lourde et si lassante, pas d'or ou de tape-à-l'oeil, tout était taillé dans une pierre qu'elle ne connaissait pas, d'un blanc très pur, mais constellée d'une myriade de petits points scintillants qui captaient la lumière et la renvoyaient tel un diamant. Majan, bien sûr, incorrigible, ne respecta même pas l'admiration de la jeune fille : il glissa ses bras autour de la taille de Myrien, qui frissonna à ce contact, et lui prit les rênes des mains. Il guida le cheval vers les écuries où deux elfes, se tenant bien droits, les attendaient. Majan bondit à terre et rattrapa Myrien. Il lança les rênes à l'un des deux elfes et ordonna :
    - Occupe-toi bien de ces chevaux, sinon, gare à tes oreilles !
   Myrien le regarda d'un air scandalisé : il avait pris un ton méprisant et sa bouche se formait plus qu'un pli sévère. Elle tourna la tête vers l'elfe à qui il s'était adressé ; celui-ci lui fit un sourire et lui adressa un clin d'oeil. Elle gémit intérieurement :
    - Oh, Voix d'Or ! Pourquoi es-tu parti ? Tu aurais pu me guider !
   L'huissier à l'entrée de la salle du trône allait les annoncer, mais Majan le bâillonna vivement de sa main et gronda :
    - Inutile de nous annoncer. Le roi adore avoir des surprises !
   Il poussa Timmen et Myrien dans la salle du trône. La jeune fille, qui craignait de commettre un impair, chuchota à l'oreille de Timmen :
    - Il est toujours comme cela ?
    - Qui donc ? demanda le jeune elfe, manifestement distrait.
    - Majan !
    - Oh ! Bien sûr. Il ne peut pas s'empêcher de faire le pitre. Tout le monde l'abreuve de respect, alors qu'il déteste cela. Alors il joue tantôt à l'idiot, tantôt à l'arrogant. Un de ces jours, il va nous jouer le rôle d'un fou !
   Songeuse, Myrien pensa à Flèche Rouge : son héros avait refusé deux fois l'honneur d'être le bras droit du roi avant d'accepter. Majan et lui devaient se ressembler.
   Elven, assis sur son trône avec un air d'ennui considérable, vit venir les trois jeunes gens avec une allégresse non dissimulée.
    - Majan ! beugla-t-il en bondissant sur ses pieds. Tu m'as manqué, vieux frère !
   Il serra brutalement Majan dans ses bras.
    - Elven, marmonna le jeune elfe, le nez perdu dans le manteau de velours de son roi, nous avons une invitée.
   Elven relâcha Majan et reprit un air plus royal.
    - La cour de Rougepierre vous souhaite la bienvenue, jeune fille, dit-il en essayant vainement d'empêcher ses yeux de briller comme des diamants.
    - Merci, Majesté, balbutia la jeune fille, un peu surprise par ce roi étrange.
    - Tiens, Timmen ! Je ne t'avais pas vu depuis longtemps. Lu Lanka sera ravie de te voir.
   Timmen piqua aussitôt un fard et marmonna quelques mots indistincts.
   Majan en profita pour se pencher à l'oreille du roi et murmura :
    - C'est elle.
   Le regard bleu d'Elven prit immédiatement une lueur plus intéressée.
    - Elle est jolie, non ? répondit-il sur le même ton.
    - Je me suis également fait la remarque, rétorqua Majan sans rire.
    - Ils vous attendent tous dans la grande salle, reprit Elven à voix haute. Allons-y. Nous pourrons leur présenter notre invitée.
   Timmen regarda autour de lui d'un air effaré, puis recula de quelques pas en marmonnant une excuse que personne n'entendit.
    - Ah non, Timmen ! lança Elven. Tu vas venir aussi, que tu le veuilles ou non !
    - Euh... Majesté, le Cartel doit être pressé de me voir et je...
    - Le Cartel attendra, répondit sèchement Elven. J'ai dit.
   Le regard du roi des elfes avait soudain pris un éclat inflexible et Timmen soupira.
    - Bien, Sire, dit-il d'une voix morne.
   Elven retrouva aussitôt son sourire et offrit son bras à Myrien. La jeune fille le prit en tremblant : tout était si différent des usages humains et Voix d'Or ne s'était pas étendu sur l'étiquette de la cour. Elle craignait sans cesse de faire une erreur qui la ridiculiserait, lui interdisant à jamais de retrouver Flèche Rouge.

   L'huissier ouvrit lentement les portes et Myrien ouvrit de grands yeux : la salle, gigantesque, était entièrement illuminée par des flambeaux, et une foule d'elfes se tournèrent vers eux en entendant les portes pivoter sur leurs gonds. Myrien sentit un petit frisson la parcourir : les elfes de Rougepierre ! Elle avait vu les elfes et les adultes étaient vraiment des sots. Ils ne croyaient pas aux elfes et voilà que, elle, la seule à y avoir cru, les voyait de ses propres yeux. Elle aurait aimé que son père soit là, pour qu'il puisse constater par lui-même que les récits de Voix d'Or n'étaient pas des contes pour enfants. Elven s'avança avec aisance, Myrien toujours à son bras. Majan chuchota à Timmen :
    - Le premier que j'entends dire que c'est la favorite d'Elven, je le tue et tu ne pourras pas me retenir !
    - Non, en effet, puisque je serai en train de t'aider, répondit Timmen d'une voix égale.
   Majan eut un bref sourire ironique.
    - Mesdames, messieurs, je vous présente Myrien du Retour, dit simplement Elven.
   Il traversa la salle et alla droit à une jeune elfe appuyée à la fenêtre, les yeux perdus à l'extérieur.
    - Lu Lanka, appela doucement Elven. Voici Myrien. J'espère que vous serez amies, toutes les deux.
    - Sans nul doute, papa, répondit la jeune elfe d'une voix douce.
   Myrien sentit son coeur se serrer en entendant cette voix si belle et si triste. Les doux yeux bleus de Lu Lanka étaient envahis par une détresse qu'elle essayait de cacher. D'emblée, Myrien sentit son coeur la porter vers la jeune elfe.
   Très vite, les deux jeunes filles sympathisèrent et Myrien put poser les questions qui lui démangeaient la langue :
    - Lu Lanka, ton père est-il toujours ainsi ?
    - Comment cela ? demanda la jeune elfe, interloquée.
    - Eh bien, je ne sais pas. Il a l'air si naturel, si bon vivant. Il n'a pas du tout l'air d'être un roi. Chez nous, les personnages importants sont compassés et distants.
    - Oh ! Cela ! fit Lu Lanka en éclatant de rire. Papa n'a jamais pu supporter le moindre protocole ; de plus, les elfes sont un peuple facile à vivre. Alors il agit comme il en a envie.
   Une demi-heure plus tard, les jeunes filles s'étaient tout confié. Myrien lui avait parlé de Voix d'Or et de ses récits, ainsi que de Flèche Rouge, mais avec plus de retenue. Lu Lanka, fine mouche, avait deviné ce qu'il en était et elle ne fit aucun commentaire.
   Plus loin, Majan se tenait à la droite d'Elven ; tous deux gardaient leur regard fixé sur Timmen, qui errait comme une âme en peine, évitant obstinément le coin où se tenaient Lu Lanka et Myrien. Un des hauts dignitaires du Cartel le regardait également ; le jeune elfe lui avait fait son compte-rendu, au début de la soirée, et il cherchait maintenant à comprendre l'attitude de Timmen.
    - Il faudrait quand même qu'il se décide à parler à Lu Lanka, soupira Elven, toute trace d'euphorie disparue comme par enchantement.
    - Je ne cesse de lui répéter, Elven, répondit Majan, l'air sombre.
   Lui aussi avait perdu son air malicieux, comme si les deux elfes s'étaient débarrassés de leur masque pour reprendre le sérieux de tout dirigeant.
    - Bien sûr, il ne m'écoute jamais, reprit Majan en haussant les épaules. Je crois qu'il pense que je suis mal placé pour en parler, n'est-ce pas. Pour moi, je n'ai rien eu à faire : les prophéties se sont chargées de cela à ta place, alors que peux-tu bien y connaître ? ajouta-t-il en prenant l'accent de Timmen. Bref, je passe pour un incapable aux yeux de mon cousin. Charmant, non ?
    - J'espère que Lu Lanka va faire quelque chose ce soir, sinon cet idiot va me tuer ma fille, grogna Elven.
   Justement, la jeune elfe venait d'apercevoir Timmen qui était passé un peu trop près d'elle.
    - Timmen ! appela-t-elle.
   Il tourna la tête vers elle et ses yeux verts s'attristèrent. Il fit un pas en arrière.
    - Je suis désolé, ma dame, je crois que... je crois que le dirigeant du Cartel m'attend.
    - Il attendra un peu plus longtemps, voilà tout, répliqua Lu Lanka, qui n'avait pas l'air de vouloir céder. Venez !
   A regret, Timmen s'approcha. Elle lui prit les deux mains.
    - Vous nous avez beaucoup manqué, Timmen. Pourquoi passez-vous donc votre temps sur les routes ? se plaignit-elle d'une voix très douce.
    - Hem... les affaires du Cartel, ma dame...
   Le pauvre Timmen regardait autour de lui d'un air affolé, semblant chercher un moyen de sortir de cette nasse.
    - Tu m'as manqué, Timmen, reprit Lu Lanka, faisant un effort sur elle-même.
    - Oh, ma dame..., parvint à protester Timmen.
   Les yeux de Lu Lanka étaient des puits de détresse. Elle lâcha les mains de Timmen et recula.
    - Elven attend que tu ailles lui parler, dit-elle brutalement.
   Les yeux du jeune elfe manquèrent de lui sortir de la figure.
    - Mais...
   Lu Lanka soupira et elle devint plus triste encore. Elle regarda Timmen encore un instant, puis repartit avec Myrien. Quand la jeune fille regarda par-dessus son épaule, Timmen n'avait pas bougé et fixait Lu Lanka avec un air d'adoration éperdue, teintée d'un regret immense. Il tourna les talons à son tour, les épaules basses, comme s'il portait un énorme fardeau.
   Elven, voyant que sa fille n'arriverait à rien ce soir, convia tous les invités au dîner ; il était inutile de rester dans cette pièce, où chacun restait renfermé sur lui-même. Timmen se retrouva en face de Lu Lanka, de l'autre côté de la grande table, si large que les deux elfes ne pouvaient guère se parler. Myrien fut placée à côté de Lu Lanka, Elven ayant décidé de ne plus séparer les deux jeunes filles. Majan et lui prirent place un peu plus loin, mais le jeune elfe restait quand même à proximité de son cousin, qu'il tenait à garder à l'oeil. Le dignitaire du Cartel réussit à se glisser à côté de Timmen qui sursauta nerveusement quand il lui adressa la parole. Myrien se pencha vers Lu Lanka.
    - Qu'est-ce que le Cartel ?
    - C'est une organisation à demi-secrète ; le Cartel s'occupe d'un peu de tout à Rougepierre : affaires du royaume, espionnage, police... La plupart des elfes vivant au palais sont des affiliés au Cartel. Mon père fait attention à ce qu'il ne dépasse pas ses droits et tout reste dans l'ordre des choses. Je crois bien que dans l'entourage de mon père, seul Majan ne fait pas partie du Cartel.
    - Et Flèche Rouge ? demanda Myrien malgré elle.
   Lu Lanka ne répondit pas immédiatement, puis elle tourna la tête vers Myrien :
    - Est-ce que ton Voix d'Or t'a bien tout raconté à propos de Flèche Rouge ? demanda-t-elle brutalement.
   Myrien la regarda un instant, le regard triste, puis eut un petit rire douloureux.
    - Tu veux savoir si j'ai entendu parler de la prophétie le concernant ? Celle comme quoi une elfe égarée parmi les humains lui est destinée depuis des millénaires et qu'elle reviendra bientôt à Rougepierre ? Oui, il m'en a parlé. Je sais bien que je n'ai aucun espoir, mais on ne choisit pas toujours...
   Lu Lanka ne répondit rien.
   Le repas se continua et les elfes perdirent peu à peu leur réserve. Les interpellations jaillissaient d'un bout de la table à l'adresse de l'autre ; seuls Myrien, Lu Lanka, Majan, Timmen, Elven et le dignitaire du Cartel restaient calmes. La plupart étaient perdus dans leurs pensées. Soudain, un elfe brailla :
    - Dis donc, Timmen, si tu nous chantais quelque chose ?
   Le jeune elfe voulut refuser, mais l'elfe continua :
    - Tu ne t'appelles pas Voix d'Or pour rien ! Toi et Majan Flèche Rouge avez vu assez de pays pour nous raconter pleins de choses !
   Plusieurs elfes approuvèrent, à grands renforts de cris. Dans ce tumulte, personne n'entendit Myrien s'exclamer :
    - Oh non !
   Elle se redressa à moitié et regarda Timmen ; en pensée, elle l'affubla de quelques mèches blanches dépassant d'un capuchon, d'un grand manteau, et elle retrouva le vieux conteur Voix d'Or, avec sa peau lisse, ses paupières à demi-fermées cachant toujours le regard, ses mains fermes étonnamment jeunes pour son âge. Malgré elle, son regard se reporta sur Majan qui gardait ses yeux fixés sur elle ; il avait abandonné tout air malicieux et ressemblait maintenant à ce qu'il était vraiment : un fier guerrier elfe, bras droit du roi, le regard altier, le maintien digne, presque royal. Elle se redressa totalement, avec un faible gémissement, puis souffla :
    - Par tous les dieux !
   Elle fit demi-tour et quitta la salle en trébuchant, des larmes plein les yeux.

   Lu Lanka la retrouva dans le coin d'un couloir, au premier étage, en pleurs. La jeune elfe s'agenouilla à côté de son amie et lui entoura les épaules de son bras.
    - Ne pleure pas, Myrien, dit-elle doucement, ne sachant trop que faire.
   Myrien sanglotait sans retenue.
    - Tu le savais, n'est-ce pas, qu'ils ne faisaient qu'un ?
    - Oui, Myrien, mais s'ils ne te l'avaient pas dit, il devait y avoir une bonne raison à cela.
    - Et Majan est Flèche Rouge... Je perds tout en un seul jour !
    - Tu as trouvé les elfes, objecta Lu Lanka.
   Myrien haussa les épaules et releva la tête.
    - Si cela ne doit me donner que de la peine, j'aurais mieux fait d'écouter mon père.
   Alors Lu Lanka comprit que, pour calmer un tel chagrin, elle devait avouer toute la vérité : si Myrien en était à regretter son rêve de toute une vie, elle était capable du pire.
    - Myrien, commença-t-elle doucement, écoute-moi, c'est important. Te souviens-tu comment mon père t'a présentée aux elfes ?
    - Myrien du Retour, répondit la jeune fille.
    - Exactement. Et Timmen... je veux dire, Voix d'Or t'a parlé de la prophétie concernant Flèche Rouge. Le véritable nom que mon père aurait dû te donner est Myrien du Retour dans la Vallée. Le Retour dans la Vallée est le nom que donnent parfois nos poètes au printemps et c'est aussi celui que prennent ceux qui reviennent à Rougepierre après une longue absence...
   Myrien fixa Lu Lanka, la compréhension se faisant lentement en elle.
    - Tu veux dire... que je serais cette elfe égarée chez les humains, destinée de tout temps à Flèche... Majan ?
    - Oui. C'est pour cela que Timmen allait chaque année chez toi pour te parler des elfes. Il devait faire revivre en toi le souvenir perdu de ton peuple. Il a tenté d'éveiller ton admiration, sinon ton amour, pour Majan. Il se doutait qu'à la fin, l'envie de nous voir serait plus forte que tout et que tu partirais de chez toi pour revenir à Rougepierre.
   Loin de sembler ravie de cette révélation, Myrien éclata de nouveau en sanglots. Lu Lanka lui berça contre elle et se mit à chanter tout doucement :
    - Le Retour dans la Vallée
      A chassé le vieil homme rigoureux
      Et a rendu au ciel tout son bleu,
      Puis est venu loger à Rougeallée.
   Pour la première fois, Myrien entendait chanter une elfe, mais ce soir-là, tout prenait un goût de cendre pour elle. Elle ne remarqua pas la beauté de la voix de Lu Lanka et ne songea même pas à demander ce qu'était Rougeallée, qui, pour les elfes de Rougepierre, était la demeure mythique du printemps, perdue au fin fond des forêts du royaume.
   Lu Lanka releva Myrien.
    - Viens, je vais te conduire à ta chambre.
   Elle laissa Myrien en larmes sur son lit et quitta discrètement la pièce, navrée de ne pouvoir faire quelque chose pour cette jeune fille qui avait pris tant d'importance à ses yeux.
   En redescendant l'escalier, elle croisa Majan et Timmen. Le jeune guerrier avait laissé tomber le masque d'insouciance et avait cet air fier et digne qui lui allait si bien.
    - Où l'as-tu mise ? demanda-t-il aussitôt.
    - Dans la troisième chambre fleurie, dit tristement Lu Lanka. Ne va pas la voir, elle essaie de reprendre le dessus.
    - Ne t'inquiète pas, reprit froidement Majan. L'idiot qui a clamé nos noms devant tous se retrouve avec un duel sur les bras. J'irai moi-même le dégriser demain matin s'il le faut. Je connais des méthodes assez brutales pour faire cela.
    - Majan, tu exagères !
    - Je ne crois pas, non. Elven nous a donné la permission d'aller faire consacrer son arme. Nous partirons le plus tôt possible.
   Le visage de Lu Lanka s'affligea plus encore et elle coula un regard discret vers Timmen qui regardait le sol. Elle soupira, mais ne dit rien. Majan la salua assez raidement et s'en alla.
   Myrien pleurait toujours, mais les sanglots s'étaient faits moins violents. Elle entendit alors une douce musique qui s'élevait dehors, une mélodie jouée à la flûte avec beaucoup de talent. Elle s'essuya les yeux comme elle le put et sortit sur le petit balcon qu'il y avait devant sa fenêtre ouverte. Elle s'appuya sur la balustrade de pierre et écouta la musique. Elle entendait enfin la musique elfe et comblait ainsi un de ses rêves les plus anciens. Cet air raviva en elle des souvenirs d'autres musiques que, elle le savait, elle n'avait jamais entendues en étant avec son père. Il devait s'agir de son autre moitié, cette moitié elfe qu'on lui disait qu'elle avait. Soudain, la musique s'arrêta et une voix l'appela doucement :
    - Myrien !
   Elle entendit des bruits de feuilles juste en-dessous d'elle. La tête de Majan apparut à la hauteur de la balustrade ; il avait grimpé le long de la mince colonne recouverte de chèvrefeuille qui soutenait le balcon. Myrien recula d'un pas.
    - Va-t'en ! dit-elle. Je sais tout ! Croyais-tu que j'allais tomber dans tes bras quand on m'aurait dit : Flèche Rouge et Majan ne font qu'un ?
   D'un bond souple, le jeune elfe fut à côté d'elle et l'attira à lui.
    - Timmen le croyait, murmura-t-il, le visage perdu dans les cheveux châtains de la jeune fille. Mais moi, je ne voulais pas que cela se passe comme cela. Je voulais que tu apprennes à me connaître, à m'estimer, à... m'aimer ; tu aurais oublié Flèche Rouge et j'aurais pu te dire la vérité après. Je ne voulais pas te forcer à suivre cette prophétie.
    - Tu le fais bien, toi.
    - Je suis un elfe à part entière, Myrien. Toi, non. Timmen aura beau dire, quand on a vécu toute sa vie avec les hommes, on ne peut pas être elfe. Et puis, moi, je t'aime, Myrien.
    - Comment peux-tu m'aimer, alors que tu ne me connais pas ?
    - Timmen me parlait de toi à chacun de ses retours du Val Profond. Je connais Wunjo, Linnese, Torlan, Othila et tous les autres, même Boisrouvre ! Il me parlait de toi à longueur de journée et je ne m'en lassais jamais.
    - Alors pourquoi n'es-tu pas venu toi-même ?
    - Parce que je n'aurais pas su jouer la comédie comme Timmen. Je n'aurais su que me mettre à genoux devant toi et te demander de me suivre. Quand je t'ai vue la première fois, dans la forêt, il m'a fallu un moment pour réaliser que c'était bien toi. Tu étais si belle ! Je croyais que Timmen s'était trompé. C'est pour cela que nous avons mis si longtemps avant de nous montrer.
   Serrée contre Majan, Myrien en oubliait le reste. Elle sentait le coeur du jeune elfe battre sous sa joue et cela lui suffisait.
   Elle releva la tête vers lui.
    - Pourquoi as-tu la peau si blanche ? demanda-t-elle soudain.
   Majan sourit et s'assit sur la balustrade, lui tenant les deux mains emprisonnées dans une des siennes.
    - Je suis un des derniers elfes nobles, autrefois la race d'elfes la plus répandue. Les autres sont des croisements entre les elfes gris, ceux des bois et les nobles. Il y a même les elfes des arbres, à la peau verte. C'est pour cela que je porte un glyphe rouge sur le haut du bras. C'est l'emblème de ma famille.
   Il se tut et son regard redevint sérieux.
    - Myrien... Tu m'en veux de ne pas t'avoir tout dit ?
    - Je ne sais plus trop où j'en suis, Majan, répondit la jeune fille en secouant la tête.
   Majan se laissa glisser à ses genoux.
    - Il te suffit juste de savoir si tu m'aimes, murmura-t-il, la tête levée vers elle, le regard à moitié implorant.
   Gênée, Myrien voulut dégager ses mains, mais le jeune elfe ne le lui permit pas. Son regard tendre et suppliant était toujours fixé sur elle. Incapable de répondre, elle acquiesça simplement d'un léger signe de tête. Aussitôt, Majan fut sur ses pieds et la prenait dans ses bras.
    - Nous avons encore beaucoup de choses à faire avant de pouvoir nous marier, dit-il d'une voix étouffée. La prophétie dit en effet que nous n'avons le droit de nous marier qu'à Rougeallée, la demeure mythique du printemps. Seulement, nous devons encore trouver une certaine personne, parce que quelqu'un n'ayant pas de sang elfe dans les veines ne peut pas pénétrer dans l'enceinte de Rougeallée sans mourir. Cette personne devra donc te porter jusque devant le printemps. Je suis désolé, ajouta-t-il maladroitement après un silence, tout cela paraît un peu compliqué à première vue ; les elfes restent un peuple très superstitieux.
   Myrien haussa les épaules.
    - Ce n'est pas grave, lui assura-t-elle. Par contre, nous devrions faire quelque chose pour Timmen et Lu Lanka.
    - Ah ! Tu l'as remarqué aussi !
    - Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir.
    - Comment veux-tu faire ?
    - Je ne sais pas trop. Il paraît qu'un moyen efficace de faire réagir quelqu'un est de le rendre jaloux. Il suffirait peut-être qu'un elfe semble s'intéresser d'un peu trop près à Lu Lanka, pour que Timmen aille parler à Elven. Un elfe qu'il déteste, qu'il jugerait parfaitement indigne de prétendre à la main de la fille du roi, mais ayant quand même suffisamment de qualités pour que cela paraisse crédible. De plus, si Lu Lanka en avait peur, cela ajouterait un peu de piment. Ou si elle le méprisait, enfin des sentiments de ce style-là.
    - Quel esprit retors ! rit Majan. Je crois que j'ai ce qu'il te faut. Cela tombe bien, je l'ai provoqué en duel pour demain matin à l'aube, ajouta-t-il avec gourmandise. Je me réjouissais déjà à l'idée de le dégriser, je crois que je vais m'amuser encore un peu plus. Je t'explique : le vainqueur d'un duel ne met pas l'autre à mort ; il lui demande une faveur, ou une reconnaissance de dette s'il n'a rien à lui demander sur le moment. Tiens, maintenant que j'y pense ; il doit y avoir une dizaine d'elfes qui me doivent des reconnaissances de dettes. J'oublie constamment de les régulariser.
   Majan rit comme un enfant, souleva Myrien de terre et alla l'allonger sur son lit.
    - Repose-toi bien, Myrien la Belle, ma fiancée ! chuchota-t-il.
    - Toi de même, Majan Flèche Rouge, petit cachottier ! répondit malicieusement Myrien.
   Majan lui sourit dans l'obscurité et referma la porte derrière lui. Myrien ferma les yeux et s'endormit comme une bienheureuse.

   Le lendemain, quand Myrien rejoignit ses amis, elle sentit tout de suite la tension qu'il y avait. Timmen avait un air à la fois gêné et furieux ; Lu Lanka semblait contrariée, alors que Majan restait souriant et moqueur. La jeune fille vit l'elfe qui, la veille au soir, avait réclamé que Timmen chante, se diriger vers eux. Les yeux de Lu Lanka prirent un air méfiant et Myrien comprit tout. Elle risqua un regard vers Majan, qui acquiesça d'un léger signe de tête.
    - Lu Lanka, ma bien-aimée, roucoula l'elfe en prenant la main de la jeune elfe, vous êtes vraiment radieuse ce matin...
   Un instant, Majan crut que Timmen allait réagir : ses muscles se tendaient, mais le jeune elfe se contrôla et ne bougea pas.
    - Je vous en prie, Devan ! soupira-t-elle.
    - Votre père est d'accord, Lu Lanka, reprit Devan en baisant la main de la jeune elfe. Il estime que l'union de sa fille avec un membre de la dernière famille grise serait excellente !
   Timmen pâlit considérablement et son teint devint aussi blanc que celui de Majan. Myrien contemplait avec étonnement la chevelure argentée et les yeux ambre de l'elfe. Majan lui chuchota à l'oreille :
    - Devan fait partie des elfes gris, la race la plus rare des elfes. Comme moi, il fait partie d'une maison au sang totalement pur, ce qui fait qu'il est très recherché.
    - Toi aussi, tu es recherché ? demanda Myrien avec une pointe de jalousie.
    - Pour moi, tous savaient que ma fiancée m'était déjà destinée depuis longtemps et qu'elle n'était pas à Rougepierre.
    - Vous pouvez épouser ma soeur, Devan, répondait Lu Lanka. Je ne me sens pas prête à me marier avec vous.
    - Lu Lanka, votre soeur est charmante, mais c'est vous que j'aime !
   Devan déposa un baiser au creux du poignet de la jeune elfe, qui lui arracha sa main avec violence.
    - C'est assez, Devan ! Je vous prie de ne plus m'importuner !
    - Cela m'est impossible, Lu Lanka. Votre père m'a donné son accord, rétorqua Devan, le regard dur.
   Lu Lanka lança un regard implorant à Timmen, qui se tenait près d'elle, très droit, serrant et desserrant convulsivement les poings.
    - Timmen ! lança sèchement Majan. Nous partons ! Nous devons aller faire consacrer l'épée de Myrien.
   Un instant, Timmen hésita : il regarda Lu Lanka et Devan, puis Majan. Mais, malgré sa souffrance, il rejoignit son ami.
    - Très bien, dit-il d'un ton morne. Allons-y.
   Majan sortit le premier, entraînant Myrien par la main, suivi de Timmen, qui se retourna une dernière fois pour regarder Lu Lanka. Devan en profita pour lui assener un dernier coup : il entoura la taille de la jeune elfe de ses bras et vint lui chuchoter quelques mots à l'oreille. Lu Lanka se dégagea avec horreur, mais cela ne sembla pas rebuter l'entreprenant Devan. Timmen sentit la rage monter en lui, mais il ne pouvait rien faire ! Il n'était pas le champion de Lu Lanka. Profondément blessé, il s'enfuit de la pièce et rattrapa Majan.
   Celui-ci installait déjà Myrien sur son cheval et montait en selle derrière elle. Il lui entoura la taille de ses bras et posa son menton au creux de son épaule ; Myrien sourit et appuya sa joue contre celle du jeune elfe. Timmen, les yeux baissés, jouait machinalement avec les rênes de son cheval et, quand il releva la tête, il aperçut à une des fenêtres du palais de grands yeux bleus que le regardaient avec une tristesse infinie.
    - Eh bien, Majan, as-tu décidé de rester ici jusqu'à la fin des temps ? demanda-t-il d'un ton agressif.
   Majan leva les yeux vers lui avec un air surpris.
    - Mais, Timmen, j'attends que tu nous montres le chemin ! Je te rappelle que tu es l'un des seuls à le connaître.
   Timmen eut un mouvement d'humeur.
    - Ce n'est tout de même pas de ma faute si je suis l'arrière-petit-fils de l'ancien des tribus !
   Majan ne répondit rien : il chuchotait quelques mots à l'oreille de Myrien qui semblait l'écouter avec beaucoup de plaisir. Timmen soupira et lança son cheval au trot.

   Vers la fin de l'après-midi, ils songeaient à s'arrêter pour passer la nuit et cherchaient un endroit convenable. Myrien tendit le doigt vers une lueur qui transperçait le rideau des arbres et des buissons.
    - Là-bas ! Il y a déjà un voyageur. Peut-être acceptera-t-il de partager son foyer avec nous.
   Timmen inclina la tête et dirigea sa monture vers le feu inconnu, qui brillait comme un point de repère dans la forêt. En arrivant dans la petite clairière qu'avait choisie le voyageur, les jeunes gens ne virent d'abord qu'un large dos cuirassé de noir et des cheveux bruns tombant sur les épaules. Myrien avisa à côté de l'inconnu un lourd marteau qu'elle identifia sans doute possible.
    - Linnese ? dit-elle d'une voix incrédule.
   Le colosse se retourna lentement.
    - Je vous sentais dans mon dos ; je me demandais quand vous vous décideriez à me parler. Bonsoir, Myrien. Comment vas-tu ?
    - Mais que fais-tu là ? demanda-t-elle sans répondre à sa question.
    - Je te cherchais. Wunjo s'inquiète, tu sais.
   Il plissa les yeux.
    - Je vois que tu as trouvé les elfes, remarqua-t-il. J'espère que tous les autres récits de Voix d'Or se révéleront vrais également.
   Les deux elfes descendirent de cheval et vinrent s'installer devant Linnese.
    - Les récits de Voix d'Or étaient tous vrais, dit Timmen. Nous ferez-vous l'honneur de partager notre repas avec nous ?
   Linnese le regarda un instant.
   Il savait ce que voulait dire cette offre : les elfes ne partageaient leur repas qu'avec ceux qu'ils jugeaient dignes de confiance.
    - Je m'appelle Linnese Bâtard d'elfe, dit-il, et vous me feriez un très grand honneur d'accepter mon modeste repas.
    - Linnese ! lança Myrien. Arrête de ressasser cette histoire !
    - Au contraire, Myrien ; je revendique ma bâtardise si j'en hérite les qualités des elfes. D'ailleurs, Boisrouvre n'est pas le seul à me traiter ainsi ; en plus de la moitié de Forgenord, il y a eu également une espèce d'aubergiste après les Montagnes de Fer.
    - Vous l'avez rencontrée ? s'étonna Timmen. Comment lui avez-vous échappé ?
    - Je préfère les dragonades glacées, répliqua Linnese avec une grimace comique. En réalité, je ne bois pratiquement plus que du lhac et de l'eau. Vous connaissez le lhac ?
   Majan fit signe que non, mais Timmen frémit. Linnese tendit sa gourde au guerrier elfe qui en prit une gorgée. Ses yeux s'arrondirent.
    - Etonnant, dit-il.
    - N'est-ce pas ? répondit joyeusement Linnese.
    - Au fait, voici Timmen et je suis Majan.
    - Timmen Voix d'Or et Majan Flèche Rouge, non ?
    - Comment le savez-vous ?
    - Au frisson de Timmen ; je me rappellerai toujours la tête de Voix d'Or quand je lui ai fait goûter le lhac !
   Tout en mangeant, ils continuèrent leur conversation.
    - Qu'est-ce que cette histoire de bâtard ? demanda Majan en grignotant quelques fruits secs.
    - Rien d'important. Les habitants de Forgenord ne croient plus aux elfes depuis plusieurs générations déjà et ils traitent d'elfique tout ce qui sort de l'ordinaire. Ils trouvent que mes yeux ne sont pas très normaux, donc, fatalement, j'ai un lien avec les elfes.
   Majan observa attentivement les yeux de Linnese, plongé dans ses pensées.
    - Timmen.
    - Oui, Majan ?
    - Ne serait-il pas celui qui doit nous accompagner à Rougeallée ?
   Les yeux de Timmen s'écarquillèrent.
    - Par Lourak ! Tu as peut-être bien raison !
   Linnese les regarda tour à tour.
    - Ne me dites pas que je descends réellement des elfes.
    - Oh ! Sans doute que si. Je dirais que ton père était un elfe gris.
    - Majan, Devan n'est-il pas un elfe gris ? demanda doucement Myrien.
    - Oui. Devan fait partie de la dernière famille d'elfes gris.
   Majan prit une petite galette de céréales collées ensemble par du miel et mâcha longuement la première bouchée avant de reprendre :
    - Je pense que Linnese est le cousin de Devan.
    - Le cousin ? répéta Linnese, stupéfait.
    - Le père de Devan avait un frère qui avait une passion pour les femmes humaines. On m'a souvent raconté cette histoire comme quoi il aurait rencontré ici une femme d'une grande beauté dont il était tombé éperdument amoureux. Je pense que tu es le fils de cette femme.
    - Tu saurais son nom ? demanda Linnese, apparemment indifférent. Wunjo m'a simplement dit qu'une femme qui dissimulait ses traits lui avait donné un bébé et qu'il l'avait élevé avec sa fille.
    - Si ce que je pense est vrai, ton père s'appelait Leihan et ta mère Maiwenn.
    - Majan, comment peux-tu être si sûr qu'il descend bien d'un elfe gris ? interrogea Myrien.
    - Ses yeux, répondit immédiatement le jeune elfe. Tous les elfes gris ont les yeux ambre. Mais quand ils vont avec les humains, il se produit une mutation qui donne des yeux tels que ceux de Linnese, car le gène ambre est un gène dominant par rapport à ceux des humains.
    - Je me souviens, maintenant ! s'exclama Timmen. Nous avons déjà eu quelqu'un ainsi, n'est-ce pas, Majan ?
    - Oui, bien sûr. La si jolie Jera. Son regard était si ensorceleur qu'aucun elfe ne pouvait lui résister.
    - Qu'est-elle devenue ?
    - Elle est morte, dit brièvement Majan. Elle était très sensible à une maladie et il a été impossible de la guérir.
   Personne ne répondit.
    - Timmen, reprit Majan, je vais accompagner Linnese au palais pour demander à Elven la permission de consacrer ses armes. Tu continueras avec Myrien, en balisant ta route. Linnese et moi nous vous rattraperons.
    - Je ne crois pas, non, dit doucement Timmen. C'est moi qui vais accompagner Linnese.
   Majan et Myrien se lancèrent un regard de victoire : Timmen allait-il enfin vaincre sa peur et demander Lu Lanka à son père ?
    - Ecoute-moi bien, continua le jeune elfe. Je vais t'expliquer le chemin que tu auras à suivre.
   Quand il eut fini, Majan voulut protester :
    - Enfin, Timmen ! Sois raisonnable ! Myrien et moi risquons de nous perdre à chaque instant.
    - Veille sur ta fiancée, Majan. Moi, j'ai mes propres problèmes.
   Alors Majan comprit ce qu'il s'était passé : l'amour de Timmen pour Lu Lanka, exacerbé par le jeu de Devan, voyait en chaque homme un rival et le jeune elfe venait de s'apercevoir que Linnese, qu'il avait toujours vu négligé, était plutôt bel homme ; de plus, l'histoire de Jera lui avait remis un détail en tête : pour les elfes, le regard entièrement ambre était ensorceleur. Myrien comprit aussi ce que redoutait Timmen et elle dissimula un sourire impertinent : se méfier de Linnese, lui qui ne regardait pas les femmes ! Pour Linnese, deux choses existaient : le lhac et la forge. Le reste ne l'intéressait pas.
    - Je partirai demain, dit Timmen d'une voix décidée.
   Et dans son regard, toute peur à l'idée de revoir Lu Lanka avait disparu. Majan eut un sourire compréhensif.
    - Très bien, Timmen. Nous n'allons pas discuter toute la nuit pour cela. Dormez, je vais veiller.
   Les trois autres hochèrent la tête et s'allongèrent sur le sol. Myrien alla se blottir contre Linnese et enfouit sa tête contre son épaule, comme elle le faisait quand elle était plus petite. Linnese lui entoura les épaules de son bras et s'endormit.

   Le lendemain matin, Timmen se réveilla le premier. Majan lui tournait le dos, assis en tailleur selon son habitude, son grand arc rouge sur les genoux.
    - Ne fais pas de bruit, Timmen, chuchota-t-il sans se retourner. Ils dorment encore.
    - Tu étais obligé de veiller toute la nuit ? s'exclama le jeune elfe à mi-voix.
   Majan se retourna à demi et eut un sourire fatigué.
    - Oui, répondit-il d'un ton définitif. Bien dormi ?
    - Bof. Non. Au fait, hier matin, tu t'es battu avec Devan ?
    - Oui. Après m'être longuement attardé à le réveiller, ajouta Majan avec un sourire torve. Je l'ai battu à plate couture. Il est peut-être le dernier fleuron des elfes gris, mais il ne sait pas se battre.
    - Personne ne sait se battre à la cour, à part toi, fit Timmen en haussant les épaules.
   Majan grogna et baissa les yeux.
    - Il faut toujours que tu t'arranges pour dire des choses désagréables aux gens.
   Il y eut un bruit derrière les deux cousins.
   Majan se retourna entièrement.
    - Bonjour, Linnese. Prêt à partir ?
   Le colosse bâilla discrètement et secoua doucement Myrien pelotonnée contre lui.
    - Mm, Linnese, murmura la jeune fille. Il est trop tôt.
    - Majan t'attend, répondit Linnese d'une voix égale.
   Aussitôt, la jeune fille ouvrit les yeux. Linnese attrapa sa gourde et but une grande gorgée de lhac.
    - Wunjo va être furieux quand je vais revenir, commenta-t-il. D'habitude, le lhac, ce n'est que l'après-midi. Si je m'y mets dès le matin... !
   Les elfes offrirent leurs galettes de céréales et de miel, puis le groupe se scinda en deux. Linnese et Timmen retournèrent vers le palais, tandis que Myrien et Majan continuaient pour rejoindre l'ancien des tribus. Les deux jeunes gens pensaient à bien autre chose qu'au chemin qu'ils pouvaient suivre et Majan passa le temps le menton appuyé sur l'épaule de Myrien. A la fin de la journée, celle-ci avait l'épaule tout endolorie, mais elle s'en moquait.
   Timmen et Linnese atteignirent le palais elfe vers le milieu de l'après-midi. En apercevant Timmen, Lu Lanka, qui descendait un escalier à vive allure, vint se jeter dans les bras du jeune elfe. Celui-ci, estomaqué, fut incapable de réagir. Lu Lanka éclata en sanglots en le serrant dans ses bras.
    - Je t'en prie, Timmen ! Je n'en peux plus !
   Timmen ne sut quoi dire : il ignorait de quoi elle parlait.
    - Lu Lanka, ma bien-aimée, où es-tu ? claironna une voix qu'il détestait.
   Alors il comprit ; après un signe à Linnese, il souleva Lu Lanka dans ses bras et s'éloigna, serrant contre lui la jeune elfe à bout de nerfs. Il entra dans une pièce qu'il savait n'avoir qu'une seule issue et Linnese, tacitement, s'appuya contre le battant, à l'extérieur, l'oeil vigilant. Timmen déposa Lu Lanka sur un divan et s'agenouilla à ses pieds, lui tenant les mains dans les siennes.
    - Lu Lanka, tu dois en parler à ton père, dit-il doucement. Elven t'aime beaucoup trop pour te laisser subir cela.
   La jeune elfe secoua la tête avec rage.
    - Il est d'accord ! Il a dit qu'il ne signifierait son congé à Devan que si quelqu'un que j'aime se présente. Oh, je t'en prie, Timmen ! Fais quelque chose, je vais devenir folle !
   Elle se cacha le visage dans les mains et ses épaules furent secouées de sanglots.
   Timmen l'entoura de ses bras.
    - Je suis là, Lu Lanka, murmura-t-il. Dis-moi, Lu Lanka, si... si je vais parler à ton père, seras-tu délivrée de Devan ?
   La jeune elfe releva la tête, blême.
    - Tu ne sais donc pas, Timmen ? murmura-t-elle, les lèvres blanches. Tu ne sais donc pas que je t'aime ?
   Timmen, sans répondre, caressa la belle chevelure argentée de la jeune elfe, puis il soupira.
    - Lourak sait pourtant que j'ai tout fait pour éviter d'en arriver là. S'il ne s'était agi que de moi, cette conversation entre Elven et moi n'aurait jamais eu lieu. Mais je ne veux pas que tu sois malheureuse.
    - Tu vas aller lui parler, Timmen ?
    - Oui. Je crois bien que oui.
   Un peu de couleurs revint aux joues pâles de Lu Lanka. Timmen porta les deux mains de la jeune elfe à ses lèvres, puis se leva avec un peu de regret.
    - Je vais le faire, puis je vais repartir avec Linnese rejoindre Majan et Myrien.
   Quand ils sortirent de la salle, Lu Lanka vit Devan arrêté par un colosse brun qui balançait dans sa main un lourd marteau d'un air peu engageant. Dès qu'il aperçut Lu Lanka, Devan se rua vers elle, mais Timmen s'interposa.
    - Approche-toi encore une seule fois de Lu Lanka et je te brise la nuque ! gronda-t-il.
   Alarmé, Devan fit un pas en arrière et une lueur étrange s'alluma dans ses yeux ambre. Il ébouriffa ses cheveux argentés d'un air moqueur, puis emboîta le pas à Timmen quand il se dirigea vers la salle du trône.

   Elven fut assez surpris de voir entrer le petit groupe. En tête venait Timmen, l'air décidé, la main dans celle de Lu Lanka dont les yeux brillaient d'un fol espoir ; derrière eux venait Devan, qui affichait un sourire narquois, et un colosse humain aux yeux étranges que Elven ne connaissait pas.
    - Eh bien, Timmen ! Je croyais que tu devais aller voir l'ancien des tribus.
    - J'ai quelques petites choses à régler auparavant, Majesté, dit fermement le jeune elfe. Tout d'abord, voici Linnese Bâtard d'elfe, qui est en quelque sorte le frère de Myrien. Je viens vous demander la permission de faire consacrer ses armes.
   Elven observa Linnese un instant, puis acquiesça :
    - Accordé, accordé. Ensuite ?
    - Ensuite, Sire, je viens vous demander la main de votre fille Lu Lanka.
   Elven prit un air ennuyé.
    - Lu Lanka a déjà un prétendant, Timmen ! Je ne sais pas si Devan est prêt à céder sa place...
   Lu Lanka ferma les yeux un instant : elle était sûre que cet impossible Devan allait refuser !
    - Pour ma part, Majesté, fit le jeune elfe en s'avançant d'un pas, je suis prêt à laisser Timmen épouser Lu Lanka si elle l'aime.
   Lu Lanka, soulagée, se tourna vers son père.
    - Papa, je t'en prie !
    - Es-tu bien sûr de toi, Timmen ?
    - Oui, Majesté.
    - Alors vous avez mon accord. Il y a autre chose ? s'enquit-il malicieusement.
   Timmen et Lu Lanka ne l'écoutaient déjà plus. Tournés l'un vers l'autre, yeux dans les yeux, plus rien n'existait au monde qu'eux.
   Devan éclata de rire et s'inclina devant Lu Lanka.
    - J'espère, princesse, que vous me pardonnerez l'insistance avec laquelle je vous ai poursuivie et cette petite comédie que je me suis permise de jouer avec vous.
    - Comédie ? répéta Lu Lanka.
   Dans les yeux de Devan, il n'y avait plus le moindre ennui et son sourire était sincère.
    - Oui, comédie, Lu Lanka, confirma-t-il. Oh ! L'idée n'est pas de moi, je peux bien l'avouer. Il semblerait qu'elle soit née dans deux cerveaux retors et couverte par la complicité d'un roi...
    - Majan et Myrien ! gronda Timmen.
    - Papa... ? fit Lu Lanka en ouvrant de grands yeux. Mais que signifie...
    - C'est très simple, ma petite fille. Majan en avait assez de voir Timmen soupirer à longueur de temps en sachant pertinemment qu'il était bien trop timide pour oser venir me parler. Il s'en est ouvert à la délicieuse Myrien. Elle a aussitôt imaginé un stratagème qui ferait vaincre à ton Timmen ses derniers scrupules. Majan a mis les derniers détails au point et comme Devan s'est fait battre lors de leur duel, Majan lui a demandé de te courtiser avec beaucoup d'insistance jusqu'à ce que Timmen me demande ta main. Bien sûr, j'étais dans la confidence.
   Timmen et Lu Lanka semblaient furieux d'avoir été manipulés ; à côté d'eux, Devan ne cachait pas son hilarité.
    - Tu m'as détesté, Lu Lanka, fit-il avec bonne humeur. Je ne t'en veux pas, mais je t'assure que je ne suis pas comme cela en temps normal. Je gagne à être connu.
   Lu Lanka regarda autour d'elle ; Linnese affichait un sourire amusé, Devan riait franchement et Elven semblait fort apprécier ce divertissement.
   Soudain, elle éclata de rire.
    - Quand je reverrai Majan, je crois que je vais me jeter à son cou pour le remercier ! lança-t-elle.
    - Attention, glissa Devan. Timmen pourrait devenir jaloux !
   Le jeune elfe se tourna vivement vers Devan, mais devant l'éclat rieur des yeux ambre, il laissa retomber sa colère et sourit à son tour.
    - J'aurais dû me douter que Majan ne tolérerait pas longtemps cet état, admit-il. Entre ses mains, je ne suis qu'un jouet. Je crois qu'il faudra que je lui fasse mes excuses. Il me semble lui avoir dit qu'il ne connaissait rien aux choses de l'amour. Il apparaît que je me suis lourdement trompé.
   Il se tut un instant.
    - Au fait, Devan ! fit-il à l'adresse de l'elfe qui s'apprêtait à quitter la salle. Sais-tu ce qu'est devenu ton oncle ?
    - Leihan ? Il est mort, je crois. Quand il a appris que l'humaine qu'il aimait était morte, il s'est laissé dépérir. Mais pourquoi me demandes-tu cela ? Ces faits remontent à une vingtaine d'années !
    - Majan a eu quelques idées, reprit Timmen, très sérieux. Et s'il ne se trompe pas... Devan, j'ai l'honneur de te présenter Linnese, ton cousin !
    - Mon... cousin ! Le fils de Leihan ?
    - Il semblerait que oui.
    - Intéressant, commenta Devan, très calme. Majesté...
   Il tourna les talons et mit la main sur la poignée.
    - Au fait, Devan ! le rappela Timmen de nouveau.
   Le jeune elfe soupira et fit face.
    - Oui ?
    - Comment se fait-il que tu ne sois pas ivre, ce soir ? demanda Timmen d'un ton légèrement insultant.
   Le jeune elfe eut un sourire ironique et une lueur amusée s'alluma dans son regard.
    - On ne peut pas passer son temps ivre, cher Timmen ! dit-il d'un ton léger.
   Elven eut un reniflement qui sembla constituer un signal pour Devan.
    - Pour tout vous dire, je n'ai jamais été ivre de ma vie, confessa-t-il.
    - Et avant-hier soir ?
    - Ah ! Pardon ! J'avais l'air ivre ; je n'ai jamais dit que je l'étais.
    - Majan m'a dit qu'il s'était longuement attardé à te réveiller.
   A ce souvenir, Devan eut une grimace.
    - Oh, pour cela, oui ! Il aurait réveillé un mort. Dieux ! J'ignore où il a appris une technique pareille, mais j'espère qu'il ne me prendra pas trop souvent pour cobaye ! C'est positivement infernal. Mais il n'avait pas besoin de me dégriser. Je suis sûr qu'il a utilisé ce terme, ajouta-t-il avec un sourire. La plupart des gens adorent parler de dégriser un elfe gris ; ils trouvent que ce jeu de mots est fameux. Enfin, je m'égare. Mais, je te le répète, je n'ai jamais bu une seule goutte d'alcool de ma vie. Je déteste cela.
    - Mais alors, pourquoi cette comédie ?
    - Les obligations, vieux frère. Que veux-tu, les ordres...
    - Les ordres de qui ? s'impatienta Timmen.
    - Du Cartel, bien sûr ! Je me présente, fit-il en se redressant. Devan Crinière d'Argent, de la noble famille des elfes gris, premier de sa promotion d'art dramatique, exécutant en chef de la section polyvalente du Cartel, aux ordres de Sa Majesté. Désolé d'avoir dû vous mystifier tous.
    - Ils auraient pu m'avertir ! grogna Timmen.
    - Impossible. Tu étais l'une des principales cibles. Tu ne crois tout de même pas que j'ai braillé avant-hier soir pour le plaisir ? Ordre du Cartel. Ils n'avaient pas envie de voir les choses s'éterniser et, avec tous tes détours et subtilités, tu leur faisais s'arracher les cheveux de désespoir. Alors ils ont fait appel à votre serviteur, dit-il en s'inclinant ironiquement. Comme je m'applique depuis un certain nombre d'années à me rendre détestable, mon éclat n'a surpris personne. Je suis bien d'accord que le Cartel ne connaît pas le terme romantique, mais je n'y peux rien, conclut-il en haussant les épaules. Par contre, je reconnais que la dernière mission effectuée, celle de courtiser Lu Lanka, n'était pas ordonnée par le Cartel.
   Il se tut un instant, un sourire moqueur ourlant ses lèvres bien dessinées.
   Timmen se dit que, par certains côtés, Devan et Majan se ressemblaient énormément : tous deux semblaient ne rien respecter, tout en étant d'une intelligence au-dessus de la moyenne.
    - Puis-je disposer, Majesté ?
    - Bien sûr, Devan. Nous sommes contents de vous, Devan, ajouta Elven en une parodie de parler ampoulé.
   Devan salua et sortit. Seul Linnese remarqua la tristesse dans ses yeux ambre.
    - Eh bien, Timmen, reprit Elven. Je croyais que tu devais conduire Linnese à l'ancien des tribus.
    - Tout de suite, Majesté, sursauta Timmen.
   Il partit aussitôt, suivi par Linnese, calme comme à son habitude. Lu Lanka resta seule avec son père ; ils se regardèrent un instant, puis la jeune elfe se jeta au cou d'Elven.
    - Oh, papa ! C'est merveilleux !
    - On dirait, en effet. Allez, ma petite fille, j'ai du travail.
   Lu Lanka l'embrassa, puis quitta la salle d'un pas guilleret.

   Elven attendit que les huissiers referment les portes, puis se leva de son trône. Il appuya sur l'un des accoudoirs et le trône glissa pour laisser place à une ouverture secrète dans le mur. Elven s'y engagea, s'éclairant avec une torche qu'il prit à côté de son trône et, derrière lui, l'ouverture se referma. Le roi des elfes descendit un petit escalier de pierre, baissant la tête pour ne pas se cogner au plafond trop bas. Poussant la porte en bas de l'escalier, il arriva dans une pièce aux murs entièrement badigeonnés de lait de chaux, bien illuminée ; au milieu, il y avait une grande table de bois recouverte d'ustensiles en tous genres. Penché sur cette table, un elfe à la grande taille voûtée, d'une maigreur ascétique. Il se redressa à moitié en entendant le roi.
    - Elven. Que me vaut l'honneur de ta visite ? demanda-t-il d'une voix basse.
   Elven regarda longuement le visage ravagé ; la moitié de la figure était atrocement brûlée et l'un des yeux était mort. L'autre moitié du visage, intacte, rendait la vue de ce visage quasiment insoutenable. L'oeil ambre était terne et plus rien n'allumait de lueur dans ce regard.
    - Majan a démontré une fois de plus son intelligence, dit enfin Elven. Nous avons reçu sa fiancée, la jeune Myrien. Son frère de coeur, un dénommé Linnese, l'a suivie. Il est très grand, avec un regard entièrement ambre. Il vient de Forgenord et a été élevé par un forgeron appelé Wunjo, le père de Myrien.
   L'elfe défiguré n'eut pas le moindre étonnement.
    - Je suppose que beaucoup l'appellent bâtard d'elfe.
    - Oui. Parce que, à Forgenord, plus personne ne se souvient des elfes. Nous sommes devenus des créatures mythiques et notre nom qualifie tout ce qui sort de l'ordinaire.
    - Viens-en au fait, Elven, murmura l'elfe en se passant une main sur son visage fatigué. Tu me parlais de Majan.
    - Majan a fait quelques déductions sur les origines de Linnese. Il suppose que ce jeune homme est le fils de Leihan et de Maiwenn.
    - Maiwenn ? répéta l'elfe.
    - Oui, mon vieil ami.
    - Ils s'en souviennent encore ?
    - Majan a une mémoire assez fabuleuse et sa mère adorait lui parler de tout ce qu'il s'était passé avant sa naissance. Où en sont tes recherches ?
    - Je vais bientôt aboutir. Je vais trouver le remède... vingt ans trop tard.
   Elven tendit la main et la posa sur l'épaule de son vieil ami.
    - Le remède servira peut-être pour Linnese, dit-il.
    - Comment est-il ?
    - Grand, très fort ; cheveux un peu trop longs, bruns ; yeux entièrement ambre. Il a un air sérieux et impassible, une sorte de force tranquille que rien ne pourrait arrêter. Son regard est vif et observateur. Il semble adorer Myrien.
   L'elfe fit un signe de tête et se pencha de nouveau sur la table.
    - Au revoir, mon vieil ami, dit doucement Elven.
    - Au revoir, Elven.
    - Que feras-tu quand tu auras trouvé le remède ? demanda Elven avec une brusque violence.
    - Je chercherai autre chose. Quelque chose de beaucoup plus dangereux et moins utile.
    - Quoi, ami ?
    - Susciter des esprits morts. Quelque chose de plus approfondi que la nécromancie. Je ne les invoquerai pas seulement, je les ferai revenir !
    - Prends garde à toi ; si on le savait, tu serais condamné à mort.
    - Pour tous, je suis déjà mort, Elven ! ricana douloureusement l'elfe.
   Elven hocha la tête et prit le chemin du retour.

   Timmen et Linnese avaient rattrapé Majan et Myrien au cours de la nuit. Ces deux derniers étaient autour d'un feu, l'un en face de l'autre, et Majan expliquait à Myrien les points que Timmen avait laissés dans l'ombre. Le jeune elfe se laissa souplement tomber à côté de ses amis et regarda autour de lui avec un air satisfait.
    - Nous serons demain chez l'ancien des tribus.
    - Comment s'appelle-t-il ? demanda Myrien avec curiosité.
   Timmen haussa les épaules.
    - Je l'ignore et lui aussi sans doute ; il est si vieux qu'il en a oublié son nom. Au fait, Majan, j'ai parlé avec Devan.
    - Et alors ? fit son ami, perdu dans l'équilibre d'une de ses flèches.
    - Tu mériterais une bonne correction !
   Majan leva la tête et contempla son cousin d'un oeil impertinent.
    - Il faudrait déjà trouver quelqu'un pour me l'appliquer ! gouailla-t-il. Ce n'est pas toi qui vas le faire !
   Timmen sourit et s'installa en face de son ami.
    - Pourquoi t'es-tu mêlé de mes affaires ?
    - Je pourrais te retourner la question, il me semble.
    - J'agissais sur ordre du Cartel. Mais tout le monde sait que tu n'appartiens pas au Cartel ; tu t'en vantes partout !
   Majan eut un sourire énigmatique.
    - Disons que le traitement assez énergique que j'ai fait subir à Devan pour le dégriser l'a poussé à me supplier d'arrêter et il m'a tout expliqué. C'est fou tout ce qu'il avait à me dire ! Alors j'ai jugé qu'il serait peut-être temps que je mette quelques bâtons dans les roues du Cartel. J'ai fait une petite exception pour toi parce que j'aime bien Lu Lanka. Mais j'ai retrouvé une liste où étaient notés les noms de tous ceux qui avaient une reconnaissance de dette envers moi. Je n'avais jamais vu autant de noms ! Et, comme par hasard, la plupart de ceux du Cartel avaient deux reconnaissances de dette. Je suis allé les trouver pendant la nuit et, après les avoir fait avouer en quoi consistait leur mission, j'en ai envoyé quelques-uns en quête à quelque vingt kilomètres de là. Ordre express, ne souffrant pas le moindre délai. Tu ne peux pas te rendre compte de l'imagination qu'il m'a fallu fournir pour leur trouver une mission à chaque fois ! Si bien que le Cartel est bloqué pour l'instant pendant quelques semaines.
    - Majan, tu es fou ! En paralysant le Cartel, tu gênes aussi le royaume ! protesta Timmen.
   Le regard de silex que son cousin posa sur lui le fit taire.
    - Je te rappelle que je leur ai demandé avant quelle était leur mission. Evidemment, les plus importantes ont été épargnées. En échange, je leur ai demandé de me livrer le nom de quelques camarades. Je crois maintenant que j'ai le réseau complet du Cartel sous la main, ajouta-t-il avec satisfaction. Je dois avouer que certains ont vraiment mis beaucoup de mauvaise volonté pour me répondre, mais j'ai su me monter très convaincant.
   Timmen se prit la tête à deux mains et gémit sourdement. Majan lui tapota l'épaule.
    - Allons, Timmen ! Tu pourrais au moins nous remercier, Myrien et moi, pour la gentille fiancée que nous t'avons fournie.
   Linnese ne laissa à personne le temps de répondre.
    - Vous êtes tous des irresponsables ! grogna-t-il. Allez dormir, je me charge du campement.
    - Oui, monseigneur, répondit automatiquement Majan en lui faisant un clin d'oeil impertinent.
   La quiétude s'abattit sur le petit camp.
   Le lendemain matin, Timmen prit la tête de l'expédition tandis que Linnese la fermait. Majan lui recommanda de ne pas utiliser ses armes, sans quoi ils seraient obligés de le chasser à jamais de Rougepierre.
    - Si tu as un problème, appelle-moi. Je serai toujours là.
   Linnese acquiesça silencieusement ; un regard lui avait suffi pour jauger le jeune elfe. Majan était peut-être mince, mais ses longs doigts nerveux semblaient particulièrement habiles pour tirer à l'arc et l'arme qui pendait à son épaule, quasiment aussi grande que lui, paraissait redoutable.
   Il en eut bientôt la preuve : Timmen, en tête de l'expédition, fut soudain assailli par un puma qui tomba sur lui d'un arbre. Le fauve avait l'intention de désarçonner Timmen, mais il n'en eut jamais le temps : avec une vitesse inouïe, alors que le puma était encore dans les airs, Majan avait tiré une longue flèche. Quand le puma tomba sur Timmen, il était déjà mort. Linnese regarda Majan avec un respect tout neuf.
    - Intéressant, commenta-t-il. Manies-tu toutes les armes ainsi ou seulement l'arc ?
    - L'arc est ma spécialité, répondit modestement Majan.
   Timmen, débarrassé de son encombrant compagnon, eut un petit rire.
    - Majan est aussi doué à l'épée qu'à l'arc et j'aimerais que tu le voies au combat à mains nues !
    - Silence, Timmen. Je suis un guerrier elfe, Linnese, ce qui signifie que j'ai subi un entraînement en conséquence.
   Majan reporta son attention sur la route. Myrien se blottit contre lui et leva la tête vers lui avec un sourire fondant d'amour. Par les récits de Timmen, elle savait de quoi il était capable et elle n'était pas étonnée par sa démonstration. Majan la serra contre lui et lui chuchota :
    - Ne me regarde pas comme cela, ou je ne tiendrai jamais jusqu'à Rougeallée !
    - Oh si, tu tiendras ! affirma Myrien. Comme le jour où tu as réussi à revenir au palais, traversant la moitié de la forêt en retenant tes entrailles d'une main et en te traînant.
    - Ce n'est pas pareil.
    - Je le sais.
   Timmen se retourna.
    - Nous y sommes. Descendez de cheval, l'ancien n'aime pas que les sabots foulent son herbe.
   Les quatre jeunes gens, les uns derrière les autres, s'enfoncèrent dans les profondeurs sylvestres.
   Ils arrivèrent à une sorte de renfoncement empli de verdure, une petite niche arrondie, à un mètre du sol, creusée dans la roche, et, dans cette niche, un vieil elfe au visage si ridé qu'on n'en distinguait presque plus les yeux était assis en tailleur.
    - Ancien, le roi Elven vous envoie ses salutations, dit Timmen.
   Le vieil elfe inclina la tête.
    - Nous voudrions que vous consacriez quelques armes, Vénéré Ancien.
   Sur un signe de Timmen, Myrien sortit sa dague et son épée, Linnese son épée, ses deux dagues et son marteau. Le vieil elfe leva les mains qui furent nimbées par un éclat vert ; il resta quelques instants dans cette position, regardant les armes les unes après les autres, jusqu'à ce que celles-ci fussent également entourées d'un halo vert. Alors il baissa les mains.
    - Elles sont consacrées.
   Myrien sursauta. La voix qu'elle venait d'entendre était profonde et grave et semblait ne surgir de nulle part. On aurait dit la voix d'un dieu !
    - Vénéré Ancien, reprit Timmen, nous devons partir à la recherche de Rougeallée. Majan Flèche Rouge, guerrier elfe, a trouvé sa fiancée, Myrien du Retour dans la Vallée, et les prophéties disent qu'ils doivent se marier devant le printemps.
    - Je sais. Ne cherchez pas plus loin. Vous êtes à Rougeallée. Mais l'entrée ne se révélera à vous que si vos esprits s'accordent tous sur cette vision du mariage de Majan Flèche Rouge et Myrien du Retour dans la Vallée.
   Le vieil elfe sembla sourire parmi ses rides, puis se tut. Sans savoir pourquoi, Timmen sut qu'il ne dirait plus rien.
   Les quatre jeunes gens s'éloignèrent.
    - Nous accorder sur cette vision de notre mariage, répéta Myrien. Je ne comprends pas ce que cela veut dire.
    - C'est simple, intervint Linnese. Nous devons imaginer une scène du mariage, par exemple le moment où nous nous présenterons devant le printemps, et l'entrée apparaîtra quand nous imaginerons tous la même chose.
    - Mais c'est impossible !
    - Non. Il faut juste que les dieux interviennent.
    - Mais quelle scène choisir ? gémit Majan.
   Linnese haussa les épaules.
    - Je l'ignore. Essaie de partir du moment où tu auras trouvé l'entrée et à partir de là, imagine la suite. Tu t'attarderas fatalement à un moment et je suppose que ce sera celui que les dieux auront choisi. Allons-y.
   Chacun ferma les yeux et Majan se vit debout à l'entrée de Rougeallée.

   A côté de lui, Timmen, avec son air grave et ses yeux emplis de tristesse ; Majan essaya d'enlever cette tristesse des yeux de son cousin : il ne l'avait plus depuis qu'il était fiancé à Lu Lanka, mais, étrangement, quelque chose sembla le bloquer. De guerre lasse, il abandonna et en revint à la scène. Timmen était donc à sa gauche et, à sa droite, il y avait Linnese, tenant Myrien entre ses bras. La jeune fille n'avait plus ces oripeaux garçonniers qui dissimulaient sa beauté, mais portait une longue robe blanche et or à la coupe résolument elfique. Ses beaux cheveux châtains cascadaient librement sur ses épaules et, autour du cou, elle portait un médaillon d'or orné d'un glyphe qu'il n'arrivait pas à distinguer. Linnese, lui, était habillé de son costume de cuir noir, et il avait l'air que Majan lui avait toujours connu, sérieux et impassible. Etrangement, lui-même se retrouvait dépouillé de son arc et de son carquois, et tous les autres également avaient perdu leurs armes. Résolument, le petit groupe entra dans le sanctuaire du printemps. Là, Majan imagina une sorte de gigantesque salle au haut plafond, le tout recouvert d'une végétation si luxuriante qu'on ne distinguait pas la pierre qui devait constituer les murs de cette salle. Une étrange lumière régnait ici, un peu verdâtre, et donnant pourtant des reflets dorés sur la végétation qui pendait parfois par grappes du plafond. Au fond de cette magnifique salle, il y avait un endroit si lumineux qu'on ne distinguait pas comment il était. Les quatre jeunes gens s'approchèrent avec circonspection et, plus ils approchaient, plus la lumière devenait verte ; à la fin, une silhouette se dessina, mais ils étaient encore trop loin pour distinguer ses traits. Majan voulut poursuivre son imaginaire, mais une force l'en empêchait. Epuisé par l'effort fourni pour se souvenir de tout, il ouvrit les yeux.
   Il se trouvait à l'entrée d'une gigantesque salle de verdure luxuriante captant la lumière par les millions de grappes qui descendaient du plafond comme les anneaux que dérouleraient un serpent. Il regarda autour de lui. Myrien était dans les bras de Linnese, vêtue comme il l'avait vue dans son rêve ; il n'avait plus son arc, ni la courte dague qu'il cachait habituellement dans sa botte gauche.
    - Allons ! dit-il d'une voix curieusement fêlée.
   Ils se mirent en marche vers la source de lumière, au fond de la salle. Comme dans le rêve de Majan, la lumière vira au vert, et une silhouette commença à se dessiner. Ils continuèrent leur marche, mais un sentiment d'inquiétude grandissait dans leur âme. La silhouette se révéla être celle d'une jeune elfe aux longs cheveux ondulés brun-roux couronnés de fleurs ; elle portait une longue robe d'un vert tendre parsemée de fleurs, serrée à la taille par une ceinture de fleurs et, à son poignet, dansait un bracelet de fleurs d'émeraude.
    - Une femme ! souffla Timmen.
    - Le printemps ! répondit Majan.
   La jeune elfe rit.
    - Venez, amis, venez ! N'ayez pas peur !
    - Nous te saluons, ô Retour dans la Vallée ! fit Timmen d'une voix empreinte de respect.
   La jeune elfe rit de nouveau.
    - J'ai une mauvaise nouvelle pour vous, enfants du peuple des elfes. Je ne suis pas le printemps.
   Alors Linnese prit la parole :
    - Merci de descendre parmi nous, ô Vientiane, déesse de la montagne !
   A cette phrase, Majan faillit étouffer de rire.
    - Les elfes au beau milieu de la forêt croient que le printemps loge chez eux, alors qu'il s'agit des dieux de la montagne !
    - Oui, Majan Flèche Rouge, dit gravement un jeune elfe qui venait d'apparaître aux côtés de Vientiane.
   Cet elfe ressemblait à l'idée qu'on se fait d'un montagnard : vêtu de marron, avec des solides bottes, et un bâton dans la main gauche.
    - Venzor ? devina Timmen.
    - Oui, répondit le mari de Vientiane. Nous avons choisi Rougeallée pour y vivre. Cela peut sembler paradoxal que les dieux de la montagne descendent vivre dans les forêts, mais Rougeallée est en fait une sorte de passage astral entre la montagne et la forêt de Rougepierre. D'où cette impression d'irréel quand on entre ici, ajouta-t-il en désignant la salle.
   Vientiane sourit.
    - Mais nous sommes ici pour célébrer un mariage, il me semble.
    - Majan Flèche Rouge, commença Venzor, devant les dieux, voici Myrien du Retour dans la Vallée. Admets-tu l'aimer et acceptes-tu de la chérir toute ta vie et de partager avec elle les joies et les larmes ?
    - Oui, Venzor. Devant les dieux, moi, Majan Flèche Rouge, je déclare hautement aimer Myrien du Retour dans la Vallée.
    - Myrien du Retour dans la Vallée, continua Vientiane, devant les dieux, voici Majan Flèche Rouge. Admets-tu l'aimer et acceptes-tu de le chérir toute ta vie et de partager avec lui les joies et les larmes ?
    - Oui, Vientiane. Devant les dieux, moi, Myrien du Retour dans la Vallée, je déclare hautement aimer Majan Flèche Rouge.
    - Mes enfants du peuple elfe, voici les sphères de l'amour, annonça Vientiane en faisant surgir du néant ce qui semblait être deux bulles de cristal. Majan, ton amour arrivera-t-il à briser la sphère ?
   Majan regarda le fragile cristal et pour la première fois, il douta de lui. Il savait mettre une flèche au coeur d'une cible les yeux fermés, se battre à l'épée avec les deux mains liées devant lui, vaincre n'importe qui en combat singulier, mais saurait-il briser ce cristal par la seule force de son amour ? Il ferma les yeux et se concentra, comme lorsqu'il allait se battre. Il fit le vide en lui et ne pensa plus qu'à Myrien. Devant ses yeux vint flotter l'image de la jeune fille, qui réveilla tout son amour. Il se souvint du sourire qu'elle lui avait offert lorsqu'il était à cheval, ce sourire fondant d'amour qui l'avait fait douter de sa force d'âme. L'image eut ce sourire et il sentit tout son amour l'envahir et l'emporter comme un fétu dans ses tourbillons ; pour la première fois encore, il ne put rien contrôler de ce qu'il lui arrivait. Submergé par cette force qu'il ne connaissait pas, il laissa échapper un gémissement et, en réponse, il entendit un bruit de cristal qui se brisait. Ouvrant les yeux, le regard enfiévré, il vit que la bulle de cristal que tenait Vientiane avait été pulvérisée. Evacuant sa tension, il desserra lentement ses poings.
    - Myrien, pourras-tu faire de même ? demanda la déesse en se tournant vers la jeune fille que Linnese tenait toujours dans ses bras.
   Myrien jeta un regard angoissé à Majan qui lui sourit avec confiance. A son tour, obéissante, la jeune fille ferma les yeux. Elle ne chercha pas à se représenter Majan, mais elle songea aux récits de Voix d'Or sur Flèche Rouge, tous ces récits qui avaient enflammé son imagination avant qu'elle ne s'aperçoive qu'elle aimait cet elfe inconnu. Elle sentit dans ses veines le feu ardent qui l'avait déjà saisie à Forgenord. Et puis, sans transition, elle passa à ce soir sur le balcon, où elle avait vu Majan à ses pieds, le regard suppliant et débordant d'amour. La douleur d'être séparée de lui qui l'envahit alors la tortura tellement qu'elle hurla :
    - Majan !
   Immédiatement après, la bulle de cristal se brisait.
   Vientiane s'approcha et réunit les têtes de Majan et Myrien sous ses deux mains.
    - Mes enfants, dit-elle avec émotion, mes enfants, devant et par les dieux, je vous déclare unis par les liens du mariage.
   Venzor vint aux côtés de sa femme et approcha son bâton de la tête de Myrien. Il y eut une lueur aveuglante. Quand elle disparut, Majan s'aperçut avec stupeur que Myrien avait désormais les oreilles pointues et que ses cheveux étaient devenus d'un blond doré si pâle qu'ils en paraissaient presque blancs.
    - Une... une elfe fée ! murmura-t-il, la gorge nouée.
   Linnese déposa Myrien à terre et elle vint se jeter dans les bras de Majan qui la serra contre lui avec transport. Linnese s'approcha de Majan, déposa son sac à terre et en sortit la merveilleuse épée forgée par Wunjo. Il mit un genou en terre et tendit l'arme à Majan, bien à plat sur ses paumes offertes.
    - Majan Flèche Rouge, accepte ce présent de la part de Wunjo, père de Myrien. Cette épée a pour nom Aenril.
   Ebloui par l'épée, Majan referma en tremblant ses doigts sur la garde.
    - Cette épée n'a pas besoin d'être consacrée, déclara Venzor. L'homme qui l'a forgée en a fait une arme déjà exceptionnelle.
    - Rentrez chez vous, maintenant, enfants du peuple des elfes, dit doucement Vientiane. Linnese Bâtard d'elfe, retourne toi aussi à Rougepierre. Ce n'est qu'au palais que tu découvriras ta destinée.
   Linnese inclina la tête, silencieux. Lentement, la salle verdoyante se brouilla devant leurs yeux et ils se retrouvèrent devant l'ancien. Son visage ridé se plissa en un sourire et il leva une main pour les bénir.

   Le retour se fit à une vitesse vertigineuse. Les cavaliers poussèrent leurs montures jusqu'au bout de leurs forces, comme mus par un étrange pressentiment. Le visage de Linnese devenait de plus en plus pâle et il était sujet à des étourdissements. Serrant les dents, il ne disait rien, mais Myrien, qui se retournait de temps en temps, voyait bien que son frère n'allait pas bien. Quand le palais elfe fut en vue, Linnese tenait à peine sur son cheval. En hâte, Majan et Timmen le descendirent de selle, tandis que Myrien filait prévenir Lu Lanka et Elven. Lu Lanka accourut aussitôt, alors que son père se précipitait dans le passage secret pour avertir l'elfe défiguré que Linnese allait peut-être mourir.
    - Elven, j'ai réussi, annonça l'elfe sans aucune fierté, de cette voix grave et morne qu'il avait.
    - Linnese est malade, annonça Elven d'une voix hachée. Les mêmes symptômes que... que les autres.
   L'elfe pâlit.
    - Donne-moi le remède ! dit Elven.
    - Non. Je viens !
   L'elfe hésita un instant, puis prit un masque de métal posé sur la table ; ce masque recouvrait la moitié brûlée de son visage, sans en dissimuler l'autre.
    - Allons ! fit-il.
   Ensemble, le roi et son ami remontèrent l'escalier dérobé.
   Linnese avait été allongé dans la chambre que Lu Lanka avait affectée à Myrien. Son visage pâle était calme, mais on sentait qu'il dissimulait sa douleur réelle. L'arrivée d'Elven et d'un inconnu étonna. L'inconnu se pencha sur Linnese ; quand il se redressa, son visage à demi-masqué était aussi pâle que celui du jeune homme.
    - C'est cela, dit-il d'une voix basse.
   Il entreprit de desserrer les dents de Linnese et compta trois gouttes d'une potion qu'il venait de tirer de sa manche. Le souffle de Linnese s'accéléra. Myrien regardait tout cela, les yeux exorbités, serrée contre Majan. L'inconnu attendit trois minutes, puis versa quatre gouttes dans la bouche restée ouverte. Linnese eut un hoquet et de l'écume apparut au coin de ses lèvres. Timmen rencontra le regard de Majan et les deux cousins se comprirent : eux aussi se souvenaient de l'agonie de la belle Jera, qui avait eu les mêmes symptômes ; ils savaient qu'on ne guérissait pas de cette maladie.
   L'inconnu sortit une petite boîte qui contenait une pommade et il passa ses deux pouces imprégnés de cette pommade sur les tempes de Linnese. Un gémissement rauque s'échappa des lèvres de l'étrange elfe.
    - Je ne te perdrai pas comme j'ai perdu les deux autres ! marmonna-t-il, sourcils froncés.
   Il lui redonna trois gouttes de liquide et là, tous eurent un espoir : un peu de couleurs revint aux joues de Linnese. Mais cela fut une faussa alerte, car il reprit plus vite encore sa pâleur cadavérique.
    - Non ! gronda l'étrange guérisseur.
   Linnese répondit par un pitoyable hoquet.
    - J'ai dit non ! répéta l'elfe d'un ton inflexible.
   Il y eut un silence et les mâchoires de Linnese se crispèrent violemment.
    - Je sais ! cria l'elfe. Tu es le dernier !
   Il restait attentif, comme s'il entendait une réponse. Enfin, le visage en sueur, il regarda Elven.
    - L'instant de vérité.
   Il prit dans sa poche un petit flacon contenant un liquide noir et, après une hésitation, versa soigneusement cinq gouttes entre les dents de Linnese. Anxieusement, il compta le temps qui s'écoulait et chacun sentait l'espoir presque tangible qui émanait de cet étrange elfe. A un moment, il sembla prêt à renoncer, puis s'accrocha désespérément au fil qui lui restait. Linnese respirait calmement, le visage reposé, les yeux clos, semblant presque sourire. Et puis, soudain, il fut secoué par un violent hoquet ; il ouvrit douloureusement les yeux et tenta de se redresser.
   Il s'assit péniblement sur son lit et se massa la nuque.
    - Je peux savoir qui m'a infligé un pareil mal de crâne ? grogna-t-il.
   L'elfe le prit par les épaules.
    - Tu sens vraiment une douleur ? demanda-t-il ;
    - Oui ! J'ai la nuque aussi raide qu'une enclume.
   L'elfe se redressa.
    - Il est guéri. A jamais.
   Elven lui broya affectueusement l'épaule.
    - Sois-en remercié, mon ami.
   Devan entra dans la chambre.
    - Comment va Linnese ? interrogea-t-il.
    - Très bien, merci, grogna l'intéressé.
   Les yeux ambre de Devan s'écarquillèrent devant l'elfe qui se tenait à côté d'Elven.
    - Leihan ! s'exclama-t-il à mi-voix.
   Toutes les têtes se tournèrent vers l'elfe.
   Celui-ci poussa un soupir et passa une main dans ses cheveux argentés clairsemés.
    - Oui, admit-il. Je suis Leihan. J'ai épousé une humaine, Maiwenn, qui m'a donné deux enfants : Jera et Linnese. Alors que Linnese avait deux ans, Maiwenn fut prise de cette étrange maladie ; elle était alors retournée dans sa ville natale, Forgenord, et elle confia l'enfant à son frère. Inquiet, je suis parti à sa recherche. Elle n'avait pas eu la force de revenir et les gens chez qui elle était, affolés, croyant que c'était contagieux, brûlèrent leur maison alors qu'elle n'était pas encore morte. J'ai essayé de la sauver, mais il était trop tard, conclut-il en baissant la tête. De retour à Rougepierre, je me suis attaché à découvrir le remède à cette maladie. Cela fait vingt ans que je suis dessus et j'ai découvert le remède ce matin. Entre-temps, Jera, ma fille, élevée par Elven, était morte de la même maladie. Voilà toute l'histoire.
   Linnese s'était relevé.
    - Père, dit-il calmement. Je n'oublierai jamais que tu t'es dressé entre la mort et moi. Que comptes-tu faire maintenant ?
    - Réaliser un vieux rêve : retrouver les dragons, répondit Leihan avec un petit sourire triste.
   Linnese éclata de rire.
    - Quelle bonne idée ! Figure-toi que j'ai eu la même il y a quelque temps. Que dirais-tu d'entreprendre cette quête en ma compagnie ? Nous pourrions apprendre à nous connaître.
   Leihan regarda avec étonnement ce fils qu'il venait de retrouver, puis acquiesça.
    - Si nous partions tout de suite ?
    - Nous allons quand même attendre la fin des noces de Myrien.
    - Alors tu peux partir tout de suite, lança Majan. Parce que Myrien et moi partons demain en lune de miel et qu'elle risque de durer très longtemps !
   Dans un mouvement plein de joie, il dégaina Aenril, l'épée forgée par Wunjo et la pointa vers le ciel, puis la baissa vers Leihan. La pointe suivit le contour du demi-masque et Leihan sentit alors son âme brusquement très chargée : il lui sembla qu'il y avait deux autres personnes en lui et, plein de joie, il comprit que, désormais, Maiwenn et Jera seraient avec lui jusqu'à la fin de ses jours. Majan lui sourit et rengaina.
   Elven, reculant au fond de la pièce, contempla la scène d'un oeil attendri : Majan et Myrien étaient dans les bras l'un de l'autre, Timmen et Lu Lanka se tenaient par la main, Linnese et Leihan se découvraient l'un l'autre ; Devan restait seul, mais le curieux sourire qu'il affichait laissait entrevoir que tout n'était pas fini.

Texte © Azraël 1997 - 2002.
Bordure et boutons Mother and Child II, de Silverhair

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