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Dracocian |
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Dracocian est un dragon vert mâle. Il a été adopté par Azraël le 15 Décembre 1999 chez Downloadable Dragons. |
Linnese et Leihan étaient devant le palais elfe, prêts à partir. Devan, son habituel sourire moqueur aux lèvres, les rejoignit. Leihan leva les sourcils, surpris.
- Une dernière recommandation ? demanda-t-il.
- Non. Je vous accompagne, c'est tout.
- Ordre du Cartel, je suppose ? intervint Linnese.
Devan observa le grand jeune homme qui se tenait devant lui, un lourd marteau à la ceinture.
- Il y a un peu de cela, admit-il.
Le Cartel, organisation à moitié secrète, régissait à peu près tout dans le royaume elfique de Rougepierre. Ses ramifications s'étendaient plus loin qu'on ne pouvait l'imaginer. Le palais regorgeait d'affiliés au Cartel et Devan lui-même en faisait partie.
- Bien sûr, le Cartel tient à être au courant le premier si les dragons existent encore, reprit Devan, faisant allusion à la quête qu'entreprenaient le père et le fils. Mais il y a aussi mon intérêt pour la chose. La plus passionnante chasse de tous les temps !
Le sourire naïf qu'arborait Devan était trompeur ; Linnese savait que le jeune elfe était un excellent comédien et un membre hors pair du Cartel.
- Tes talents de comédien nous seront de piètre utilité, objecta Linnese.
Devan se fendit d'une extravagante révérence.
- Je n'avais donc pas fini ma présentation ? Devan Crinière d'Argent, de la noble famille des elfes gris, expert en maniement de toute arme, docteur ès sciences du pistage et autres qualités dont je ne me souviens plus. J'ai un impressionnant dossier, si tu savais !
Majan et Myrien firent leur apparition, main dans la main. Le jeune elfe, bras droit du roi Elven, était un fier combattant et Linnese se souvenait l'avoir vu abattre un puma en plein bond d'une seule flèche.
- Dis-moi, Majan, que penses-tu des capacités combattantes de notre ami Devan ?
Un sourire retroussa la lèvre supérieure de Majan.
- Devan n'a pas fait le poids contre moi la dernière fois, mais je sais qu'il est doué en temps normal.
Timmen arriva aussi, tranquillement.
- Eh bien ! Vous ne devriez pas être partis, à cette heure ? demanda-t-il, étonné.
- Ils s'interrogent sur le bon choix de Devan, daigna lui expliquer Majan. En combat et tout ce qui s'ensuit.
- Devan fait partie du Cartel, donc il sait se battre, lança Timmen.
- Amusant, c'est exactement cet argument que je ne voulais pas qu'on évoque, murmura Devan.
- Le chef du Cartel est très pointilleux sur ce sujet, insista Timmen. Aucune faute ne passe avec lui.
Un éclat de rire lui répondit ; en colère, Timmen pivota sur ses talons, prêt à châtier l'insolent qui se permettait de se moquer du Cartel. Majan, cet incorrigible, riait à gorge déployée ; tous savaient, car il le clamait haut et fort, qu'il n'appartenait pas au Cartel.
- Je peux savoir ce qu'il y a de si drôle, Majan ? fit Timmen, vexé.
- Je pensais que tu avais deviné, au moins ! hoqueta Majan.
Il reprit son sérieux et se redressa.
- Aucun de vous n'a donc compris ? Je suis le grand chef du Cartel. C'est moi qui dirige cette organisation.
La stupeur de Timmen fut sans bornes.
- Toi ? Mais...
- Eh oui, c'est bien moi, le mystérieux chef de qui émanent tous les ordres !
- Mais... depuis combien de temps ?
- J'ai vingt-cinq ans, Timmen. Le Cartel a été complètement modifié il y a cinq ans.
- Toi ? Par Lourak ! Je n'arrive pas y croire ! Tu te serais amusé à paralyser ton propre système ?
Timmen faisait allusion au jour, relativement récent, où Majan avait envoyé les membres du Cartel aux quatre coins de Rougeallée pour des raisons fort diverses, juste pour contrarier les missions du Cartel dont ils étaient investis. Majan haussa les épaules.
- J'ai pu m'apercevoir que beaucoup de missions confiées n'avaient plus rien à voir avec ce que j'avais ordonné. Les intermédiaires se servaient du Cartel pour leurs propres affaires. Dès que je me suis aperçu de cela, j'ai réuni les responsables de ceux que j'ai envoyés au diable vauvert et je leur ai dit ce que je pensais d'eux. Je me demande si je n'ai pas été un peu trop sévère, ajouta-t-il pensivement. Enfin, résultat, j'ai dû en renvoyer la moitié. Tiens, à ce propos, Devan, tu as une promotion : tu n'es plus seulement exécutant en chef de la section polyvalente, tu en deviens en plus le chef tout court. La section polyvalente était la mieux administrée et j'ai muté ton chef vers une section beaucoup plus difficile qu'il doit me redresser. Le Cartel s'occupait de choses d'une futilité rageante ! Enfin, j'y ai remis un peu d'ordre. Autre chose, Timmen ? demanda-t-il aimablement.
Son cousin le regardait avec des yeux ronds.
- Enfin, Majan..., dit-il faiblement. C'est encore une de tes plaisanteries, n'est-ce pas ?
Majan se tourna vers Myrien pour la prendre à témoin.
- Personne ne reconnaît mes talents, ma chère ! Mon propre cousin doute de moi ! Ce ne sera pas la première fois, tu vas me dire.
- Enfin, Timmen ! Rappelle-toi tout ce que tu m'as raconté sur Majan ! s'exclama Myrien. Il a l'intelligence pour être le chef secret du Cartel et l'esprit assez retors pour le cacher à tous !
Timmen semblait avoir du mal à accepter cette révélation. Leihan s'impatienta légèrement.
- Nous ne discutons pas du Cartel ! Notre question est au niveau de Devan.
- Prenez-le, dit Majan d'un ton définitif. D'abord, je vous l'ordonne et ensuite, il vous sera utile. Et puis, Leihan, un ancien chef du Cartel ne peut pas vraiment discuter les ordres de son successeur quand il agit dans les intérêts du royaume ?
Leihan regarda longuement le jeune elfe.
- Ainsi, tu as trouvé cela aussi.
- Tu ne peux pas imaginer tout ce que j'ai trouvé. Ma mère avait une foule de choses à me raconter sur le Cartel.
Leihan hocha la tête.
- Elle a été l'exécutrice en chef durant de nombreuses années, dit-il. Mais elle a trahi le Cartel en te livrant tous ces secrets.
- Elle m'élevait pour prendre la succession, expliqua Majan. Elle n'a vécu que pour cela, m'a-t-elle dit.
- L'exécutrice en chef ? demanda Devan, intrigué. Je n'en ai jamais entendu parler.
- Il s'agit d'un homme ou d'une femme détaché, ne dépendant que du chef secret. Il exécute les missions les plus difficiles ou les plus délicates. On l'appelle en général le Traqueur. Il est le seul à connaître l'identité du chef et le chef est le seul à le connaître. Tous ceux du Cartel ne rêvent que de devenir le Traqueur. Je suis étonné que tu ne connaisses pas cela, Devan, ajouta Majan en fronçant les sourcils.
- Je ne connais que le Traqueur, pas l'autre gentil petit nom que tu lui donnes. Et qui est le Traqueur en ce moment ? demanda-t-il d'un ton faussement innocent.
Majan le regarda et éclata de rire.
- Pas de ce petit jeu-là avec moi, Devan ! C'est moi qui t'ai formé, n'essaie pas de me doubler. Partez donc, vous allez prendre du retard !
Mais une nouvelle apparition retarda encore le moment du départ : une jeune elfe, ressemblant de façon frappante à Lu Lanka, avec le même regard bleu, arriva à vive allure. Devan dissimula une grimace, tandis que la jeune elfe se dirigeait vers lui.
- Devan, dit-elle fermement.
- Oui, Lu Laara, soupira-t-il.
- Tu allais partir sans me dire au revoir, continua-t-elle d'un ton accusateur.
- Oui, Lu Laara, répéta docilement Devan.
- J'espère que tu reviendras très vite.
- Oui, Lu Laara.
- Et ne t'éprends de personne d'autre !
- Oui, Lu Laara... je veux dire, non, Lu Laara.
Satisfaite, la jeune elfe regarda Devan d'un oeil critique et lui remit une mèche en place, puis lui tendit son front sur lequel il déposa un baiser. Lu Laara partit sans plus rien dire. Devan poussa un énorme soupir de soulagement. Majan eut l'indélicatesse de faire entendre un petit rire moqueur.
- C'était la soeur de Lu Lanka, dit tristement Devan. Lors de la mystification destinée à jeter Timmen dans les bras de Lu Lanka, Elven s'est aperçu que j'étais vraiment un bon parti et, comble de malchance, Lu Laara avait décidé qu'elle était amoureuse de moi. J'ai pourtant tout fait pour éviter cela ! Personne ne pouvait être plus détestable que moi. Enfin, me voilà fiancé.
Il soupira de nouveau.
- Le pire, ce n'est pas d'être fiancé, expliqua-t-il. Ce sont les airs protecteurs qu'elle prend avec moi. J'ai l'impression d'être son jouet !
Il se tourna vers Linnese et Leihan.
- On y va ? demanda-t-il, ses yeux ambre pleins d'espoir.
Linnese hocha gravement la tête. Majan, Timmen et Myrien assistèrent au départ et Devan se serait bien passé du sourire ironique qui flottait sur les lèvres de son chef.
Linnese chevauchait son cheval habituel, un jeune étalon fringant et capricieux, qui adorait faire des manières en entrant dans une ville. A la demande du jeune homme, le petit groupe rebroussa chemin vers le Val Profond.
- Je veux savoir ce qu'est devenu Wunjo, expliqua Linnese. Il s'est occupé de moi et m'a élevé comme son fils. De plus, il doit être follement inquiet pour Myrien.
- Et puis surtout, ajouta Leihan avec malice, tu n'as plus de lhac.
Linnese acquiesça en souriant ; le lhac était son péché mignon. Il raffolait de ce mélange de laits saupoudré d'une sorte d'épice qui donnait un goût fort et âcre. Devan ne disait rien ; il restait en arrière, le regard perdu dans le vague, entrelaçant machinalement les poils de la crinière de sa monture. Leihan pivota sur sa selle et jeta un coup d'oeil intrigué à leur compagnon silencieux.
- Eh bien, Devan ! Que se passe-t-il ?
Devan leva les yeux vers le visage à moitié dissimulé par un masque de métal et secoua la tête.
- Rien, voyons ! Je me rends juste compte maintenant que je gêne les retrouvailles entre un père et son fils. Alors faites comme si je n'étais pas là !
Leihan hocha vaguement la tête et se retourna vers son fils. Devan fixa les Montagnes de Fer qui se dressaient devant eux, gigantesque barrière naturelle, imposante chaîne de montagnes dont les sommets se perdaient dans les nuages ; il ne pouvait quand même pas avouer que l'écrasante présence des montagnes le rendait malade !
L'auberge de la dragonade flambée, comme l'avaient surnommée les elfes, se dessinait à l'horizon. Sans rien dire, Devan remonta la colonne et se plaça du côté de l'auberge. La vieille femme sortit sur le pas de sa porte, s'apprêtant à interpeller les voyageurs, mais Devan tourna son regard d'ambre vers elle et son appel mourut sur ses lèvres. Elle leva le bras en un geste menaçant et partit dans des imprécations que Devan écoutait sans y prêter attention.
- Soyez maudits, peuple des elfes ! hurla-t-elle en désespoir de cause, frustrée par le manque de réaction de Devan.
Alors seulement, le jeune elfe daigna réagir : ses yeux s'étrécirent légèrement puis son sourire ironique vint jouer sur ses lèvres.
- Merci, murmura-t-il, mais je le suis déjà...
Il se laissa dépasser par Linnese et Leihan, qui étaient restés très calmes aussi devant l'agressivité de l'aubergiste, et reprit sa place à la fin de la petite colonne. Le père et le fils échangèrent un regard entre eux ; Leihan aussi avait perçu la tristesse dans le regard ambre du jeune elfe. Linnese haussa les épaules, montrant ainsi son ignorance quant à cette peine sourde. Il avait sondé Timmen et Majan à ce sujet, mais les deux elfes semblaient de rien savoir ou ne rien vouloir dire.
- Le peu que je sais sur lui, murmura Leihan, c'est qu'il est très solitaire. Personne ne savait qu'il faisait partie du Cartel, ou presque, et les autres le détestent tous ; l'un de ses rôles consistait à se rendre le plus infernal possible, pour justifier tous les éclats qu'il devait exécuter pour le compte du Cartel, comme celui datant du soir de l'arrivée de Myrien.
- Pour quelqu'un d'enfermé et de mort depuis vingt ans, tu sembles bien informé, fit Linnese avec un sourire malicieux.
- J'avais mes sources d'informations et j'ai eu droit à beaucoup de récits depuis que je suis sorti de ma retraite. Plus rien ne m'intéressait, sinon trouver le remède ; j'avais décidé de me mettre à une sorte de nécromancie, mais Majan m'a donné ce que je recherchais. J'ai pu alors reprendre un contact relatif avec la société.
Linnese eut un sourire compréhensif et jeta un coup d'oeil navré à sa gourde de lhac vide.
- J'ai hâte d'arriver à Forgenord, dit-il. Je crains une réaction violente de Boisrouvre. De plus, si les messagers étaient vraiment ceux de Berkhana, elle doit juger que nous nous sommes moqués d'elle. Nous n'avons pas eu le temps de vérifier que c'était bien elle qui les avait envoyés.
- Dites, là, devant, les interrompit la voix ironique de Devan, vous ne croyez pas qu'il serait judicieux de cacher notre nature aux habitants de Forgenord ?
Linnese se retourna sur sa selle.
- Que proposes-tu, ô premier de ta promotion d'art dramatique ?
Devan haussa les épaules.
- Timmen a bien réussi à cacher son identité pendant des années ; il n'y a pas de raison pour que nous ne puissions pas faire la même chose.
Linnese haussa les épaules.
- Comme tu voudras. Pour ma part, je suis suffisamment connu pour ne pas avoir ce problème.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Devan se mit au travail et transforma entièrement Leihan, le rendant méconnaissable. Linnese regardait avec stupéfaction les longs doigts minces et agiles de Devan modeler chaque trait du visage de Leihan, se faisant très légers au niveau des brûlures, et son oncle se laissait faire sans protester. Le résultat final était une merveille d'ingéniosité. Devan n'avait pas essayé de faire une transformation totale en humain, mais il avait imité si parfaitement l'aspect extérieur de certaines créatures que l'on voyait fréquemment à Forgenord que personne ne ferait attention à eux.
- Comment pouvais-tu le savoir ? demanda Linnese au membre du Cartel.
Devan leva vers lui un regard empli de candeur.
- Je suis déjà venu à Forgenord une bonne vingtaine de fois, laissa-t-il tomber avec indifférence.
Pour Linnese, la foudre lui tombant aux pieds ne lui aurait pas fait plus d'effet. Son regard entièrement doré se fixa sur Devan avec un air stupéfait.
- Les elfes viennent souvent à Forgenord ? demanda-t-il, sidéré.
- Les membres du Cartel, oui. D'abord, il y avait Myrien, qui était quand même la fiancée de Majan, même si elle ne le savait pas, et tu ne peux pas imaginer le temps qu'il nous a fallu pour la retrouver ! En fait, c'est ta piste qui nous a mis sur la sienne.
- Comment ça, ma piste ? répéta Linnese, abasourdi.
- Nous savions que la femme de Leihan était la soeur de Wunjo, donc nous avons fini par orienter nos recherches par là : nous l'étudions pour savoir si nous pouvions lui demander son aide... et nous avons trouvé Myrien ! Eh oui, Linnese, tu es vraiment apparenté à Myrien et à Wunjo !
La tête de Linnese faisait pitié à voir ; on aurait cru qu'il venait de recevoir un coup sur le crâne. Devan lui tapota doucement la joue.
- Allons, Linnese, nous devons continuer.
Il s'arrangeait toujours pour ne pas regarder les Montagnes de Fer qui le dominaient de leurs hauts sommets, mais il sentait quand même leur présence. Gêné, il détourna le regard et remonta à cheval. Linnese le fixa un court instant et une lueur de compréhension se fit dans son regard. Leihan gratta la barbe blanche que Devan lui avait soigneusement posée quasiment poil par poil, puis donna le signal du départ.
A Forgenord, ils passèrent d'abord par l'auberge de Torlan ; Linnese fut accueilli par des démonstrations de joie de la part de Torlan et de Hya. Après les retrouvailles et le lhac, que Devan déclina, au contraire de Leihan qui s'était découvert la même passion que son fils pour cette boisson, Torlan passa aux choses plus sérieuses.
- Tu as eu tort de revenir ici, dit-il gravement. Boisrouvre est furieux : il croit que tu as enlevé Myrien avec l'accord de Wunjo. Ils ont été jusqu'à enlever Othila ; la forge s'est éteinte et personne n'a pu la rallumer depuis.
Linnese se frotta pensivement le menton.
- C'est normal, dit-il dans un soupir. Quand j'étais encore l'apprenti de Wunjo, Sorcerak est venu me voir à propos de la forge et m'a fait promettre que je veillerai à ce qu'elle ne s'éteigne jamais, car une arme dont les dieux avaient besoin y serait forgée.
Il sourit devant l'air sidéré de Torlan et de Hya.
- Serait-ce Aenril, l'épée forgée par Wunjo et que tu as donnée à Majan ? demanda Leihan en se frottant le menton, avec le même geste que son fils quelques instants auparavant.
- Non, fit Linnese en secouant la tête. Aenril avait déjà été forgée lorsque Sorcerak est venu me voir. Aenril est plus ancienne que ça.
- C'est donc une arme que tu as forgée toi-même ? fit Leihan en écarquillant les yeux.
- Sauf si Othila a fait quelques essais pendant mon absence, répondit Linnese avec calme. Allons voir Wunjo. Othila est-il rentré ?
- Non, dit Hya de sa petite voix musicale. Boisrouvre menace de le torturer si Wunjo ne lui dit pas où est Myrien.
- Et Berkhana ? demanda soudain Linnese.
Torlan ouvrit de grands yeux.
- Berkhana ? Que vient-elle faire dans cette histoire ?
Leihan regarda son fils et ils se comprirent : si Berkhana n'avait pas réagi, les messagers qui s'étaient fait passer pour ceux du seigneur des Hautes Terres appartenaient bien à Jon de Boisrouvre.
- Ne vous inquiétez pas de Berkhana, intervint soudain Devan. Je vais aller la voir et tout lui expliquer.
Linnese tourna son regard entièrement ambre vers le jeune elfe.
- Timmen avait fait la même chose et semblait confiant en sa réussite. Pourquoi Berkhana vous croirait-elle plus que d'autres ?
Devan eut un sourire espiègle qui découvrit toutes ses dents bien blanches.
- Petit Linnese, il n'est jamais bon pour les non-initiés de vouloir pénétrer les secrets du Cartel. Laisse-nous encore notre aura de mystère.
Il remonta à cheval, puis se pencha vers Leihan.
- Dites à Wunjo que je reviens tout de suite. Ne vous inquiétez pas pour moi, je connais le chemin par coeur. Je serais même capable d'y aller les yeux fermés.
Linnese le regarda partir d'un air songeur.
- J'aimerais bien voir Berkhana de près, dit-il seulement.
Il salua Torlan et Hya et partit avec Leihan pour aller voir Wunjo.
La porte de l'armurerie était fermée et le calme régnait dans la rue. Linnese sentit que l'atmosphère était étrange. La rue était presque vide et les rares habitants qui y passaient se hâtaient en jetant de fréquents regards vers l'armurerie et la forge. Cela faisait des années que les habitants de Forgenord étaient habitués au rythme du marteau frappant le métal et au sifflement de l'acier rougi entrant dans l'eau froide. De plus, durant toute la vie de Wunjo, la porte de l'armurerie n'avait jamais été fermée dans la journée. Linnese frappa au lourd battant de bois. Il n'y eut aucune réponse. Le jeune homme pesa sur la poignée, mais la porte résista. Elle était fermée à clef. Linnese fronça les sourcils. Il ignorait même qu'il existait une clef à cette porte. Il fit le tour du pâté de maison, suivi de son père, et essaya par la forge. De l'autre côté, c'était le même spectacle. La forge, sorte de grange grande ouverte sur la rue, donnait sur une ruelle assez sordide, peu fréquentée, sauf le soir, très tard, par des personnes peu respectables appartenant aux différentes guildes de la ville. Mais là, un grand battant de bois fermait le hangar, interdisant l'entrée à Linnese et à Leihan. Le jeune homme restait sans réaction devant cette situation, les sourcils froncés, les pensées se précipitant les unes contre les autres dans sa tête, sans qu'il parvienne à trouver une solution satisfaisante.
Un galop de cheval le fit sursauter. Devan était déjà de retour et son visage habituellement moqueur avait une touche de gravité qui lui allait étonnamment bien.
- Eh bien, que faites-vous encore dehors ? les apostropha-t-il avant même d'arrêter son cheval.
- Tout est fermé, répondit Linnese, passablement étonné.
Devan retroussa sa lèvre supérieure en un sourire de dédain.
- Si ce n'est que ça ! fit-il.
Il bondit à terre et écarta les deux autres.
- Cachez-moi un tant soit peu, que je ne sois pas arrêté pour violation de domicile, ordonna-t-il.
Linnese fut surpris de l'autorité que recelait la voix de Devan et il se demanda si le jeune elfe n'était pas le Traqueur, malgré, ou à cause, du jeu qu'il avait joué avec Majan. Majan et Devan se ressemblaient tant, par leur fausse désinvolture, les rôles qu'ils jouaient en permanence et leur manie de se moquer de tous ceux qui les entouraient, que Linnese croyait cela tout à fait possible. Devan s'était penché devant la serrure de la porte d'entrée de l'armurerie. Il fit claquer sa langue.
- Enfantin ! déclara-t-il. Je me demande pourquoi tu n'as pas forcé toi-même la serrure, Leihan.
- J'ai perdu mes réflexes, marmonna l'elfe, peu soucieux d'être pris en flagrant délit d'ouvrir une porte devant son fils avec les techniques peu orthodoxes du Cartel.
Avec dextérité, Devan crocheta la serrure.
- Qu'a dit Berkhana ? demanda Linnese.
- Mm ? Berkhana ? Oh, rien du tout. Elle a nié tout envoi de messagers pour escorter Myrien au manoir de bronze. C'était évidemment un coup de Boisrouvre.
- Elle a été contente de te voir ? reprit Linnese d'un ton innocent, comptant sur la concentration de Devan sur la serrure pour obtenir une réponse à sa question.
- N'essaie pas de me tirer les vers du nez de cette pitoyable manière, Linnese, fit sévèrement le jeune elfe, toujours penché sur sa serrure. Poussez-vous, vous autres !
Il se colla sur le battant de la porte et, avec précaution, il effleura la serrure d'un mince fil de fer. Une petite fléchette sortit de la serrure et alla se planter entre deux pavés disjoints de la rue.
- Ramassez-la, conseilla Devan qui était le seul à ne pas avoir perdu son calme. Mieux vaudrait éviter qu'un enfant pose le pied dessus ou joue avec. Je vois mal comment Berkhana expliquerait un cas d'empoisonnement dans sa bonne ville de Forgenord.
- Empoisonnement ! répéta Linnese en pâlissant. Es-tu sûr de toi ? Wunjo n'aurait jamais...
- Peu importe ce qu'aurait fait Wunjo. J'ai suffisamment vu de fléchettes empoisonnées dans ma vie pour en reconnaître une quand j'en vois. Ce système de serrure est assez classique.
Leihan, qui avait ramassé la fléchette et qui l'examinait, confirma les dires de son neveu.
- Il a raison, fils. La pointe est toute poisseuse.
Devan poussa un petit sifflement d'avertissement.
- La porte est ouverte.
Linnese repoussa son père et son cousin, envoya le battant cogner contre le mur à l'intérieur et entra le premier dans la grande pièce sombre. Il remarqua alors que tous les volets étaient fermés. Il les ouvrit avec autant de brutalité que la porte et regarda autour de lui. La pièce était vide, le sol couvert de poussière où ne se détachaient que ses pas. L'armurerie, où étaient soigneusement enfermées toutes les armes, où les remettait Wunjo tous les soirs, était bien fermée à clef, avec les chaînes qui protégeaient la porte. Linnese passa la main dans sa chevelure brune en bataille et remit distraitement en place le serre-tête de cuir qu'il avait dérangé.
- Par tous les dieux, j'aimerais savoir ce qu'il s'est passé ici ! marmonna-t-il.
Devan, qui furetait partout, revint avec un parchemin à la main.
- Tiens, dit-il avec sa désinvolture habituelle, c'est de la part de Boisrouvre.
Linnese le lui arracha des mains et le lut rapidement. Il reprit son calme et relut le bref message une deuxième fois.
- Ecoutez ça : "Si tu as réussi à entrer ici, bâtard d'elfe, c'est que tu es plus doué que je ne le pensais. Je détiens Wunjo et ton apprenti. Puisque tu lis ce message, c'est que tu es toujours vivant. Viens à ma citadelle, avec la belle Myrien, et je relâcherai mes prisonniers. Sinon, je les exécuterai et ce sera la guerre avec Berkhana des Hautes Terres... Jon de Boisrouvre".
Linnese releva les yeux. Devan jouait avec une dague surgie de nulle part et Leihan fixait son fils.
- Que vas-tu faire ?
- Ai-je le choix ? répondit Linnese en haussant les épaules. Je vais aller à la citadelle de Boisrouvre.
- La citadelle de pierre, fit songeusement Devan. Tu as de l'espérance.
- Tu la connais ? sursauta Linnese.
Le jeune elfe lança sa dague aux pieds de Linnese.
- Bien sûr que je la connais.
- Tu y es déjà entré ?
Devan acquiesça. Son regard d'ambre avait une intensité étrange, qui troublait quasiment Linnese.
- Mais que ne connais-tu pas de cet endroit ?
- Rien, répondit définitivement Devan.
- Mais qu'est-ce qui t'attirait ici ?
- Je te l'ai déjà dit : les affaires du Cartel. Tu ne peux imaginer jusqu'où nous sommes allés chercher Myrien !
- Pourquoi est-ce Timmen qui a pris le relais une fois que tu l'as trouvée ?
- Parce qu'il connaissait Majan beaucoup mieux que moi et que l'attitude insupportable que j'affiche à Rougepierre ne me facilitait pas les relations. De plus, Timmen exerce une fascination sur tous ceux qui écoutent ses histoires. Ce n'est pas pour rien qu'il porte le nom de Voix d'Or.
Il se tut et regarda un instant sa dague qui vibrait encore aux pieds de Linnese. Il se redressa d'un coup de reins et la récupéra pour la faire aussitôt disparaître. Il désigna la porte cadenassée de l'armurerie.
- Peut-être faudrait-il chercher l'arme dont ont besoin les dieux. Il pourrait être utile pour nous de l'avoir lors de la confrontation avec Boisrouvre.
- Que vient faire l'arme avec Boisrouvre ? s'étonna Linnese.
- Je t'ai connu plus perspicace, fils, dit Leihan. Du moins, d'après ce que m'ont raconté Majan et Timmen, ainsi que ta charmante soeur. Les hommes sont assez capricieux. Il est fort possible que Boisrouvre ait entendu parler de cette arme fabuleuse et que Myrien ne soit qu'un moyen pour l'atteindre. Qui peut prétendre connaître le coeur des hommes ?
Déjà, Devan s'était attaqué aux chaînes qui couraient sur l'épais panneau de bois bardé de fer qui fermait la porte de l'armurerie. Mais Linnese l'écarta et sortit une grosse clef de sa poche. Les chaînes tombèrent rapidement et Linnese ouvrit alors la porte, puis fit basculer le bloc de pierre qui se trouvait derrière. Leihan apporta une lanterne et éclaira le réduit. Il fut surpris de la quantité d'armes qui s'y trouvaient. Les murs en étaient recouverts et, sur le sol, s'entassaient des caisses contenant des dagues ou d'autres armes de plus petit gabarit. Linnese, qui semblait à peine reprendre ses esprits, alla fermer la porte de la grande salle, puis les volets, pour qu'ils ne soient pas aperçus par ceux de la rue, puis il revint dans la réserve.
- Ces armes-là, fit-il en montrant un mur, ont été forgées par Wunjo. Les autres sont de moi, sauf cette arme, ajouta-t-il, semblant en remarquer une pour la première fois. Je suppose que c'est Othila qui l'a forgée.
Leihan l'observait d'un air étrange, puis il regarda Devan, comme pour lui demander son avis. Le jeune elfe haussa les épaules d'un air d'évidence.
- Non, Linnese, elle n'est pas d'Othila, dit alors Leihan. Ce n'est pas son style, comme tu pourras le constater si tu l'observes de près.
Linnese les regarda avec stupéfaction.
- Mais vous ne connaissez pas le style d'Othila ! protesta-t-il.
Puis il plissa ses yeux entièrement ambre.
- Oh, je vois ! dit-il. Vous connaissez le style de l'arme.
- Oui. C'est celui du forgeron personnel de Boisrouvre, déclara nettement Devan. C'est reconnaissable à ces quelques zébrures sur la lame, presque cachées par la garde. Ce forgeron n'a jamais réussi à les enlever totalement. Il a des pinces de très mauvaise qualité, mais elles ont un avantage indéniable : elles sont capables de soulever des morceaux de métal très lourds sans occasionner, ou presque, de fatigue au forgeron. Mais elles glissent souvent sur le métal et c'est de là que viennent les zébrures. On dit que le forgeron de Boisrouvre a déjà perdu plusieurs doigts de pieds, coupés par les lames rouges qui glissaient de ses pinces. On raconte aussi que ces pinces lui furent données par un dieu et que s'il change de pinces, il ne pourra plus jamais forger. A mon avis, c'est surtout cette raison qui fait qu'il n'a pas acheté d'autres pinces. Ses apprentis ont une peur terrible d'utiliser un jour ces pinces-là.
- Comme sais-tu tout ça ? demanda Leihan, qui était surpris pour la première fois du savoir de son neveu.
- J'ai été un des apprentis de ce forgeron. Un brave homme, soit dit en passant, sauf qu'il a le caractère un peu aigri par le nombre de ses orteils manquants. Bon, ajouta le jeune elfe en haussant les épaules, il n'était pas spécialement ravi que je le quitte, mais je n'avais pas trouvé Myrien dans le fief de Boisrouvre.
- Quel âge as-tu, Devan, pour raconter ça ?
- Que signifie l'âge d'un elfe pour un humain, Linnese ? répondit Devan. Mon âge ne te dirait rien. Je fais partie du Cartel depuis de nombreuses années déjà.
- Mais Timmen venait raconter des histoires à Myrien alors qu'elle était encore toute petite ! Et Majan n'a que vingt-cinq ans !
- Majan a transformé son âge en donnant son équivalent humain. Tous les nombres concernant des années que tu as entendus à Rougepierre ont été transformés pour te paraître crédibles.
- Mais alors, moi, j'ai quel âge ? demanda Linnese, passablement énervé.
- Toi ? Oh... C'est une bonne question. Je n'en sais rien. Nos rapports avec les humains subissent toujours des distorsions temporelles. Pour autant que j'en sache, tu dois réellement avoir vingt-deux ans. Mais tu peux aussi en avoir le double. Je ne suis pas ton père, moi ! D'ailleurs, ce n'est pas là la question. Il nous faut trouver l'arme que veulent les dieux.
- Ne crois-tu pas que Boisrouvre a déjà pu la trouver et la prendre ? demanda Leihan à son neveu, l'air soucieux.
- Boisrouvre ? Il est tellement stupide qu'il ne ferait pas la différence entre une épée à deux mains et une épée bâtarde si son forgeron ne la lui disait pas ! répondit Devan avec mépris.
Leihan se frotta le menton d'un air pensif.
- Et comment allons-nous trouver cette arme ? interrogea-t-il.
- Voilà ce que je propose, fit rapidement Devan qui, insensiblement, avait pris le commandement de la petite équipe. Leihan et Linnese, vous allez partir pour la citadelle de pierre, où je vous rejoindrai dès que j'aurai trouvé l'arme. Je vous signalerai ma présence par trois sifflements. Leihan viendra à ma rencontre.
- Pourquoi pas moi ? fit Linnese en fronçant les sourcils.
- Parce que si vous êtes prisonniers, il est évident que tu es celui qu'ils enverront à ma rencontre s'ils me voient, répondit Devan. Et si vous avez été pris, je viendrai vous délivrer.
Leihan acquiesça. Linnese regarda attentivement Devan.
- Comment as-tu pu jouer le rôle de quelqu'un d'absolument insupportable pendant si longtemps alors que tu es si intelligent ?
- Demande à Majan pourquoi il a joué si longtemps le rôle de quelqu'un d'absolument infernal alors qu'il m'est bien supérieur intellectuellement, fit Devan en prenant le ton de Linnese. Allez, partez.
Leihan et Linnese ne cherchèrent même pas à discuter et partirent aussitôt. Devan resta seul devant une quantité d'armes au poli un peu terni et il se souvint que c'était Myrien qui était responsable de l'éclat des armes. Il en caressa une du bout des doigts et soupira :
- Eh bien, voilà ! Comment vais-je retrouver la bonne ?
Linnese et Leihan galopaient vers la citadelle de pierre.
- Devan m'étonne de plus en plus, remarqua Linnese.
- C'est un elfe gris ! fit Leihan avec orgueil. Le dernier de sa race, ajouta-t-il avec un peu de mélancolie. Je souhaiterais presque que Lu Laara lui mette vraiment la corde au cou.
Linnese fit entendre un petit rire ironique. Leihan se tourna vers lui.
- Mais, maintenant que j'y pense, tu es toi aussi un elfe gris ! fit-il une lueur moqueuse dans son unique oeil.
- Tut tut ! fit Linnese. Il n'est pas question que je me marie ; j'ai bien d'autres choses à faire que ça.
Ce fut Leihan qui ricana. Linnese se tourna vers son père, puis éclata de rire.
- Je veux épouser un dragon d'argent ! lança-t-il en tentant vainement d'étouffer une quinte de rire.
Leihan redevint brusquement sérieux.
- Ne dis jamais de choses pareilles, fils ! Tu ne sais pas qui peut être à l'écoute !
- Qui veux-tu qui puisse me faire épouser un dragon ?
- Draghnien, bien sûr ! C'est déjà arrivé ! Un dragon hybride or et argent a élevé pendant quatorze ans l'homme qu'elle devait épouser plus tard. Il la connaissait sous l'aspect d'une jeune elfe et il n'a appris qu'à vingt ans qu'en réalité, c'était un dragon.
Linnese rit de nouveau.
- Ne t'inquiète pas ! Je n'ai pas été élevé par un dragon !
Mais Leihan ne paraissait pas convaincu.
- Méfie-toi, Linnese ! Aurais-tu cru un jour que Myrien était une elfe fée ?
- Myrien n'était pas pour Boisrouvre, c'était la seule chose que je savais. Mais je savais aussi qu'elle aimait trop Flèche Rouge pour accepter de se contenter d'un simple humain. Elle voulait un héros elfe.
Leihan hocha la tête.
- Tiens ! Les chevaux ont bien galopé : voici la citadelle de pierre.
Les deux hommes s'arrêtèrent pour contempler la citadelle à la hauteur de l'incommensurable orgueil de son propriétaire. Une haute bâtisse, à l'imposant portail de bronze encore plus impressionnant que celui du manoir de Berkhana, aux nombreuses tourelles, aux murs épais, tout de pierre rougeâtre, fierté de Boisrouvre, car la pierre rouge était rare dans la contrée. Il l'avait fait venir exprès d'une carrière presque épuisée et avait composé avec ingéniosité avec l'architecte pour que les plans de sa bâtisse respectent les quantités de pierre qu'on pouvait encore retirer de la carrière. A l'origine, la citadelle de pierre avait été un bâtiment beaucoup plus modeste, de simple pierre grise, mais le père de l'actuel seigneur avait voulu un domaine à la mesure de son prestige. Il avait légué à son fils un domaine exsangue, une citadelle enfin achevée et un orgueil démesuré.
Le jeune Boisrouvre, pas plus mauvais qu'un autre, avait d'abord entrepris de redresser son domaine et on avait pu le voir parcourant à cheval toute la région, sans répit, pour porter secours aux plus démunis. Son nom fut béni dans les plus pauvres des chaumières dans les premières années. Mais Jon de Boisrouvre devait brutalement changer. De visite au manoir de bronze, il rencontra la jeune Berkhana des Hautes Terres, seigneur de sa contrée depuis peu, et en tomba amoureux. La belle jeune fille le repoussa, se consacrant uniquement à son royaume. Boisrouvre en fut ulcéré et déclara une sorte de guerre aux Hautes Terres. Les messagers de Berkhana n'étaient pas les bienvenus à la citadelle de pierre et on le leur faisait bien sentir. Berkhana fut désolée de la réaction brutale de Boisrouvre, qu'elle appréciait. Le jeune homme devint plus dur, plus brutal, même s'il continuait à être un bon seigneur.
Récemment, de retour à Forgenord, qu'il hantait régulièrement, il avait aperçu Myrien, dont il était tombé amoureux aussitôt. Mais le scénario se répétait décidément en défaveur de Boisrouvre : la jeune fille le repoussa également, perdue dans ses rêves elfiques. Or, depuis sa brouille avec Berkhana, Jon de Boisrouvre avait les elfes en horreur, d'où le surnom de bâtard d'elfe qu'il accordait à Linnese dont il se méfiait particulièrement. Mais, s'il n'avait pu contraindre Berkhana à lui céder, puisqu'elle avait toute une contrée derrière elle, il voulait Myrien, de gré ou de force.
Peu de gens connaissaient l'histoire de Boisrouvre. La plupart ne savait même pas qu'il avait été un jour en bons termes avec Berkhana. Mais Leihan pensait à tout ceci en regardant pensivement la citadelle de pierre. Dès qu'il avait su que Linnese voulait revenir à Forgenord avant de partir à la recherche des dragons, il s'était discrètement renseigné auprès du Cartel qui lui avait fourni toutes les données dont il disposait sur le Val Profond.
Il soupira. Retrouver Wunjo et Othila dans tout le labyrinthe des couloirs que devait contenir la citadelle lui paraissait une épreuve impossible à surmonter.
- Allons-y, dit-il.
- Nous pourrions nous séparer pour faire les recherches plus vite, suggéra Linnese.
- Non, répondit fermement Leihan. Si Devan arrive et que nous sommes séparés, je pourrais l'attirer dans un piège sans le savoir.
Ils dissimulèrent les chevaux non loin de la citadelle, suffisamment proches pour pouvoir les atteindre rapidement en cas de fuite, mais à distance respectable pour qu'ils ne soient pas repérables de la citadelle. Leihan, par excès de précaution, avait étudié les plans de la citadelle à Rougepierre et il connaissait une entrée peu fréquentée. Ils firent le tour de la citadelle et trouvèrent cette petite porte, oubliée de tous, si bien qu'elle refusa tout d'abord de tourner sur ses gonds. Linnese se montra très persuasif et elle accepta de s'entrebâiller un tant soit peu. Leihan, plus mince que son grand gaillard de fils, se glissa le premier dans le mince interstice. Linnese le suivit sans le moindre mal et ils se retrouvèrent dans la place. Le père et le fils regardèrent autour d'eux d'un air perplexe.
- Par où allons-nous commencer ? demanda Leihan.
- Les cachots, peut-être, suggéra Linnese avec un sourire moqueur.
Leihan leva les yeux au ciel et fit mine de soupirer. Linnese le regardait en souriant.
- Allons, père, ne me dis pas que tu ne sais pas où sont les cachots, reprit le jeune homme à l'étrange regard d'ambre.
Leihan tourna vers son fils son visage à jamais dissimulé par un masque d'acier, mais que le déguisement de Devan rendait moins visible.
- Sais-tu que tu parais beaucoup plus perspicace quand Devan n'est pas là ? On croirait que ton cousin t'impressionne tant qu'il t'en fait perdre toutes tes capacités.
- C'est un peu ça, admit Linnese. Je me souviendrai toujours de l'insupportable elfe qui poursuivait Lu Lanka de ses assiduités au point qu'elle en a pleuré devant nous.
- En effet. Timmen m'en a parlé. Je crois que c'est pour ça qu'il a un peu de mal à pardonner à Devan. Surtout qu'il a appris qu'il faisait partie du Cartel. Ce sont deux nouvelles qui ont suffi à l'assommer. Mais assez discuté ! Comme tu l'as bien deviné, je connais en effet les plans de la citadelle et je peux retrouver les cachots.
Leihan ouvrit le chemin, mais Linnese, suivant distraitement son père, réfléchissait à la grande quantité d'informations que lui avait données Devan à la forge.
- Attends ! fit-il soudain à mi-voix, précautionneux. Devan a dit que le forgeron de Boisrouvre recherchait des apprentis, au point qu'il regrettait le départ de Devan. Wunjo est un forgeron confirmé et Othila est un bon espoir du métier.
Leihan gratta pensivement la barbe blanche que lui avait collée Devan et, miracle, ne décolla pas un seul poil. Linnese se demanda vaguement si la barbe s'enlevait, vu qu'elle avait l'air de bien coller.
- Ce n'est pas une mauvaise idée que tu as eue là, fils, admit-il. En effet, on peut supposer que si le forgeron de Boisrouvre a entendu parler de la capture de Wunjo, le célèbre forgeron de Forgenord, il va tout faire pour le faire venir dans sa forge. Viens, suis-moi !
Et Leihan, excité de vivre cette aventure après être resté si longtemps confiné dans sa pièce secrète à Rougepierre, acharné après ce remède qui avait sauvé la vie de Linnese, partit d'un bon pas, les oreilles grandes ouvertes, prêt à réagir si le moindre problème surgissait sur sa route. Linnese le suivait d'un pas souple, la main sur la garde de la lourde épée qui pendait dans un fourreau à sa ceinture, silencieux et efficace.
A partir d'un certain moment, il leur suffit de se laisser guider par les bruits en provenance de la forge. Le bruit du marteau était doux à entendre à l'oreille de Linnese, qui en avait été privé pendant plusieurs semaines dernièrement. La forge, c'était toute sa vie et il savait qu'il retournerait forger après cette quête, sauf si les dragons apportaient un changement majeur dans sa vie. Leihan se retourna et mit un doigt sur ses lèvres. Linnese acquiesça sans rien dire ; il se remplissait les oreilles du choc du marteau sur l'enclume et sur le métal rougeoyant. Les deux hommes s'approchèrent avec précaution de la forge. Linnese tint à regarder le premier ; à la rigueur, si tout s'était bien passé comme il l'imaginait, on ne lui tiendrait pas rigueur de sa curiosité, ce qui n'était pas le cas pour Leihan, qui n'avait aucune capacité pour forger le métal. Il glissa avec précaution sa tête dans la mince ouverture de la porte de la forge, tandis que son père montait la garde dehors. Dans l'obscurité relative de la forge, il ne vit d'abord rien. Puis, il aperçut le feu qui flambait, les coups de marteau arrachant des étincelles au métal travaillé et trois silhouettes autour de l'enclume. Deux autres se terraient dans un coin, leurs grands yeux terrifiés fixés sur de gigantesques pinces que tenait un homme d'une taille plutôt commune. Linnese l'aurait même qualifié de petit. Il supposa qu'il devait s'agir du forgeron de Boisrouvre et il l'examina soigneusement, car cet homme pouvait peut-être devenir un allié de poids pour plus tard. Il s'agissait d'un jeune homme aux cheveux à la couleur indéfinie entre le brun et le roux et Linnese fut surpris qu'il ne fût pas plus vieux. Il portait le tablier de cuir des forgerons, criblé de brûlures noires, mais ses bras nus laissaient voir de larges bracelets de métal que Linnese associa malgré lui à des fers. Mais il s'interrogea : pourquoi le forgeron n'enlevait-il pas lui-même ces fers ? Plissant un peu les yeux, pour ne pas trop être ébloui par toutes les étincelles qui traversaient la forge, il aperçut la trace de nombreux coups sur les fers et il en conclut que, s'il avait essayé, le forgeron avait dû échouer. L'homme qui entretenait le feu n'était pas inconnu à Linnese : il s'agissait d'Othila, son propre apprenti. Quant au troisième homme qui se tenait à côté de l'enclume, les bras croisés, c'était bien évidemment Wunjo. Le père de Myrien était là, tout proche, et Linnese sentit sa gorge se nouer. Wunjo avait été un père pour lui. A ce moment, Wunjo tourna la tête vers lui, comme s'il avait senti sa présence. Il rencontra le regard entièrement ambre et ne sembla pas marquer le moindre étonnement, comme s'il était normal de rencontrer Linnese dans la citadelle de Boisrouvre. Il se pencha et glissa quelques mots à l'oreille du forgeron qui releva la tête et marmonna une réponse vague. Wunjo traversa la pièce et, dans un éclair, Linnese comprit son intention ! Il se rejeta vivement en arrière et chuchota à son père :
- Cache-toi, vite ! Et ne te montre sous aucun prétexte !
Leihan fit une réponse qu'il n'entendit pas et il disparut. La porte de la forge s'ouvrit un peu plus grand.
- Bonjour, Linnese. Entre, veux-tu ? dit calmement Wunjo, aussi tranquille que s'il s'était trouvé dans sa propre forge.
Abasourdi, le jeune homme ne comprenait plus rien. Machinalement, il suivit celui qu'il avait considéré comme son père pendant des années et en qui sa confiance demeurait intacte.
- Linnese, je te présente Zednyk, le forgeron de Boisrouvre, reprit Wunjo.
- Wunjo, es-tu prisonnier ? demanda Linnese, l'esprit vide de toute autre question.
- Prisonnier ! En voilà une idée ! s'esclaffa le forgeron.
Mais quelque chose dans le ton de sa voix fit dresser l'oreille de Linnese. Zednyk leva de nouveau la tête et regarda Linnese. Son regard presque roux avait quelque chose de suppliant. Baissant les yeux, Linnese s'aperçut alors que les chevilles du forgeron étaient reliées à l'enclume par une courte chaîne. Il ne pouvait presque pas bouger.
- Bien sûr qu'il est prisonnier, dit doucement Zednyk. Comme nous tous ici. Ceux qui ne sont pas enchaînés ont bu une potion qui leur modifie l'esprit.
Il regarda craintivement autour de lui, puis se pencha et chuchota à Linnese :
- C'est un bon moyen pour attirer les complices : quand ceux-ci les voient sans chaînes, ils viennent sans méfiance et tombent dans un piège tendu par Boisrouvre.
Linnese regarda autour de lui, mais il était déjà trop tard : Jon de Boisrouvre et ses hommes venaient de faire leur apparition, tous armés jusqu'aux dents, sauf le seigneur.
- Bienvenue à la citadelle de pierre, bâtard d'elfe ! lança Boisrouvre d'une voix triomphante. Où est Myrien ?
Linnese ne perdit pas son calme. Il s'attendait à cela ; depuis le moment où il avait vu Wunjo libre de ses mouvements, il redoutait le piège. Nonchalant, il fit semblant d'examiner un de ses ongles.
- Son mari n'a pas voulu qu'elle vienne, répondit-il, tranquille.
Il fallut un certain moment à Boisrouvre pour digérer cette nouvelle. Une fois qu'il eut compris, il poussa un rugissement de colère :
- Qu'as-tu fait, bâtard de malheur ?
- Dites-moi, monseigneur, quand vous utilisez le terme de bâtard à mon égard, je suppose que vous voulez être blessant ? J'aimerais alors vous prévenir que je suis vraiment un bâtard. Donc, votre insulte ne me fait rien du tout. Dommage, non ?
Boisrouvre grinça si fort des dents que Linnese l'entendit faire et secoua la tête. A sa stupeur, il vit Leihan entrer d'un pas décidé à la suite des deniers gardes de Boisrouvre. L'elfe vint se planter devant le seigneur. Linnese remercia mentalement le savoir-faire de Devan qui faisait qu'on ne pouvait reconnaître en Leihan un elfe. Boisrouvre regarda l'elfe d'un air étonné.
- D'où sors-tu, toi ? demanda-t-il d'un ton légèrement agressif.
- Je suis venu avec Linnese, répondit paisiblement Leihan. Pour récupérer Wunjo et Othila et pour vous dire que Myrien est désormais hors de votre portée. De toute façon, elle n'est pas celle que vous aimez vraiment. N'est-ce pas ? ajouta-t-il plus doucement.
Le mince visage de Boisrouvre se crispa légèrement.
- Que sais-tu là-dessus, étranger ? gronda-t-il.
- Tout, rétorqua Leihan de sa voix basse. Je peux te raconter ta vie depuis le début si tu le souhaites, Jon de Boisrouvre !
Le seigneur ne se familiarisa pas du subit tutoiement ; il fronça les sourcils et désigna les quatre amis à ses gardes.
- Emmenez-les au cachot ! ordonna-t-il. Quant à toi, Zednyk, concentre-toi un peu plus ; perds moins d'orteils et forge un peu plus d'armes !
Zednyk ne répondit que par un vague grognement ; son pied droit n'avait plus le moindre orteil et il détestait de plus en plus son métier de forgeron, mais Boisrouvre avait pris soin de l'attacher à son enclume pour qu'il ne puisse pas aller chercher d'autres pinces et il terrorisait tant les apprentis que le pauvre forgeron ne pouvait pas leur demander le moindre service. Un seul apprenti avait tenu tête à Boisrouvre et ce souvenir restait vivace dans la mémoire de Zednyk ; il s'agissait d'un jeune homme nommé Vif-Argent, nom que ses parents avaient dû trouver approprié avec la chevelure d'argent qu'il arborait fièrement. Cet apprenti-là n'avait pas froid aux yeux, mais il recherchait quelque chose qu'il n'avait pas trouvé à Boisrouvre, le forçant à repartir alors que Zednyk commençait à reprendre goût à la vie grâce à lui.
Wunjo, Othila, Linnese et Leihan étaient conduits aux cachots. Sur le chemin, ils passèrent devant une geôle où un joli visage se pressait contre la petite fenêtre grillagée de la porte. Linnese crut avoir une hallucination : il venait de reconnaître Lu Laara ! Il jeta un coup d'oeil interrogateur à son père, qui acquiesça avec un air lugubre. Non, il avait bien vu : La Laara était prisonnière de Boisrouvre. Dans sa cellule, la jeune elfe se mordit violemment la lèvre inférieure. Elle s'était fait avoir comme une enfant et elle se le reprocherait encore longtemps. Toutes ses chances de s'enfuir venaient de s'évanouir en fumée, puisqu'elle venait de voir que tous les autres étaient également emprisonnés. Elle n'avait pas aperçu Devan dans la colonne, mais il devait être avec les autres.
- Mon pauvre Devan ! fit-elle à voix haute. Comment va-t-il faire, maintenant ? Il ne va jamais s'en sortir tout seul !
Une silhouette se détacha silencieusement du mur derrière elle et s'avança vers elle. Alors que la jeune elfe se retournait, faisant ainsi face à l'inconnu, celui-ci la prit dans ses bras et murmura d'un ton passionné :
- Ah ! Je vous aime... Je vous aime !
- Laissez-moi ! fit Lu Laara, surprise, mais parlant à voix basse, car elle ne voulait pas alerter les gardes.
Elle recula, tandis que l'inconnu laissait retomber ses bras.
- Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
- Votre esclave, répondit l'inconnu après un silence.
- Que voulez-vous ?
L'inconnu se précipita aux genoux de Lu Laara.
- Je veux être près de vous, tout le temps, vous voir, vous parler, vous toucher...
Il prit sa main et la couvrit de baisers brûlants. Lu Laara voulut se défendre, mais cette passion inconnue et dévorante la faisait presque défaillir. L'inconnu le sentit et se redressa légèrement, pour lui entourer la taille de ses bras, la faisant ployer doucement vers lui. Les longs cheveux de la jeune elfe cascadèrent en avant, ruisselant sur la tête et les épaules de l'inconnu.
- Vos cheveux... Comme une rivière argentée qui apaiserait la soif dévorante de vous qui me torture...
Il les saisit d'une main et les porta à ses lèvres. Lu Laara essaya de se reprendre.
- Voyons, un peu de calme ! Ce n'est ni l'endroit, ni le moment pour de telles bêtises !
Mais sa voix tremblait. Devan avait toujours été soumis avec elle, mais n'avait jamais montré la moindre passion à son égard. Quant à elle, elle avait froidement décidé qu'elle aimait le jeune elfe et se comportait de façon lucide avec lui. Mais cet amour soudain qu'un inconnu lui déclarait la troublait et elle ne savait comment réagir. Lentement, l'inconnu se redressait, mais l'attirait de plus en plus insidieusement vers lui. Elle se retrouva blottie dans ses bras sans trop savoir comment elle était arrivée là. Elle se sentait sans force et sans volonté devant cet inconnu. Sans s'en rendre compte, elle lui mit les bras autour du cou et ferma les yeux sous les baisers dont il couvrait son visage, évitant obstinément ses lèvres. Mais, embrasée par cette passion brûlante, Lu Laara prit l'initiative et plaqua ses lèvres contre celles de l'inconnu. A sa grande surprise, elle le sentit se raidir et la repousser légèrement.
- Je ne peux pas ! haleta-t-il. Et ce Devan dont vous parliez il y en a encore quelques instants ?
- Au diable Devan ! fit résolument Lu Laara, jetant ses principes à tous les vents. Il n'y a que vous... que vous...
Elle resserra l'étreinte de ses bras autour du cou de l'inconnu et lui offrit ses lèvres qu'il embrassa en tremblant. Combien de temps passa, Lu Laara n'aurait su le dire. Finalement, l'inconnu se dégagea de ses bras.
- Patience, ma bien-aimée..., murmura-t-il. Je vais devoir vous quitter un bref instant. Mais je vais revenir. Bientôt. Vous m'attendrez, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Vous m'aimez ? demanda l'inconnu d'une voix anxieuse.
- Je vous aime...
Elle l'embrassa tendrement, puis lui glissa une bague dans la main.
- Prenez ceci, je vous la donne en gage...
L'inconnu lui effleura le visage de la main, puis disparut. Lu Laara alla s'appuyer contre un mur et essaya de réfléchir, mais elle n'y arrivait pas. Cela lui était impossible. Elle ne cessait de penser à cet inconnu. Qu'allait dire Elven ? Et Devan ?
Il y eut du tumulte dans le couloir, puis le calme revint. La porte de son cachot s'ouvrit et une voix familière l'appela.
- Lu Laara ! Tu peux venir, te voilà libre !
- Devan ? fit-elle, incrédule, en sortant de sa cellule.
C'était bien le jeune elfe, sans le moindre déguisement, un fourreau entouré d'un tissu attaché dans son dos. L'éclat ambre de ses yeux était tout de tristesse, de celle qu'il avait toujours eue, mais plus visible en ce jour que d'habitude.
- Comment as-tu fait ?
Devan haussa les épaules sans répondre. Lu Laara regarda autour d'elle. Il y avait là Wunjo et Othila, débarrassés de la potion qui annihilait leur volonté, Linnese et Leihan, qui regardaient leur ami d'un air assez surpris, Zednyk, les poignets et les chevilles libres de toute entrave, et un homme qu'elle ne connaissait pas, jeune d'allure, aux cheveux trop longs semblables à de l'or et au regard d'ambre aux profondeurs insondables. Le coeur de Lu Laara se mit à battre : ce devait être son mystérieux inconnu ! Il lui sembla que Devan avait un léger sourire ironique et amer, puis le jeune elfe dit :
- Laissez-moi vous présenter Khruz, un des prisonniers de Boisrouvre.
Le jeune homme salua poliment.
- Où est Boisrouvre ? demanda Wunjo, impatient.
- Il ne vous ennuiera plus, promit une voix douce.
Devan se tourna vers la nouvelle venue.
- Seigneur Berkhana, fit-il respectueusement.
Linnese ne fut même pas étonné par ce qu'il voyait : Berkhana avait du sang elfe dans les veines, c'était évident.
- Jon fait partie de ceux qu'on appelle "hantés par les elfes", reprit Berkhana. C'est pour cela qu'il recherchait Myrien. Mais il n'importunera plus votre fille, Wunjo.
- Pourquoi, seigneur Berkhana ?
La jeune femme blonde rougit légèrement.
- Il est revenu à ses premières amours, dit-elle d'une voix mal assurée. Notre rencontre, après tant d'années de séparation, l'a bouleversé et... il a su se montrer convaincant.
Les autres comprirent l'allusion et personne ne posa de question indiscrète.
- Jon vous fait toutes ses excuses pour les humiliations subies, continua Berkhana. Je crois qu'il n'était plus lui-même. Vous pouvez continuer votre chemin sans crainte.
Berkhana adressa un petit salut de la main à tout le monde et repartit.
- Sortons, fit Leihan. Il me tarde de me retrouver dehors !
Il prit la tête de la petite troupe. Zednyk avait un peu de mal à marcher, mais il suivait tant bien que mal le rythme. Lu Laara regarda Khruz passer devant elle sans lui faire le moindre signe de reconnaissance. Alors qu'elle allait se mettre en route elle aussi, Devan l'arrêta. Ses yeux n'étaient qu'un puits de tristesse.
- Lu Laara... Tiens, je te la rends...
Il lui mit quelque chose dans la main et la regarda longuement, alors qu'elle était incapable de réagir.
- Au diable Devan, c'est bien ça ? ajouta-t-il doucement.
Il ne dit rien de plus et partit rejoindre la troupe. Il remonta jusqu'à Zednyk qu'il souleva dans ses bras pour qu'il cesse de souffrir à marcher. Lu Laara restait étourdie ; elle craignait d'ouvrir les doigts. Sur sa paume reposait deux bagues entrelacées : celle qu'elle avait donnée à Devan, il y avait de cela quelques semaines, et celle qu'elle avait offerte à l'inconnu quelques minutes auparavant. Elle chancela et, si Linnese n'était pas arrivé pour la retenir, elle aurait glissé à terre. Le jeune homme ne posa pas de questions et souleva Lu Laara de terre pour rejoindre le groupe. La tête enfouie contre l'épaule de Linnese, elle sanglota sans fausse honte, sa main se crispant sur les deux bagues qui entraient dans ses chairs. Tous se retrouvèrent dehors ; Devan restait près de Zednyk, l'air indifférent, mais pour le regard acéré de Linnese, rien ne passait inaperçu : il remarqua bien vite que la tristesse du regard ambre avait gagné en profondeur.
- Que vas-tu faire, Zednyk ?
- Je vais regagner mon royaume, Vif-Argent. Le Royaume Abandonné. J'ai le mal du pays.
Devan hocha la tête d'un air compréhensif. Lu Laara le regardait de tous ses yeux et elle semblait le découvrir : l'elfe qu'elle avait en face d'elle n'avait plus rien de commun avec l'infernal Devan qu'elle connaissait. Khruz prit la parole.
- Je sais ce que vous cherchez, dit-il à Linnese et Leihan. J'accepte de vous y conduire, si mon libérateur veut bien que je le remercie de cette façon.
Devan leva la tête, légèrement surpris.
- Oh ! Bien sûr, marmonna-t-il. De toute façon, ajouta-t-il plus bas, je suis maudit ; mieux vaut aider les autres à trouver leur bonheur...
Il y eut un lourd silence. Devan le rompit.
- Je pense que Wunjo a envie de revoir Myrien. Je vais l'accompagner à Rougepierre, ainsi que la princesse, si elle souhaite une escorte pour rentrer au pays. Othila aussi est le bienvenu.
- Non. Je m'arrêterai à Forgenord et je remettrai la forge en état.
- Mais, Devan, tu souhaitais tellement venir ! protesta Leihan.
Le jeune elfe détourna la tête pour cacher son regard de bête blessée.
- Il est des choses que l'on doit savoir sacrifier, mon oncle, dit-il doucement.
- Cela est inutile, Devan ! s'exclama impétueusement Lu Laara. J'irai avec Wunjo. Je peux le guider et il suffira à me défendre ! Continuez votre route !
Devan s'inclina avec raideur.
- Si vous me l'ordonnez, ma dame, il en sera fait ainsi.
- Quant à moi, fit Zednyk en montant sur un des chevaux amenés par un serviteur en livrée jaune et verte, je pars au Royaume Abandonné. J'ai une dette envers toi, Vif-Argent, mais je dois partir. Je reviendrai la payer un jour.
- Ce n'est pas la peine. Tu en es quitte, marmonna Devan. Suis ton chemin et ne cherche pas à croiser le mien de nouveau pour une raison aussi futile.
Zednyk leva la main en signe d'adieu et partit au galop. Linnese s'interrogeait sur l'apparence si jeune de cet homme alors que Devan avait avoué avoir travaillé pour lui quand il cherchait encore Myrien ; il eut une idée folle et il regarda son père pour savoir ce qu'il en pensait. Comme d'habitude, la compréhension entre le père et le fils fut parfaite et Linnese sut qu'il avait raison : Zednyk était un demi-elfe, mais son héritage elfique ne se voyait que par la longévité de sa vie et non autrement.
Linnese prit Lu Laara à part alors que les autres s'apprêtaient.
- Lu Laara, Devan t'aime.
La jeune elfe, qui avait compris ce qu'elle avait perdu, leva un visage presque ravagé vers Linnese.
- S'il a jamais éprouvé ce sentiment pour moi, Linnese, maintenant, c'est bien fini, crois-moi. Mais c'est maintenant que je me rends compte que je l'aime vraiment et je n'ai plus le goût à rien à présent. Je vais démissionner de tout...
La voix morne de Lu Laara inquiéta Linnese ; il alla trouver Wunjo et lui chuchota quelques mots à l'oreille. Le forgeron hocha la tête en regardant la jeune elfe avec sympathie. Le petit groupe se sépara et chacun suivit sa route.
Devan marchait en tête de colonne à côté de Khruz. Le jeune homme regarda d'un air étrange son silencieux compagnon de route.
- Comment as-tu fait pour délivrer tout le monde ? demanda-t-il brusquement.
Devan releva la tête et haussa vaguement les épaules.
- Ça ne vaut pas la peine d'en parler, Khrusôpis , marmonna-t-il.
Le jeune homme lui saisit le bras avec brutalité et approcha son visage du sien.
- Je ne crois pas m'être présenté sous le nom de Khrusôpis, articula-t-il d'une voix menaçante. D'où tires-tu ce nom ?
Devan ne lui répondit que par un sourire sans joie.
- De nulle part. Je sais beaucoup de choses sur toi, Khrusôpis.
- Comment le sais-tu ?
- Ecoute. Quand Linnese et Leihan sont partis, je suis resté devant les armes forgées par Linnese et Wunjo. J'ai trouvé l'arme qu'ils cherchaient et je suis parti aussitôt pour la citadelle de pierre, que je connais bien. Je suis entré sans problèmes, par la même entrée que celle utilisée par Leihan et Linnese.
- Mais ne devais-tu pas lancer un signal pour voir Leihan venir te retrouver ? Ils m'ont parlé de cela.
Devan secoua la tête.
- Je n'ai jamais eu l'intention de le faire. Ma nature, c'est d'agir en cavalier seul. C'était un moyen comme un autre pour les faire tenir tranquilles en attendant ce signal qui ne serait jamais venu. Je suis allé directement à la forge ; je connais Zednyk depuis plusieurs années déjà et je savais pouvoir compter sur lui. Il m'a appris l'arrestation de Linnese et Leihan, dont je me doutais déjà. Je l'ai laissé et je me suis promené dans la citadelle, écoutant tranquillement aux portes. C'est fou tout ce que Boisrouvre peut se dire à lui-même. En fait, je n'étais pas venu seul. Avant de quitter Forgenord, j'étais passé au manoir de bronze et j'ai emmené Berkhana avec moi. Je l'ai mise face à Boisrouvre et le petit Jon a réagi ainsi que je l'attendais. J'étais libre de mes mouvements, certain que Berkhana allait le retenir suffisamment longtemps pour me permettre d'agir à ma guise. J'ai donc rapidement filé à la forge, où j'ai délivré Zednyk, puis nous nous sommes rendus dans les cachots. Là, j'ai découvert que Lu Laara était également prisonnière et j'ai compris ce qu'elle faisait là.
- Quoi donc ? demanda Khrusôpis.
- C'est évident. Elle est ici sur les ordres de Majan. Lu Laara est sans aucun doute le Traqueur.
Les paroles de Devan semblaient limpides pour Khrusôpis, alors que seul un elfe de Rougepierre affilié au Cartel aurait pu comprendre.
- J'ai donc délivré tout le monde, toi y compris.
- Tout cela ne me dit pas comment tu sais qui je suis.
Devan sourit de nouveau et il sembla à Khrusôpis que le sourire du jeune elfe devenait un peu plus gai.
- C'est normal, je répondais à ta première question, fit le jeune elfe avec naturel.
Khrusôpis le regarda, l'air d'être prêt à exploser de fureur, mais l'éclat triste des yeux ambre le calma subitement comme une pluie froide.
- D'où le sais-tu ?
- Ton aspect physique, et quelques petits lapsus par-ci, par-là, qui montraient ta connaissance quasi illimitée.
Il se tourna vers Khrusôpis et se mit soudain à parler un langage assez rocailleux et profond, qui ne semblait pas fait pour être parlé par un elfe. Les yeux ambre du jeune homme s'écarquillèrent jusqu'au moment où Devan se tut, puis reprit :
- Convaincu, maintenant ?
- Es-tu sûr de ne pas être le Traqueur ?
- Je sais ce que je dis, Khrusôpis. Lu Laara est le Traqueur.
- Je suis désolée, Majan, déclarait Lu Laara au jeune elfe. J'ai lamentablement échoué.
- Sont-ils donc tous prisonniers de Boisrouvre ? demanda Majan en arquant les sourcils. J'ai pourtant entendu un cri de joie de Myrien qui ne peut signifier qu'une seule chose.
- Non, ils sont bien libres. Mais...
- Je t'écoute, Lu Laara.
- C'est Devan qui nous a tous libérés.
- Ai-je bien entendu "nous" ?
- Oui, tu as bien entendu. J'ai été faite prisonnière aussi. Sans Devan, nous croupirions encore dans les geôles de Boisrouvre.
Majan mordilla pensivement sa lèvre inférieure.
- Ce n'est pas un échec. Le but a été atteint.
Lu Laara hocha vaguement la tête et Majan soupira. Lu Laara lui faisait penser à Lu Lanka et Timmen avant qu'il ne se décide à mettre les pieds dans le plat.
- Je crois qu'il a deviné qui je suis.
- Peu importe. Il gardera sa langue. Devan est fidèle. Il vaut d'ailleurs beaucoup plus que la plupart de ceux qui font partie du Cartel.
Il regarda attentivement la jeune elfe qui se tenait devant lui, la tête basse, et il songea avec amusement qu'il humiliait presque devant lui la propre fille du roi !
- Je vois, soupira-t-il. Il y a un problème entre toi et Devan. Raconte-moi ça.
- Je l'aime.
- Ça, merci, je le savais.
- Non, parce que je l'aime depuis peu.
Toute honte bue, sous le regard méditatif du grand chef du Cartel, elle raconta tout ce qu'il s'était passé dans son cachot, et après. Majan l'écouta attentivement, poussant intérieurement des soupirs de désespoir.
- Très bien, fit-il quand elle eut fini. Je vais te donner une nouvelle chance. Ecoute-moi bien...
De leur côté, Leihan, Linnese, Devan et Khrusôpis continuaient leur chemin. Insensiblement, Devan avait pris la tête de l'expédition, qui avait un peu changé de but : ce n'était plus la recherche des dragons, mais simplement une fuite. Devant était visiblement hanté par quelque chose qu'il tentait de fuir par tous les moyens. Etrangement, la présence de Khrusôpis semblait l'apaiser un peu. Leihan s'interrogeait sur ces raisons, mais n'osait aborder franchement le sujet avec son neveu qui savait se montrer d'une rare obstination quand il le voulait.
- Où nous emmènes-tu, Khruz ? demanda Devan à son compagnon que, par respect pour son secret, il veillait à appeler par son surnom en présence des deux autres.
- Au Royaume Abandonné, dans les Montagnes aux Sept Sommets.
- Pour quelle raison ? Ce n'est pas là que vivent les dragons !
- Dans les Montagnes aux Sept Sommets, il y a Dracocian le Grand, un vieux dragon rouge, doyen de tous les dragons. Nous allons lui demander la permission de vous présenter aux autres dragons. S'il refuse, je n'aurai pas le droit de transgresser son ordre.
Devan se frotta pensivement la joue.
- Si je me souviens bien, il y a trois épreuves redoutables pour atteindre l'antre de Dracocian.
Khruz ne put s'empêcher de sursauter.
- Tu connais cela aussi !
- Bien sûr. Je sais ce que garde Dracocian.
Le jeune homme regarda son nouvel ami avec un air assez effaré quant aux connaissances qu'il avait.
- Pour les épreuves, reprit-il en essayant de garder son calme, ne crains rien. Je suis votre garantie.
Devan eut un fin sourire.
- Je m'en doute un peu.
Devan n'avait pas envie d'être communicatif, mais Khrusôpis forçait un peu sa curiosité. Il savait d'où venait le jeune homme, mais il avait quand même un peu de mal à se le dire, même en lui-même. De plus, à l'idée qu'il allait peut-être rencontrer Dracocian le Grand, un dragon plus célèbre que certains dieux ou certaines personnalités des royaumes, il ne se sentait plus de joie. Si plusieurs niaient son existence, la plupart l'acceptaient, même si maints savants avaient démontré que les dragons n'existaient pas et que, même s'ils existaient, aucun dragon n'aurait pu être aussi âgé que Dracocian. On disait communément que Dracocian avait assisté à la création du monde et qu'il avait aidé les dieux à le mettre en place. Bien évidemment, ces rumeurs étaient devenues des légendes avec le temps. Dracocian hantait les esprits depuis des siècles.
Mais les dragons étaient des créatures qui faisaient peur et combien de mères avaient menacé leurs enfants désobéissants d'appeler Dracocian pour qu'il les punisse ! Si bien qu'on essayait d'en rire par tous les moyens, pour conjurer la peur : personne ne savait exactement ce dont ils étaient capables et peu de monde voulait le savoir. On préférait rester dans une bienfaisante ignorance. Mais Devan n'était pas de l'étoffe de ceux qui préfèrent ignorer pour se sentir plus en sécurité. Il aimait mieux savoir à quoi s'attendre, même au risque de déclencher des incidents regrettables. Il avait joué toute sa vie avec le feu et c'était pour ça qu'il était entré dans le Cartel ; avec un chef comme Majan, il trouvait des missions selon son coeur, car Majan et lui se ressemblaient de façon étonnante, tant par leur caractère que par leur façon de concevoir la vie. Il voulait savoir à quoi s'en tenir quant aux dragons, même en risquant sa peau pour rencontrer Dracocian le Grand, que la légende affublait d'un mauvais caractère et d'un goût douteux pour les plaisanteries qui ne faisaient rire que lui pour la bonne raison que l'interlocuteur en était souvent victime...
Le chemin continuait et les chevaux ne montraient pas la moindre fatigue. Comme Devan chevauchait exclusivement à côté de Khrusôpis, Linnese et Leihan se retrouvaient tranquilles pour discuter comme seuls un père et son fils pouvaient discuter. Ils s'interrogeaient sur ce qu'il s'était passé à la citadelle de pierre. Linnese était surtout intrigué par l'arme que portait Devan dans le dos ; il avait la prétention, sans doute méritée, de connaître toutes les armes que l'armurerie de Wunjo contenait et il était sûr de ne jamais avoir vu une arme d'une telle forme. Il en aurait mis la main au feu : d'une part, l'arme ne semblait pas avoir les proportions que Wunjo et lui avaient toujours respectées ; d'autre part, la forme de la garde qu'il apercevait moulée dans le tissu qui l'enveloppait lui était totalement inconnue, alors qu'il les connaissait par coeur pour avoir vu Wunjo les réaliser sous ses yeux le soir.
Il trouvait cela très étrange, mais surtout, ce qui l'intriguait, c'était la façon dont Devan avait bien pu se débrouiller pour trouver quelle arme était la bonne, étant donné qu'il ne connaissait rien du pacte entre Sorcerak et Linnese, ni des armes que le jeune homme avait forgées. Il s'en ouvrit à son père, qui savait beaucoup plus de choses sur son neveu qu'il ne voulait bien l'avouer et que ne le laissait présager sa longue réclusion pendant laquelle il avait recherché le remède à la maladie qui avait terrassé sa femme et sa fille, remède qui avait sauvé Linnese de justesse. Leihan se frotta pensivement le menton, dans un geste qui lui était aussi familier qu'à son fils. Il gratouilla un peu la barbe soigneusement collée par Devan et que le jeune elfe semblait avoir oubliée d'enlever.
- Devan est quelqu'un d'étrange, dit-il enfin. Je ne sais pas d'où il tire toutes ses facultés, mais toujours est-il qu'elles paraissent parfois un peu surnaturelles. Néanmoins, je me demande s'il n'est pas le protégé d'un dieu. Mais c'est sans doute ce que disent tous ceux qui le jalousent.
Linnese eut un petit rire.
- Quel dieu voudrait d'un fidèle aussi insupportable ? fit-il d'un ton ironique.
Devan se retourna à ce moment et son regard ambre empli de tristesse fixa Linnese.
- Je crois que tu aurais besoin de cours d'imitation, Linnese, dit-il calmement. Le ton exact aurait dû être : mais quel dieu voudrait d'un fidèle aussi insupportable ?
Le ton employé par Devan était criant de vérité. On aurait cru entendre Majan quand il se moquait de Devan, mais avec une touche amère et méchante qui ne se trouvait pas dans la voix du jeune chef du Cartel quand il se livrait à ces petits jeux. Khrusôpis réagit comme aurait pu le faire un ami de longue date, au courant de toutes ces histoires : il fronça les sourcils et secoua la tête d'un air désapprobateur.
Le chemin continua et le paysage changeait toujours. Il devenait de plus en plus accidenté et les montagnes montraient leur nez à l'horizon. Khrusôpis chevauchait en silence, les yeux fixés sur les plus hautes montagnes, une chaîne avec sept sommets dépassant tous les autres.
- Les Montagnes aux Sept Sommets, présenta Khrusôpis.
Il plissa les yeux, semblant apercevoir quelque chose qu'il était le seul à voir.
- Dracocian nous attend, ajouta-t-il.
- Espérons qu'il ne nous attend pas comme dîner, grogna Linnese.
Khrusôpis se retourna pour lui lancer un regard noir.
- Dracocian est quelqu'un de très bien éduqué, fit-il d'un ton réprobateur. Il ne se permettrait jamais une telle chose, du moins sans préavis.
Linnese ne répondit que par un grognement. Leihan et Devan restaient silencieux. Linnese s'étonnait parfois de la ressemblance si troublante entre son père et son cousin. Sur certains points, Leihan semblait avoir la même mélancolie que Devan. Secouant la tête, pour chasser toutes ces idées saugrenues, il se concentra sur le chemin. Ils empruntèrent une route tortueuse, qui montait le long de la chaîne aux sept sommets. Le cheval de Khrusôpis maintenait une bonne allure et il semblait pressé de se retrouver là-haut, là où les attendait Dracocian le Grand, seigneur des dragons. Linnese sentit une allégresse monter en lui et, jetant un coup d'oeil en biais, il s'aperçut que son père ressentait la même chose. Tout le monde semblait éprouver de la joie à voir - ou revoir - un dragon, sauf Devan, qui restait aussi calme que d'habitude, ses yeux toujours hantés par leur sombre tristesse.
Khrusôpis les conduisit jusque devant l'entrée d'une grotte, mais une grande femme enveloppée dans une vaste cape se dressa devant eux, les empêchant d'entrer.
- Salut à toi, Khrusôpis ! fit-elle d'une voix un peu rocailleuse.
- Salut à toi, Elandjee, répondit le jeune homme avec une parfaite courtoisie. Dracocian nous attend.
- Je sais qui attend Dracocian, répliqua la femme. Un seul peut entrer dans la grotte, Khrusôpis, et ce n'est pas ton tour aujourd'hui. Dracocian veut voir celui au regard hanté.
A ces paroles, Linnese et Leihan se tournèrent d'un seul bloc vers Devan ; celui-ci ronchonna :
- Surtout, ne soyez pas tous d'accord sur ma candidature !
Il se passa la main dans ses cheveux argentés, puis soupira à mi-voix :
- Bah ! Au pire, je reste vivant.
Il fit un pas en avant.
- Allons-y, gente dame, fit-il d'un ton guilleret. Il ne s'agirait pas de faire attendre Sa Majesté Dracocian.
- Vous y allez seul, répliqua la femme d'une voix calme.
- Eh bien ! Si on ne peut même plus essayer de mourir dans un sursaut de courage devant une belle dame, où va-t-on ?
Il se laissa glisser de cheval et se tourna vers ses compagnons.
- J'ai été ravi de faire un peu de route en votre compagnie, messieurs, fit-il d'un ton très urbain. Vous me pardonnerez, j'espère, de vous fausser compagnie en un si grave instant, mais je crains ne pouvoir faire autrement.
- Dracocian ne réfléchit pas avec son estomac ! protesta la femme que Khrusôpis avait appelée Elandjee.
- Malheureusement, répondit Devan avec une petite grimace. C'est justement s'il ne me tue pas que ce sera tout de suite moins drôle. Khrusôpis, vieux frère, j'aurais beaucoup aimé continuer ces passionnantes conversations avec toi, mais je pense que nous aurons d'autres sujets d'intérêts si par malheur, je ressors vivant d'ici.
Toujours très calme, il pivota sur ses talons et entra dans la grotte.
- Suivez le parcours éclairé, lui conseilla la voix d'Elandjee alors qu'il avait déjà disparu.
Un éclat de rire lui répondit. Devan semblait retrouver un peu de gaieté et, à ce moment, cela paraissait étrangement déplacé. On aurait dit que la perspective de sa mort l'enchantait plus qu'elle ne le déprimait.
Un galop se fit entendre et Linnese se retourna pour accueillir Lu Laara.
- Où est Devan ? fit celle-ci en descendant de cheval.
- Il est entré dans la grotte, pour aller à la rencontre de Dracocian, répondit paisiblement Linnese.
- Vous l'avez laissé aller seul à la mort ? s'exclama-t-elle, incrédule.
- On doit affronter Dracocian seul, ma dame, intervint Elandjee. Personne ne peut lui venir en aide, sinon lui-même. C'est ainsi qu'il apprendra à maîtriser ses peurs et à devenir ce que Dracocian attend de lui.
- Mais Devan est déjà quelqu'un de remarquable ! cria Lu Laara.
Devant son regard affolé, Khrusôpis s'avança et lui prit le bras.
- Voyons, calmez-vous, ma dame. Vous clamez haut et fort qu'il est remarquable, et pourtant, vous semblez douter de sa réussite. Si vous ne lui faites pas confiance, qui le fera ?
Lu Laara ne répondit rien, surprise par l'intervention de cet homme qu'elle ne connaissait pas et qu'elle avait pris, elle s'en souvenait, pour l'inconnu amoureux dans son cachot.
Devan errait dans les galeries tortueuses et sombres, hantées par un tas de petites bêtes grouillant autour de ses pieds et dont il distinguait vaguement la forme à la lueur des torches dégageant une âcre fumée.
- Il pourrait au moins garder ses couloirs propres, grogna-t-il.
Il marcha malencontreusement sur la queue de ce qui semblait être un rat et l'animal cria, puis planta férocement ses dents dans le mollet de Devan.
- Merci, mon vieux ! fit ironiquement le jeune elfe. On est quitte, maintenant. Toi pour une belle peur et moi pour une belle morsure.
Juste après un tournant, il déboucha sur une grande pièce où la lumière était si éblouissante qu'il dut en fermer les yeux. Regardant à travers le filtre de ses doigts, il s'aperçut alors que cette grande quantité de lumière venait surtout du fait qu'elle se reflétait sur le plus grand tas d'or et de pierres précieuses que Devan avait jamais vu. Et, sur le tas d'or, la tête d'un gigantesque dragon vert dardait son regard d'or sur lui. Il tenait ses pattes avant croisées comme l'aurait fait un humain et son faciès avait quelque chose de vaguement ironique qui n'était pas pour rassurer Devan. Mais le jeune elfe avait décidé de ne pas se laisser démonter.
- Salut à toi, Dracocian, fit-il aimablement dans la langue rocailleuse qu'il avait déjà utilisée avec Khrusôpis. C'est amusant, enchaîna-t-il aussitôt, tous racontent que tu es un dragon rouge. Même Khrusôpis me disait que tu étais rouge. Pour garder ton secret, je suppose...
Dracocian appuya son menton sur ses pattes croisées.
- Les gens ont plus peur des dragons rouges que des verts, daigna-t-il expliquer et sa façon de parler était nettement plus rocailleuse que celle de Devan. Es-tu celui au regard hanté ?
- J'étais celui-là dans le groupe, mais j'ignore si je suis celui que tu attends.
- Il n'y en a qu'un. Approche.
Devan obéit tranquillement ; il se sentait empli d'un calme étrange en cette situation et une partie du vide qu'il avait toujours eu en lui semblait se combler avec la vue du grand dragon.
- Tu parles bien notre langue, constata Dracocian, qui l'examinait toujours attentivement de ses grands yeux d'or. C'est étonnant, pour quelqu'un de ta race.
- Pourquoi ? Entre peuples mythiques...
- Les elfes ont toujours détesté les dragons, qu'ils considèrent comme l'incarnation du mal.
- Et les dragons métalliques ? rétorqua Devan, de plus en plus à l'aise. Ne sont-ils pas regardés comme étant d'alignement bon ?
- On dirait que tu cherches à me pousser à bout, fit Dracocian dans un sifflement, dardant sur lui son regard devenu encore plus intense.
- C'est possible, admit Devan.
- Tu veux donc que je te tue ?
- Oui.
- Pourquoi donc, petit elfe ?
- Je ne suis pas un petit elfe ! s'exclama Devan en se redressant de toute sa taille. Je suis Devan Crinière d'Argent, dernier elfe gris.
- Tu ne réponds pas à ma question, Devan, reprit Dracocian avec patience.
- Parce que si tu me tues, tu détruiras en même temps le vide en moi que rien n'a jamais pu combler ! cracha Devan, avouant pour la première fois à quelqu'un ce qu'il considérait comme la tragédie de sa vie.
Le dragon ferma à demi ses grands yeux d'or.
- Je le savais, souffla-t-il. Je le savais, que celui au regard hanté ne pouvait être que celui empli de vide.
Alors Devan se fâcha :
- Je ne suis pas empli de vide ! Je ne suis rien ! Alors tue-moi et qu'on en finisse !
- Je ne te tuerai pas car tu es celui que nous attendons depuis des années.
Devan ne répondit rien et Dracocian aurait pu croire qu'il ne l'avait pas entendu ; mais ce n'était pas le cas. Les yeux ambre du jeune elfe étaient fixés sur un point derrière le dragon. Un point qui venait vers lui à vive allure, qui était une mince silhouette qu'il connaissait bien.
Lu Laara, sans se soucier de Dracocian, se jeta aux pieds de Devan et lui étreignit les genoux.
- Ecoute-moi, fit-elle, sublime, la voix rauque, la tête levée vers lui. Je t'en prie, écoute-moi un instant ! Oui, j'ai dit à quelqu'un que je croyais être un autre que je l'aimais, mais ces mots, c'est à toi que je les dis aujourd'hui ! Je t'aime, Devan ! Je ne m'en rendais pas compte, je n'ai pas essayé de te connaître, me bornant à cette façade superficielle que tu arborais, mais maintenant je sais ! J'ai vu le fond de tes yeux et j'ai découvert dans quel abîme je m'étais moi-même jetée ! Devan, pardonne-moi, je t'en prie !
Devan abaissait son regard d'ambre vers la jeune elfe à ses pieds et son visage restait impassible. Il n'eut pas un geste, pas une parole pour elle.
- Tu ne me crois pas ? balbutia-t-elle. Tu ne me crois pas... Oh non... Draco, dis-lui que je ne mens pas !
- Pardonne-lui, Devan, intervint la voix rocailleuse de Dracocian. Elle le mérite plus que tu ne le crois.
Devan semblait s'être transformé en statue. Puis il tendit une main à Lu Laara et l'aida à se relever.
- Bien sûr que je vous pardonne, princesse. Qu'est-ce qu'un pauvre elfe gris peut bien comprendre aux lubies royales ?
Lu Laara le regarda de ses yeux tristes.
- Tu pardonnes avec ta bouche, mais pas avec ton coeur, dit-elle doucement.
- Je pardonne avec ce que j'ai, princesse, répondit Devan imperturbable.
Les yeux bleus de Lu Laara étaient suppliants et toute son attitude était adorable, mais le jeune elfe ne se laissa pas attendrir. Il se tourna vers Dracocian.
- Il est temps d'achever cette parodie, dragon, dit-il fermement, d'un ton volontairement insultant. Fais ce que tu dois, et qu'on n'en parle plus !
- Tu crois donc que ta destinée est de mourir de mon souffle ? Es-tu donc si désespéré pour vouloir mourir sans raison ?
- J'ignore quelle est ma destinée, rétorqua Devan, faisant comme s'il n'avait pas entendu la deuxième question.
Dracocian soupira, puis envoya un message mental :
- Elandjee ! Fais venir nos invités.
Devan le fixa de son regard intense.
- Pourquoi avoir appelé la gardienne ?
- Tu m'as entendu ? Alors tu es bien celui qu'on attendait : le vide hanté... Deux notions opposées qui s'incarnent en toi... Intéressant.
Devan haussa les épaules, se pencha et prit une pièce d'or dans le trésor de Dracocian ; il savait qu'en faisant cela, il défiait le dragon, car les dragons détestaient qu'on touche à leur trésor, même pour une petite pièce. Mais Dracocian ne broncha pas et le regarda calmement jouer avec la pièce. Lu Laara avait également ses yeux fixés sur Devan et son regard reflétait toute la tristesse qu'elle ressentait de l'avoir perdu.
Linnese, Leihan et Khrusôpis firent leur apparition, guidé par Elandjee. Ils virent tout de suite que quelque chose n'allait pas ; Devan avait les mâchoires contractées et faisait mine de se concentrer sur la pièce qu'il faisait tourner entre ses doigts ; Lu Laara était triste et jetait de fréquents regards sur le jeune elfe à côté d'elle. Mais toute leur attention fut captée par Dracocian. Le dragon était bien trop imposant pour ne pas attirer le regard dès le début.
- Bienvenue, Khrusôpis, fit le dragon de sa voix rocailleuse.
- Salut à toi, Dracocian, fit respectueusement l'étrange jeune homme.
- Elandjee, Khrusôpis, réjouissez-vous, car le peuple des dragons a retrouvé celui qu'il attendait depuis si longtemps ! déclara Dracocian en se redressant pour la première fois depuis que Devan avait posé les yeux sur lui. Le ner dainn est de retour !
Elandjee et Khrusôpis restèrent sans voix, sans réaction ; puis le jeune homme aux cheveux d'or trop longs fit un pas en avant et s'inclina respectueusement devant Devan.
- Shaalan, ner dainn, fit-il avec respect. J'aurais dû le savoir.
Devan lança d'un mouvement énervé la pièce rejoindre le tas d'or de Dracocian et eut une moue dubitative, mais ne fit aucun commentaire. Dracocian se mit debout, ouvrit la gueule comme pour prendre son souffle, puis... disparut, laissant place à un homme aux cheveux aussi verts que ses écailles quelques instants auparavant. Il ébouriffa sa chevelure, faisant étinceler la chevalière en or à l'énorme émeraude qui se trouvait à son doigt. Devan se souvint que Khrusôpis avait la même, avec une topaze à la place de l'émeraude. Dracocian prit familièrement le bras de Lu Laara et s'éloigna avec elle.
- Alors, petite Lu Laara, quoi de neuf depuis ta dernière visite ? demanda-t-il tranquillement, et sa voix avait perdu tous ses accents rocailleux.
- Plein de choses, Draco, répondit Lu Laara en essayant de retrouver un peu d'entrain.
Khrusôpis offrit son bras à Elandjee et, quand la jeune femme tendit la main en avant pour la poser sur le poignet du jeune homme, Devan remarqua qu'elle portait elle aussi une bague, plus fine et plus discrète que les grosses chevalières des deux autres, surmontée d'une émeraude d'une eau aussi pure que celle de Dracocian. Déprimé, il laissa Linnese et Leihan passer devant lui et ferma la marche, boitant à moitié, à cause de la morsure que lui avait infligée le rat et qui se rappelait maintenant à son bon souvenir.
Dracocian les conduisait dans des couloirs trop étroits pour être empruntés par des dragons sous leur vraie forme, mais quand ils se transformaient en humains, ils passaient sans le moindre problème. Et puis, soudain, ils semblèrent déboucher de l'autre côté de la montagne.
- Incroyable ! fit Linnese, couvrant ses yeux de sa main pour les protéger de la brusque lumière. Nous avons traversé la montagne !
- Ne dis pas de bêtises ! le reprit Leihan. Nous sommes au milieu des Montagnes aux Sept Sommets. La chaîne de montagnes forme certainement un cercle et nous sommes dans ce cercle.
- Bien deviné ! s'exclama Dracocian. En effet, nous sommes au coeur des Montagnes aux Sept Sommets, les montagnes des dragons. Et mon peuple habite en bas.
Son doigt désignait l'immense cirque rocheux qui se trouvait sous leurs pieds. Dracocian, Khrusôpis et Elandjee s'éloignèrent un peu du groupe et se transformèrent. A la place des trois humains, il y avait maintenant deux dragons verts et un d'or. Dracocian souleva Lu Laara d'une de ses griffes et l'installa sur le dos d'Elandjee. Il déposa ensuite Leihan et Linnese sur le sien et regarda Devan.
- Ne vous occupez pas de moi, fit le jeune homme. Je grimperai tout seul, si vous tenez absolument à ce que je descende de cette façon.
- Il n'y a pas de chemin pour atteindre le cirque autrement qu'en volant, rétorqua Dracocian.
Devan haussa les épaules et s'approcha de Khrusôpis, maintenant un dragon d'or magnifique, aux muscles jouant sous les écailles aux reflets chatoyants. Il observa bien le dragon, puis prit son élan et se retrouva en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire installé sur le dos du dragon.
- Je suis prêt, fit-il avec la suffisance caractérisée qu'il arborait si souvent et qui énervait tant les autres elfes à Rougepierre.
Dracocian donna le signal du départ et les trois dragons s'envolèrent.
Alors qu'ils approchaient du cirque, ils constatèrent tous qu'il n'était pas vide, contrairement à ce qu'ils pensaient tous, ou presque. Au contraire, des centaines de dragons s'y prélassaient, ou s'affrontaient, en des luttes plus ou moins amicales, selon leur adversaire. Mais, en entendant le bruit des ailes dans les airs, ils relevèrent tous le nez vers les nouveaux arrivants. Devan crut que son crâne allait exploser à cause de toutes les voix qui s'y pressaient :
- La gardienne a abandonné son poste !
- Dracocian aussi !
- Et Khrusôpis est là également !
- Que se passe-t-il donc ?
Puis la voix tonnante de Dracocian domina celle de tous les autres et fit éclater le tonnerre dans la tête de Devan :
- Le ner dainn est de retour ! Réjouissons-nous, la longue quête est terminée !
Devan chancela sur le dos de Khrusôpis et il serra sa tête entre ses deux mains. Heureusement pour lui, le dragon d'or se posa presque aussitôt et le déposa au sol avant de reprendre sa forme d'humain.
- Ner dainn, quelque chose ne va pas ? s'enquit-il un peu anxieusement.
Devan grimaça.
- Oui, ça va aller très mal pour toi si tu continues à m'appeler de ce titre ridicule que je ne comprends pas et que, de toute façon, je ne mérite pas !
Le visage de Khrusôpis exprima toute son incrédulité, mais une main l'écarta brutalement et un jeune dragon arrogant, ou plutôt, un jeune homme arrogant, dévisagea Devan sans la moindre sympathie.
- Il ne peut pas être le ner dainn, fit-il d'un ton définitif. Il n'a rien de nous !
- Doutes-tu de la parole de Dracocian ? bondit Khrusôpis, indigné.
Mais Devan releva la tête et calma Khrusôpis d'un seul geste. Il plongea son regard d'ambre dans les petits yeux noirs du jeune homme aux cheveux blancs qui lui faisait face. Il utilisa une capacité qu'il ignorait avoir quelques heures auparavant et lança d'une voix mentale tonnante :
- Doutes-tu de Dracocian, petit dragon ? Alors que votre cacophonie mentale me casse les oreilles depuis dix minutes ? Dis, veux-tu savoir ce que j'endure ?
La tête du jeune homme faisait pitié à voir ; il fit un pas en arrière, bégaya quelques mots indistincts et pivota sur ses talons pour s'en aller, d'un pas assez incertain.
- Que lui as-tu fait ? demanda Khrusôpis, curieux.
Devan haussa les épaules.
- Rien de bien méchant.
Un à un, les dragons prenaient forme humaine et le cercle semblait se vider au fur et à mesure de ses habitants. Il y avait de magnifiques jeunes femmes, ressemblant presque à des elfes, et des jeunes hommes semblables à Khrusôpis, sinon par la couleur de leurs cheveux et de leurs yeux. Dracocian dominait toute cette foule hétéroclite de sa haute taille, mais Devan n'y avait pas fait très attention : il était vrai que, à côté de Linnese, le dragon vert, même doyen des dragons, faisait un peu ridicule.
- Venez et montrez à nos invités leurs chambres ! lança le grand dragon vert.
Une jeune fille mince et élancée, à l'abondante chevelure rousse et aux yeux d'or liquide, s'approcha de Linnese et lui prit la main avec un sourire délicieux pour l'emmener vers la grotte où tous les dragons convergeaient. Khrusôpis avait pris Devan en charge, de même que Dracocian s'occupait de Lu Laara qu'il semblait connaître depuis longtemps. Devan ne doutait pas que cette relation ne fût due au statut de Traqueur de Lu Laara. Majan était assez intelligent pour avoir trouvé les dragons avant tout le monde et leur avoir envoyé un émissaire. Leihan regarda avec amusement son fils suivre avec embarras la jeune fille qui l'avait entraîné et il se laissa prendre le bras par Elandjee sans protester. Quand tout le monde fut rassemblé dans ce qui aurait pu ressembler à une gigantesque salle de bal si on avait été chez les humains, Dracocian prit de nouveau la parole :
- Pour fêter le retour de notre ner dainn, il y aura une grande fête demain ! Qu'on se le dise et que tout le monde se prépare !
Devan secoua la tête : tout semblait bien trop agencé et on ne lui laissait pas le temps de réfléchir. Chaque minute qui s'écoulait l'enferrait un peu plus dans ce rôle de ner dainn dont il ne savait rien. Il eut un sourire moqueur : tout cela était digne d'être orchestré par Majan et il n'aurait pas été étonné le moindre du monde si le jeune elfe avait surgi devant lui, son habituel sourire ironique aux lèvres.
Le lendemain, on frappa à la porte de Lu Laara ; la jeune elfe tentait tant bien que mal de discipliner sa chevelure et une des dames dragons alla ouvrir.
- La princesse Lu Laara est-elle visible ? demanda une voix familière.
Lu Laara pivota sur ses talons, arrachant ses cheveux aux mains de la femme qui essayait de les fixer sur le sommet de son crâne, et se précipita à la porte.
- Devan ! Entre ! Partez, vous autres ! Je n'ai plus besoin de vos services. Merci.
Les dames dragons partirent sans rien dire et les deux jeunes elfes se retrouvèrent face à face. Lu Laara remarqua alors l'étrange habillement de Devan : il portait une tenue de cuir ajustée, noire, alors qu'il était habituellement vêtu de marron ou de gris, et son front était ceint d'un serre-tête de métal gris sombre, anthracite, gravé sur toute la surface de dragons. A ses poignets, de larges bracelets rappelaient le serre-tête. Il portait un torque d'or pur autour du cou, un bijou qui, elle le savait, ne venait pas des dragons, mais de sa cousine, la belle Jera, dont il ne parlait jamais, même si elle le soupçonnait d'avoir été amoureux d'elle, un amour partagé. Elle se souvint ce que Majan lui avait dit sur Jera et elle comprit que dans le coeur de Devan, elle ne pourrait jamais la remplacer.
- Que se passe-t-il, Devan ?
Le jeune elfe eut un sourire un peu crispé.
- Je venais vous poser la même question, ma dame. J'espérais que Dracocian vous aurait dit quelque chose.
Lu Laara secoua négativement la tête.
- Non, Draco ne m'a pas parlé de toi. Il a juste évoqué quelques affaires que nous avions en cours.
- Pour le Cartel, je suppose. Je sais qui vous êtes, ma dame, et Majan saura ce que je pense de ce qu'il a entrepris à votre sujet.
- Ainsi, tu as deviné que j'étais le Traqueur, dit lentement Lu Laara.
Devan haussa les épaules.
- Ne me prenez pas pour un imbécile, ma dame. Majan m'a déjà proposé trois fois le poste et je l'ai refusé. Etre exécutant en chef de la section polyvalente me laissait plus de liberté que toutes les lubies de Majan.
- Alors tout ce simulacre lors de l'arrivée de Myrien...
- De la poudre aux yeux.
Lu Laara, tout en écoutant Devan, était retournée devant son miroir et, gardant les yeux fixés sur le reflet du jeune elfe, elle tentait toujours de faire quelque chose de ses cheveux trop souples et trop indociles.
- Oh, dieux ! soupira-t-elle, laissant retomber ses bras avec découragement. Je ne serai jamais prête à l'heure.
- Laissez-moi faire, intervint Devan avec autorité.
Il s'approcha de la jeune elfe et saisit la lourde chevelure argentée dans ses mains. Lu Laara frissonna en se souvenant de la seule autre fois où il avait pris ainsi ses cheveux. Il les brossa longuement, avec une douceur presque étrange pour un guerrier, ce que Lu Laara savait qu'il était avant tout, et en fit une cascade brillante et soyeuse. Il la contempla un instant, les sourcils froncés, puis regarda la tenue que portait Lu Laara : elle avait revêtu une longue robe d'un bleu pâle et une ceinture d'argent ceignait sa taille mince. Il tira un petit coffret de sa poche et l'ouvrit dans le dos de Lu Laara : il y avait une multitude de petites aigues-marines non montées et une parure d'aigue-marine également. Comme par hasard, la couleur des pierres et celle de la robe de Lu Laara étaient exactement semblables, mais Devan doutait d'un hasard.
Il fit doucement pivoter la jeune elfe, pour pouvoir poser le coffret sur la coiffeuse à côté du miroir et prit les rubans bleu pâle qui étaient sur le petit meuble. Il sépara la chevelure argentée en deux et entrelaça la partie supérieure avec les rubans, puis il y mêla la moitié des aigues-marines. Ensuite il fit une torsade de cette partie et la fixa sur la tête de Lu Laara avec un peigne d'argent incrusté d'aigue-marine. Il brossa soigneusement la partie restante de la chevelure et y entremêla toutes les pierres restantes, la laissant libre de jouer sur les épaules discrètement dénudées.
Repoussant un peu les cheveux sur le côté, Devan se pencha en avant et glissa autour du cou de Lu Laara le collier d'argent et d'aigue-marine qui faisait partie de la parure, comme le peigne. Puis il remit une mèche rebelle derrière l'oreille de la jeune elfe et accrocha les boucles assorties ; reprenant la petite mèche, il la lissa doucement avant de la disposer devant l'oreille, le long de la joue. Penché comme il l'était, il ne put éviter de respirer le léger parfum que portait Lu Laara et il le reconnut aussitôt : c'était son parfum préféré, celui que portait sa mère et celui qu'avait porté Jera, même si Lu Laara ne connaissait certainement pas ce détail.
Avec la certitude absolue de commettre une erreur, il se pencha davantage et appuya doucement ses lèvres dans le cou de Lu Laara. La jeune elfe ne sursauta pas ; elle tourna juste la tête vers lui et il lut dans son regard l'amour le plus sincère qu'il aurait pu y voir.
- Devan..., chuchota-t-elle.
Les bijoux étranges et un peu barbares qu'il arborait en ce jour le faisaient paraître sous un aspect différent. Elle leva doucement la main et suivit du doigt le contour des lèvres bien dessinées de Devan. Le jeune elfe frémit ; il se souvenait de la seule fois où elle avait touché ses lèvres et c'était dans le cachot, quand elle le prenait pour un autre. Mais cette fois-ci, c'était différent : il y avait comme de la timidité dans ses yeux et il était visible qu'elle ne tenait pas à le perdre de nouveau alors qu'elle semblait si proche de le reconquérir. Devan attrapa sa main et saisit les bracelets qui restaient dans le coffret derrière lui. Il les attacha au bras de Lu Laara, puis prit la bague, presque semblable à celle d'Elandjee. Plus proches l'un de l'autre qu'ils ne l'avaient jamais été, Devan et Lu Laara tremblaient autant l'un que l'autre quand le jeune elfe glissa doucement la bague au doigt de la princesse, ses yeux ambre se perdant dans le regard couleur du ciel fixé sur lui avec une intensité troublante. Devan reprit ses esprits le premier ; il se rejeta violemment en arrière et se détourna.
- Non, fit-il d'une voix rauque.
Muette, Lu Laara tendit sa main vers lui, mais il ne le vit pas. Il se passa les mains dans les cheveux, sentit le serre-tête sous ses doigts et appuya dessus avec une rage intérieure terrible, comme si le contact du métal froid sur ses tempes pouvait le calmer. Quand il se retourna, il était parfaitement impassible, comme à son habitude. Lu Laara s'était retournée vers le miroir et s'examinait en essayant d'avoir l'air aussi indifférente que lui. Devan allait dire quelque chose, mais quelqu'un frappa à la porte et il recula plutôt que d'avancer vers Lu Laara.
C'était Dracocian.
- Oh ! Ner dainn, on vous cherchait partout. Lu Laara, il est temps de venir, la fête va commencer.
Lu Laara avança vers lui et il ne put retenir un cri d'admiration :
- Tu es absolument radieuse, Lu Laara ! D'où te vient donc cette magnifique parure ?
- C'est moi qui la lui ai donnée, répondit Devan, volontairement brutal.
Dracocian le regarda avec de grands yeux, mais ne fit pas le moindre commentaire. Lu Laara fit un pas en avant, la main posée d'une étrange manière, presque possessive, sur le collier d'argent et d'aigue-marine, si délicatement ciselé.
- Je ne peux pas accepter que tu me la donnes, Devan, dit-elle d'une petite voix.
- La princesse refuse un cadeau d'un inférieur, railla Devan, impassible, mais la voix presque haineuse.
- Par tous les dieux ! cria-t-elle. Tu sais que ce n'est pas vrai !
- Alors gardez-la ! hurla-t-il encore plus fort. Elle est pour vous ; elle l'a toujours été...
Sa voix se brisa. Il fit demi-tour, chancelant presque, et sortit de la pièce.
- Viens, Lu Laara, dit doucement Dracocian à la jeune elfe qui regardait, immobile, la porte par laquelle Devan était sorti.
Dans la grande salle, tout le monde était réuni. Les jeunes dragonnes étaient toutes en longue robe et les dragons portaient des vêtements semblables à ceux de Devan, sauf qu'ils étaient de la couleur de leurs écailles. Mais personne ne portait de serre-tête ou de bracelets comme ceux du jeune elfe. Linnese et Leihan avaient reçu les mêmes vêtements également, marron pour tous les deux. Lu Laara fit sensation et les jeunes hommes se précipitèrent pour l'inviter à danser. Devan était dans un coin, un verre dans la main, mais auquel il ne touchait pas. Lu Laara se souvenait de la rumeur qui courait à son sujet à Rougepierre : on accusait Devan d'être sans cesse ivre, alors qu'il refusait de toucher à l'alcool. Linnese était toujours accompagné de la jeune fille aux cheveux roux, qui avait dit s'appeler Kismet . Leihan riait tout seul et il avait gentiment raillé son fils :
- Alors fils, je croyais que tu voulais épouser un dragon d'argent !
- Eh bien ?
- Kismet n'en est visiblement pas un.
- Non. C'est une hybride or et rouge. Evidemment tenue à l'écart, comme tous les hybrides ; son père était un dragon rouge renégat, du point de vue des dragons rouges, bien sûr ; les dragons d'or l'avaient accepté parmi eux et il a rencontré une jolie dragonne d'or... Romantique, non ?
- Adorable, avait grimacé Leihan. Je peux déjà prévoir la suite de ton roman : et la jeune hybride rencontra un bâtard d'elfe et ce fut le coup de foudre entre les deux... J'aimerais savoir ce que ça donnera comme union, avait-il fait, dubitatif.
A sa grande surprise, Linnese s'était mit à rougir furieusement.
- Voyons, père ! Je n'ai pas la moindre intention de...
- Toi, non, peut-être. Mais elle, si, certainement. Ton regard est fascinant pour nombre de gens, Linnese, et Kismet fait visiblement partie des personnes qui y sont sensibles, comme Devan avait succombé pour celui de Jera.
- Quoi ? avait sursauté Linnese.
- Comment, je ne te l'avais pas dit ? Devan et Jera étaient fiancés, presque mariés. Il est devenu fou de douleur à sa mort. Je crois que c'est à ce moment qu'il a plongé dans le Cartel.
- Et Lu Laara ?
- C'est Elven qui en a eu l'idée, ainsi qu'elle. Mais Devan ne voulait pas. Il veut rester célibataire.
- Elle est donc condamnée à l'aimer sans espoir.
- Si elle était raisonnable, elle renoncerait à lui.
Et maintenant que Lu Laara avait commencé à danser, le regard de Leihan accrocha la merveilleuse parure qu'elle portait avec tant de grâce. Il ne put réprimer un sursaut.
- Linnese ! appela-t-il à mi-voix.
Celui-ci abandonna aussitôt Kismet avec qui il discutait juste à côté.
- Que se passe-t-il ?
- Tu vois les bijoux que porte Lu Laara ?
- Oui. Elle les porte très bien d'ailleurs.
- Une seule personne a pu les lui offrir : Devan. Cette parure devait être le cadeau de mariage de Jera. A la mort de ma fille, Devan a enterré les bijoux sous l'âtre de sa maison ; il ne pouvait plus voir quelque chose ayant appartenu à Jera ou lui étant destiné sans devenir fou.
Linnese regarda Devan ; il était toujours dans son coin, les doigts crispés sur son verre, le regard fixé sur Lu Laara qui dansait avec grâce dans les bras d'un jeune homme aux cheveux d'argent, qui ressemblait de façon stupéfiante à Devan.
Plus loin, Dracocian, Elandjee et Khrusôpis discutaient de leurs invités.
- Kismet semble très attirée par ce jeune homme aux yeux étranges, fit Dracocian d'un ton pensif. Surveille ta soeur, Khruz.
Le jeune homme secoua la tête.
- Kismet est bien trop volontaire. Quoi que je pourrais lui dire, elle s'en moquera.
- Il y a quelque chose entre le ner dainn et Lu Laara, intervint Elandjee. C'est visible. Il faut agir, Draco.
- Avant de faire quelque chose pour lui, c'est lui qui va agir pour nous, décida Dracocian.
Il regarda Kismet qui avait réussi à convaincre Linnese de la faire danser et il constata que le jeune homme ne se débrouillait pas si mal. Pourtant, visiblement, Dracocian ne voulait pas qu'il y ait quelque chose entre Kismet et Linnese. Il alla droit à l'estrade, traversant la grande salle parmi tous les couples qui dansaient, et lança un message mental collectif pour attirer l'attention de tous. Personne, ou presque, ne vit Devan grimacer à cette nouvelle intervention.
- Mes amis, nous avons retrouvé notre ner dainn. Il est là, parmi nous. Ner dainn, voulez-vous venir ?
Le jeune elfe posa son verre plein et vint vers Dracocian avec une aisance remarquable. Linnese l'admira : il savait qu'à sa place, il aurait été pétrifié devant cette assemblée qu'il savait être de dragons. Déjà, l'étreinte de la main de Kismet sur son bras le faisait frissonner... Devan se tint à côté de Dracocian, son regard ambre posé sur ceux qui lui faisaient face. Le grand dragon vert mit sa main sur son épaule.
- Cet elfe est notre ner dainn. Si vous avez besoin d'une preuve, sachez qu'il entend tous vos messages mentaux, même ceux que vous croyez destinés à une seule personne. Il est aussi capable d'en envoyer. Mais, ner dainn, il faut maintenant que vous utilisiez vos pouvoirs magiques pour nous rendre toute notre puissance.
Devan tourna son regard ambre vers Dracocian.
- Je n'ai pas de pouvoir magique, Dracocian, dit-il tranquillement, et tu le sais aussi bien que moi.
- Vous portez les bijoux draconiques, ner dainn. Personne d'autre que vous ne les a portés. Me direz-vous que vous ne connaissez pas leur pouvoir, alors que vous les avez vous-mêmes forgés ? Ils renferment notre puissance, ner dainn, notre puissance et la vôtre.
Devan ferma les yeux et porta sa main à son front, dissimulant une grimace de souffrance. Lu Laara voulut faire un pas en avant, mais son cavalier précédent, le jeune homme aux cheveux d'argent, ne le lui permit pas.
- Arrêtez ! hurla-t-il dans la tourmente de son esprit. Arrêtez ça ou vous le regretterez !
- Et comment feras-tu ? lui répondit une voix ironique, celle du jeune homme qui l'avait déjà agressé à son arrivée. Tu nous dis toi-même que tu n'as pas de pouvoir !
Ivre de colère, Devan leva une main, prêt à riposter, mais il sentit lui-même comme un déclic vide qui se produisit. Il s'effondra, privé de toute force. Lu Laara hurla et se dégagea des bras de son cavalier, se débattant comme une furie, se précipitant vers Devan. Elle se jeta à genoux auprès de lui et lui prit la main ; à sa grande surprise, il l'étreignit avec force, enfonçant dans sa chair l'aigue-marine qui surmontait sa bague.
- Ne bouge pas ! grinça-t-il.
Il rentra la tête dans les épaules et murmura :
- Je me souviens, maintenant ! Ce n'est pas dans les bijoux draconiques que j'ai enfermé mes pouvoirs, mais dans cette parure ! Ne bougez pas, ma dame ! Restez avec moi, notre survie en dépend. Si vous voulez survivre, bien sûr.
Il se redressa lentement, ses doigts toujours refermés sur ceux de Lu Laara, l'aigue-marine incrustée dans sa paume. Ses yeux ambre avaient un éclat halluciné.
- Petit dragon, appela-t-il mentalement. Es-tu toujours là, ou te vantes-tu déjà partout de ta victoire sur ton ner dainn ?
- Je suis toujours là, répondit l'autre, piqué au vif. Et tu n'es pas mon ner dainn !
- C'est ce que nous allons voir !
Il raffermit son emprise sur la main de Lu Laara et tendit sa main devant lui. Se crispant dans l'effort, ses doigts se refermant peu à peu comme les serres d'un oiseau de proie diabolique, il déchaîna le terrible pouvoir dont Dracocian lui disait qu'il était le dépositaire. Un cri étranglé se fit entendre dans l'assemblée : un jeune homme venait de se transformer, malgré lui, visiblement, en une parodie de minuscule dragon, pitoyable et sans défense. Il ouvrit la gueule pour cracher un jet vengeur, mais seul un tout petit souffle accepta de sortir de sa gueule et se retourna contre lui, s'écrasant contre son museau émoussé. Devan se redressa, laissant retomber sa main le long de son corps, et regarda autour de lui :
- Y a-t-il encore quelqu'un qui veuille me disputer mon titre de ner dainn ?
Il était inutile de poser la question : toute la salle était pétrifiée et il sentait que Lu Laara elle-même avait peur de lui, car sa main tremblait dans la sienne.
- Shaalan, ner dainn, fit Dracocian avec respect. Voulez-vous bien nous rendre notre puissance ?
L'éclat des yeux de Devan était étrange, comme si un oeil regardait le passé et l'autre le futur. Il regarda Linnese et un sourire naquit sur ses lèvres.
- A quelques conditions, Draco, répondit-il, se détendant légèrement. Tout d'abord, je demande la main de Kismet de Réalgar pour Linnese, mon cousin.
Dracocian pâlit, mais pas autant que Linnese.
- Non, ner dainn ! souffla Dracocian. Pas cela, je vous en prie !
Devan vit et comprit : bien que doyen de tous les dragons, Dracocian était tombé amoureux d'un jeune dragon, hybride de surcroît, dont aucun des deux parents n'était de sa race. Linnese fit un pas en avant.
- Devan ! Qu'est-ce que tu fais ?
Le jeune elfe les regarda tous les deux et, pour les deux, il fit une seule réponse, énigmatique, mais qui semblait contenir toutes les raisons de son point de vue :
- Kismet, dit-il, bras tendu à l'horizontale devant lui, paume vers le ciel, poing refermé et pouce rabattu sur les autres doigts. Kismet, répéta-t-il. Le destin.
Dracocian semblait effondré et Linnese ne paraissait pas mieux. Puis le grand dragon vert se reprit.
- Quelles sont les autres conditions, ner dainn ?
Avant de répondre, Devan se pencha vers Lu Laara.
- Acceptez-vous de votre plein gré la parure que je vous ai offerte ? demanda-t-il à voix basse.
- Oui, Devan.
Il ferma à demi les yeux.
- Alors pardonnez-moi pour ce que je vais vous faire...
Il tourna de nouveau son regard ambre vers Dracocian.
- La seconde condition est simple : pour que mes pouvoirs soient à leur summum, il faut que je me lie avec quelqu'un. Un lien très spécial, précisa-t-il.
- Quelle personne ?
- La porteuse de la parure d'aigue-marine.
Il se tourna vers Lu Laara.
- Acceptez-vous d'être liée à moi inextricablement, comme jamais vous ne pourrez être liée à quelqu'un d'autre, que je sois une moitié de vous comme vous serez une moitié de moi ? Acceptez-vous de mourir si je meurs, de souffrir si je souffre ? Acceptez-vous d'être ma meiji ?
- Oui, je l'accepte, répondit Lu Laara d'une voix claire.
- Qu'il en soit fait ainsi que vous le désirez, murmura Devan.
Il emprisonna les tempes de la jeune elfe entre ses mains et murmura quelques mots. Lu Laara sentit une vague énorme monter en lui et elle prit peur ; elle voulut reculer, mais soudain, les mains sur ses tempes étaient devenues d'une force incroyable et l'empêchaient de faire le moindre mouvement. Elle sentit que quelque chose bouleversait son âme et que les bijoux qu'elle portait contre sa peau devenaient de plus en plus chauds. Elle voulut crier, mais ses lèvres étaient scellées. Quand Devan desserra enfin son emprise, il lui effleura la joue de sa main.
- Chut, meiji, souffla-t-il. Restez calme.
Il fit un pas en arrière et, beaucoup plus bas, il chuchota :
- Pardonne-moi, Jera, pardonne-moi pour ce que j'ai fait...
Il releva la tête.
- Linnese et Leihan, venez avec moi. Draco, retourne avec les tiens.
Lu Laara voulut lui prendre la main, mais il la repoussa sans méchanceté.
- Non, meiji, ce n'est pas le moment. C'est trop dangereux.
Kismet était devant l'estrade et elle regardait Linnese de ses yeux dorés, semblant regretter d'être séparée de lui. Devan ferma les yeux, se concentrant.
- J'ai repris mes pouvoirs aux aigues-marines. Je suis le ner dainn des dragons, le meij de Lu Laara, mais que suis-je vraiment ? Quel monstre suis-je devenu en entreprenant cette quête ? pensa-t-il.
Il tendit les mains devant lui et, lentement, il sentit une force monter en lui, grandir avec chaque seconde qui s'écoulait, et il lui devenait de plus en plus difficile de contenir toute la puissance qu'il ressentait en lui-même. Mais il ne pouvait pas l'évacuer petit à petit ; s'il voulait réussir ce que désiraient les dragons, il devait tout expulser à la fois. Quand il sentit son pouvoir le démanger jusqu'à l'extrémité de ses doigts, il ouvrit les paupières et des flammes jaillirent de ses yeux. Il y eut un cri d'effroi, mais Devan n'entendait plus rien. Il continuait à laisser couler de lui toute la puissance qu'il avait rassemblée, par ses yeux, par ses paumes tendues vers l'assemblée de dragons devant lui. Sous les yeux stupéfaits de tous ceux qui se trouvaient en sa présence, les bijoux draconiques d'anthracite devinrent lentement d'or pur, répondant à l'éclat du torque qui brillait au cou de Devan.
Le jeune elfe donna toutes ses forces, ne gardant pas une seule parcelle de pouvoir en lui, et il s'effondra aussitôt sur l'estrade, aux pieds de Lu Laara qui se sentait aussi épuisée que lui. Elle s'agenouilla à côté de lui.
- Devan, chuchota-t-elle. Devan, je t'aime...
- Laissez-le, fit la voix douce de Kismet. Il lui suffit d'un peu de repos.
Les yeux d'or liquide de la jeune fille brillaient comme des pierres précieuses.
- Avez-vous retrouvé ce que vous vouliez ? demanda Lu Laara, exténuée.
- Oui. J'ai retrouvé mon intégrité, fit Kismet avec satisfaction.
Abaissant son regard sur le corps de Devan à ses pieds, elle ajouta :
- Mais ce n'est pas son cas. Il ne la retrouvera jamais. La liaison aurait pu le faire, mais...
- Je sais, souffla Lu Laara. Je ne suis pas la bonne personne.
Elle baissa la tête et ses cheveux cascadèrent en avant, allant caresser le visage de Devan.
- Vos cheveux... Comme une rivière argentée qui apaiserait la soif dévorante de vous qui me torture...
Lu Laara ne réagit même pas à ces quelques mots prononcés par Devan dans une sorte de délire, car devant les yeux, elle avait l'image d'une jeune fille aux longs cheveux argentés et aux yeux entièrement ambre, comme ceux de Linnese. Jera, la si jolie fille de Leihan, emportée par une maladie dont nul ne connaissait les causes et qui n'avait frappé que trois personnes, dont deux en étaient mortes.
- Je ne peux pas lutter contre le souvenir d'une morte, Devan ! murmura-t-elle.
- Je ne vous le demande pas non plus, meiji, fit la voix épuisée de Devan.
- Si ma présence te fait du mal, je peux partir au loin, dit simplement Lu Laara. Avec tes pouvoirs retrouvés, tu pourrais sans aucun doute faire revivre Jera.
Devan laissa échapper un soupir.
- Sans doute, mais ça ne serait pas dans l'ordre des choses, meiji. Kismet, ajouta-t-il. Le destin... notre destin, c'est d'être ensemble. Vous êtes ma meiji, comme je suis votre meij. Plus rien ne peut nous séparer maintenant, pas même la mort. Sans vous, je serais incomplet et sans moi, vous seriez incomplète.
- Mais c'est d'une puissance infernale ! s'exclama Lu Laara. Et tu m'as enchaînée à cela ?
- Oui, confirma Devan. Maintenant, plus rien, ni personne, ne peut nous séparer l'un de l'autre, meiji.
Lu Laara aida Devan à se relever, puis elle éclata en sanglots. Elle sentit le jeune elfe lui entourer les épaules de son bras et son souffle venir lui caresser la joue.
- Ne pleurez plus, meiji...
Tous les dragons étaient sortis, pour expérimenter leur puissance qu'ils retrouvaient enfin, sauf Kismet qui se tenait devant Linnese avec un air gêné. Devan souleva Lu Laara dans ses bras et l'emporta dans sa chambre où il la déposa sur le lit. Il s'agenouilla à côté d'elle.
- Devan, pourquoi ne me tutoies-tu plus ? demanda Lu Laara entre deux sanglots.
- Chut, meiji... Ne pense plus à cela, c'est fini, maintenant.
Il se pencha vers elle et effleura son front de ses lèvres. Lu Laara releva les yeux.
- Tu veux dire... Jera ?
Il soupira.
- Il faut que j'oublie Jera. Pas que j'oublie sa mémoire, mais que je ne vive plus obsédé par elle comme je l'ai été jusqu'à maintenant. Veux-tu bien combler le vide qui est en moi, meiji ?
Cette fois-ci, ce fut lui qui suivit le contour des lèvres de Lu Laara de son doigt avant de se pencher davantage encore pour l'embrasser.
- Je crains bien de ne plus être un elfe normal, chuchota-t-il dans le cou de Lu Laara.
- As-tu jamais été normal, meij ? le taquina-t-elle.
Devan rit et Lu Laara s'aperçut alors que le beau regard ambre n'avait plus son éclat de tristesse.
Kismet regardait Linnese avec tristesse.
- Tu ne veux pas de moi, dit-elle doucement. C'est le ner dainn qui t'a forcé, mais tu n'es pas un dragon et tu n'es pas obligé de suivre ce qu'il te dit.
- Il a dit que c'était le destin.
- Kismet, acquiesça la jeune fille. Mais le kismet ne concerne que les dragons.
Elle regarda Linnese et l'éclat de ses yeux semblait se voiler de larmes contenues.
- Je suppose aussi que quelqu'un de ta race a du mal à envisager d'épouser un dragon, même si tu ne m'as jamais vue sous cette forme.
- Kismet, ce n'est pas ce que tu crois ! tenta de se justifier Linnese.
- Ce n'est pas grave, Linnese, dit doucement Kismet. Je vais aller trouver le ner dainn et lui dire que notre promesse est rompue. Puis j'irai vers Dracocian. Je sais qu'il m'acceptera, même si je suis une hybride.
Elle baissa la tête et s'en alla vers le cirque. Soudain, un grondement comme sorti d'une gorge animale la cloua sur place.
- Si tu crois que je vais laisser Dracocian mettre la main sur toi !
Elle se retourna et vit Linnese, furieux, debout juste devant elle.
- Tu veux aller te donner à ce vieux décrépi, hein ? siffla-t-il.
- Je n'ai pas le choix, Linnese, essaya d'expliquer Kismet.
- Oh si, Kismet, tu as le choix ! Enfin, non ! Tu es à moi et je ne laisserai personne te prendre à moi ! Est-ce clair ?
Le gigantesque jeune homme avait les yeux enflammés et les mâchoires crispées. Il était jaloux, jaloux de Dracocian !
- Tu es à moi ! répéta-t-il en prenant Kismet dans ses bras et en la serrant contre lui. Kismet, fit-il en exécutant le même geste que Devan, le poing fermé.
Il l'embrassa avec sauvagerie et sentit qu'elle tentait de le repousser, mais il était bien plus fort qu'elle tant qu'elle ne se transformait pas en dragon. Quand il la relâcha légèrement, elle avait les yeux pleins de larmes.
- Par Draghnien ! Tu es fou ! s'exclama-t-elle.
- Oui, fou de rage à l'idée que tu puisses aller trouver Dracocian. Je ne le laisserai jamais mettre la main sur toi !
Il caressa doucement la joue humide de la jeune fille, se sentant soudain honteux.
- Pardonne-moi, Kismet. Je me suis montré brutal avec toi, alors que tu ne le méritais pas.
Il l'enveloppa de nouveau dans ses bras, mais avec une immense douceur.
- Me pardonnes-tu, Kismet ? demanda-t-il d'une voix basse.
La jeune fille baissa la tête et appuya son front contre sa poitrine. Voyant ses épaules trembler, Linnese comprit qu'elle pleurait et il s'en voulut.
- Je t'ai menti, déclara Kismet d'une voix entrecoupée de sanglots. Je n'aurais pas pu me donner à Dracocian. Si tu pars sans moi, je ne pourrai rien faire d'autre que me laisser mourir. Tu fais partie intégrante de moi maintenant. Avant ta venue, je ne le savais pas, mais maintenant, je le sens dans chaque fibre de mon être. Nous sommes meij et meiji, comme le ner dainn et Lu Laara.
Linnese ne répondit pas tout de suite ; repoussant la chevelure d'un roux ardent, il déposa un baiser sur la tempe de la jeune fille, puis lui releva doucement la tête.
- Qui parle de nous séparer ? dit-il. Crois-tu que j'aie envie de te laisser mourir alors que je viens de te trouver ? Je ne veux pas te perdre, Kismet. Tu es à moi, tu m'appartiens, de la même façon que je t'appartiens. Où que nos pas nous mènent, notre chemin sera le même. Le veux-tu ainsi, meiji ?
Kismet le regarda, le regard débordant d'espoir et d'amour. Sur l'estrade, Leihan secoua la tête d'un air désapprobateur, mais son sourire démentait cette attitude..
- Nous nous noyons dans l'amour, fit-il à mi-voix. Linnese et Devan casés dans le même voyage. Je me demande ce que va dire Majan, ajouta-t-il d'un ton pensif.
Et il éclata de rire et, dans son coeur, il entendit deux autres rires résonner avec le sien : ceux de Maiwenn et Jera, que Majan avait réunies avec lui pour toujours. Jera ne semblait pas en vouloir à Devan d'être lié avec Lu Laara et paraissait même plutôt heureuse que le vide qui l'habitait commence enfin à s'estomper. Leihan regarda de nouveau son fils qui enlaçait toujours Kismet.
- Un dragon d'argent ! chuchota-t-il. On peut dire que tu as le sens de l'humour, Draghnien !
Il éclata de rire de nouveau et quitta la salle en riant toujours. Il ne doutait plus que Linnese devienne ce qu'il avait dit : protecteur de dragons. Pour les beaux yeux de Kismet, il serait capable de faire encore bien pire. Mais maintenant que les dragons avaient retrouvé toute leur puissance, grâce à Devan, ils pouvaient devenir les maîtres du monde. Quelle place occuperaient alors Linnese et Kismet ? Ainsi que Devan, le ner dainn, et Lu Laara, sa meiji ? Leihan se frotta le menton, puis sourit.
- Eh ! Kismet, mon vieux ! se dit-il en faisant le geste effectué par Devan.
Et l'âme de nouveau en paix, il continua sa visite des souterrains.
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Texte © Azraël 1997 - 2002.
Dracocian est arrivé de Downloadable Dragons en 1999.
Bordure et boutons Mother and Child II, de Silverhair