Les chevaliers démons : Ellÿs

   Nixten reconnut à peine Ellÿs dans la jeune fille qui se releva. Le poids de l'accusation qu'elle portait depuis la veille avait disparu ; la douleur qu'elle avait ressentie à la mort de Jaïna s'était également effacée ; seule restait la volonté, ferme et inébranlable, de venger la jeune fille dont le corps gisait à ses pieds. Elle passa le médaillon autour de son cou d'un geste presque absent.
    - Aide-moi, fit-elle à Nixten. Il est hors de question de la laisser dans cette maison.
   Le jeune homme obéit sans rechigner. Ellÿs et lui étaient les seuls qui restaient à Jaïna, maintenant que le chef des démons avait assassiné Jak Lal. Comme elle l'avait dit elle-même, un chevalier démon n'avait pas de famille. Ils creusèrent une tombe où ils déposèrent le corps de la jeune fille ; Ellÿs mit son livre sur les démons entre les mains glacées de Jaïn et récita la prière des morts pour les chevaliers démons, qui était une des premières choses qu'elle avait apprises de son chevalier. Puis la tombe fut refermée et Ellÿs la scella d'un pentacle incandescent.
   Ceci fait, elle tourna résolument le dos à la tombe fraîche et saisit les rênes des deux chevaux.
    - Que vas-tu faire de l'alezan de Jaïna ? demanda Nixten.
    - Je vais le garder, répondit Ellÿs.
   En effet, elle regagna l'auberge où se trouvait sa famille et alla droit à son père, les rênes de son cheval gris serrées dans son poing.
    - Reprends-le, déclara-t-elle. Je ne veux rien qui vienne de vous.
   Le père allait parler, mais quelque chose dans le regard de sa fille l'arrêta ; ce n'était plus son Ellÿs, timide et farouche, mais volontaire, son Ellÿs accablée par une fausse accusation, c'était une fière jeune fille, libre et consciente de ce qu'elle valait. Il aperçut alors le médaillon autour de son cou et fit le signe de protection contre les démons.
    - Va-t'en, dit-il. Tu n'es plus ma fille. Tu n'es qu'une engeance de démon !
    - Belles paroles, de la part de celui dont le fils a été possédé ! railla Ellÿs. Tu étais bien content qu'il y ait un chevalier démon en ville à ce moment ! La prochaine fois, j'espère que c'est à toi que les démons s'en prendront !
   Elle se détourna, monta en selle sur le grand alezan et s'éloigna. Nixten la rejoignit.
    - Où vas-tu aller ? fit-il tranquillement.
    - A la recherche des autres chevaliers démons. Je dois savoir comment combattre le chef des démons. J'apprendrai tout ce qu'il faudra, je ferai de mon corps une arme contre les démons, mais je vengerai Jaïna. Quant à toi, je crois qu'une bande d'escrocs et de tueurs a besoin d'un chef.
    - J'ai compris, Ellÿs, fit Nixten en souriant. Comme Jaïna, tu auras la protection de la Cour des Miracles. Réclame-toi de mon nom si tu as des problèmes. Il n'est pas encore aussi connu que celui de Jak Lal, mais ça viendra. Et puis, souviens-toi de ce qu'a dit Jaïna : n'aime pas.
    - Sauf toi ? rit gentiment Ellÿs.
    - J'aimerais bien être l'exception, soupira Nixten. Non, Ellÿs, même moi. Ne fais pas cette erreur. La pureté et l'innocence peuvent aussi être une arme contre les démons.
   Il la salua et partit au trot.

   Bientôt, le monde des chevaliers démons entendit parler d'une nouvelle venue dans leurs rangs. Ceux qui l'avaient vue et qui connaissaient Jaïna affirmaient avoir reconnu le cheval de cette dernière ; ils ajoutaient que la nouvelle venue ressemblait à Jaïna par de nombreux côtés. Comme elle, elle était solitaire, se riant des dangers, refusant toute compagnie ; comme elle, elle était inflexible, sauvage et discrète ; comme elle, elle traquait les démons sans répit, sans cesse sur les routes. Pour ceux qui ne l'avaient pas vue, c'était une pimbêche qui profitait de l'exemple de Jaïna pour faire parler d'elle et se faire donner le titre de "seigneur chevalier".
   Dans la maison mère, c'était l'indignation : cette étrangère se faisait donner le titre de chevalier démon sans avoir reçu l'aval du grand-croix. Un chevalier qui avait fait route avec l'inconnue et qui se trouvait là par hasard, prit la défense de la jeune fille.
    - Elle est digne de l'ordre ! protesta-t-il. Aussi inflexible et brusque que Jaïna, elle est plus humaine qu'elle. Sur son chemin, les gens changent d'avis sur les chevaliers démons. Notre ordre n'est plus craint par le peuple, il est respecté et cette fille est universellement adorée ; parfois on lui donne de l'argent pour avoir guéri un possédé. Elle le donne intégralement aux prêtres de Rangor.
   Les prêtres de Rangor, dieu de la médecine, avaient fait voeu de pauvreté et ils s'occupaient avec activité des gens dans la misère. On n'avait jamais entendu parler de prêtre de Rangor renégat et donner de l'argent à leur temple pour les pauvres, c'était s'assurer que ceux qui en auraient le plus besoin en profiteraient.
    - Pourquoi ne l'as-tu pas prise comme écuyer ? interrogea le grand-croix.
    - Elle est guidée par quelqu'un d'autre, répondit énigmatiquement le chevalier, refusant d'en dire plus.
    - Et comment s'appelle cette perle ? railla le grand-croix.
    - Népenthès.
   Tous restèrent silencieux. Népenthès, le remède souverain contre la tristesse. Et les rumeurs continuaient, renforçant la symbolique de ce nom : sur le passage de la jeune fille, l'espoir renaissait ; Népenthès ne délivrait pas seulement les possédés, elle guérissait les malades, elle donnait ses derniers sous à des plus affamés qu'elle, elle entravait les mouvements de ceux qu'elle jugeait trop malhonnêtes...
   Nixten aussi entendit parler de ce nouveau chevalier démon. Il eut un sourire triste.
    - Bonne chance, Népenthès, murmura-t-il, sachant que dans son esprit et dans son coeur, il disait adieu à une enfant sauvage, timide, vulnérable et adorable qui l'avait séduit au premier regard et que Népenthès avait tuée.
   Car Népenthès n'était autre que Ellÿs, une Ellÿs rendue plus forte par sa volonté de venger Jaïna, une Ellÿs qui arpentait la contrée sans trêve en compagnie de son cheval vicieux. Ellÿs était allée à la rencontre de tous les chevaliers démons dont elle avait entendu parler et, sans rien avouer de ses intentions, elle leur avait extorqué des informations. Sa science en démonologie était grande pour un chevalier si jeune, mais elle n'était pas satisfaite : elle n'avait rien appris qui aurait pu lui servir contre le chef des démons, contre Jak Lal, contre celui qu'elle avait juré de bannir à jamais.
   Baaladamon était venu à elle et elle avait lu le chagrin du démon dans son regard incandescent.
    - Pourquoi n'as-tu pas protégé Jaïna ? demanda-t-elle brusquement.
    - Je l'ai protégée tant que je l'ai pu. Mais je ne peux rien faire contre celui que vous appelez Jak Lal.
    - Pourquoi ne l'as-tu pas laissée aller à Turkam ?
    - Parce que Jak Lal l'attendait là-bas. C'est pour cette raison qu'il était furieux de sa décision d'aller à Longmargo. Il a été obligé de changer tous ses plans pour pouvoir lui tendre son piège là-bas.
   Les paroles de Baaladamon firent un drôle d'effet à Ellÿs.
    - Et dire qu'elle lui aurait confié sa vie ! rit-elle amèrement. Et il projetait sa mort à chaque moment...
   Baaladamon ne répondit rien. Il veillait sur Ellÿs tant qu'il le pouvait, aidé par Pelimarkodon qui, ulcéré par la façon dont on avait traité son chevalier, rompait toutes les règles des démons. Le démon rouge jouait parfois avec les événements pour accélérer l'apprentissage d'Ellÿs et le succès de leur poulain leur faisait chaud au coeur.
   Ellÿs, après avoir puisé le potentiel de tous les chevaliers démons qui étaient hors de la maison mère, se rabattit sur les bibliothèques. Au départ, elle eut quelque mal à faire la différence entre les légendes et les faits réels, mais parfois, elle entendait comme un éclat de rire résonner au loin dans son esprit et elle savait que Baaladamon riait des stupidités qu'elle avait sous les yeux. Mais Ellÿs s'acharnait ; c'était Jaïna qui lui avait appris à lire, dans son livre sur les démons, et au début, ses lectures avançaient lentement, ce qui lui faisait perdre du temps et l'agaçait prodigieusement. Avec la pratique, sa vitesse s'accrut et son temps de séjour dans les villes décroissaient d'autant.
   Elle lisait tout : les légendes, les contres pour enfants, les délires de fous et, parfois, avait la chance de trouver un livre écrit par un chevalier démon. Elle reconnaissait aussitôt ces ouvrages à la façon de parler des démons. Seuls les chevaliers démons prenaient des précautions avec les noms ; les autres adoraient choisir des noms alambiqués quelquefois plus longs qu'une ligne de manuscrit que jamais un démon n'aurait accepté de porter. Pour plaisanter, elle affublait parfois Baaladamon d'un de ces noms, même si en général, elle l'appelait Baal ou Gris, en souvenir de Jaïna qui l'avait désigné ainsi.

   Les gestes de Népenthès étaient surveillés de très près par la maison mère. Chaque jour ou presque, le grand-croix entendait une nouvelle information sur elle. Il arrivait qu'un chevalier entre en courant, annonçant la dernière rumeur.
    - Népenthès n'utilise pas de pentacle !
   C'était vrai. Ellÿs préférait s'entraîner pour lutter contre Jak Lal. On l'avait vue courser un démon à travers la ville et le chevalier démon qui avait été témoin de la chose admettait avec un sourire que Ellÿs courait vite. Comme Jaïna face à Jak Lal, elle utilisait des mots de pouvoir. Les pentacles et le pouvoir de son contact n'étaient utilisés qu'en dernier recours, quand le soleil commençait à décliner sur l'horizon.
    - Comment cela, le pouvoir de son contact ? rugit le grand-croix. Elle n'est pas venue à la maison mère et personne n'a prononcé d'incantations sur son corps !
    - Bien sûr que si, le contredit Linehaar, le chevalier qui avait déjà pris la défense d'Ellÿs. Elle est venue vers chacun d'entre nous et nous avons fait de son corps une arme. Seulement, ajouta-t-il en fronçant les sourcils, les incantations que nous avons utilisées ne sont pas assez puissantes pour faire d'elle la terreur qu'elle est auprès des démons.
   Le grand-croix le considéra d'un oeil noir ; Linehaar était un chevalier dans la force de l'âge, qui faisait partie de l'ordre depuis longtemps, et la plupart des chevaliers actuels avaient été écuyers sous ses ordres. Très respecté, son autorité égalait presque celle du grand-croix.
   Linehaar disait vrai ; Ellÿs n'avait même pas besoin de toucher le démon, parfois, sa présence seule suffisait. Des démons hurlaient quand elle entrait dans la pièce, mince jeune fille vêtue de brun, arborant son médaillon de chevalier comme un défi jeté à la face du monde. Mais Ellÿs ne daignait pas se servir de ce pouvoir. Son but était Jak Lal et aucun chevalier n'avait jamais fait souffrir le chef des démons par son simple contact.
    - Népenthès sympathise avec les démons !
   C'était vrai. Ellÿs avait été vue discutant tranquillement avec un démon, confortablement installés sur un tronc d'arbre coupé. Le démon n'avait même pas daigné prendre une forme humaine et tout le village avait pu voir son faciès hideux, ses longues griffes tranchantes et plus d'un avait eu peur pour la "petite chevalière", comme Ellÿs était surnommée. La conversation finie, le démon était parti tranquillement, son mufle fendu par un sourire réjoui, laissant une longue marque sanglante autour du bras gauche d'Ellÿs. La nouvelle s'aggrava encore :
    - Népenthès conclut des pactes avec les démons !
   C'était encore vrai. Un chevalier avait vu le bras gauche de la jeune fille, cerclé de plusieurs cicatrices de couleurs différentes et chacune symbolisait un démon qui s'était allié avec Ellÿs. Le haut de son bras, près de l'épaule, portait une large marque grise, juste au-dessus d'une rouge. C'étaient les marques de Baaladamon et de Pelimarkodon. Nul ne savait ce qu'elle pouvait leur dire, ni s'ils échangeaient leurs noms, ce qui, au vu du nombre de cicatrices, aurait fait d'Ellÿs le plus jeune chevalier à savoir autant de noms de démons. Plus d'un s'interrogeait sur ce qui pouvait motiver des démons à trahir leur race ainsi qu'ils le faisaient en s'alliant avec un chevalier démon.
    - Népenthès est protégée par la Cour des Miracles !
   C'était toujours vrai. Par une nuit sans lune, dans une petite rue sombre et tortueuse - que faisait-elle là à une heure si tardive ? - une bande de truands l'avait assaillie. Elle n'avait pas esquissé le moindre mouvement vers le mince poignard glissé à sa ceinture. Son médaillon de chevalier démon ne les arrêtant pas, elle avait simplement prononcé un nom et ils s'étaient offerts comme gardes du corps. Et ce nom était celui de Nixten.
   Le jeune homme avait pris la relève de Jak Lal. Très différent de ce dernier, il n'avait pourtant pas tardé à s'imposer. Son premier soin avait été d'assurer son pouvoir sur la bande habituelle qui avait suivi Jak Lal jusqu'à Longmargo. Il avait été obligé de faire quelques exemples, mais dans l'ensemble, le changement de pouvoir s'était effectué en douceur. Nixten était connu et respecté, presque craint par ceux qui avaient déjà eu affaire à lui. Un point en sa faveur avait été qu'il n'était pas amoureux : les hommes en avaient assez de courir sur les traces de quelqu'un d'aussi instable qu'un chevalier démon.
   Nixten et Ellÿs ne s'étaient revus qu'une fois, par le plus grand des hasards. Ils avaient passé une heure ensemble et le jeune homme avait été heureux de s'apercevoir que l'ancienne Ellÿs n'était pas entièrement morte.
   Certes, celle que l'on appelait maintenant Népenthès était plus sûre d'elle, mais elle gardait quand même un air timide et farouche. En cette occasion, Nixten lui avait renouvelé l'assurance que la Cour des Miracles la protégerait en toute occasion. Ellÿs avait souri ; elle avait déjà été vue plusieurs fois dans des auberges de basse catégorie où les autorités ne se risquaient qu'armées jusqu'aux dents, ou accompagnée par des hommes à la mine patibulaire. En réponse, elle avait dit à Nixten de mentionner le nom de Népenthès s'il avait des problèmes avec les autorités. Le jeune homme avait été quelque peu estomaqué par cette annonce.
    - Népenthès a des intelligences avec d'autres ordres !
   C'était encore et toujours vrai. Ellÿs avait rencontré Ranger et le grand chevalier blond l'avait saluée gentiment. Il avait difficilement reconnu la jeune fille qui voulait tellement devenir écuyer dans celle qui se tenait devant lui, fière et endurcie ; elle l'avait tutoyé dès le premier abord, comme cela se faisait entre chevaliers, et avait perdu la raideur qu'elle avait toujours gardée en sa présence. Mais maintenant, elle était sur un pied d'égalité avec lui et n'était plus la fille ignorante d'un cordonnier de village.
   Ils avaient dîné ensemble et Ranger avait appris avec peine la mort de Jaïna. Il avait été surpris par l'indifférence avec laquelle Ellÿs la lui avait annoncée ; le seul sentiment transparaissant dans la voix de la jeune fille à ce moment était une sorte de haine et Ranger avait cru comprendre que le chagrin s'était effacé devant la décision inébranlable de vengeance. Un peu secoué, il avait dit adieu à Ellÿs, éprouvant avec étonnement comme un regret de l'avoir croisée. La jeune fille l'avait suivi un moment du regard, un sourire amer aux lèvres, sachant parfaitement ce qu'il ressentait, puis était allée disputer une partie de dés, comme si elle chassait l'événement de son esprit.
   Les chevaliers démons et la maison mère s'interrogeaient sur toutes ces nouvelles qui leur parvenaient, la plus inquiétante étant celle qui faisait référence aux alliances avec les démons. Si Népenthès était un renégat, il était temps d'agir contre elle. Mais le pire leur resta à entendre et le chevalier qui l'annonça était relativement remué par l'information dont il était le porteur.
    - Népenthès est accompagnée d'un fantôme...
   Et cela aussi était vrai. On avait vu Ellÿs à genoux devant une silhouette diaphane qui s'était évanouie presque aussitôt. Ellÿs avait foudroyé l'importun du regard avant de se relever et de partir à cheval au beau milieu de la nuit. Personne n'avait jamais réussi à surprendre Ellÿs en train de dormir et Linehaar se souvenait avec quelque nostalgie que Jaïna avait la même habitude.
    - As-tu reconnu le fantôme ? interrogea encore le grand-croix.
   Le chevalier, qui était l'homme même qui avait assisté à cette apparition, hocha la tête et avala sa salive avec difficulté.
    - C'était Jaïna, dit-il très bas.
   Linehaar ferma les paupières pour cacher l'éclair de tristesse qui traversa son regard. Jaïna avait été son écuyer, quelques années plus tôt, et il avait été séduit par la volonté de fer de la jeune fille, par son application à apprendre et par sa brusquerie en laquelle il ne voyait que la maladresse d'une enfant voulant être acceptée par des adultes.
   Le chevalier avait raison. Jaïna revenait régulièrement auprès d'Ellÿs, pour continuer son enseignement, pour prononcer des incantations au-dessus de son corps immobile, pour faire d'elle une arme capable de la venger. Pour cela, Baaladamon et Pelimarkodon n'étaient d'aucune utilité ; ils ne pouvaient trahir leur race au point de dévoiler leurs points faibles et Jaïna leur déniait le droit d'écouter les incantations qu'elle prononçait. Même fantôme, la jeune fille gardait toute son autorité.
    - Où est Népenthès actuellement ? demanda le grand-croix qui retenait sa colère à grand-peine.
    - A un jour de cheval d'ici. Mais elle ne viendra pas plus près de la maison mère.
    - Et pourquoi ? Elle ne veut donc pas que son titre soit officialisé ?
    - Elle dit que c'est trop tôt.
    - Trop tôt ! Cette fille se moque de nous ! Esranld, va la chercher et ramène-la ici, de force s'il le faut !
    - Non, fit Esranld en secouant la tête. Elle... elle peut nous faire du mal comme si nous étions des démons.
    - Quoi ?
    - Je dis que son pouvoir corporel est tel que son contact peut nous faire souffrir. Je pense que c'est dû aux marques sur son bras.
   Esranld disait vrai. Mais comment un tel pouvoir était-il venu à Ellÿs ?

   Quand Ellÿs avait revu Jaïna pour la première fois, elle n'avait pas eu peur. Elle se leva et accueillit la silhouette diaphane en tendant les mains. Elle resta silencieuse quelques instants, puis releva la tête.
    - Comment se fait-il que tu sois fantôme ?
   Jaïna ne répondit pas immédiatement. Ses doigts immatériels effectuèrent le geste de caresser le grand cheval alezan, puis elle laissa retomber son bras.
    - Est-ce que tu sais que Gris est amoureux de moi ?
    - Oui, répondit tranquillement Ellÿs.
   Le calme de la jeune fille convainquit Jaïna que c'était vrai. Elle s'assit à côté de son ancien écuyer et expliqua à Ellÿs comment Baaladamon était venu à elle toutes les nuits et les baisers qu'ils avaient échangés.
    - Ce rituel avait un but, conclut Jaïna. Gris espérait d'abord me rendre suffisamment forte pour que, en réalisant qui était réellement mon adversaire, je garde courage au lieu de baisser les bras. Ça n'a pas marché. Mais le fait qu'il m'a embrassée est directement responsable de ce que je puisse revenir en tant que fantôme.
    - Est-ce que tu m'aideras contre Jak Lal ? demanda Ellÿs en prononçant sciemment le nom du démon.
    - Pourquoi crois-tu que je suis là ? sourit Jaïna.
   Durant toute cette nuit-là, le fantôme prononça des incantations au-dessus du corps d'Ellÿs qui était allongée par terre, sur un carré d'herbe épaisse, les yeux fixés sur les étoiles au-dessus de sa tête, sa mémoire retenant chaque mot des incantations. Jaïna disparut avec le soleil et Ellÿs repartit sur les routes, semblant oublier qu'elle avait passé une nuit blanche.
   D'autre part, elle continuait à fréquenter les bibliothèques. Son regard était presque ennuyé quand il se posait sur les lignes manuscrites, mais sa mémoire maintenant bien entraînée ne laissait rien passer. Elle notait tout ce qu'elle pouvait trouver sur les démons et avait une fiche par démon connu. Jaïna l'aida de son mieux avec le contenu de son livre qu'elle avait elle-même recopié à la maison mère. Et ce fut ainsi que Ellÿs tomba sur un joyau pour un chevalier démon. C'était un livre poussiéreux, de taille moyenne, à la couverture usée et abîmée. Les pages étaient très fines et l'écriture petite et difficile à lire. Ellÿs lut les premières pages sans manifester beaucoup d'enthousiasme, puis s'arrêta brusquement et contempla longtemps le livre qu'elle tenait dans ses mains. Elle se leva, l'ouvrage à la main, et s'arrangea pour l'acheter. Le prêtre qui le lui vendit ne fit aucune difficulté pour le lui céder.
    - C'est un livre sans intérêt, dit-il. Des démons ! Qui croit aux démons ?
   Ellÿs sourit sans répondre.
    - Vous devriez aller faire soigner cette vilaine blessure, mon enfant, ajouta le prêtre en désignant le bandage sommaire qu'elle avait au bras gauche. Ça pourrait s'infecter.
    - Merci du conseil, mais le démon qui me l'a faite m'a bien recommandé de la laisser guérir toute seule, répondit Ellÿs en quittant le prêtre abasourdi.
   Le livre qu'elle emportait était si important à ses yeux qu'il ne fallait à aucun prix le laisser à la disposition de tout le monde. Il devint son livre compagnon, sa bible, comme son livre sur les démons avait été celui de Jaïna. Qu'était donc ce livre si précieux ? C'était un ouvrage écrit par un chevalier démon, il y avait quelque cinquante ans de cela, qui avait rencontré et affronté le chef des démons. Dans ce livre, d'une main encore ferme, il racontait comment lutter contre ce sommet de l'horreur et Ellÿs était bien décidée à suivre tout cela à la lettre, avec l'aide de Jaïna.
   Jaïna eut le même regard que Ellÿs quand elle vit le livre : c'était un éclair de triomphe. Etrangement, Baaladamon ne partagea pas leur joie ; il jeta un coup d'oeil sur la couverture du livre, où le nom du chevalier se détachait difficilement, et s'éloigna en arborant un air blessé.
   Ellÿs s'assit près du feu, le livre sur ses genoux, l'ouvrit et lut attentivement le premier chapitre. C'était une rapide introduction au monde des démons, dont Ellÿs aurait fort bien pu se passer, mais elle ne voulait pas manquer la moindre référence à Jak Lal. A cette idée, elle releva vivement la tête.
    - Penses-tu que le chef des démons est le même que celui qu'il a affronté ? demanda-t-elle dans le vide.
   Jaïna se matérialisa aussitôt.
    - Oui. Un changement tel que celui-là aurait fait du bruit dans le monde des démons et notre ordre en aurait entendu parler. Nos démons protecteurs l'auraient évoqué.
    - Pas forcément, Jaïna, intervint Pelimarkodon en se matérialisant à son tour.
   Jaïna l'oubliait souvent, mais Ellÿs, au début si effrayée à la simple mention d'un démon, était maintenant à l'aise avec eux, peut-être même plus qu'avec ses semblables.
    - Comment ça ? demanda Ellÿs en étendant ses jambes.
    - Les démons protecteurs ne disent pas tout à leur chevalier. Il est facile pour un chevalier démon de devenir un conjurateur. La tentation est grande et plus d'un a franchi le pas. Nous ne pouvons pas nous mettre en danger pour satisfaire vos envies d'information.
    - Des renégats ? s'exclama Jaïna. Impossible ! Il n'y a jamais eu de renégat démon !
    - Bien sûr que si, Jaïna, la contredit Pelimarkodon. Mais personne n'en parle. Il n'y a pas d'ordre de chevalerie sans renégats. Il faut dire que ceux de l'ordre démon sont si rapidement éliminés que peu ont le temps d'en entendre parler.
    - Qui les élimine ? fit Jaïna, soudain glacée, si ce qualificatif pouvait encore s'appliquer à elle.
    - Leurs confrères, comme de coutume. Un chevalier devenant conjurateur devient sensible au pouvoir du contact.
   Ellÿs, qui s'était replongée dans son livre, sans rien perdre néanmoins de la conversation, releva la tête.
    - Alors j'y suis devenue sensible aussi, n'est-ce pas ? Puisque je sympathise avec les démons...
   Elle montra son bras gauche dont elle remonta la manche ; son bras, de l'épaule, jusqu'à la moitié de l'avant-bras, était cerclé d'une multitude de cicatrices.
    - Non, Ellÿs. Etrangement, tu ne l'es pas. Du moins, je ne le pense pas. Je ne suis pas très bien placé pour en juger, ajouta-t-il avec un léger sourire.
    - Pourtant les démons me touchent.
    - Du bout de leur griffe, donc ils ne ressentent rien. Non, Ellÿs, crois-moi, tu es chevalier démon jusqu'au bout des ongles.
    - Mais puisque je fais mal aux démons, pourquoi ne me font-ils pas mal ?
    - Parce que les incantations qui te donnent le pouvoir de contact te protègent. Tu serais... hum, disons : normale, un démon qui te toucherait te volerait ton âme ou s'emparerait de toi. On ne peut pas parler d'autre chose ? se plaignit-il. Ces conversations me donnent la chair de poule.
    - Tu n'es qu'un enfant, Pel, rétorqua Jaïna presque distraitement.
   Malgré lui, Pelimarkodon éclata de rire.
    - Ah ! fit soudain Ellÿs.
    - Quoi ?
    - Je sais enfin pourquoi Jak Lal peut être ici en ce moment tout en ayant été banni il y a cinquante ans. Le chevalier n'a pas eu la force de le bannir à jamais. Il l'a banni pour vingt-cinq ans.
    - C'est exact, confirma Pelimarkodon.
    - Et qui le remplaçait alors ? voulut savoir Jaïna.
   Pelimarkodon fit celui qui n'avait pas entendu. Jaïna répéta sa question.
    - N'est-ce pas évident, Jaïna ? intervint Baaladamon, de retour.
    - Pel ? C'était toi ? devina la jeune fille avec stupeur.
    - Oui, fit le démon d'un air maussade en haussant les épaules.
    - Tu as été chef pendant vingt-cinq ans ! Et tu ne m'as rien dit ! Et tu ne m'as pas prévenue à propos de Jak Lal...
   La voix de Jaïna se brisa.
    - M'aurais-tu cru ? répondit Pelimarkodon doucement. Jak Lal était tout pour toi, toi à qui tout le monde tournait le dos, toi que ta famille repoussait sinon pour venger ton père et ton frère, toi dont les autres chevaliers guettaient le premier faux pas pour rire de ta chute ! Aurais-tu abandonné ton seul lien avec la société, ce premier sentiment en toi qui était autre chose que de l'indifférence ou de la haine ?
    - As-tu essayé de me convaincre ?
    - Tu aurais préféré mourir que renoncer à lui, Jaïna. Tu as préféré mourir que renoncer à lui. Tout, plutôt que perdre ce qui te restait d'humain.
   Pour toute réponse, la jeune fille se dématérialisa. Pelimarkodon regarda autour de lui. Ellÿs, absorbée par son livre, semblait n'avoir rien remarqué, même si le démon était certain qu'elle n'avait rien perdu de la conversation. Baaladamon était plus loin, solitaire comme c'était souvent son cas. Pelimarkodon soupira et disparut à son tour.

   Ellÿs était à la fin du deuxième chapitre, qui retraçait la vie du chevalier, quand Baaladamon vint à elle et lui tendit la main. Ellÿs rangea soigneusement son livre et sans réfléchir, saisit la main tendue du démon. Un violent frisson la saisit et, au regard de Baaladamon, elle comprit qu'il ressentait la même chose.
    - Pourquoi ne souffres-tu pas ? demanda-t-elle, les lèvres sèches.
    - Je... je crois que Jaïna m'y a immunisé, répondit Baaladamon, hésitant.
   Ellÿs eut un rire rauque.
    - Tu pourrais être chef des démons ! Je serais fière d'avoir le chef des démons pour protecteur !
    - Mais serais-tu amoureuse de moi ? contra Baaladamon.
    - A quoi cela servirait-il ? répondit Ellÿs en haussant les épaules. Tu aimes Jaïna ; ça serait stupide.
    - L'amour se moque de la raison.
    - Jaïna m'a dit en mourant de ne pas aimer. Nixten m'a répété la même chose. Je préfère ne plus être humaine, Baal, plutôt que de baisser les bras comme Jaïna, parce que son amour était plus fort que sa vengeance ou que son envie de vivre. Je ne la critique pas, mais je ne veux pas l'imiter. Maintenant, réponds à une des mes questions : quelle est la vraie raison de ton intervention en faveur de Jaïna ? Tu ne l'aimais pas au début.
    - Tu veux savoir pourquoi je l'ai empêchée d'aller se faire tuer à Turkam ? fit Baaladamon sombrement. C'est pour toi. Il fallait qu'elle t'enseigne ce qu'elle savait et pour cela, je devais gagner du temps.
   Ellÿs laissa échapper un léger soupir.
    - C'est ce que je craignais, dit-elle à regret. Je ne suis pas comme les autres chevaliers, n'est-ce pas ?
    - Tu es la plus puissante d'entre eux depuis longtemps.
    - Alors pourquoi les démons feraient-ils des pieds et des mains pour me sauver, moi qui semble être leur pire ennemi ?
   Baaladamon soupira.
    - C'est une question d'héritage. Les démons veulent changer de chef, mais celui qui se dressera contre Jak Lal risquera beaucoup ; Ils préfèrent agir par personne interposée.
    - Et qui est leur candidat ?
    - Le fils de Jak Lal.
    - Jak Lal a un fils ? Il a vraiment trompé Jaïna sur toute la ligne ! Est-ce que je connais ce démon ?
   Baaladamon n'eut pas le temps de répondre. Ellÿs se rua contre lui et plongea son regard dans les yeux incandescents du démon.
    - C'est toi, n'est-ce pas ? C'est pour cela que tu pouvais toucher Jaïna et que tu peux me toucher sans souffrir ! Ça n'a rien à voir avec une immunisation quelconque !
   Baaladamon avait l'air malheureux.
    - Danse avec moi, dit-il brusquement.
    - Je ne sais pas danser, répondit Ellÿs d'un ton distant.
    - Alors laisse-moi t'apprendre. Tu en auras besoin.
   La jeune fille ne dit plus rien et accepta l'offre ; elle venait de comprendre que Baaladamon était tout simplement en train de prêter la main au meurtre de son père. Soudain, tout devint clair dans son esprit : Baaladamon n'avait pas tenté de résister au penchant qui l'entraînait vers Jaïna parce qu'il espérait que son amour le fortifierait. Au lieu de cela, celle qu'il aimait était morte, tuée par celui qu'il projetait d'éliminer. Une pensée la glaça soudain :
    - Mais serais-tu amoureuse de moi ?
   Baaladamon essayait-il de se tourner vers elle pour réussir à franchir le pas ? Elle ferma un court instant les yeux et songea qu'elle n'avait qu'un seul but : venger Jaïna. Il lui semblait qu'elle n'avait voulu que cela toute sa vie et on l'aurait bien surprise en lui rappelant qu'elle connaissant à peine celle qu'elle voulait venger. Et pendant ce temps-là, Baaladamon la faisait danser et elle le suivait sans presque s'en apercevoir, serrée dans les bras du démon.
   Baaladamon ne lui apprit pas seulement à danser, mais aussi à chanter. Ellÿs se montrait une élève douée, même si elle semblait toujours penser à autre chose quand elle était en compagnie de son démon. Pendant ce temps, elle continuait la lecture du livre. Elle apprenait les incantations et les mots de pouvoir que le chevalier indiquait. Sa mémoire bien entraînée par les longues séances de lecture et par tout ce qu'elle avait eu à apprendre sur les démons retenait chaque ligne avec une facilité déconcertante, mais Ellÿs ne se pressait pas de lire le livre. Elle avait lu quatre fois le troisième chapitre, pour être sûre de n'oublier aucun détail, avant de passer au suivant. Jaïna approuvait cette façon de faire et elle apprenait les incantations de protection avec la jeune fille. Elle ne se préoccupait pas des mots de pouvoir ; pour elle, ce n'était plus d'aucune utilité.
   Une fois qu'elle savait parfaitement l'incantation, elle la récitait au-dessus d'Ellÿs. Elle ne pouvait se permettre aucune erreur ; une hésitation ou une parole fausse pouvait mettre sérieusement en danger et Ellÿs et elle. Plus Ellÿs avançait dans le livre, plus son pouvoir de contact augmentait ; il irradiait presque autour d'elle. Pelimarkodon était visiblement mal à l'aise en sa compagnie, ce qui la rendait triste. Baaladamon semblait l'éviter en présence des autres, mais il venait vers elle tous les soirs pour la faire danser et chanter.

   Ellÿs passait ses journées à cheval. Parfois, quand elle entrait dans un village par où elle était déjà passée, des enfants couraient vers elle, se jetaient entre les jambes du grand alezan qui renâclait d'un air désapprobateur, attrapaient ses chevilles et criaient gaiement :
    - Népenthès ! C'est Népenthès !
   Ellÿs souriait, baissait ses barrières défensives pour ne pas blesser les enfants et recevait sans broncher leur contact qui la faisait frissonner. Malgré la gentillesse dont elle faisait preuve envers ses congénères, elle se sentait plus à l'aise avec les démons. Jaïna suivait le cortège, invisible, flanquée de Baaladamon et de Pelimarkodon. Elle n'eut même pas un frémissement quand elle reconnut un des enfants qui n'était autre que le petit garçon qui s'était jeté dans les jambes de son cheval, le lendemain de sa rencontre avec Monkelederjee. La mère de l'enfant était là, souriant à Ellÿs, sans essayer d'arracher son fils de la présence d'un chevalier démon. Népenthès avait fait des miracles sur les coeurs humains.
   Jaïna reporta son regard sur Ellÿs et fut presque éblouie par le halo qui l'entourait. Elle resta un pensive un long moment.
    - Il est temps d'agir, dit-elle à ses compagnons. Elle va finir par se tuer.
    - Que veux-tu dire, Jaïna ? sursauta Pelimarkodon.
    - Mais regarde-la, Pel ! Le contact d'un enfant la blesse ! Plus ça va, plus elle se sent à l'aise avec les démons ! Viendra un temps où elle ne chassera plus les démons, mais les fera venir, libres de toute entrave ! Mais regarde-la, Pel ! Si jeune et si fragile, pourtant si forte et si puissante ! Son pouvoir contre les démons l'envahit et bientôt, elle ne sera plus que cela ! Ça va la tuer, Pel !
   Pelimarkodon avait l'air indécis ; il ne quittait pas Ellÿs des yeux et pourtant, il ne la vit jamais marquer un seul instant la douleur qu'elle ressentait à chaque fois que quelqu'un la touchait. Une petite fille la regardait d'un air timide, n'osant pas venir vers elle ; elle se pencha, la prit dans ses bras, et l'installa devant elle. Jaïna se rappela que Ellÿs avait un petit frère.
   Quand la nuit tomba, Ellÿs était hors du village. Jaïna remarquait juste le fait pour la première fois : depuis quelque temps, Ellÿs dédaignait les auberges, fuyant tout lieu trop fréquenté. Elle la regarda s'occuper de son cheval avant de préparer son repas, lequel fut vite avalé. Puis, Ellÿs, mains dans les poches, déambula tranquillement dans les environs. Profitant de son éloignement, Jaïna s'empara du livre sur les démons, se forçant à avoir les mains un peu matérielles ; le grand cheval alezan la salua amicalement, alors qu'il aurait donné l'alarme si quelqu'un d'autre avait tenté de se glisser dans le campement.
   Elle tenta de l'ouvrir à la dernière page, mais c'était impossible. Alors elle l'ouvrit là où en était resté Ellÿs, puis tourna rapidement les pages jusqu'au dernier chapitre, relevant de temps en temps la tête pour vérifier que Ellÿs ne revenait pas. Enfin, elle y arriva et ce qu'elle lut la glaça jusqu'aux os, tout fantôme qu'elle était. Voici ce que le chevalier avait écrit :
   "Peu auront atteint ces lignes. La plus grande partie n'aura pas été plus loin que la première page, ennuyée par le sujet. Les autres seront morts, détruits par leur propre puissance. J'aurais voulu mettre un avertissement à ce propos au début, mais mon démon protecteur me l'a interdit. Il ne m'a laissé écrire ce livre qu'à l'expresse condition que le secret de ce livre ne serait dévoilé qu'à la fin.
   Que l'on comprenne bien mes raisons. Je ne veux en aucun cas être responsable de mort d'hommes. Mais j'écris ce livre dans un but très précis : bannir à jamais l'actuel chef des démons. Aussitôt que ce sera fait, ce livre se détruira de lui-même. Toutes les indications que je donne ici sont très puissantes, non seulement contre les démons, mais aussi contre les hommes et c'est pourquoi je ne peux pas laisser trop de monde accéder à cette connaissance.
   Malgré cette puissance que je mets à la portée de tous, j'ai tenté de protéger l'humanité. Pour ceux qui tenteront d'utiliser ce pouvoir à d'autres fins que bannir le chef des démons, les incantations s'effaceront de leur mémoire et rien ne pourra être fait pour les apprendre une nouvelle fois. Quant à celui qui se dressa face au chef des démons, celui-là perdra toute sa puissance au moment même où le démon sera banni. S'il n'est pas assez fort, malgré le fait qu'il ait pu lire ce livre, il pourra en mourir.
   Pardonnez-moi encore pour ne pas avoir donné l'avertissement plus tôt, mais l'auriez-vous pris au sérieux avant d'avoir senti la puissance qui coule maintenant dans vos veines ? Une dernière chose : si quelqu'un ayant lu cet avertissement voulait en avertir un autre lecteur, sachez que s'il a commencé le livre, il est déjà trop tard pour l'arrêter. Interrompre sa lecture, c'est signer sa mort. La puissance augmente progressivement à la lecture de chaque chapitre.
   Enfin, sachez que je n'avais pas toutes ces armes quand j'ai affronté le démon. Depuis le temps que j'ai écrit ces lignes, j'ai oublié les incantations. Celui qui aura lu le livre jusqu'au bout et qui voudra vraiment affronter le démon trouvera sa dernière arme auprès de moi. Si je ne suis plus de ce monde, espérons simplement que ce livre suffira.
   Je ne connais pas le nom du démon. Je ne sais même pas s'il a un nom. Mais il sera possible de le bannir sans avoir son nom. Ce sera plus difficile, naturellement. Le démon est malin ; s'il craint son adversaire, il ne se laissera trouver qu'à l'approche de la nuit ; sinon, n'importe quelle heure sera la bonne. Méfiez-vous et soyez sur vos gardes ! Vortigern vous accompagne."
   Et, juste sous ces lignes, il y avait un majestueux paraphe et un sceau, représentant exactement le dessin gravé sur le médaillon des chevaliers démons.
    - Ellÿs ! Oh, Ellÿs ! murmura Jaïna, effondrée. Que t'ai-je fait ?
   Elle relut calmement l'avertissement ; Vortigern était le dieu des démons et, assez étrangement, des chevaliers démons. C'était un dieu absolument impossible à satisfaire, mais Jaïna n'en avait jamais connu d'autre.
   Jaïna frissonna à la mention de la puissance grandissant avec les chapitres. L'avertissement qu'elle lisait était à la fin du chapitre douze. Ellÿs en était au chapitre huit. Le chevalier fantôme leva la tête et contempla pensivement la jeune fille appuyée contre un arbre, yeux fermés comme si elle écoutait une musique qu'elle était la seule à entendre. Autour d'elle, le halo illuminait la nuit comme si le soleil se levait.
    - Ira-t-elle jusqu'au bout ? fit Jaïna à mi-voix. Tiendra-t-elle le coup, aura-t-elle la force nécessaire ? Oh, Ellÿs ! Dans quel affreux piège t'ai-je entraînée ? Vortigern, ô Vortigern, entends ma prière ! Elle n'est qu'une enfant que son amitié pour moi a entraînée trop loin. O Vortigern, si tu cherches une coupable, venge-toi sur moi ! Maudis-moi, damne-moi pour l'éternité, mais épargne-la !
   Ses yeux retournèrent sur le livre qu'elle avait machinalement refermé.
    - Quel piège infernal que ce sortilège qui empêche de lire ce livre dans le désordre !
   Elle replaça l'ouvrage dans les affaires d'Ellÿs et disparut. La jeune fille revenait vers son campement. Elle s'assit près de son feu et prit son livre pour lire le huitième chapitre. Jaïna, invisible, l'observait presque avec désespoir. Pelimarkodon, invisible aussi, vint la rejoindre.
    - Pel, c'est horrible ! chuchota Jaïna.
    - Je sais. Baaladamon m'a dit.
    - Comment ça ?
    - Baaladamon était le démon protecteur du chevalier.
    - En gros, c'est à cause de Baal que Ellÿs est condamnée ? s'exclama Jaïna en colère.
    - Jaïna, réfléchis un peu. Baaladamon s'est porté volontaire pour être aux côtés d'Ellÿs ; d'autre part, il est en train de prêter la main au meurtre du chef des démons, son père, Jaïna ! Pourquoi crois-tu qu'il a forcé son chevalier à ne mettre l'avertissement qu'à la fin ? Pour protéger son peuple. Pourquoi crois-tu qu'il s'est porté volontaire ? Pour protéger Ellÿs. Il l'a laissée trouver le livre parce qu'il savait qu'elle serait capable de le lire.
    - Mais...
    - Jaïna, au début, Baaladamon pouvait toucher Ellÿs sans souffrir. Maintenant, le plus léger contact le torture jusqu'au tréfonds de son être. Cependant, il continue à lui apprendre à danser et à chanter.
    - Pel..., murmura Jaïna, impuissante.
    - Va vers elle, Jaïna. Tu lui dois des incantations.
   Sur ces mots, le démon disparut.

   Et Ellÿs continuait à lire son livre, inconsciente du danger autour d'elle. Les jours passèrent et elle devenait de plus en plus solitaire. Pelimarkodon ne faisait que rarement son apparition et ne restait que peu de temps. Jaïna se sentait coupable et tentait de cacher sa honte comme elle le pouvait, sachant que chaque incantation qu'elle prononçait au-dessus du corps d'Ellÿs pouvait tuer la jeune fille. Baaladamon continuait de venir chaque soir, mais il avait de plus en plus de mal à cacher sa souffrance. Un soir, Ellÿs, triste, refusa sa main pour danser. Elle s'assit par terre en tailleur et lui fit signe de s'asseoir à côté d'elle. Elle avait couvert ses genoux d'une légère couverture et ses mains étaient gantées. Elle attira la tête du démon sur ses genoux et caressa gentiment les cheveux noirs. Elle s'appuya contre l'arbre derrière elle et commença doucement à chanter.
   Baaladamon se détendit légèrement. Le pouvoir de contact ne le blessait pas à travers de la couverture et des gants ; quant à la douleur due à la seule présence d'Ellÿs, ce n'était rien comparé à celle qu'il avait endurée ces derniers jours. Il écouta simplement la jeune fille chanter de cette belle voix que Nixten aimait tant. Ce n'était pas une des chansons qu'il avait utilisées pour lui apprendre à chanter, c'était une antique ballade que sa grand-mère chantait de temps en temps, seul vestige de sa vie passée. C'était la chanson d'une jeune fille qui attendait le retour de celui qu'elle aimait. Malgré lui, Baaladamon songea que ce n'était pas une chanson pour Ellÿs, dont la vie amoureuse pouvait se résumer au baiser qu'elle avait donné à Nixten.
   Elle appuya la tête du démon contre son épaule et referma ses bras sur lui. Baaladamon referma sa main sur celle de la jeune fille.
    - Que fais-tu, Ellÿs ? demanda-t-il doucement.
   Elle dégagea sa main libre et caressa du bout des doigts le dos de la main du démon. Sa réponse, chantée, n'avait aucun rapport avec la question :
    - Où étais-tu pendant tout ce temps ?
   J'ai attendu ton retour si longtemps !
   L'espoir était alors mon compagnon,
   Avec parfois le murmure de ton nom...
   Oh, où étais-tu ? Pourquoi t'être caché ?
   Avais-tu simplement peur de m'aimer ?
   Mais enfin, enfin, tu es de retour !
   Je t'ai attendu si longtemps, mon amour...
   Elle se tut un court instant, puis dit très doucement :
    - J'ai attendu si longtemps, Baal...
    - Ellÿs... ?
   La voix de Baaladamon était interrogative. Il tourna légèrement la tête et ses lèvres vinrent se poser sur le cou d'Ellÿs. La jeune fille le sentit trembler entre ses bras.
    - Pel m'évite, fit-elle rapidement, parce que je lui fais trop mal. Jaïna ne vient plus que rarement me voir. Et toi, toi, tu es toujours fidèle, mais je sais que mon simple contact est une torture pour toi ! Oh, Baal ! Demain, je lis ce que je crois être le dernier chapitre du livre. Une fois que je l'aurai fini, Baal, est-ce que toi aussi tu me fuiras ?
   Soudain, Baaladamon perçut la fêlure dans la voix d'Ellÿs. Il ne pouvait pas voir son visage, mais il sentait qu'elle était redevenue l'enfant timide et effrayée qu'elle avait été avant de devenir chevalier démon. Il tenta de se dégager de ses bras, mais elle ne le lui permit pas ; il ne pouvait voir que son petit mention volontaire, mais tremblant.
    - Ellÿs, Ellÿs ! Je suis ton démon protecteur ! Jamais je ne t'abandonnerai...
   La voix d'Ellÿs était douce et triste, mais presque lointaine, quand elle répondit :
    - Pauvre Baal, inéluctablement lié à une créature surpuissante qui ne sait que faire du pouvoir entre ses mains ! Pauvre Baal... Si je savais comment te libérer, je le ferais sans hésiter !
    - Et je refuserais, répondit immédiatement Baaladamon.
   Ellÿs laissa retomber ses bras, libérant le démon. Il se tourna aussitôt vers elle ; elle lui sourit gentiment et lui caressa la joue avant de s'éloigner sans un mot.
   Soudain, Jaïna fut à côté de Baaladamon.
    - Dis-moi la vérité : tu n'as jamais été amoureux de moi, n'est-ce pas ? Tu me l'as fait croire, mais toujours tes pensées étaient dirigées vers elle.
    - J'ai cru que je t'aimais, Jaïna, je l'ai cru sincèrement. Peut-être essayais-je simplement de me donner une raison pour aider à tuer mon père. Même parmi les démons, cet acte est abominable, Jaïna !
    - Alors que vas-tu faire ?
    - Je vais continuer. Je ne peux pas abandonner Ellÿs... Va, Jaïna, je crois que Ellÿs a décidé de lire le dernier chapitre ce soir plutôt que demain...
    - Oh, non ! Ellÿs, non !
   Baaladamon disparut alors que Jaïna courait vers Ellÿs.
    - Ellÿs, ne lis pas ce soir ! Je t'en prie...
   La jeune fille leva la tête vers le fantôme ; ses yeux étaient rouges.
    - C'est trop tard, Jaïna... Le douzième chapitre est très court et ne contient pas d'incantations. Tu savais, n'est-ce pas ?
    - Comment te sens-tu ?
    - Mais... bien ! Oh ! Ne t'inquiète pas à propos du pouvoir et autre, là... Vortigern me le laissera jusqu'à ce que je bannisse Jak Lal...
   Elle referma le livre, le rangea dans ses sacoches et eut un bizarre petit sourire.
    - Maintenant, je pense que je vais dormir.
   Elle se leva et alla se réfugier auprès du grand alezan. Jaïna se souvint de la nuit où elle avait fait cela et elle s'éloigna silencieusement.

   Le lendemain, Ellÿs sella son cheval et partit de bonne heure. On l'avait avertie qu'un démon se manifestait à Mordan, au sud. Elle se dirigeait vers le nord.
    - Que fait-elle ? murmura Jaïna.
    - C'est simple : elle va essayer de trouver le vieux chevalier, répondit Baaladamon lentement.
   Il ferma les yeux un court instant et chuchota pour lui-même :
    - Faites qu'elle n'apprenne pas que je suis le démon protecteur de Derkol...
    - Mais elle néglige son travail !
    - Non. Un autre chevalier démon est dans les parages de Mordan. Il va s'en occuper.
    - Comment l'a-t-elle su ? insista Jaïna.
    - Je le lui ai dit, naturellement, répondit Baaladamon, surpris. En rêve.
    - Mais elle aurait pu en faire un allié ! protesta Jaïna.
    - Non. Son bras est marqué jusqu'au poignet. De plus, plus aucun démon ne peut l'approcher d'assez près pour la marquer. Elle est trop puissante.
   Impuissants, ils regardèrent Ellÿs partir à la recherche du chevalier Derkol. Elle n'avait pour toute indication que quelques lettres non effacées sur le pourtour du sceau. Il lui semblait qu'il s'agissait du nom d'une ville qu'elle avait réussi à reconstituer : Rorkam.
   C'était un trajet qu'elle n'avait jamais fait et personne n'avait jamais entendu parler de Népenthès, si bien que l'accueil qu'elle recevait était plutôt froid. Mais son visage restait calme et légèrement souriant, même sous les insultes. Et toujours, sur sa poitrine, brillait le médaillon des chevaliers démons, le médaillon craint et maudit. Dans ces cas, Ellÿs n'avait plus rien d'humain ; elle semblait figée, vivante statue de l'indifférence.
    - Dieu merci ! fit Jaïna avec ferveur. Elle n'a pas l'idée d'utiliser ses pouvoirs contre eux !
    - Ellÿs est fondamentalement gentille ! protesta Pelimarkodon.
    - Même les plus gentils peuvent devenir irrémédiablement pervertis quand ils ont du pouvoir. De plus, tu oublies que son bras est la preuve que des démons ont pactisé avec elle. D'autres moins forts auraient eu leur âme souillée.
   En arrivant près de Rorkam, Ellÿs dissimula son médaillon. Elle savait que si elle voulait des renseignements, elle devait inspirer confiance. Elle aborda d'abord une vieille femme.
    - Pourriez-vous me dire où je peux trouver le chevalier Derkol, s'il vous plaît ?
   La vieille femme sursauta, fit le signe de protection contre les démons et s'en alla hâtivement. Toutes les personnes qu'elle interrogea réagirent de la même façon ; les plus jeunes la regardaient avec incompréhension. A la fin de la journée, elle était épuisée et ne savait toujours rien.
    - Où chercher ? murmura-t-elle. Où demander ?
   Et puis, elle eut une idée.
    - Les prêtes !
   Malgré sa fatigue, elle courut jusqu'au temple de Vitriana. Une jeune prêtresse lui ouvrit la porte. Ellÿs jugea d'un coup d'oeil qu'elle ne lui serait d'aucune utilité, vu les regards étonnés que lui avaient jeté les jeunes gens dans la rue.
    - Puis-je voir le grand prêtre, s'il vous plaît ? demanda-t-elle gentiment.
    - Pour quelle raison ? rétorqua la jeune prêtresse avec une pointe d'arrogance.
   Ellÿs ferma les yeux. Elle savait que si elle parlait, cette prêtresse la renverrait. Soudain, elle se souvint et, sans ouvrir les yeux, elle récita à mi-voix :
    - Et mon temple sera un lieu d'hospitalité pour tous ceux qui demanderont à y entrer. Mes prêtres ne craindront rien. Si l'étranger accepte, il pourra payer son hospitalité par quelque information. Car souvenez-vous bien, si vous êtes les gardiens du savoir, ce n'est pas pour autant que vous pouvez dénier l'hospitalité au voyageur.
   La jeune prêtresse était blême.
    - Est-ce un reproche ? fit-elle d'une voix stridente. Qui êtes-vous ?
    - Hella ! Elle a bien cité la loi de notre temple ! Tu n'as aucun droit de la questionner, intervint une voix cassée. Suivez-moi, jeune fille.
   Soulagée, Ellÿs suivit le vieux prêtre qui venait de parler. Il la mena dans une salle aux murs couverts de livres.
    - J'ai entendu votre requête, reprit le prêtre. Je ne suis pas le grand prête, mais ceux qui viennent ici cherchent en général le plus âgé d'entre nous. C'est moi. Qu'y a-t-il pour votre service, mon enfant ?
    - Mon père, savez-vous où je peux trouver le chevalier Derkol ?
   Le visage du prêtre se figea avec réprobation.
    - Qu'avez-vous à faire avec un tel homme, jeune fille ? demanda-t-il sévèrement.
    - Oh, mon père ! S'il vous plaît... J'ai passé la journée à demander après lui et tout le monde m'a rejetée comme si j'étais une pestiférée... Expliquez-moi !
    - Cet homme nous a apporté le malheur ! Il était chevalier démon et les démons se sont déchaînés tant qu'il était parmi nous. Mais il n'avait plus de pouvoir, si bien que ses collègues devaient venir. Il ne se passait pas une semaine sans qu'un chevalier démon ne déambule dans la ville. Nous l'avons chassé. Il est sûrement mort maintenant.
    - Savez-vous où il est parti ? demanda Ellÿs avec espoir.
    - Vers le nord, enfant. Mais personne ne l'aura accueilli, enfant. Son front était marqué du sceau des chevaliers démons. Il disait que c'était le chef des démons qui l'avait ainsi marqué. Stupidités ! Un enfant démon l'aurait banni en moins d'une minute.
    - Merci, mon père.
    - Enfant, avez-vous quelque chose à me dire ?
    - Mon père, si j'avais pu trouver Derkol, je vous aurais annoncé que l'existence de quelqu'un touchait à sa fin : la mienne ou... celle du chef des démons. Maintenant, je ne peux rien vous dire.
   Tout en parlant, elle tirait sur la chaîne autour de son cou et laissa retomber son médaillon sur sa tunique. Le prêtre regarda cette jeune fille frêle et fatiguée, mais fière, campée en une attitude de défi.
    - Alors il disait vrai ?
    - Oui. Derkol a vraiment affronté le chef des démons.
    - Il était donc puissant ?
    - Oui. Il était sans doute le chevalier le plus puissant après...
    - Après... ? insista le prêtre.
    - Après moi, acheva Ellÿs. Mon nom est Népenthès.
   Et elle quitta le temple.
   L'information qu'elle détenait était mince, mais elle continua avec acharnement, vers le nord. Elle atteignit la ville suivante, qui était plutôt un village. Avec un soupir, elle posa sa question fatale. L'homme qu'elle interrogea, la regarda d'un air de mépris, cracha par terre et désigna le cimetière.
    - Vous le trouverez là.
   Abasourdie, marchant comme une somnambule, Ellÿs se dirigea vers le cimetière. Elle passa dans les allées sans savoir où elle allait et ses yeux tombèrent sur une tombe isolée. Elle s'approcha et ne vit qu'une seule chose : le sceau des chevaliers démons... le médaillon pendait au bout de sa chaîne, accroché à un symbole géant qui marquait la tombe ; c'était la représentation écrite du signe de protection contre les démons. Ellÿs fronça les sourcils et pâlit sous l'affront ; elle récita la prière des morts pour les chevaliers démons, puis un pentacle incandescent vint remplacer le symbole. Le médaillon alla rejoindre le fond de sa poche et, sans un regard en arrière, elle quitta le cimetière.

   Désolé, Baaladamon la regarda se diriger vers la maison mère des chevaliers démons. Puisqu'elle ne pouvait plus rien apprendre, Ellÿs voulait aller se faire reconnaître avant d'aller affronter Jak Lal. Baaladamon serra les poings et s'exclama, rageur :
    - Non, non et non ! Je n'aurai pas enduré souffrances et humiliations pour la voir échouer au dernier moment !
    - Que t'arrive-t-il, Baal ? demanda Jaïna, surprise.
    - Elle a besoin de l'arme de Derkol, voilà ce qu'il y a !
    - Mais Derkol est mort !
    - Derkol ? Absolument pas. Je suis son démon protecteur. Je le saurais, s'il était mort, quand même !
    - Mais alors... tu peux le dire à Ellÿs !
    - Oui, je peux le dire à Ellÿs..., répondit tristement Baaladamon.
   Pelimarkodon comprit la sourde peine qui agitait le démon gris.
    - Baal, ne peux-tu lui faire passer le message dans un rêve ?
    - Non, Pel, il sera trop tard.
   Avec un soupir, il se matérialisa à côté d'Ellÿs.
    - Baal ? Es-tu fou ? N'importe qui pourrait te voir !
    - Retourne au village, Ellÿs. Demande, au même homme, à voir Jehoraate.
    - Qui est Jehoraate ?
    - Tu verras.
   Obéissante, Ellÿs fit faire demi-tour à son cheval. Elle retrouva facilement l'homme qui lui avait indiqué le cimetière.
    - Où puis-je trouver Jehoraate ? demanda-t-elle.
   L'homme la regarda d'un air réticent, puis, avec un soupir, montra une petite maison discrète. Ellÿs frappa et un vieil homme lui ouvrit la porte. La première chose que vit la jeune fille fut le signe sur son front ; c'était l'exacte réplique de son médaillon. Elle ferma les yeux de soulagement.
    - Jehoraate ? Puis-je vous parler ?
    - Entrez, jeune fille.
   Ils venaient à peine de s'asseoir qu'un enfant entra en coup de vent.
    - Jehoraate ! Jehoraate ! C'est affreux... La tombe...
    - Eh bien ?
    - Le symbole a disparu ! A la place, il y a un pentacle que personne n'arrive à faire disparaître !
    - Ne t'inquiète pas, Laele. Un chevalier démon vient simplement de rendre ma mort officielle. Un jeune, qui ne sait pas que je ne fais plus partie de l'ordre.
   Rassuré, l'enfant ressortit. Ellÿs remarqua doucement :
    - C'est dangereux de parler ainsi que vous l'avez fait en présence d'une étrangère. Certains pourraient se demander ce que vous cherchez à cacher.
    - J'ai parlé en connaissance de cause, jeune fille. Vous avez remplacé le symbole par un pentacle. Vous êtres chevalier démon.
    - C'est exact. Et j'ai récité la prière des morts sur ce que je croyais être votre tombe.
   Elle se leva et s'agenouilla à côté du vieux chevalier.
    - Et ceci vous appartient, je crois.
   Elle lui mit dans la main le médaillon qu'elle tira de sa poche. Le vieux chevalier le regarda, les yeux humides.
    - J'ai eu du regret de le laisser... Mais je n'avais pas le choix. Personne ne peut croire qu'un chevalier démon ait pu abandonner son médaillon. Reprenez-le ; je n'y ai plus droit.
    - Pourquoi vous cachez-vous ?
    - Je ne me cache pas ; le village me cache. Ils m'ont pris en pitié et font croire à ma mort. Seuls quelques-uns connaissent la vérité et savent sous quel nom je vis. Montrez-moi votre médaillon.
   Ellÿs le sortit de sous sa tunique. Le chevalier le prit entre ses doigts.
    - Il n'a pas été fait pour toi, remarqua-t-il. Mais son ancien propriétaire est mort. Tu es très puissante, aussi...
   Inconsciemment, il s'était mis à la tutoyer, comme c'était courant entre collègues.
    - Que me veux-tu, enfant ?
   Ellÿs fit glisser le médaillon qu'elle tenait dans sa main autour du cou de Derkol.
    - Vous y avez toujours droit, répondit-elle d'une voix passionnée. Quant à la raison de ma venue, c'est simple : j'ai votre livre entre les mains. Oh, Derkol ! Je n'ai qu'un but : bannir le chef des démons ! Vous pouvez m'aider ; vous le dites à la fin de votre livre !
    - Le sort a-t-il donc perdu sa puissance pour que mon livre puisse être lu dans le désordre ? fit Derkol tristement.
    - Je n'ai pas essayé de le lire dans le désordre, fit Ellÿs. J'ai appliqué chaque chapitre à la lettre !
    - Si jeune, si fragile... Et pourtant, oui, je sens ta puissance. Seras-tu donc celle qui vengera cette humiliation ?
   Il montrait la marque sur son front.
    - Faites de moi votre arme ! répondit simplement Ellÿs.
   Derkol se leva et alla à un secrétaire. Là, il prit une masse de papiers qu'il tendit à la jeune fille.
    - Tout est expliqué là, dit-il en souriant. Maintenant, je peux mourir... Ne reste pas à mon enterrement, petite, tu perdrais du temps. Va à la maison mère !
    - Mourir ? Mais...
   Le sourire de Derkol s'élargit.
    - Le chef des démons m'a condamné à mourir le jour où je me séparerais de ces papiers. Mais tu m'as rendu mon honneur, petite, et je peux mourir en chevalier démon.
   Il se rassit dans son fauteuil et embrassa le médaillon qui pendait autour de son cou. Presque terrifiée, Ellÿs s'enfuit. Elle bondit sur le dos de son alezan et le lança au galop, serrant les précieux papiers contre elle.
   Le soir même, elle les lisait. Les premiers feuillets consistaient une chanson, avec la musique. Elle aurait voulu avoir Baaladamon à côté d'elle pour l'aider, mais cela aurait fait souffrir le démon. Elle passa la soirée à apprendre les paroles, puis à s'entraîner à la chanter. Elle faisait bien attention à ne pas la chanter en entier, de peur que quelque chose n'arrive. Une fois qu'elle jugea que c'était bon, elle passa aux autres feuillets. La suite consistait en la description d'une danse. Les termes techniques firent gémir Ellÿs de désespoir. Les pas étaient relativement simples, mais les enchaînements étaient complexes. La fin expliquait en quoi ce chant et cette danse pouvaient être utiles contre le chef des démons.
   Sur le chemin de la maison mère, Ellÿs fredonnait toute la journée la chanson de Derkol et, le soir, dansait jusqu'à l'épuisement. Elle s'entraînait avec acharnement, jusqu'à ce que chaque geste devienne machinal, que son esprit soit libre ; elle ne pensait à rien, son corps savait quels mouvements faire.
   Plus elle approchait de la maison mère, plus elle devenait nerveuse. Le dernier soir, Jaïna vint à elle.
    - Calme-toi, Ellÿs. Ne laisse rien te perturber. Ce n'est qu'une simple formalité. Le grand-croix va tout faire pour te débouter ; résiste. Tu trouveras probablement un allié en Linehaar. Il a été mon chevalier. Réclame-toi de moi et explique que tu as quatre vengeances à accomplir.
   Ellÿs hocha la tête et ne dit rien.

   Le lendemain, elle arriva aux portes de la maison mère.
    - Qui cherche à entrer ? demanda le garde, faisant mine de ne pas voir le médaillon sur la poitrine de la jeune fille.
    - Allez dire au grand-croix que le chevalier démon Népenthès demande à officialiser son titre.
    - Quelle est la preuve que vous êtes bien Népenthès ? l'agressa le grand-croix dès qu'elle entra.
   Ellÿs regarda autour d'elle et avisa un grand chevalier près du grand-croix. Son instinct lui souffla qu'il s'agissait de Linehaar. Elle salua le chevalier, qu'elle reconnut après coup.
    - Seigneur Linehaar, dit-elle d'une voix claire, le chevalier Jaïna vous envoie ses amitiés.
   Linehaar répondit d'un signe de tête. Ellÿs se tourna vers le grand-croix.
    - La preuve que je suis Népenthès ? fit-elle. Rien de plus simple.
   Elle défit les attaches qui retenaient sa manche au niveau de son épaule et se débarrassa de la manche. Son bras gauche apparut aux yeux de tous, marqué de cicatrices depuis l'épaule jusqu'au poignet. Un cri d'horreur échappa à certains chevaliers.
    - J'ai entendu parler de ces marques. J'admets que vous êtes Népenthès. Pourquoi devrais-je vous accueillir dans notre ordre ?
    - Parce que Jaïna, chevalier démon, vous demande par ma voix de m'accueillir parmi vous.
    - Comment puis-je savoir que telle est la vérité ?
   Sans répondre, Ellÿs lui tendit son médaillon, sans en lâcher la chaîne. Le grand-croix reconnut l'aura de Jaïna. Comme il ne faisait pas mine de lui rendre son amulette, Ellÿs tira légèrement sur la chaîne. Le grand-croix eut un mouvement instinctif pour garder l'objet. La jeune fille fronça les sourcils et regarda le médaillon, que le grand-croix lâcha aussitôt avec un petit cri de douleur et de surprise. Très calme, Ellÿs remit son médaillon autour de son cou et fixa le grand-croix avec un léger air de défi.
    - Le médaillon appartenait à Jaïna, nous sommes d'accord, reprit le grand-croix, frottant le bout de ses doigts d'un geste machinal. Mais Jaïna a failli. Sa parole ne vaut plus rien !
    - Jaïna n'a pas failli ! Elle est morte en affrontant le chef des démons ! Qui parmi vous en aurait eu le courage ?
   Ellÿs avait oublié sa peur, sa réserve : elle défendait passionnément la mémoire de Jaïna.
    - Elle a négligé son devoir en n'allant pas à Turkam !
    - Il n'y avait pas de démon à Turkam ! C'était un piège que lui tendait le chef des démons !
    - Balivernes ! rugit le grand-croix. Ce n'est qu'un mensonge pour excuser la faiblesse de Jaïna. Tu veux entrer dans notre ordre et tu sais que nous n'acceptons pas de femmes !
    - Pourquoi me refuser le droit d'être chevalier démon ? J'ai porté votre bannière partout où l'on m'appelait, j'ai chassé un grand nombre de démons, j'ai contribué à changer l'image de l'ordre Mais tout cela, vous vous en moquez ! J'ai fait mes preuves, mais je les ai faites sans votre aide ! Je ne suis pas venue ici demander un chevalier pour me guider, j'ai voulu être prête avant de demander mon officialisation ! C'est cela qui vous gêne. Vous jugez que mon attitude vous a humilié, vous a blessé dans votre amour-propre et vous me reniez, quand le reste du monde vous envie pour m'avoir dans vos chevaliers ! Est-ce que je me serais trompée ? Est-ce que Jaïna m'aurait trompée en me disant que l'ordre était dirigé par l'honneur ? Etes-vous plus préoccupés par votre propre orgueil que par les besoins des autres ? J'ai gagné mon titre de chevalier, en me dépensant sans compter, et les démons eux-mêmes m'ont reconnu ce titre !
   Elle montrait son bras gauche. Le grand-croix commençait à se sentir mal à l'aise, mais Ellÿs n'en avait pas fini avec lui. Elle pointa sur lui un doigt accusateur :
    - Vous pensez que j'ai fait tout cela pour que les gens me donnent le titre de "seigneur chevalier" ! Vous pensez que mon orgueil était plus fort que mon coeur, déchiré par le mépris et la crainte que les gens montrent au nom de "chevalier démon" ! Vous pensez cela de moi, parce que c'est ce que vous avez fait ! Sachez donc, grand-croix gonflé d'orgueil vide de sens, que les gens m'appellent Népenthès et que je préfère le sourire d'un enfant au titre de "seigneur chevalier" !
   Elle s'arrêta et regarda autour d'elle.
    - Je crois finalement que je ne vais pas faire officialiser mon titre, dit-elle calmement. Les démons s'en moquent, d'ailleurs. Bien le bonsoir, messieurs !
   Elle tourna les talons et s'en alla.
    - Attends, Népenthès.
   C'était Linehaar. Le grand-croix était blême de rage.
    - Nous serions fiers de t'avoir parmi nous, continua Linehaar.
    - Comment oses-tu ? hurla le grand-croix. Comment oses-tu contester une de mes décisions ?
   Linehaar le regarda d'un air froid. D'un geste vif, il défit l'attache de son manteau d'apparat, seule marque qu'il avait été accepté officiellement dans l'ordre, laissa glisser le vêtement à terre et rejoignit Ellÿs.
    - Je vais finir par croire que vous protégez le chef des démons, remarqua-t-il tranquillement.
   Le grand-croix pâlit plus encore. Il regarda autour de lui. Un à un, les autres chevaliers imitèrent Linehaar, très populaire, et vinrent se porter aux côtés d'Ellÿs.
    - Je pense que nous avons un problème, fit gentiment Linehaar.
   Le grand-croix reprit son calme à grand-peine.
    - Reprenez- vos places, ordonna-t-il. Népenthès sera acceptée dans l'ordre. Népenthès, veuillez vous retirer dans cette pièce en attendant d'être appelée.
   Ellÿs obéit sans discuter, tandis que les chevaliers reprenaient leur place et leur manteau d'apparat.

   Quand la jeune fille referma la porte derrière elle, elle se sentit soudain glacée : Nixten était là, nonchalamment assis sur un coin de table. Cela lui rappela la scène où Jaïna, à la recherche du chef des démons, avait rencontré Jak Lal l'attendant patiemment. Figée sur place, elle regardait Nixten, les yeux écarquillés. Le jeune homme sembla comprendre ce qu'elle pensait, courut à elle et la prit aux épaules. Il la relâcha aussitôt.
    - Hé ! Tu fais mal, toi, tu sais !
   Mais Ellÿs ne réagit pas. Il la reprit aux épaules, serrant les dents contre la souffrance. Brusquement, il se détendit : Ellÿs venait de baisser ses barrières.
    - Je sais à quoi tu penses. Ellÿs, Ellÿs, ne laisse pas la peur t'arrêter !
   Subitement, quelque chose se brisa en elle et elle se réfugia dans les bras de Nixten.
    - J'ai tellement peur d'échouer face à Jak Lal ! murmura-t-elle d'une voix étouffée.
   Nixten la berça contre lui comme une enfant.
    - Tu ne peux pas, lui assura-t-il. Si tu échoues, cela veut dire que Jak Lal est invincible et c'est impossible. Songe, Ellÿs, que tu dois venger Jaïna ! Venger son père et son frère ! Venger Derkol ! Me venger, venger tous ceux qu'il a trompés ! Et te venger, Ellÿs...
    - Comment sais-tu pour Derkol ?
    - Pourquoi crois-tu que je suis ici ? Jaïna est venue à moi, Ellÿs, et m'a demandé de t'aider.
   On frappa à la porte et la voix de Linehaar se fit entendre :
    - Népenthès, viens !
   Nixten serra Ellÿs contre lui.
    - Va, Ellÿs. Souviens-toi que je serai là. Si tu as besoin d'aide, appelle-moi !
   Il la laissa aller et, alors qu'elle atteignait la porte, il lui rappela :
    - Tes barrières de protection, Ellÿs !
   La jeune fille lui sourit, puis lui tourna le dos pour aller vers le grand-croix. Tous les chevaliers démons présents à la maison mère étaient réunis et il y avait un écuyer qui allait être nommé chevalier. Ellÿs s'avança jusqu'au milieu du cercle formé par les chevaliers et regarda fièrement le grand-croix.
   Soudain, une voix accusatrice la pétrifia sur place :
    - L'assassin de Jaïna ! Comment osez-vous accueillir parmi vous celle qui a tué un chevalier démon ?
    - Jak Lal..., murmura Ellÿs d'une voix inaudible en fermant les yeux.
   Elle redevint l'enfant apeurée et farouche. Les autres chevaliers la regardaient avec étonnement tandis que Jak Lal continuait à proférer ses accusations :
    - Elle a assassiné Jaïna et lui a dérobé son médaillon ! J'étais là et je ne pouvais rien faire : son pouvoir de contact est trop puisant et aurait pu me tuer... Ce n'est pas un chevalier démon, mais un démon ! A-t-elle jamais utilisé un pentacle ? Et ces marques sur son bras ! Quel est le démon qui pourrait toucher un chevalier démon ?
    Jak Lal retournait chaque arme d'Ellÿs contre elle et la jeune fille ne se défendait pas.
    - Tu dois intervenir, Jaïna ! s'agita Baaladamon. Ils vont la tuer !
    - Non, Baal, il est trop tôt. Ellÿs doit se sortir toute seule de ce mauvais pas.
   A la mention des cicatrices, Ellÿs portai machinalement sa main à son bras gauche. Ses doigts effleurèrent d'abord la marque de Baaladamon, puis celle de Pelimarkodon. Elle toucha toutes ses cicatrices une à une et, peu à peu, son visage retrouva son calme. Ses paupières se relevèrent et elle se tourna vers le chevalier démon qui l'accusait depuis le début.
    - Bonjour, Jak Lal, fit-elle gentiment.
    - Népenthès, cet homme ne s'appelle pas Jak Lal ! protesta Linehaar.
    - Cette fille n'est pas Népenthès ! Son nom est Ellÿs !
    - C'est exact, admit Ellÿs. De même que je connais cet homme sous le nom de Jak Lal, ancien chef de la Cour des Miracles. Nixten ! appela-t-elle.
   Le jeune voleur se matérialisa à ses côtés comme par enchantement. Ellÿs ne fit que montrer Jak Lal. Nixten serra les poings et s'exclama d'une voix sourde, emplie de colère :
    - Jak Lal !
    - Népenthès ou Ellÿs, quel que soit ton nom, explique-toi ! la somma Linehaar.
    - Vous avez introduit le loup dans la bergerie ! Je connais cet homme sous le nom de Jak Lal... et je connais ce démon sous le nom de chef des démons ! cria-t-elle.
   En même temps, elle tendit la main en avant et prononça un mot de pouvoir. Jak Lal perdit aussitôt son aspect humain et reprit sa forme démoniaque. Les chevaliers s'écartèrent de lui et ce fut une panique indescriptible. Comme Ellÿs l'avait si bien pressenti, aucun d'entre eux n'avait le courage d'affronter le chef des démons.
    - Malheur à nous ! s'exclama le grand-croix en se redressant à moitié. C'est la fin de notre ordre ! La prophétie le dit : dès qu'un démon sera chevalier démon...
    - Non, intervint Linehaar, toujours calme, pas si le champion démon se dresse face à lui. Et je crois que c'est exactement ce qu'il se passe.
   Il désignait Ellÿs, maintenant d'un calme presque surnaturel. Elle repoussa Nixten derrière elle et il alla rejoindre les autres chevaliers.
    - Eh bien, Jak Lal, demanda-t-elle doucement, est-ce là le lieu et le moment que tu as choisis pour notre affrontement ? Je pense plutôt que tu as été pris par surprise ; tu ne t'attendais pas à me voir ici.
   Jak Lal regarda autour de lui ; il avait un air de bête traquée. Linehaar, calmement, alla se placer devant la porte, comme pour l'empêcher de sortir. Le chef des démons se tourna vers Ellÿs et cria :
    - Je te bannis de ce monde, Ellÿs, dite Népenthès ! Que les dieux te damnent et gardent ton âme dans les tréfonds de l'enfer !
   Rien ne se passa. Les chevaliers se regardèrent avec étonnement, tandis que Ellÿs éclatait de rire.
    - Oh ! Merci à ma mère qui m'a toujours appelée par ce surnom ! Non, Jak Lal, tu es aussi démuni que moi : je ne connais pas ton nom et tu ne connais pas le mien !
    - Maintenant, Ellÿs ! cria une voix.
   Et Jaïna se matérialisa brusquement derrière la jeune fille. Elle était accompagnée de Derkol. Ellÿs se redressa et le halo de sa puissance devint visible à tous. Le grand-croix ouvrit de grands yeux et étouffa un cri étranglé.
    - Viens à moi, Jak Lal, invita Ellÿs d'une voix douce et attirante. Viens à moi...
   Elle commença à chanter, alors que Jak Lal restait immobile ; visiblement, le chef des démons craignait Ellÿs. Les paroles de la chanson n'avaient aucun sens et ne semblaient même pas humaines, mais Jak Lal se recroquevilla en les entendant. Ellÿs, oubliant tout, se donna tout entière et sa voix s'éleva plus forte, plus légère, plus pure et plus torturante. Aux premières notes, les autres chevaliers avaient senti leurs oreilles se boucher magiquement. Seuls Jaïna et Derkol entendaient les paroles et restaient calmement aux côtés d'Ellÿs.
   Quand la dernière note s'éteignit, Jak Lal sembla récupérer un peu et redressa la tête. Les chevaliers sentirent leurs oreilles se déboucher. Ellÿs leva son bras gauche et murmura un mot. Les cicatrices s'illuminèrent comme autant de bracelets lumineux. Aussitôt, les chevaliers devinrent aveugles et l'angoisse les saisit : que pouvait faire un chevalier aveugle contre un démon ? Ellÿs dansait et Jak Lal hurla ; il tomba à genoux, implorant presque pitié :
    - Non ! Non, Ellÿs, arrête !
    - Va, Ellÿs, continue, enfant..., murmuraient les voix de Jaïna et de Derkol.
   Elle dansait comme elle n'avait jamais dansé, oubliant tout le reste, sinon sa vengeance, utilisant à fond tout ce que Baaladamon lui avait appris. Dans cette sorte de transe, les cris de Jak Lal ne lui parvenaient pas ; elle n'entendait rien, sinon une musique qui la portait, souple et gracieuse.

   Mais la danse, comme la chanson, avait une fin. Quand Ellÿs s'immobilisa, les chevaliers retrouvèrent la vue et Jak Lal se releva lentement ; il se sentait très faible. Nixten courut comme un désespéré jusqu'aux sacoches d'Ellÿs et en tira le livre de Derkol. Incrédule, son regard allait du livre à Ellÿs, si calme et si forte.
    - Ne tuez pas mon Ellÿs, ô mon Dieu ! murmura-t-il.
   Il revint en arrière à pas lents, serrant le livre contre lui.
   Ellÿs regarda Jak Lal sans colère.
    - Et si nous jouions au même jeu que tu as joué avec Jaïna, mm ?
   Elle prononça un mot de pouvoir et Jak Lal riposta instantanément. Tous deux commencèrent à tourner l'un autour de l'autre, guettant la moindre inattention. Les chevaliers retenaient leur souffle. Au début, ils avaient douté d'Ellÿs, mais depuis, ils avaient entendu les cris de souffrance de Jak Lal. Nixten et Jaïna avaient l'impression de revivre le combat entre Jak Lal et la jeune fille, sauf que les rôles étaient renversés. Ellÿs jouait avec Jak Lal comme le démon avait joué avec Jaïna, et il le savait. Il faisait son possible pour prendre son adversaire en défaut, mais il ne trouvait pas de faille. De plus, Ellÿs commençait à utiliser les mots de pouvoir qu'elle avait appris du livre de Derkol et l'effet en était dévastateur.
   Au premier qu'elle prononça, une boule étincelante apparut au-dessus de la tête de Jak Lal. A chaque mot nouveau que Ellÿs utilisait, la luminosité de la boule allait décroissante et chacun comprit que les pouvoirs de Jak Lal s'en allaient avec la luminosité. Et puis, la boule elle-même disparut. Implacable, Ellÿs marcha droit sur lui.
    - Quel est ton nom ? tonna-t-elle.
   Jak Lal, épuisé, vidé de ses forces et de ses pouvoirs, leva vers elle son regard incandescent.
    - Quel est le tien ? cracha-t-il en réponse.
    - Ellÿs, c'est inutile, fit la voix calme de Jaïna derrière elle. Tu connais son nom depuis le début. Je l'ai murmuré en mourant. Souviens-toi, Ellÿs !
    - Mais je n'ai pas entendu, Jaïna !
    - Tu as entendu, affirma le fantôme. Sinon, comment saurais-tu que je n'ai pas dit "Jak Lal" ?
   Ellÿs se tordit les mains de désespoir. Puis elle se rappela quelque chose : juste après la mort de Jaïna, quand elle avait réalisé qu'elle était chevalier démon, elle avait été saisie de peur. Elle avait décidé de cacher son nom pour que jamais un démon ne puisse l'utiliser contre elle et elle avait pris le surnom de Népenthès. Pourquoi avait-elle fait cela alors que Ellÿs était déjà un surnom ? Parce qu'elle avait entendu son vrai nom, prononcé par Jaïna en mourant.
    - Oui, Ellÿs, murmura Baaladamon dans le silence de son esprit. Oui ; c'est pour cela que toi seule pouvait devenir champion démon. Utilise contre Jak Lal le pouvoir de ton nom, Ellÿs !
   Terrifiée par ce qu'elle allait faire, Ellÿs dit d'une voix presque stridente :
    - Je te bannis à jamais de ce monde, Ellÿsea ! Retourne d'où tu viens et restes-y jusqu'à la fin des temps, privé de tes pouvoirs de démon ! Que tes conjurateurs trouvent la mort qu'ils méritent lorsqu'ils prononceront ton nom et puisse aucun pentacle ne les protéger de ma malédiction ! Meurs, Ellÿsea ! Va-t'en, Ellÿsea, maintenant !
   Dans un cri de douleur indescriptible, Jak Lal se redressa et Ellÿs, tête renversée en arrière, lui fit écho. Le halo qui entourait la jeune fille s'éteignit lentement et quand il jeta sa dernière lueur, Jak Lal disparut, tendant la main en un muet appel à l'aide et murmura :
    - Jaïna...
   Ellÿs, vidée de ses pouvoirs, s'effondra à genoux, appuyée sur ses mains. Sous les yeux étonnés des chevaliers, les cicatrices disparurent une à une, en commençant par le poignet. Chaque marque qui s'effaçait arrachait un gémissement à Ellÿs épuisée. Quand celle de Baaladamon disparut à son tour, ce ne fut plus un gémissement, mais un cri inhumain qui jaillit des lèvres décolorées d'Ellÿs.
   La scène était étrange ; le grand-croix sur son siège, Linehaar devant la porte, les chevaliers massés dans un coin et Nixten, les mains maintenant vides, regardaient la jeune fille seule dans le grand cercle qu'ils formaient. Jaïna et Derkol avaient disparu, maintenant vengés. Le grand-croix se leva, ramassa le manteau pourpre qu'avait laissé Jak Lal et le déposa sur les épaules d'Ellÿs.
    - Nous sommes fiers de vous accueillir parmi nous, chevalier démon Népenthès ! dit-il solennellement.
   Mais Ellÿs tira sur le manteau et le fit tomber à terre.
    - Ce n'est plus la peine. Je n'ai plus le moindre pouvoir. Je ne saurais même plus faire un pentacle.
   Sa voix n'était qu'un murmure empli de souffrance. Ses bras tremblèrent et elle s'abattit à terre. Ses cheveux, qui la cachaient, s'écartèrent et révélèrent son visage blême et tiré. Nixten s'élança en avant et souleva Ellÿs dans ses bras. Un démon apparut. C'était Baaladamon.
    - Je suis le démon protecteur d'Ellÿs ou Népenthès, quel que soit le nom que vous lui donnez. Je suis aussi le nouveau chef des démons. Mes congénères et moi-même vous remercions de nous avoir permis d'utiliser le chevalier démon Ellÿs pour bannir l'ancien chef des démons.
   Entre les bras de Nixten, Ellÿs s'agita, comme si elle sentait la présence de Baaladamon.
    - Ne la croyez pas quand elle dit qu'elle n'a plus de pouvoir. Si elle survit, ils reviendront. Naturellement, elle ne sera jamais aussi puissante qu'elle l'était avant de lutter contre Jak Lal, mais ne la laissez pas quitter l'ordre.
   Il se tourna à moitié vers Nixten et Ellÿs, rencontra le regard noir du jeune voleur fixé sur lui et disparut. Le grand-croix tendit la main vers Ellÿs et toucha le médaillon. Il était froid et ne dégageait aucune aura. Il soupira.
    - J'ai des doutes sur le fait qu'elle survive...
   Devant le regard haineux de Nixten, il fit donner une chambre à Ellÿs et le jeune voleur alla la déposer sur le lit. Il s'assit à côté d'elle et lui prit la main. Jaïna se matérialisa au pied du lit.
    - Quand elle se réveillera, Nixten, laisse-la seule. Son démon a des choses à lui dire et il ne viendra pas tant qu'elle ne sera pas seule.
   Nixten fit signe qu'il comprenait. Jaïna disparut et le jeune homme sut, sans chercher comment il savait, que c'était sa dernière apparition. Il regarda Ellÿs ; pâle, fragile, elle avait les traits qu'il lui avait vus lors de leur première rencontre. Avec ses pouvoirs et le bannissement de Jak Lal, elle avait perdu sa confiance en elle-même et sa force. Sa vengeance était accomplie, que lui restait-il ? Depuis qu'elle avait vu mourir Jaïna, elle avait axé toute sa vie sur une chose : devenir chevalier démon pour venger Jaïna. Pourrait-elle redevenir la fille de cordonnier qu'elle était ? Nixten en doutait et, en son for intérieur, il ne le souhaitait pas. Si elle le faisait, elle s'enterrerait dans un village perdu où il ne la retrouverait jamais.

   Ellÿs s'agitait et Nixten pressentit qu'elle allait se réveiller. Il lâcha la main de la jeune fille et se leva. Il atteignit la porte, regarda en arrière, revint sur ses pas, imprima un long baiser sur le front d'Ellÿs et s'en alla. Quelques instants, elle ouvrait les yeux. Son premier mouvement fut de tourner les yeux vers son bras gauche. Il était intact, comme il l'était avant de faire des pactes avec les démons. Elle eut un gémissement.
    - Oh ! Je n'ai donc pas rêvé !
   Elle tenta de se redresser, mais elle était trop faible.
    - Baal ! Viens à moi, je t'en prie ! Je ne peux plus te conjurer, mais je sais que tu peux m'entendre...
   Baaladamon apparut à côté de son lit et s'assit sur le bord. Ellÿs tendit la main vers lui et le toucha sans qu'il en souffre ; par contre, elle sentit un violent frisson la parcourir.
    - Tout est comme avant, n'est-ce pas ? dit-elle d'une voix basse.
    - Oui.
    - Sauf que maintenant, je suis vide de tout pouvoir, de tout but, de toute... vie ! De tout futur...
    - Non, Ellÿs, c'est faux !
    - Regarde Derkol ! Crois-tu que je veuille m'abuser ? Derkol n'avait plus le moindre pouvoir, pourquoi en aurais-je encore ?
    - Parce que tu es... étais le champion démon. Parce que tu étais beaucoup plus puissante qu'il ne l'était. Et parce que je ne te laisserai jamais refuser le titre de chevalier démon.
   Elle lui tendit son médaillon d'un geste brusque.
    - Touche-le ! Est-ce que tu sens quelque chose ?
   Baaladamon secoua la tête. Le médaillon n'avait plus l'aura de Jaïna et n'irradiait aucunement celle d'Ellÿs. Ce n'était qu'un morceau de métal froid sans plus aucune signification. Le démon le laissa retomber.
    - Pourquoi veux-tu que je sois encore chevalier démon ? Je n'ai plus de vengeance à accomplir !
    - Quelle importance ? J'ai connu des chevaliers qui avaient couru leur vie entière après un démon pour finalement apprendre qu'un de leurs collègues l'avait banni quand ils étaient encore écuyers. J'en ai connu d'autres qui sont morts avant d'avoir pu se venger. Il y en a qui se sont vengés relativement vite et qui, trouvant leur vie vide de sens, ont donné leur nom au premier démon qu'ils ont rencontré, lequel les a évidemment bannis. Il y en a d'autres qui ont continué, malgré tout, pour délivrer simplement ceux qui sont possédés. N'est-ce pas ce que tu voulais à l'origine ? Qu'y a-t-il de changé ?
    - Moi, Baal. Je ne suis plus la même. Quand j'avais un but désintéressé, j'avais Jaïna avec moi. Je n'étais pas seule. Quand je ne songeais qu'à la vengeance, je me suis retrouvée seule, plus démon qu'humaine. Mais j'avais un but et je savais que c'était nécessaire. Je ne veux pas revivre ça, Baal. Je ne veux pas que mon contact fasse souffrir soit l'autre, soit moi. C'était un calvaire, Baal ! Quelle vie ai-je devant moi, si je dois être gantée pour saluer quelqu'un ou si prendre un enfant dans mes bras me fait presque hurler de douleur ?
   Baaladamon ne répondit rien ; il prit la main d'Ellÿs dans la sienne, puis murmura :
    - Tu ne seras jamais aussi puissante que tu l'as été, Ellÿs... Les démons souffriront, mais le contact de tes semblables ne sera plus une souffrance pour toi.
    - Mais c'est là que tu ne comprends pas, Baal ! Mes amis... à part Nixten, maintenant que je n'ai plus Jaïna, ce sont des démons ! Pel, toi et tous ceux qui m'avaient marquée de leur puissance... Que puis-je faire, déchirée entre deux mondes ? J'étais chevalier démon, protecteur des hommes, et pourtant, j'aspirais à la compagnie des démons. Maintenant, je ne suis plus rien. Vers qui puis-je me tourner ?
    - Vers moi, toujours, Ellÿs. Rappelle-toi ce que je t'ai dit : je suis ton démon protecteur, jamais je ne t'abandonnerai !
   La jeune fille se réfugia dans les bras du démon et appuya sa tête contre son épaule. Un peu surpris, Baaladamon referma ses bras sur elle.
    - Tu pourras toujours me tenir comme cela, même si je redeviens chevalier démon ? demanda-t-elle d'une petite voix.
    - Oui, Ellÿs, répondit Baaladamon en resserrant son étreinte.
   Il y eut un moment de silence.
    - Baal ?
    - Oui, Ellÿs ?
    - Tu aimais vraiment beaucoup Jaïna ?
   Baaladamon ne sut que répondre, puis la voix de Jaïna chuchota dans sa tête :
    - Dis-lui la vérité, Baal. Le moment est venu.
    - Ellÿs, je n'ai jamais aimé Jaïna. Je l'ai cru, mais mes pensées ont toujours été tournées vers... vers toi, Ellÿsea...
    - Moi ? Es-tu bien sûr de ne pas chercher à t'abuser une nouvelle fois ?
    - Aurais-je trahi les miens, aurais-je laissé mon père se faire assassiner, t'aurais-je dit que Derkol se cachait sous le nom de Jehoraate, aurais-je fait tout cela si je ne t'avais pas aimée, Ellÿs ?
    - Tu étais le démon protecteur de Derkol, n'est-ce pas ?
    - Oui, répondit Baaladamon redoutant qu'elle ne le repousse à cette nouvelle.
    - Pourquoi avoir encouru le risque que je te haïsse en me révélant son nouveau nom ?
    - Pour te donner la seule arme qui pouvait te permettre de vaincre Jak Lal.
    - Ton père...
    - Oui, mon père...
    - Pour me sauver, tu as mis en jeu notre amitié, ton amour filial... Que te reste-t-il, Baal, maintenant que tu es chef des démons et... seul ?
    - Toi... si tu acceptes de redevenir chevalier démon. Sinon, personne !
   Il repoussa gentiment Ellÿs et se leva. Il avait atteint la porte quand un pentacle étincelant se forma autour de lui.
    - Je t'interdis de me quitter, fit Ellÿs en se levant.
   Elle vint vers lui, l'air décidé.
    - Et si un pentacle ne suffit pas à te retenir près de moi, est-ce que mes bras autour de ton cou pourront le faire ? demanda-t-elle en joignant le geste à la parole.
    - N'aime pas, murmura Baaladamon malgré lui.
    - "Mais serais-tu amoureuse de moi ?", rétorqua Ellÿs. Tu es chef des démons maintenant...
    - N'aime pas, répéta Baaladamon, se forçant à résister.
    - Tout cela est fini, Baal. Jak Lal n'est plus.
   Baaladamon drapa les épaules d'Ellÿs dans le manteau d'apparat qu'il fit surgir du néant, la souleva dans ses bras et l'emporta hors de la chambre.
   Les chevaliers démons haussèrent les sourcils en voyant Baaladamon traverser la maison mère, serrant Ellÿs contre lui. Linehaar eut un léger sourire et se détourna pour le cacher. Baaladamon déposa la jeune fille sur son cheval qui hennit gaiement et Ellÿs, enveloppée dans son manteau pourpre, s'éloigna de la maison mère sans un regard en arrière.
    - Nous partons à la chasse au démon ? fit-elle.
    - Non, pas vraiment. Il faut que je te dise, Ellÿs... Lorsque tu as dansé et chanté... tu as rendu Derkol et Jaïna sensibles au sort de bannissement que tu as prononcé contre Jak Lal.
    - Et ? demanda Ellÿs, sentant son sang se glacer dans ses veines.
    - Leurs âmes ont été bannies pour l'éternité..., murmura Baaladamon.

Texte © Azraël 1999 - 2002.
Bordure et boutons Vampire Demons and Wolves, de Silverhair

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