Les chevaliers démons : Jaïna

    - Dis-moi ton nom.
    - Je ne peux pas.
    - Si tu es celui que tu prétends, il n'y a aucun mal à le dire.
   Jaïna se tut un moment. Elle avait réussi à enfermer l'homme possédé dans un pentacle et il ne pouvait rien contre elle. Elle respira profondément.
    - Quel est ton nom ? reprit-elle.
    - Cessez ces questions ! Cessez de me torturer ! gémit l'homme en se tordant de douleur.
    - En quoi est-ce que je te torture ? Je te demande simplement ton nom.
    - Vous le savez. Je... m'appelle... Wat, répondit-il comme si c'était un terrible effort à dire.
    - A qui suis-je en train de parler ? lança brutalement la jeune fille.
    - A moi... à Wat...
    - Tss... pourquoi ne veux-tu donc pas être raisonnable ? Allons, un petit effort !
   La première chose que Jaïna avait apprise, c'était la patience. Elle avait une fois passé un après-midi entier à demander son nom à une femme possédée.
    - Qui es-tu ?
    - Wat ! cria l'homme.
    - Tu persistes ?
    - Oui !
    - Tu refuses de me dire ton nom ?
    - Je viens de vous le dire.
   Jaïna traversa la pièce et attrapa l'homme par sa tunique sans se soucier du pentacle par terre.
    - Je te parle de ton vrai nom, cracha-t-elle. Vas-tu me le dire ?
    - Non ! hoqueta Wat.
    - Alors va-t'en. Puisque je te torture, va-t'en.
   Sur le visage de l'homme, un certain nombre d'expressions se succédèrent, puis il secoua violemment la tête.
    - Non.
    - Dis-moi ton nom, dans ce cas, offrit Jaïna sans se départir de son air têtu.
   L'homme ne répondit rien. La jeune fille fronça les sourcils et regarda rapidement par la fenêtre. Le soleil allait déclinant ; elle devait faire vite avant que son patient ne retrouve toutes ses forces. On l'avait prévenue trop tard. Elle vint se placer dans le pentacle et, tranquillement, enleva sa tunique à l'homme. Il essaya bien de se défendre, mais ses forces étaient amoindries. Jaïna posa ses mains à plat sur la poitrine de l'homme qui hurla de douleur.
    - Je veux parler à Wat, dit-elle, inflexible.
    - Tu lui parles depuis le début.
   Jaïna nota le changement dans la façon de s'adresser à elle et comprit qu'elle gagnait du terrain.
    - Apporte-moi la voix de Wat ! insista-t-elle.
   L'expression de l'homme se fit plus humble, mais son air restait réticent.
    - Wat, m'entends-tu ? fit Jaïna. Concentre-toi très fort, regarde-moi dans les yeux et ne laisse rien te distraire. Regarde mes yeux et rien d'autre !
   Wat obéit docilement et Jaïna vit un éclair de haine passer dans le regard brun de l'homme. Elle laissa sa main gauche là où elle était et déplaça légèrement la droite pour la placer au niveau du coeur.
    - Démon, tu n'as pas voulu partir, ni me donner ton nom, mais tu as laissé cet homme venir à moi. Démon, tu vas quitter ce corps que tu as usurpé, car Wat ne veut plus de toi.
   Elle s'interrompit un instant, puis lança sèchement :
    - Mes yeux, Wat, mes yeux !
   Le regard brun se focalisa aussitôt. Jaïna réfléchit ; elle n'aimait pas procéder de cette façon, c'était dangereux et peu sûr. Si le démon reprenait son influence sur Wat au milieu de l'incantation, elle était perdue. Mais la lumière baissait et elle n'avait plus de temps. Lentement, elle énonça les premières paroles de l'incantation et sentit l'homme frémir sous ses mains. Elle ne pouvait pas interrompre l'incantation pour lui rappeler de la regarder, mais elle fronça violemment les sourcils en continuant. Les frémissements se firent plus nombreux, plus brusques, puis devinrent presque des ruades. Wat essayait désespérément d'échapper à son emprise, mais Jaïna réussissait à garder ses mains contre sa poitrine, tout en le forçant à la regarder. Aux derniers mots, Wat s'effondra ; Jaïna ne s'en préoccupa pas le moindre du monde. Elle fixait un monstre noir, cornu et griffu, les yeux luisants de haine, qui se tenait devant elle.
    - Quel est ton nom ? demanda-t-elle.
    - Je ne te le dirai pas.
    - Quel est ton nom ? répéta la jeune fille en tapant du pied.
   Le démon se buta, alors Jaïna avança et tendit sa main vers lui. Il grogna et recula ; arrivé aux limites du pentacle, il eut un hurlement de frustration et tenta de se jeter sur Jaïna. Celle-ci ne bougea pas, ne cherchant même pas à éviter le contact. Le démon s'arrêta juste devant elle et lui projeta son souffle brûlant dans la figure.
    - Dis-moi ton nom, ordonna la jeune fille en levant la main.
   Le démon hurla de nouveau de frustration ; le soleil allait bientôt disparaître, mais il ne pouvait plus lutter.
    - Monkelederjee, dit-il finalement.
    - Je te bannis de ce monde, Monkelederjee ! Retourne d'où tu viens et restes-y ! Que tes conjurateurs trouvent la mort qu'ils méritent lorsqu'ils prononceront ton nom et puisse aucun pentacle ne les protéger de ma malédiction ! Va-t'en, Monkelederjee, maintenant !
   Le démon eut un dernier regard de haine et disparut. Jaïna prononça les mots qui faisaient disparaître le pentacle, puis alla ouvrir la porte. Cinq regards se tournèrent vers elle.
    - C'est fait, dit-elle. Il doit être fatigué.
   Le père de famille se leva et alla chercher son fils aîné. La mère eut un regard reconnaissant à l'adresse de Jaïna, puis éclata en sanglots silencieux. La vieille femme dans son fauteuil continuait à se parler toute seule, n'ayant rien remarqué. Les deux enfants, une jeune fille et son petit frère, fixaient Jaïna avec respect. Elle alla vers la porte d'entrée qu'elle ouvrit et, juste avant de sortir, elle jeta par-dessus son épaule :
    - Ne lui posez pas de questions. Il n'est au courant de rien.
   Elle referma la porte derrière elle et, tête baissée, s'engagea dans la rue maintenant sombre pour rejoindre son auberge.

    - Eh bien, mon petit chevalier ! Tu n'as plus ton air bravache et dédaigneux ! fit une voix railleuse sortant d'une zone d'ombre.
   Jaïna releva vivement la tête.
    - Arrête tes plaisanteries stupides, Nixten ! lança-t-elle, agacée. Que fais-tu ici ?
    - Jak Lal veut te voir. Tu dois lui manquer. Allez, viens.
   La jeune fille le suivit sans rien dire. Nixten n'oserait jamais trahir Jak Lal et ce dernier ferait payer le moindre geste déplacé envers Jaïna. Jak Lal et ses hommes avaient établi leur campement à la limite de l'enceinte de la ville, dans un endroit discret. Si Jak Lal avait accepté de se laisser enfermer dans la ville, cela signifiait qu'il connaissait certainement une sortie inconnue des gardes.
   Jak Lal lui-même vint à la rencontre de Jaïna, lui entoura les épaules de son bras et l'entraîna à l'écart sans se soucier de Nixten qui les suivait du regard avec un air jaloux.
    - Tu as l'air épuisée, fit Jak Lal d'un ton critique.
   Jaïna hocha vaguement la tête.
    - Je sais. Ils deviennent de plus en plus coriaces. J'ai bien cru qu'il n'allait pas céder.
    - Tu as employé l'incantation ?
    - Oui. Il ne voulait pas me dire son nom et je n'avais plus le temps pour autre chose.
   Jak Lal marmonna quelque chose, puis, presque d'un air absent, il embrassa Jaïna.
    - Et toi ? fit la jeune fille.
    - Rien de particulier.
    - Tu ne devrais pas être ici, lui rappela Jaïna. Tu voulais aller à Lakman.
    - Ils se souviennent encore trop bien de moi. Et puis, j'aime bien te surveiller, par les temps qui courent. On croirait que les démons pullulent, soudain.
   Jaïna eut un rire fatigué.
    - Tu ne crois pas si bien dire ! Je repars demain matin. Un nouveau cas s'est présenté. Le courrier est arrivé juste avant que je ne quitte l'auberge pour m'occuper de Wat.
   La jeune fille ne prononçait jamais le nom des démons qu'elle avait chassés ; comme de coutume, elle désignait ses patients par le nom du corps occupé.
    - Que font tes collègues ? grogna Jak Lal.
    - La même chose que moi, je suppose, fit Jaïna. Mais nous sommes si peu nombreux, maintenant...
    - Tu n'encourages pas beaucoup les vocations, il faut dire, remarqua Jak Lal.
   Jaïna fronça les sourcils, sachant qu'elle s'engageait dans une discussion qui avait déjà eu lieu plusieurs fois auparavant. Elle haussa les épaules.
    - Je vais rentrer, Jak Lal, annonça-t-elle. Le chemin de demain sera long et je n'ai guère envie de tomber de cheval.
    - Tu veux que Nixten te raccompagne ?
    - Non merci, ça ira.
    - Tu sais que je n'aime pas te savoir seule dans les rues la nuit.
    - Oh, Jak Lal, je ne suis plus une enfant ! protesta Jaïna. De plus, qui oseraient attaquer un chevalier démon ? Parfois, ils nous craignent plus qu'ils ne craignent les démons !
   Elle embrassa Jak Lal à son tour, puis se glissa hors du campement avec la même adresse que ces hommes assemblés, tous voleurs, bandits de grands chemins et possesseurs d'autres titres aussi peu glorieux. Elle regagna son auberge sans encombres et se coucha aussitôt, non sans avoir prévenu l'aubergiste de la réveiller à l'aube.
   Le lendemain, ce ne fut pas l'habituelle servante qui toqua à sa porte. La jeune fille qui entra dans la chambre avec le plateau du petit déjeuner avait un air vaguement familier, mais Jaïna n'arrivait pas à la resituer.
    - Je n'ai pas demandé le petit déjeuner dans ma chambre ! fit-elle en sortant du lit.
    - L'initiative est mienne, seigneur chevalier.
   Les gens avaient toujours du mal à attribuer ce titre à Jaïna, mais puisqu'elle était la seule femme de l'ordre, on avait décidé de ne pas créer de titre spécial pour elle.
    - Comment t'appelles-tu ? demanda Jaïna en attrapant un croisant.
   C'était devenu une habitude ; la première chose qu'elle faisait était de demander son nom à son interlocuteur.
    - Ellÿs, seigneur chevalier.
    - J'y suis ! fit Jaïna en claquant des doigts. Tu es la soeur de Wat. Que fais-tu ici ?
    - Je voudrais devenir chevalier démon, dit la jeune fille timidement.
    - Folie ! rétorqua Jaïna en avalant sa bouchée de croissant et en faisant disparaître la moitié de la pâtisserie d'un coup de dents. C'est bien trop dangereux, continua-t-elle, la bouche pleine.
    - Vous le faites bien, vous !
    - Moi, c'est différent, Ellÿs. Mon père et mon frère étaient des chevaliers démons et c'est l'unique raison pour laquelle j'ai été acceptée. J'ai juré à ma mère et à ma belle-soeur de trouver le démon qui les avait tués et de les venger.
    - Mon frère a été possédé ! cria Ellÿs.
    - Oui, mais son démon ne reviendra plus. Il est banni à jamais. Allons, continua-t-elle en terminant son petit déjeuner, il faut que j'y aille.
   Une minute plus tard, vêtue d'une tunique noire et d'un pantalon gris, elle descendait les escaliers. Son cheval l'attendait devant l'auberge, déjà sellé.
    - Merci, ma... seigneur chevalier, pour Wat..., murmura l'aubergiste.
   Jaïna sourit.
    - Il n'y a pas de quoi. Notre ordre est là pour ça.
   Elle bondit en selle et s'éloigna tranquillement vers la porte sud. Ellÿs la regarda partir, les yeux écarquillés avec une expression difficile à exprimer.
    - Allons, Ellÿs, rentre chez toi. Ta mère a eu assez d'émotions comme ça, sans lui rajouter l'inquiétude de savoir où tu es passée, dit l'aubergiste.
    - Je ne crois pas, non, fit Ellÿs en secouant la tête.
   Elle quitta l'auberge d'un pas décidé et l'aubergiste, soucieux, remarqua qu'elle ne se dirigeait pas vers sa maison.

   Jaïna ne perdait pas de temps en route. Le nouveau démon s'était manifesté à une bonne distance de là où elle était. La jeune fille sourit ; cela ressemblait presque à un jeu : les démons, plus nombreux que les chevaliers, faisaient courir ces derniers sur tout le continent avant de leur permettre d'atteindre l'un d'entre eux. Jaïna fronça les sourcils. Monkelederjee. Le nom lui était familier, elle en était sûre ; lâchant les rênes, elle souleva le rabat de sa sacoche et en sortit un gros livre relié de cuir marron. Pensivement, elle tourna les pages jusqu'à la lettre M. Son doigt s'arrêta sur un nom en caractères gothiques. Monkelederjee. Il y avait même un dessin à côté, richement coloré, pour le représenter. Cela voulait donc dire qu'il était connu et que des chevaliers démons avaient déjà eu affaire à lui.
   Son front se plissa soucieusement ; quelqu'un avait donc rappelé Monkelederjee et ceux qui l'avaient fait devaient être très puissants pour avoir pu survivre à la malédiction. Sauf... sauf si Monkelederjee avait été le démon protecteur d'un chevalier. A cette hypothèse, Jaïna frissonna. Décidément, le monde des démons était bien agité ces temps-ci. Son cheval renâcla et la jeune fille leva les yeux de son livre. Les portes d'une ville se dressaient devant elle ; elle rangea son livre et fouilla sous sa tunique pour en sortir un gros médaillon argenté qu'elle laissa retomber sur sa poitrine. Toutes les autorités se devaient de connaître cette amulette. Le garde lui jeta un coup d'oeil intéressé, puis se figea en voyant le médaillon. Il salua respectueusement.
    - Bienvenue dans nos murs, seigneur chevalier, déclara-t-il.
    - Merci bien, répondit Jaïna en poussant son cheval en avant.
   La ville était tranquille ; fourmillante de monde, naturellement, mais il n'y avait pas de panique. Mais Jaïna savait que l'ignorance du danger provoquait souvent la tranquillité. Elle traversa la cité de part en part, sans se soucier des regards qu'on lui jetait. Elle retint son cheval au moment où un petit garçon se précipitait dans ses pattes ; l'enfant se releva aussitôt, rouge de confusion.
    - Merci, madame, dit-il poliment.
   Puis il vit le médaillon et ses yeux s'arrondirent.
    - Je veux dire..., commença-t-il.
   Sa mère le souleva dans ses bras et recula précipitamment.
    - Ne lui faites pas de mal, seigneur chevalier ! lança-t-elle nerveusement. Ce n'est qu'un enfant...
   Jaïna sourit.
    - Oui. C'est un bel enfant, madame, que vous avez là.
   Son cheval reprit la route. Jaïna laissa son sourire se teinter d'amertume avant de s'effacer. En premier lieu, ils ne voyaient qu'une femme et la regardaient plutôt avec admiration, car Jaïna était loin d'être vilaine à regarder ; puis ils remarquaient le médaillon, signe qu'elle était chevalier, et leur admiration se muait en surprise et respect ; enfin, ils cherchaient à voir ce qui était gravé sur l'amulette et leur attitude devenait toute méfiance et inquiétude.
   Une deuxième ville se présenta bientôt et le même scénario se répéta ; cela faisait partie des choses auxquelles Jaïna était vite devenue habituée. Pourtant, elle avait choisi les couleurs de ses vêtements sobres, avec un petit air d'uniforme, pour bien montrer qu'elle n'était pas une simple femme. Mais personne n'y faisait attention jusqu'à ce que leurs yeux tombent sur le médaillon. Et là, après quelques bredouillements, venait le "seigneur chevalier" auquel elle avait droit, mais qu'elle n'exigeait jamais.
   La nuit allait tomber. Jaïna était dans une ville où elle était déjà venue et elle se dirigeait vers une auberge essentiellement fréquentée par des chevaliers. Les ignorants qui s'y aventuraient étaient redirigés ailleurs avec plus ou moins de gentillesse. Jaïna entra et aussitôt, les conversations se turent.
    - Va voir ailleurs, la fille ! cria quelqu'un.
   Jaïna se tourna vers l'aubergiste.
    - Une chambre pour la nuit, le repas de ce soir et demain matin, plus ce qu'il faut pour mon cheval.
   L'aubergiste s'exécuta aussitôt. La jeune fille, sacoches sur l'épaule, se fraya avec aisance un chemin entre les tables encombrées pour gagner une place libre. Une grande main se posa sur son bras et l'arrêta. Les chevaliers attablés la regardèrent avec un air peu amical.
    - Tu n'as pas entendu ce que j'ai dit, la fille ? grogna l'un d'eux. J'ai dit : dehors !
    - Erreur, rétorqua calmement Jaïna. Tu m'as dit d'aller voir ailleurs.
   L'un des chevaliers dissimula un sourire, puis éclata de rire : il venait d'apercevoir la lourde chaîne autour du cou de Jaïna et savait ce que cela voulait dire. Celui qui avait parlé lui lança un regard noir, mais l'autre ne sembla pas s'en soucier.
    - Comment t'appelles-tu ? demanda-t-il en renvoyant en arrière une mèche blonde trop longue.
    - Et toi-même ? rétorqua Jaïna, toujours méfiante.
   Le chevalier blond perdit son sourire et prit un air sérieux.
    - Je vois, fit-il gravement. Je m'appelle Ranger.
    - Drôle de nom. Je suis Jaïna.
    - Joli. Un peu exotique, mais joli, commenta Ranger avec une grimace amusée. Veux-tu t'asseoir à notre table, Jaïna ? Il y a une place libre à côté de moi.
    - Dans un instant. Je n'en ai pas fini avec lui, ajouta la jeune fille en pointant l'index vers le premier qui avait parlé.
    - Maintenant que tu as fini de faire le joli coeur, Ranger, je peux reprendre la parole ? grogna l'homme. Va-t'en, la fille ; malgré l'invitation de Ranger, ceci est une auberge pour chevaliers. Tu n'as rien à y faire, sauf si quelqu'un t'y a appelée, naturellement, ajouta-t-il avec un gros rire.
   Jaïna s'appuya sur la table et se pencha vers lui, ses yeux noirs brillant étrangement.
    - Je crois qu'il va falloir que je t'apprenne les bonnes manières, fit-elle.
    - M'apprendre... ? La fille, tu...
    - D'abord, ne m'appelle pas "la fille" ! continua Jaïna. Si tu étais poli, tu te présenterais, comme Ranger, et tu utiliserais mon nom. Au pire, tu devrais au moins dire "collègue".
    - Collègue ? Mais je rêve, ma parole !
    - Ensuite, tu pourrais m'offrir un siège. Ce serait aimable de ta part ; mon voyage fut long.
   Son interlocuteur ne répondit pas, mais son regard suggérait assez qu'il avait envie de l'étrangler.
    - Enfin, éventuellement, tu pourrais me demander à quel ordre j'appartiens.
   En disant cela, Jaïna tira sur la chaîne autour de son cou et mit son médaillon sous le nez de l'homme. Celui-ci fit un bond en arrière et Ranger éclata de rire.
    - Elle t'a bien mouché, là, Selgor ! lança-t-il.
   Dans la salle, les autres chevaliers commençaient à murmurer, étonnés que Selgor n'ait toujours pas mis cette impudente à la porte. Aucun d'eux n'avait vu le médaillon que Jaïna avait déjà remis sous sa tunique. Ranger se leva et réclama le silence.
    - Mes amis, nous avons l'honneur d'accueillir parmi nous ce soir Jaïna, chevalier démon !
   La jeune fille releva légèrement le menton avec un air de défi, mais nul homme soucieux de sa vie ne se serait aventuré à défier un chevalier démon.
    - Accepteras-tu la place à côté de moi, maintenant, Jaïna ? demanda Ranger en se rasseyant.
   - Avec plaisir, répondit-elle en faisait le tour de la table et en prenant place à côté du chevalier blond.
   L'aubergiste lui apporta son repas et elle commença à l'engloutir sans se soucier des regards posés sur elle. Tous la croyaient quand elle disait être chevalier démon. Nul n'aurait osé porter le médaillon d'un chevalier démon sans l'être vraiment.
   Selgor la fixait intensément.
    - Il y a donc un démon dans les parages ?
   Jaïna releva la tête et sourit, sa cuillère à mi-chemin entre son assiette et sa bouche.
    - Non, pas vraiment. Mais je ne peux pas en parler. Aucun ne me confierait le but de sa mission ; c'est la même chose pour moi.
   Selgor hocha la tête, compréhensif. La soirée se passa plutôt bien ; les chevaliers à sa table se montrèrent agréables et Ranger se révéla très drôle. Cependant, Jaïna ne s'attarda pas très longtemps ; elle avait encore beaucoup de route à faire et comptait se lever tôt le lendemain matin. Chaque jour qui passait laissait au démon une occasion de disparaître dans la nature. Mais avant d'éteindre, elle prit son livre et le feuilleta pensivement, jusqu'à ce qu'elle tombe de nouveau sur la page consacrée à Monkelederjee. Elle lut attentivement l'article, mais n'apprit pas grand-chose, sinon qu'il faisait partie des démons les plus puissants, ce qui expliquait un peu le mal qu'elle avait eu à le chasser. Elle soupira, remit son livre dans ses sacoches et souffla la bougie.

   Elle sut avant même d'ouvrir les yeux qui venait d'entrer dans sa chambre. Elle se redressa, la regardant tirer les rideaux et se retourner calmement vers elle.
    - Très bien, Ellÿs, fit Jaïna sans colère, tu as réussi à me retrouver.
    - Ce n'était pas difficile, répondit la jeune fille en haussant les épaules. Votre cheval est assez repérable.
    - Qui t'a laissée entrer ? demanda Jaïna en disparaissant pour s'habiller.
    - J'ai dit que j'étais votre écuyer et un chevalier a donné sa garantie. Grand, blond, souriant.
   Dans un éclair, Jaïna crut presque voir Ranger esquisser un sourire moqueur en laissant entrer Ellÿs.
    - Que veux-tu ?
    - Je vous l'ai déjà dit ; je veux être chevalier démon.
    - Dans ce cas, va à la maison mère et ils t'apprendront ce que tu veux savoir.
    - Tout le monde sait que pour être accepté, il faut être présenté par un autre chevalier et avoir fait ses preuves.
    - Et que crois-tu pouvoir apporter à l'ordre ?
    - Je sais me battre ! s'exclama Ellÿs. Wat m'a appris.
   Jaïna releva le petit menton volontaire et poussiéreux.
    - Justement, Ellÿs. Un chevalier démon n'a pas besoin de savoir se battre. D'autres le font pour toi. Tu ne défies pas un démon une épée à la main. D'ailleurs, pourquoi veux-tu devenir chevalier démon ?
    - Pour être prête à me défendre. Je ne veux pas revivre l'expérience comme avec Wat. Attendre dans l'anxiété quelqu'un qui peut faire quelque chose quand on est soi-même impuissant et que mon frère était en train de commettre des atrocités...
    - Mauvaise réponse, fit Jaïna. Il n'y a qu'une seule raison pour vouloir devenir chevalier démon.
    - Et c'est ? demanda Ellÿs, piquée au vif.
    - Tu le découvriras toute seule si c'est vraiment ce que tu veux.
   Elle prit ses sacoches et les jeta sur son épaule ; en ouvrant la porte, elle jeta par-dessus son épaule :
    - Tu as sellé mon cheval au moins ?
    - Il vous attend devant la porte, répondit Ellÿs, boudeuse.
    - C'est bien.
   Et Jaïna descendit l'escalier ; Ranger était en bas, assis sur un coin de table, mâchant pensivement un petit pain beurré. A côté de lui se trouvait une pile de petites crêpes rondes fumantes, dégoulinantes de miel.
    - Bonjour ! lança-t-il gaiement. Quelques crêpes ?
   Jaïna en saisit quelques-unes au passage et se dirigea vers la porte.
    - Merci pour mon écuyer, au fait, dit-elle en franchissant le seuil.
    - De rien, même si elle n'est pas ton écuyer.
   Jaïna se retourna, revint sur ses pas et en profita pour reprendre des crêpes qu'elle engloutit tout aussi vite que les précédentes.
    - Pourquoi l'avoir laissée entrer, dans ce cas ?
    - Je me suis dit qu'elle n'avait pas volé quelques heures de repos, répondit Ranger en haussant les épaules. Elle était visiblement épuisée. Elle a dû faire toutes les auberges de la ville avant de te trouver et je ne suis pas sûr qu'elle n'ait pas eu quelques problèmes dans certaines d'entre elles.
   Jaïna ne répondit rien. Elle retourna à la porte.
    - Le cheval dehors, c'est le tien ?
    - Non, le sien. Elle l'a sellé en même temps que le tien.
   Jaïna bondit en selle, puis se retourna vers Ranger.
    - Qu'elle se débrouille toute seule ! Je n'ai pas le temps de m'occuper d'elle !
   Elle s'éloigna sans ajouter un mot de plus. Ranger fit un sort aux dernières crêpes et la regardant partir, puis soudain, Ellÿs fut à côté de lui.
    - Elle est partie dans moi ! s'exclama-t-elle, consternée.
   Elle allait s'élancer vers son cheval, mais Ranger la retint.
    - Va te laver, petite. Tu es sale.
    - Mais je dois la rattraper !
    - Plus tard. D'abord, tu vas te laver, pendant que je selle mon cheval. Ne t'inquiète pas, va ! On ne m'appelle pas Ranger pour rien !
   Ellÿs le regarda avec gratitude et courut au fond de l'auberge.

   Jaïna se doutait qu'elle allait être suivie et elle choisit une auberge de basse classe, au fin fond des mauvais quartiers, où les seules femmes dans les auberges étaient des filles de mauvaise vie. Elle était en train de disputer une partie de dés quand Ellÿs entra, aussitôt suivie par Ranger. En présence du grand chevalier blond, aucun n'osa faire de remarque à la jeune fille. Jaïna gagna sa partie et se leva pour aller se rasseoir quelques tables plus loin, dans un coin plus tranquille, où Ranger et Ellÿs la rejoignirent peu après.
    - Ce jeu de cache-cache est-il fini ? demanda sévèrement Ranger. Quelle idée de venir dans ce coupe-gorge !
    - Personne ne t'a forcé à me suivre, Ranger, rétorqua Jaïna en glissant un regard inamical entre ses longs cils noirs à moitié baissés.
    - Ellÿs ne te demande pas la lune, Jaïna !
    - Alors occupe-toi d'elle, puisque c'est si simple !
    - Je ne suis pas chevalier démon.
    - Justement ! Tu ne connais rien à nos coutumes. Que veux-tu ? demanda-t-elle brusquement à Ellÿs.
    - Vous le savez. Je vous l'ai déjà dit.
    - Je t'ai posé une question, il me semble.
    - Je veux être votre écuyer !
    - Eh bien, tu vois : tu as déjà changé d'idée. Hier et ce matin, tu voulais être chevalier démon. Maintenant, tu n'aspires plus qu'à être mon écuyer.
   Elle se leva. Ranger l'imita aussitôt.
    - Que fais-tu ? fit-elle soupçonneuse.
    - Je t'accompagne à ta chambre. Certains de ces messieurs pourraient se faire des idées sur ton compte et si je pars avec toi, ça pourra donner le change.
   Jaïna éclata de rire et le repoussa.
    - Montre-toi chevaleresque avec Ellÿs plutôt qu'avec moi ! Je ne tenterai pas de donner le change et crois-moi, personne n'oserait franchir le seuil de la chambre d'un chevalier démon sans y avoir été convié ! Sauf Ellÿs, naturellement !
    - Je n'ai pas besoin de l'aide de Sire Ranger, protesta Ellÿs avec raideur. Je peux me débrouiller toute seule.
    - Petite sotte ! fit Jaïna. Depuis que tu es entrée, il y a au moins quatre hommes qui ne t'ont pas quittée du regard et ce n'est certes pas pour faire ton portrait. Moi, j'ai ça qui me protège, continua-t-elle en couvrant son médaillon du plat de la main, mais toi, tu n'as rien, excepté Ranger. Profites-en !
   Elle s'élança dans l'escalier sans un regard en arrière.
   Elle se réveilla en sursaut au milieu de la nuit, agité par un étrange pressentiment. Elle bondit hors de son lit, s'habilla en un tour de main et sortit dans le couloir. Des cris étouffés provenaient d'une chambre à l'autre bout de la galerie. Calmement, Jaïna ouvrit la porte ; il y avait quatre hommes dans la pièce et, au milieu d'eux, Ellÿs, ses vêtements déchirés. Un instant, les hommes jaugèrent du regard la frêle jeune fille qui venait d'entrer, mais toujours leurs yeux revenaient sur le médaillon argenté qui reposait bien en évidence sur la tunique noire. Jaïna eut un simple signe de la tête et, un à un, ils sortirent de la chambre ; la jeune fille réussit à dissimuler le sourire qui lui venait aux lèvres en constatant qu'aucun d'eux n'était indemne. Visiblement, Ellÿs savait jouer du mince poignard qu'elle serrait dans son poing droit. Jaïna considéra la jeune fille aux cheveux fauves qui tentait de rajuster tant bien que mal sa tenue.
    - Viens avec moi, dit-elle brusquement.
   Quand elle passa sur la galerie, le silence se fit dans la grande salle ; elle s'accouda à la rambarde et fixa les visages de brutes qui se levaient vers elle. Elle dit simplement :
    - Elle est sous la protection de Jak Lal.
   Les regards, aussitôt accusateurs, se portèrent vers les quatre hommes qui avaient attaqué Ellÿs. Jaïna sourit ; le nom de Jak Lal était une garantie inviolable dans ce milieu. Elle referma la porte de sa chambre dès que Ellÿs en eut franchi le seuil.
    - Ont-ils eu le temps de te faire quelque chose ? demanda calmement Jaïna.
    - Non. Ils essayaient d'abord de m'enlever ça.
   Elle montra son poignard. Jaïna hocha la tête. Elle fouilla dans ses sacoches et en tira une tunique et un pantalon propres, semblables à sa propre tenue.
    - Enfile ça. Tu ne peux pas continuer la route habillée comme tu l'es.
   Rougissante, Ellÿs disparut pour se changer. Jaïna et elle étaient à peu près de la même taille et les vêtements lui allaient parfaitement.
    - Tu vas dormir ici, continue Jaïna, bourrue. Mais écoute-moi bien : ne sors pas de la chambre avant que je vienne te chercher. C'est compris ?
    - Oui. Qu'allez-vous faire ?
    - Je vais prendre ta chambre et veiller à ce que tu puisses finir ta nuit tranquille.
    - Qui est Jak Lal ? demanda soudainement Ellÿs.
    - Le chef de tous les bandits. En quelque sorte, le roi de la Cour des Miracles.
   Sur ces paroles, Jaïna referma la porte sur elle. Elle regarda le battant et murmura quelques mots. Un pentacle incandescent apparut sur le bois et la jeune fille eut un sourire satisfait.
    - Là ! Ça devrait les arrêter !
   Tranquillement, elle gagna l'ancienne chambre d'Ellÿs et s'endormit sans plus attendre.

   Au matin, elle alla réveiller Ellÿs comme elle l'avait promis, sans oublier d'effacer le pentacle. Quand Ranger les vit descendre les escaliers, il crut un moment voir double. Elles étaient toutes les deux grandes et minces, même si Ellÿs paraissait un peu plus robuste que Jaïna, et vêtues de noir et gris. Certes, Jaïna avait les cheveux noirs et Ellÿs une chevelure fauve, mais elles se ressemblaient de façon frappante.
    - Il y a eu un règlement de compte, cette nuit, annonça Ranger en continuant à dévorer son petit déjeuner. Quatre corps se sont ajoutés dans la rue.
    - Je sais, répondit calmement Jaïna en étalant de la confiture sur un petit pain. Je l'ai provoqué.
    - Oh. Pour quelle raison ?
    - Ils se sont attaqués à Ellÿs.
    - Et alors ? Pour tes beaux yeux, ils ont châtié les coupables ? railla gentiment Ranger.
    - Non. J'ai fait référence à la protection de quelqu'un de très haut placé et ils ont compris qu'il valait mieux qu'ils fassent justice eux-mêmes avant d'être suspectés.
    - Ce n'est pas un peu radical ?
    - Si, bien sûr, mais ils ne comprennent rien d'autre. C'est la loi de la jungle, ici, Ranger : tuer ou être tué. Va savoir pourquoi, ils préfèrent faire partie de la première catégorie.
   Elle se leva de table.
    - Eh bon, bon voyage de retour, souhaite-t-elle, ses yeux noirs devenus soudain très durs.
    - Tu remets ça ?
    - Comme tu vois. Je suis pressée, Ranger, et j'ai autre chose à faire que gâcher mes nuits à veiller sur une enfant. Ça nuit à ma concentration et j'en ai besoin pour lutter contre les démons.
   Ranger hocha la tête d'un air compréhensif et la laissa partir sans rien ajouter, puis il se tourna vers Ellÿs, l'air désolé.
    - J'ai bien peur que tu ne sois obligée d'abandonner.
    - Certainement pas ! fit la jeune fille d'un ton décidé. Elle ne se débarrassera pas de moi comme ça ! Je lui montrerai que je peux être utile !
   Ranger soupira.
   Jaïna mena son cheval à un train d'enfer ; elle avait les sourcils froncés et les mâchoires serrées et faisait attention à utiliser de préférence des chemins rocheux, où personne ne pouvait la pister. Elle utilisait les techniques les plus classiques pour égarer un poursuivant, sans pour autant se rallonger la route. A la courte pause qu'elle fit à mi-journée pour manger et se reposer un court moment, son cheval essaya de la mordre par trois fois et finit par réussir à lui marcher sur le pied. La jeune fille lui lança un regard noir, mais ne dit rien, jusqu'à ce qu'il la morde au coude. Jaïna referma ses doigts sur ses naseaux et le fixa :
    - Ecoute, mon vieux, je ne fais pas ça pour mon plaisir. Si tu crois que j'apprécie de trotter sur des cailloux, tu te trompes ! Mais il y a une enfant derrière nous et je l'estime assez pour ne pas vouloir l'entraîner dans cette éternelle damnation qu'est l'ordre démon !
   Pour toute réponse, le grand alezan lui décocha un coup de sabot dans les jambes. Jaïna l'évita de justesse.
    - Bon, fit la jeune fille, son regard soudain durci, si tu t'amuses à ces petits jeux, c'est que tu es suffisamment reposé, je suppose.
   Le cheval eut l'air écoeuré et les lèvres de Jaïna s'ourlèrent d'un léger sourire de triomphe. Elle remonta en selle et, de nouveau, s'élança sur les routes.
   Le soir, épuisée, elle n'essaya pas de se cacher. Si Ellÿs arrivait jusque là, elle la retrouverait dans la ville, où qu'elle soit. Jaïna fut presque déçue quand, au moment d'aller se coucher, elle fut sûre que Ellÿs n'était pas arrivée. Mais le lendemain, elle prenait son petit déjeuner dans la grande salle quand la porte de l'auberge s'ouvrit brusquement. Ellÿs fit son entrée, ses longs cheveux fauves en bataille, et s'exclama nerveusement :
    - Chevalier ! Chevalier, il y a un démon en ville !
    - Quoi ? fit Jaïna en se redressant brutalement, faisait tomber sa chaise, mais ne s'en préoccupant pas.
    - Il y a un démon dans la ville, répéta obligeamment Ellÿs.
    - J'ai entendu, Ellÿs, grogna Jaïna. Comment sais-tu ça et pourquoi ne sont-ils pas venus me chercher ?
    - Ils ont peur de vous, répondit la jeune fille en haussant les épaules. Mais moi, je ne suis qu'une pauvre fille sans rien de particulier et ils me parlent plus facilement. De plus, je suis une étrangère, donc ils sont plus qu'heureux de m'envoyer vous voir.
    - Où est ce démon, Ellÿs ? demanda Jaïna d'un ton impatient.
    - Venez.
   Elle la guida dans les rues et la mena dans une maison que tout le monde évitait.
    - Il n'a pas eu le temps de sortir ? fit Jaïna avec un soupir de soulagement.
    - Non. Elle est enfermée dans sa chambre. Son mari est forgeron, alors il a commencé par l'enfermer et après, il a pensé à avoir peur.
   Jaïna eut un léger sourire.
    - Reste là. Je vais m'occuper d'elle.
   Ellÿs fit la grimace, puis la contredit :
    - Non, je viens avec vous.
   Jaïna la regarda un instant, puis haussa les épaules.
    - Si tu tiens à mourir ou à me tuer, à ton gré.

   Un homme solide se tenait dans le bas de l'escalier et il n'avait pas l'air aimable. Il regarda Jaïna de haut en bas plusieurs fois.
    - Vous êtes le chevalier démon ? demanda-t-il enfin.
    - Oui.
    - Vous allez lui faire mal ?
    - Tous les cris seront ceux du démon ; le contact de mes mains est une torture pour un démon, pas pour un humain, répondit Jaïna, comprenant que le forgeron parlait de sa femme et non du démon.
   A regret, il laissa libre le passage dans l'escalier et les deux jeunes filles montèrent à l'étage, où des cris et des sifflements venaient d'une chambre marquée du signe protecteur d'Illustra. Jaïna eut un reniflement de dérision et regarda fixement la porte où se dessina un pentacle incandescent. La jeune fille ouvrit la porte et entra, suivie par Ellÿs qui s'appuya contre le battant. La femme à l'intérieur était décoiffée, dépenaillée, ses yeux brillaient d'une lueur rouge et ses doigts s'arquaient comme des griffes. Ellÿs eut un doute ; elle avait beau savoir qu'un démon possédait ce corps, elle ne voyait qu'une femme devant elle. Jaïna et la femme se livrèrent à un étrange ballet, chacune tournant autour de l'autre. Progressivement, la jeune fille marqua toutes les sorties d'un pentacle et tentait d'acculer la femme dans un coin. Ellÿs, surmontant sa frayeur, vint l'aider ; le démon se tourna aussitôt vers elle son regard incandescent, mais Jaïna lui marqua le front d'un pentacle. Cerné, le démon dut reculer et Jaïna put l'enfermer dans un pentacle.
   Une fois cela fait, Jaïna recula, prit une chaise et fit signe à Ellÿs de s'asseoir. Pour sa part, elle vint se planter sous le nez de la femme.
    - Quel est ton nom ? demanda-t-elle, soupirant d'avance à l'idée du nombre de fois où elle allait répéter cette question.
    - Resia, répondit immédiatement la femme.
   Jaïna fut aussitôt sur ses gardes. Le démon devait être puissant pour laisser ainsi la femme prendre le dessus.
    - Resia. Eh bien, Resia, pourquoi ne viens-tu pas te joindre à nous ? invita-t-elle.
    - Non. Je préfère rester là. Vous êtes des étrangères pour moi.
   Jaïna hocha imperceptiblement la tête, admirant la réponse du démon. Elle prit une chaise à son tour, s'assit sur le dossier, les pieds sur le siège, coudes sur les genoux, et fixa la femme.
    - Tu disais que ton nom était... ? demanda-t-elle d'un ton détaché.
    - Resia. Je viens de vous le dire.
    - Désolée. J'ai la mémoire courte. Donc, Resia, n'est-ce pas ? Où en étions-nous ?
    - Inutile d'essayer ça sur moi. Je connais vos techniques !
    - Fort intéressant, remarqua Jaïna. De quelles techniques parles-tu ?
    - Des techniques des chevaliers démons. Ah ! Vous portez bien votre nom ! Ce sont vous, les démons, et non ceux que vous chassez !
    - Tss... quel vilain langage ! Une femme de forgeron ne parlerait pas ainsi à un chevalier.
   Jaïna fut fort satisfaite de voir Resia se mordre la lèvre de dépit.
    - Tu disais... diable, j'ai encore oublié ton nom.
    - Resia.
    - Exactement. Quelles sont nos techniques que tu connais ?
    - Vous allez m'abrutir de fatigue en me demandant mon nom jusqu'à ce que je commence à dire des bêtises et là, vous prétendrez exorciser le soi-disant démon qui me possède !
    - Diable ! fit Jaïna, l'air fort inquiète. Tu n'es pas possédée ? On m'aurait donc dérangée pour rien ?
    - Parfaitement ! clama Resia.
   Jaïna fit signe à Ellÿs d'aller ouvrir ma porte, faisant bien attention à ne pas l'appeler par son nom. La jeune fille obéit sans discuter, bien que légèrement réticente. Jaïna fit une courbette moqueuse à Resia et montra la porte.
    - Eh bien, Resia, ton mari t'attend en bas. Pourquoi ne vas-tu pas le rejoindre ?
   Resia regarda la porte ouverte avec envie, puis tenta de s'élancer hors du pentacle, mais dut reculer avec un hurlement de frustration et un léger cri de douleur.
    - Referme la porte, ordonna Jaïna sans même regarder Ellÿs. Alors Resia, reprit-elle en reprenant sa chaise, si tu ne peux pas sortir du pentacle, c'est donc qu'il y a un problème, non ?
    - Va en enfer, chevalier ! rugit une voix bien différente de celle de Resia.
   Jaïna bondit à terre et vint se planter devant le pentacle.
    - Tu te décides abattre les cartes, démon ? siffla-t-elle. Dis-moi ton nom !
    - Pour que tu puisses me bannir ? Jamais, petit chevalier ! Quand la nuit, tombera, tu ne pourras plus rien contre moi !
    - Je ne te laisserai pas la possibilité d'attendre la nuit, démon ! Tu me diras ton nom avant !
    - J'ai hâte de voir ton affrontement avec notre chef, chevalier ! Si tu n'as pas d'autre arme qu'un pentacle et la fatigue, il s'amusera beaucoup avec toi avant de t'arracher ton âme !
   Jaïna éclata de rire et entra dans le pentacle.
    - Pourquoi laisser ce privilège à ton chef ? Je suis là, je ne sortirai pas du pentacle, profites-en pour m'arracher mon âme toi-même ! A moins que tu n'en aies pas le courage...
   Comme le démon ne bougeait pas, elle cracha avec mépris :
    - Des mots, des mots ! Des menaces en l'air ! Est-ce donc tout ce dont tu es capable, misérable petit démon de rien du tout ?
    - Cesse de te moquer de moi, chevalier ! Je suis l'un des plus puissants démons du royaume !
   De nouveau, Jaïna éclata de rire, renversant la tête en arrière, exposant sa gorge ; Ellÿs se tenait à proximité, prête à bondir pour protéger Jaïna. Le démon se retenait visiblement de sauter à la gorge de la jeune fille, qui finit par lancer :
    - Un des plus puissants ! Ciel et enfer ! Pauvre chef des démons, s'il n'a que des démons comme toi sous la main pour le servir ! Mais, mon pauvre ami, même un novice des chevaliers démons serait plus doué que toi !
   Elle riait à perdre haleine, narguant le démon avec un plaisir manifeste. Pour une raison inconnue, elle en avait assez de travailler de la manière classique, ennuyeuse et longue, et choisit de continuer à se moquer de son adversaire ; cela ouvrirait peut-être les yeux d'Ellÿs. A la fin, le démon oublia toute prudence ; enragé, rendu fou de colère par ce rire qui ne voulait pas s'éteindre, il bondit sur Jaïna ; avec un cri rauque, Ellÿs se jeta en avant, mais Jaïna, agissant plus rapidement encore, la repoussa pour recevoir le choc du démon de plein fouet. Celui-ci referma ses mains sur elle et cria de douleur. Jaïna lui attrapa le poignet et serra ses longs doigts minces autour.
    - Alors, démon ? cria-t-elle par-dessus les hurlements de souffrance. Non, en effet, pas d'autre arme qu'un pentacle et la fatigue ! Je suis une arme à moi toute seule ! Crie, mon ami, hurle, petit démon, le moindre de tes cris est une joie pour moi !
   Soudain, Resia s'effondra à terre et Jaïna se retrouva enserrant le poignet gris d'un mince démon. Elle relâcha son éteinte et les cris se turent brutalement. Elle repoussa Resia hors du pentacle et laissa Ellÿs s'occuper d'elle. Le démon ne ressemblait en rien à Monkelederjee. Il était proche de la forme humaine, excepté pour sa peau entièrement grise et ses doigts ornés de griffes plutôt que d'ongles ; il avait même des cheveux, courts, noirs et drus.
    - Ton nom, démon ? fit Jaïna d'un ton de défi.
    - Ça suffit, Jaïna.

   La jeune fille se retourna ; Ellÿs se tenait devant le corps de Resia, l'air menaçant. Un démon rouge se tenait près d'elle ; il avança vers le pentacle.
    - Arrête ce jeu, continua-t-il de sa voix basse. Tu ne peux bannir celui-là.
    - Occupe-toi de Resia, ordonna Jaïna à Ellÿs. Rends-la à son mari.
    - Et vous ?
    - Je ne crains rien, ne t'inquiète pas.
   La jeune fille sortit de la pièce, soutenant Resia qui reprenait ses esprits, et referma la porte derrière elle.
    - Pourquoi es-tu intervenu, Pelimarkodon ? demanda Jaïna presque en colère.
    - A cause d'elle, répondit le démon rouge en montrant la porte.
    - Mon écuyer ?
    - Oui. Baaladamon sera son démon protecteur.
   Jaïna se tourna vers le démon gris.
    - Pourquoi avoir possédé cette femme ? Tu sais que c'est interdit pour un démon protecteur !
    - Fais disparaître le pentacle, Jaïna, ordonna Pelimarkodon.
   La jeune fille secoua la tête.
    - Pas question, Pel. Baaladamon n'a pas répondu à ma question.
    - Pour deux raisons, répondit enfin le démon gris. D'abord, il fallait que je rencontre ton écuyer. Ellÿs. C'est un joli nom, ajouta-t-il avec un sourire.
   Jaïna encaissa le coup sans broncher. Si Baaladamon connaissait le nom d'Ellÿs, c'était la preuve qu'il était destiné à être son démon protecteur.
    - Et pour cela, je devais te forcer à l'accepter pour écuyer, Jaïna.
   Comme à chaque fois qu'un démon l'appelait par son prénom, la jeune fille sentit un frisson glacé lui passer dans le dos.
    - Ensuite, continua Baaladamon, je suis porteur d'un message pour toi.
    - Qui dans le monde des démons se soucie de moi pour m'envoyer un message ?
    - Ne va pas à Turkam. Tu ne rencontreras rien là-bas que ta mort.
    - Si ma mort m'attend là-bas, je prendrai surtout bien garde à ne pas la décevoir ! lança Jaïna d'un ton bravache.
    - Sois raisonnable, Jaïna, la réprimanda Pelimarkodon. Si les démons prennent la peine de t'avertir, c'est que c'est important.
    - Il n'y a pas de raison qui tienne quand on fait face à un démon ! Depuis quand les démons trahissent leurs semblables pour sauver une humaine, chevalier démon qui plus est ?
    - Jaïna, fit la voix soudain douce de Baaladamon, je risque plus en te prévenant qu'en te laissant me bannir. Mais je dois le faire. Les dieux eux-mêmes m'y poussent.
    - Et quelle excuse donnerai-je pour abandonner ? Vais-je laisser les autres dire que j'ai eu peur ? Je sais, Pel, ça peut sembler puéril et vain, mais ce n'est pas seulement une question d'amour-propre. Je suis la seule femme de l'ordre et tous attendent mon premier faux pas. Je ne peux pas me permettre d'avoir la moindre faille.
    - Ne t'inquiète pas pour l'excuse, la rassura Baaladamon. Je t'en fournirai une et on ne dira pas que tu as eu peur, bien au contraire. Mais ne dis à personne, même à la personne à qui tu confierais ta vie, ce qu'il en est réellement. Laisse Pelimarkodon et moi guider tes pas.
    - Maintenant, Jaïna, feras-tu disparaître ces maudits pentacles ? Leur présence me met mal à l'aise.
   La jeune fille sourit et s'exécuta. Pelimarkodon disparut le premier et, au moment de l'imiter, Baaladamon se tourna vers Jaïna.
    - Pensais-tu vraiment ce que tu as dit ? Que je n'étais d'aucune utilité ?
   Jaïna secoua gentiment la tête.
    - Non, Baaladamon. Je cherchais juste à t'énerver pour que tu relâches ton emprise sur Resia. Dis-moi, pourquoi te joins-tu à Pelimarkodon pour me sauver ?
   Baaladamon sourit à son tour.
    - Tu le sauras en temps utile.
   Il prit Jaïna par les épaules et l'embrassa avant de disparaître. La jeune fille en resta figée ; aucun démon n'avait jamais pu la toucher sans hurler, y compris Pelimarkodon, et aucun d'eux n'aurait osé l'embrasser. Ce baiser de démon lui donna le même frisson que lorsqu'ils l'appelaient par son nom, mais amplifié dix fois. Elle serra ses bras autour d'elle, ayant soudain l'impression d'être une enfant abandonnée. Elle resta là, seule, presque effrayée, jusqu'à ce que des grattements se fassent entendre à la porte.
    - Seigneur chevalier ? fit la voix d'Ellÿs.
   Immédiatement, Jaïna se reprit ; elle ne pouvait se permettre de montrer la moindre faiblesse.
    - Entre, Ellÿs, dit-elle quand elle fut sûre que sa voix ne la trahirait pas.
   La jeune fille la trouva à la fenêtre, lui tournant le dos.
    - Resia a retrouvé son mari, annonça-t-elle. Ils voudraient vous remercier.
    - Arrête de mentir, Ellÿs, fit sèchement Jaïna. Personne ne veut remercier un chevalier démon. Au fait, ne recommence jamais la stupidité de t'interposer entre un démon et moi. La seule chose que tu y gagneras sera ta propre mort.
    - Comment pouvais-je savoir que vous ne risquiez rien ? répondit Ellÿs. Vous me renvoyez au moment où vous affrontez le démon...
    - Ellÿs, reprit Jaïna en prenant la jeune fille par l'épaule pour la mener dans l'escalier, je t'ai renvoyée parce que le démon rouge allait nommer le gris. Déjà il n'aurait pas dû dire mon nom.
   En voyant le regard d'incompréhension d'Ellÿs, Jaïna soupira. Elles sortirent de la maison du forgeron, paraissant ne pas remarquer que ni Resia, ni son mari n'était visible.
    - Le pouvoir du nom est le pouvoir le plus élémentaire, Ellÿs, expliqua Jaïna. Les démons... appelons-les Rouge et Gris, Gris aurait pu me tuer quand Rouge a dit mon nom. Mais Gris n'était pas là pour ça ; Rouge a rétabli l'équilibre en le nommant.
    - Vous m'avez renvoyée lors que vous étiez en danger de mort !
    - Non, Ellÿs. Rouge n'aurait jamais laissé Gris me faire du mal. Vois-tu, Rouge est mon démon protecteur.
   Ellÿs eut un mouvement de recul et Jaïna crut un instant qu'elle allait faire le signe de protection contre les démons.
    - Il y a une chose que tu dois savoir : chaque chevalier démon a un démon protecteur. Tant que ton démon n'est pas venu à toi, tu ne peux être chevalier. Veux-tu toujours être chevalier démon ?
    - Oui.
   La voix d'Ellÿs était ferme quand on pensait à la peur qu'elle venait d'éprouver.
    - Très bien. Alors je t'apprendrai. Tu seras mon écuyer.
    - Que les dieux soient loués ! s'exclama Ellÿs avec ferveur.
    - Les dieux n'ont rien à voir dans cette décision, fit Jaïna presque distraitement. Si tu veux remercier quelqu'un, tourne-toi plutôt vers Rouge et Gris.
   De nouveau, Ellÿs marqua le coup.
    - Comprends bien, Ellÿs : je ne hais pas les démons. Je les bannis parce que c'est mon métier, mais je n'ai contre eux pour autant. Chacun a sa façon de vivre. Qui reprocherait à un chat de chasser des souris ? Qui peut reprocher à un démon de s'emparer d'un humain ?
    - Pourquoi Gris a-t-il crié quand il vous a touchée ? demanda Ellÿs avec curiosité.
    - Disons que les chevaliers démons ont quelques protections... N'importe qui pourrait passer son après-midi à demander à un démon de lui dire son nom, pourvu qu'il en ait la patience. Mais les chevaliers ont des avantages. D'abord, les pentacles ; très utiles pour restreindre les mouvements du démon. Ensuite notre corps est une arme à lui tout seul. Aucun démon ne peut le toucher... en théorie, ajouta-t-elle alors qu'elle se souvenait avec un frisson du contact des lèvres de Baaladamon sur les siennes. Ce sera pareil pour toi, Ellÿs.

   Elles regagnèrent l'auberge et Ellÿs en profita pour tendre des vêtements bien pliés à Jaïna, qui remarqua alors que la jeune fille aux cheveux fauves était vêtue de marron et non plus de noir et gris. Elle eut un rapide sourire et reprit son petit déjeuner interrompu.
    - D'ailleurs, Ellÿs, dit-elle la bouche pleine, ne recommence pas à essayer de m'aider à acculer un démon. Je suis obligée de te laisser la place et ils peuvent te bousculer sans problème.
   A la grande surprise d'Ellÿs, Jaïna parla longtemps, expliquant la voie des chevaliers démons, accoudée à la table où elle avait pris son petit déjeuner. La jeune fille aux cheveux fauves se garda bien de protester, heureuse d'avoir l'attention de Jaïna, mais son esprit ne cessait de penser à cet autre démon que le chevalier devait affronter. A la fin, elle n'y tint plus.
    - Chevalier... et l'autre démon ? demanda-t-elle timidement.
    - Quel autre démon ? répondit Jaïna, étonnée.
    - Eh bien, celui que vous comptiez affronter avant de savoir que Resia était possédée.
    - Oh ! Celui de Turkam ?
   Jaïna éclata de rire ; elle s'appuya contre le mur derrière elle et étendit ses longues jambes.
    - Par tous les dieux, petite ! Tu veux me tuer ! Je serais bien incapable de monter à cheval juste après avoir lutté avec un démon.
    - Oh ! fit Ellÿs, décontenancée. Je n'avais pas pensé à ça ! Vous avez l'air si forte !
    - Ce n'est rien, petite, fit Jaïna, magnanime.
    - Pourquoi m'appelez-vous "petite" ? reprit Ellÿs, à moitié vexée.
    - Elle appelle tout le monde "petite", fit une voix railleuse.
   Jaïna tourna à peine la tête.
    - Je me disais bien que le pas m'était familier. Que fais-tu par ici, Nixten ? Jak Lal ne saurait-il plus lire une carte, par hasard?
   Ellÿs devint soudain très attentive. Jak Lal : c'était ce nom que Jaïna avait lancé quand elle avait voulu déclencher un règlement de compte.
    - Jak Lal sait très bien où il va, rétorqua Nixten en haussant les épaules. Il te suit à la trace. Les hommes n'aiment pas beaucoup ça, d'ailleurs.
   Jaïna eut un juron et se redressa.
    - Viens, Ellÿs, fit-elle d'un ton sans réplique. Mène-moi à Jak Lal, Nixten.
   Le jeune voleur eut un sourire impertinent et obéit. Les deux jeunes filles continuaient à discuter à voix basse, puis Nixten entendit la voix irritée de Jaïna :
    - Arrête de m'appeler chevalier, Ellÿs ! Je sais reconnaître mon nom quand quelqu'un l'utilise. Jaïna suffira amplement. Et puis, les vouvoiements, mets ça de côté pour quelqu'un d'autre. Ranger, par exemple. Qu'as-tu fait de lui, d'ailleurs ?
    - Il avait peur de vous suivre et d'affronter votre colère, fit Ellÿs avec une note de mépris.
    - Répète ta phrase en pensant à ce que je viens de te dire, ordonna sèchement Jaïna.
    - Il avait peur de ... hum... de te suivre..., répéta docilement Ellÿs, d'une petite voix.
    - C'est bien mieux, approuva Jaïna. Ne dis jamais mon nom devant un démon ou une personne possédée, ajouta-t-elle entre ses dents serrées, de telle façon que Nixten ne puisse pas l'entendre.
    - Dis-moi, Jaïna ma douce, qui est cette charmante personne qui t'accompagne et qui porte un nom si délicieux ? demanda Nixten, toujours de son ton légèrement moqueur.
    - D'abord, Nixten, je ne suis pas ta douce et d'autre part, il s'agit de mon écuyer, aussi je te conseille de garder tes mains dans tes poches si tu veux t'éviter des problèmes. Je suis sûre que tu n'aimerais pas voir un démon surgir sous ton nez pour te lancer un défi.
   A ces paroles, Jaïna observa deux réactions différentes : d'abord, Nixten prit un air plus sérieux ; il n'avait jamais entendu la jeune fille proférer une telle menace et il comprit qu'elle tenait suffisamment à Ellÿs pour lutter pied à pied afin de la défendre. Ensuite, Ellÿs, qui avait rougi aux paroles de Nixten, tentait de regagner sa dignité, malgré ses joues toujours enflammées.
    - Un conseil, Ellÿs, continua Jaïna. Ne crois jamais un mot de ce que peut te dire Nixten. Non seulement il est le voleur le plus habile de tout le royaume, mais il manie les paroles de velours comme pas un et te ferait croire en moins d'un quart d'heure que le soleil se lève la nuit. Il embobeline une femme plus rapidement qu'il ne vide les poches d'un honnête bourgeois.
   Nixten ne protesta pas ; au contraire, il se fendit d'une révérence extravagante.
    - Tu chantes mes mérites d'une façon admirable, Jaïna, même si tu essaies de faire cela de manière insultante. Elle dit vrai, divine Ellÿs, mais elle omet de mentionner que je n'essaie jamais de séduire une femme aux charmes de laquelle je ne serais pas sensible.
    - A t'écouter, Nixten, un pauvre naïf te prendrait pour un honnête garçon ! lança Jaïna en riant. Tu as oublié de dire que tu tombes amoureux à chaque fois tu vois un joli minois !
   Nixten se permit un léger sourire ; les joues d'Ellÿs restaient empourprées et si Jaïna riait, cela voulait dire qu'elle abandonnait la lutte. Nixten adorait entendre le rire de Jaïna ; la jeune fille n'était comparable à aucune autre femme. Elle ne lui cédait jamais d'un pas, arguait jusqu'au bout et n'avait jamais paru intéressée de près ou de loin par la figure avenante du jeune homme. Malgré leurs prises de bec continuelles, Jaïna aimait bien Nixten et il le savait.
    - Nixten, demanda soudain la jeune fille, comment réagiraient les hommes en présence de quelqu'un placé sous ta protection ?
   Le sourire de Nixten s'accentua.
    - Nul n'oserait la main sur lui, Jaïna, lui assura-t-il. Je suis assez rapide à dégainer et j'oublie parfois qu'il existe un autre châtiment que la mort.
   Son regard noir s'était durci à ces mots et Jaïna sourit à son tour ; elle savait ce que ces paroles signifiaient.
    - Alors je te confie Ellÿs. Mais dis-toi bien que si la moindre chose lui arrive ou si tu essaies de la séduire, tu auras affaire à moi ! Je ne laisserai même pas Jak Lal s'occuper de toi.
   Ellÿs observa avec intérêt Nixten acquiescer sans piper mot. Visiblement, la colère de Jaïna était plus redoutable que celle de Jak Lal. Jaïna regarda Nixten quelques instants.
    - Tu peux aller en sécurité avec lui, Ellÿs. Tu ne crains rien. Oh ! Ne tire pas le poignard si tu es attaquée. Garde ton calme, fais un pas en arrière avec un air détaché et laisse Nixten s'occuper de tout. Tu verras, il fait ça très bien.
   Le sourire de Jaïna était presque attendri en disant ces mots et Nixten lui sourit en réponse. Grâce à Ellÿs, une nouvelle complicité venait de se tisser entre le chevalier et le voleur.
   Ils arrivaient au campement de Jak Lal, mais avant que Jaïna ait eu le temps d'y entrer, un messager sur un cheval écumant s'arrêta à côté d'elle.
    - Vous êtes seigneur chevalier, démon ?... je veux dire, vous êtes chevalier démon, seigneur ? demanda-t-il en bredouillant.
    - Oui, répondit Jaïna en sortant son amulette.
   Le messager lui tendit un pli scellé et s'en fut. Jaïna ouvrit la lettre et la lut rapidement. Son front se plissa d'abord de perplexité, puis elle éclata de rire, tête renversée en arrière selon sa bonne habitude.
    - Changement de programme, Ellÿs ! fit-elle en brandissant la lettre d'un air triomphant. Nous n'allons plus à Turkam. Une tâche plus importante nous attend à Longmargo.
   Elle entra dans le campement d'un pas allègre, échangea quelques mots avec ceux qui étaient présents, mais son ton changea quand elle vit leur regard se fixer sur Ellÿs.
    - Avant que vous ne fassiez des bêtises, les prévint-elle, cette jeune fille est protégée par Nixten qui, pour cette mission, n'est responsable que devant moi. Et malheureusement pour le pauvre fou qui oserait porter la main sur Ellÿs, je suis loin d'être aussi clémente que Jak Lal et je connais des moyens fort désagréables de punir quelqu'un m'ayant mécontentée.
   Certains s'agitèrent nerveusement ; ils avaient vu Jaïna conjurer Pelimarkodon d'un claquement de doigts et n'étaient pas prêts d'oublier cet instant où le démon rouge avait surgi du néant ; surtout que Pelimarkodon, au contraire de Baaladamon, avait tous les attributs dont les humains paraient les démons. La jeune fille sourit puis ajouta :
    - Mais je suis sûre que toutes ces menaces sont inutiles. Vous êtes des gens civilisés et vous ne feriez aucun mal à une jeune fille toute seule, n'est-ce pas ?
   Même si ses paroles adoucissaient quelque peu les menaces qu'elle venait de proférer, sa voix contenait toujours une note d'avertissement que personne ne manqua. Tranquille à présent, Jaïna quitta le cercle pour aller à la rencontre de Jak Lal.
   Celui-ci faisait les cent pas en l'attendant.
    - Ah, enfin ! fit-il en la voyant. Qu'est-ce qui a pris tant de temps ? Nixten a traîné en route ?
    - Nixten n'y est pour rien, répondit Jaïna. C'est de ma faute. D'abord, j'ai reçu un message et ensuite, j'ai tenu à rendre certaines petites choses bien claires au sujet de mon écuyer.
    - Ton écuyer ? Un homme ? fit Jak Lal, suspicieux.
    - Une jeune fille, répondit dignement Jaïna.
    - Et ce message ?
    - Je dois aller à Longmargo.
    - Pourquoi ? Le démon de Turkam a disparu ?
    - Non. Mais aller à Longmargo est plus important pour moi. Oh, Jak Lal ! Le chef des démons en personne est là-bas !
    - Impossible ! fit Jak Lal en pâlissant.
    - Si. Je vais aller l'affronter.
    - Non, pas tant que je serai là. Tu iras à Turkam et tu laisseras un chevalier plus expérimenté aller à Longmargo.
    - Pas question, Jak Lal. Arrête de te comporter avec moi comme une mère avec son enfant. Je ne suis plus une petite fille ! Ce n'est pas parce que tu es un chef et moi un simple chevalier que tu peux me donner des ordres ! Je ne gémis pas comme un chiot quand tu pars pour une expédition dangereuse, je garde mes inquiétudes pour moi, parce que je te laisse vivre ta vie ! Apprends à faire de même avec moi !
   Jaïna avait élevé la voix et tout le campement les regardait, Jak Lal et elle. Elle tourna le dos à Jak Lal.
    - Viens, Ellÿs. Quant à toi, fit-elle à Nixten, ne viens pas vers moi avec un message de Jak Lal. Ce sera inutile.
   Elle partit d'un pas rageur et Ellÿs lui emboîta le pas.

   Jaïna passa une très mauvaise nuit ; ses rêves furent hantés par Baaladamon et elle s'en sentait coupable envers Jak Lal. Mais sa colère contre le jeune homme était encore vive, si bien qu'elle cessa de lutter contre l'image de Baaladamon qui envahissait sa tête. Elle finit enfin par s'endormir et ne s'aperçut jamais que le démon se matérialisait dans sa chambre, suivi par Pelimarkodon.
    - Tu l'as fragilisée, accusa le démon rouge.
    - Oui, reconnut Baaladamon, mais j'espère qu'avec le temps, cela la rendra plus forte.
   Il se pencha et, de nouveau, embrassa Jaïna. La jeune fille frissonna dans son sommeil.
    - Pourquoi ne souffres-tu pas de son contact ? demanda Pelimarkodon, curieux.
    - J'ai dû m'endurcir quand elle a essayé de me bannir, répondit Baaladamon en haussant les épaules.
   Il regarda Jaïna et murmura doucement :
    - Laisse-moi hanter tes rêves, Jaïna, pour que je puisse hanter ton coeur...
   Et il disparut. Au matin, la jeune fille se souvenait très nettement du contact de Baaladamon. Ellÿs s'aperçut, durant le chemin, que Jaïna changeait peu à peu ; elle dormait mal, ses yeux se cernaient lentement et son regard noir se parait d'un léger reflet de fragilité. Son ton restait braque et sec, ses manières abruptes, mais elle semblait torturée par une peine intérieure. Une nuit, alors que Ellÿs dormait, Jaïna se tenait debout sur un monticule, mains dans les poches, le vent jouant dans ses longs cheveux noirs, mince silhouette que découpait la nuit. Elle renversa la tête en arrière et chuchota :
    - Viens à moi ! Je te sens, je sais que tu es là, démon, dans ma tête, dans mes rêves, dans mon coeur...
   Et soudain, elle sentit une présence derrière elle ; elle ne se retourna même pas.
    - Tu te montres enfin, Gris ! Tu es venu à moi chaque nuit, n'est-ce pas ?
    - Oui. Chaque nuit, je venais apaiser ton sommeil quand tu cessais enfin de lutter contre moi.
    - Et tu venais renforcer ton pouvoir sur moi, ajouta Jaïna.
    - Ne te détourne pas de moi, Jaïna, fit Baaladamon.
   Il la prit par les épaules et la fit pivoter sur ses talons. Le regard que la jeune fille leva sur lui était trop brillant pour être naturel.
    - Je n'ai donc plus d'armes contre toi, fit-elle amèrement, sauf un pentacle et la fatigue !
    - Ce sera pareil avec le chef des démons, Jaïna.
    - Et tu es venu chercher ton dû, comme toutes les nuits, espérant me trouver endormie, pour que je ne puisse pas protester ?
    - Je ne cherche pas à t'affaiblir. Mon but final est de te rendre plus forte, car ta haine seule ne suffira pas à vaincre.
   Jaïna le regarda de cet air têtu que Jak Lal, Nixten, Ellÿs et Ranger connaissaient si bien, puis lui entoura brusquement le cou de ses bras.
    - Et si, au lieu de laisser prendre ton dû, je te le donnais de moi-même ? murmura-t-elle.
   Et elle colla ses lèvres à celles de Baaladamon. Le démon, surpris, n'eut même pas l'idée de protester. Le baiser se prolongeait, bien différent de ceux que le démon avait l'habitude de lui voler en effleurant juste ses lèvres, et Baaladamon perçut quelque chose de nouveau en lui ; ce n'était pas le frisson qui l'avait saisi les premières fois, c'était une sensation mille fois plus puissante qui l'envahissait en entier et le bouleversait. Enfin, Jaïna défit son étreinte et recula d'un pas, un léger sourire dans les yeux.
    - Eh bien, Gris ! fit-elle en voyant l'air abasourdi du démon. Ne connaissais-tu pas ce pouvoir ? Il n'est pas propre aux chevaliers démons, mais il peut être efficace, apparemment.
   Stupéfié, sans voix, Baaladamon fixait cette femme devant lui, ennemie de sa race, qu'il s'était juré de protéger pour une raison connue de lui seul et de Pelimarkodon et il savait le nom du sentiment qui grandissait en lui.
    - Par l'enfer ! balbutia-t-il. Que m'as-tu fait, Jaïna ?
   Il le sentait, à présent, il trahirait jusqu'à sa race entière pour sauver cette femme fière et dédaigneuse. Il fit un pas en avant et la prit dans ses bras.
    - Je ne t'ai jamais de volé de baiser comme tu viens de le faire.
   Il effleura légèrement ses lèvres des siennes.
    - Je sais. Mais que sens-tu maintenant, là ? demanda-t-elle en tapant du poing sur sa poitrine.
    - Tu le sais, puisque tu as allumé ce feu en moi, fit Baaladamon d'un ton las. Je voulais te rendre forte ; j'ai peut-être réussi, mais je me suis affaibli.
    - Non ! Ne crois pas ça ! Tu as peut une nouvelle faille, mais d'autres auront été colmatées. Si tu m'aimes, Gris, tu seras plus fort qu'avant.
   Elle laissa planer un silence avant de reprendre doucement :
    - M'aimes-tu, Baaladamon ?
    - Si "amour" est le mot qui désigne le feu qui m'embrase à chaque mot que tu prononces, si cela désigne les battements affolés de mon coeur à chaque fois que tu lèves les yeux vers moi, si cela désigne la joie et la torture qui m'envahissent à te savoir près de moi, alors oui, je t'aime, Jaïna !
   La jeune fille regarda longuement le démon qui lui faisait cette confession d'un ton exalté et douloureux et hocha la tête.
    - Alors c'est bien, dit-elle.
   Baaladamon ne répondit rien et disparut. Alors Jaïna se lissa tomber à genoux par terre et se mit à sangloter.
    - Qu'ai-je fait, mon Dieu, qu'ai-je fait ? Un démon ! J'ai rendu un démon amoureux de moi ! Oh ! Pauvre folle ! Petite idiote, Jaïna ! Qu'as-tu fait, mais qu'as-tu fait ? Tu viens de consommer ta perte, Jaïna, ma fille !
   Ses doigts se retenaient de griffer ses joues et elle enfonça ses mains dans la terre meuble et légèrement humide, les épaules toujours secouées de sanglots, restant ainsi sans bouger jusqu'à ce que la crise de larmes s'apaise. Alors elle se leva, essaya ses dernières larmes de ses doigts maculés de terre et alla chercher quelque réconfort auprès de son cheval. La grand alezan arrêta de brouter et s'allongea par terre pour lui permettre de s'appuyer contre son flanc chaud. Il était dans un bon jour, sinon il aurait essayé de la mordre.

   Le chemin continua. Aux yeux d'Ellÿs, Jaïna semblait redevenir elle-même. Elle continuait à apprendre à la jeune fille aux cheveux fauves tout ce qu'elle savait, lui parlait des démons dont son livre contenait la description, lui rappelait régulièrement les points clefs et commençait invariablement la journée en posant cette question :
    - Pourquoi veux-tu devenir chevalier démon ?
   Tout aussi invariablement, Ellÿs répondait :
    - Pour délivrer ceux qui sont possédés.
   Visiblement, Ellÿs avait été comme choquée par ce qui était arrivé à son frère. A la fin, exaspérée par cette interrogation régulière, elle lança d'un ton acerbe :
    - Pourquoi me demandes-tu ça tous les jours ?
    - Une des premières qualités du chevalier démon, c'est la patience, répondit calmement Jaïna. Seule la patience te permettra de vaincre un démon et surtout de trouver la bonne réponse à ma question.
   Jaïna restait ferme sur ce point-là : elle ne dévoilerait pas la seule raison qui permettait de devenir chevalier démon.
   Les nuits étaient toutes les mêmes ; Ellÿs, qui n'était pas habituée à faire de la route, s'endormait presque immédiatement, épuisée. Jaïna restait un instant près du feu, puis s'éloignait, attendant l'arrivée de Baaladamon ; elle avait envie de fuir à chaque fois qu'elle voyait le soleil décliner sur l'horizon, mais où aurait-elle pu se réfugier ? Où aurait-elle pu fuir ? Mais un chevalier démon fuyant un démon, c'était aussi inconcevable qu'un chien de chasse fuyant le lapin qu'il traquait. Alors elle restait ferme et réussissait à arborer un sourire moqueur. Baaladamon était parvenu à surmonter le choc survenu lors de la constatation qu'il aimait Jaïna et réussissait à plaisanter sur le sujet. Toujours, leur entretien se terminait par un léger baiser, Jaïna n'avait jamais tenté à nouveau l'expérience d'embrasser Baaladamon comme elle l'avait fait la première fois.
   Jaïna et Ellÿs arrivèrent finalement à Longmargo. Ce fut pour trouver la famille d'Ellÿs rassemblée, arborant un air grave, à la porte de la ville, accompagnée par des autorités. Le garde s'avança.
    - Laquelle d'entre vous deux est la dénommée Ellÿs ?
   Le cheval gris de la jeune fille avança en réponse.
    - Suis-moi. Tu es en état d'arrestation, ordonna le garde d'une voix rogue.
   Ellÿs pâlit. Jaïna intervint.
    - Un instant. Vous avez un grade, garde?
   Elle utilisait volontairement un ton insultant et hautain.
    - Comment oses-tu m'adresser ainsi la parole, femelle? écuma le garde.
   Jaïna se pencha et l'attrapa par sa tunique.
    - Je vous ai posé une question, il me semble, fit-elle d'une voix polaire.
    - Je suis capitaine de la garde. Es-tu si impressionnée par les titres ?
    - Très bien, sergent. J'exige d'avoir le droit d'accompagner Ellÿs.
    - Je viens de te dire que j'étais capitaine ! s'exclama le garde, furieux.
    - Vous étiez capitaine. Maintenant, vous êtes sergent. A moins que vous ne vouliez retourner dans le rang. C'est normalement la punition pour avoir insulté un chevalier.
   A ces mots, elle exhiba son amulette et darda sur le garde son regard noir à l'éclat inflexible. Celui-ci se recroquevilla, effondré par l'erreur qu'il venait de commette.
    - Veuillez me pardonner, seigneur chevalier..., murmura-t-il en s'inclinant très bas.
    - Nous verrons, fit Jaïna. Allons, menez-nous au poste de garde, sergent.
   Tous se rassemblèrent pour écouter l'accusation.
    - Demoiselle Ellÿs, fit le juge d'une voix officielle, vous êtes accusée d'avoir porté la main sur le dénommé Ranger, chevalier kr'eyrl, et de l'avoir blessé à mort.
   Jaïna comprit l'arrogance que Selgor avait montrée dans l'auberge ; les chevaliers kr'eyrls n'étaient pas connus pour être très polis, ni très gentils. Ils étaient au service d'Irlenuit, la déesse de la nuit et du silence, et agissaient plutôt que parlaient. Elle trouva fort amusant que Ellÿs, frêle jeune fille qui avait pour toute arme un mince poignard, soit accusée d'avoir tué Ranger, chevalier kr'eyrl, rompu au combat. Et puis elle repensa à ce qu'avait dit Ellÿs :
    - Il avait peur de vous suivre et d'affronter votre colère.
   Elle fronça les sourcils. Les Kr'eyrls avaient tendance à oublier la signification du mot "peur", si jamais il arrivait qu'ils l'apprennent. Elle mordilla pensivement sa lèvre inférieure ; un chevalier kr'eyrl pouvait avoir peur de la colère d'un chevalier démon. A vrai dire, tout le monde avait peur de la colère d'un chevalier démon.
   Elle reporta son regard sur Ellÿs ; la jeune fille, les yeux agrandis, regardait autour d'elle avec un air de détresse qui aurait fait verser des larmes à une pierre si une pierre avait su pleurer. Elle ne rencontra que visages fermés, masques de reproche et airs tristes. Seule Jaïna avait l'air en colère et Ellÿs sentit inconsciemment que cette colère n'était pas dirigée contre elle. D'une petite voix brisée, elle demanda :
    - Y a-t-il quelqu'un qui n'a pas cru à ma culpabilité ?
    - Mauvaise question, petite, songea Jaïna à part elle.
    - Un dénommé... Nixten a déclaré refuser croire cette accusation, trop stupide d'après lui, déclara le juge.
   Ellÿs aperçut fort bien le geste de colère de Jaïna ; le magistrat aussi et il en redouta les conséquences. Cette fille avec son air froid et hautain le mettait mal à l'aise.
    - Ah ! J'aurais dû le savoir ! grogna-t-elle entre ses dents.
   Sans s'ajouter un seul mot, elle se leva et quitta la pièce. Ellÿs se sentit perdue ; elle eut une pensée émue pour Nixten qui n'avait pas cru cette accusation. Elle ne songea même pas à se défendre ; elle savait fort bien, elle, qu'elle n'avait pas tué Ranger, mais elle avait été élevée en croyant que la justice avait toujours raison et puisque toutes les apparences étaient contre elle, la pauvrette finissait presque par croire à sa propre culpabilité.
   Jaïna était allée dans les écuries du poste de garde ; elle jeta un rapide coup d'oeil autour d'elle et invoqua Pelimarkodon.
    - Pel ! Tu connais Ranger ?
    - Oui, fit le démon rouge après un moment.
    - Trouve-le-moi et amène-le ici, ordonna Jaïna. Et vite.
   Pelimarkodon ne posa pas de question ; il était habitué aux manières brusques de Jaïna et savait parfaitement qu'elle ne faisait appel à lui que dans les cas d'extrême urgence.
   Jaïna retourna dans la salle d'accusation et ce fut pour trouver Ellÿs, abandonnée de tous, qui pleurait sur sa chaise, tandis que sa famille, assemblée dans un coin, la regardait avec reproche. Nixten était entré on ne savait trop comment et restait près de la porte, bras croisés. Jaïna, tête redressée en air de défi, rejoignit Ellÿs.
    - Quelles sont les preuves ? demanda-t-elle.
    - Un proche de la victime, Selgor, chevalier kr'eyrl, jure avoir vu l'accusée commettre le forfait.
    - Et il ne serait pas intervenu ? railla Jaïna, qui songeait qu'un démon aurait très bien pu prendre la forme de Selgor pour jurer la même chose : le témoignage d'une seule personne ne signifiait rien aux yeux de la jeune fille.
   Ellÿs fut emmenée dans une salle à part ; sans se concerter, Jaïna et Nixten suivirent. Le magistrat affronta un instant Jaïna du regard, puis céda, tandis que la jeune fille jouait machinalement avec la chaîne de son médaillon. Il se tourna vers Nixten ; avant qu'il ait pu ouvrir la bouche, Jaïna posa sa main sur le bras du jeune voleur. Le magistrat abandonna ; un chevalier démon avait presque les mêmes pouvoirs qu'un roi et pouvait faire tout ce qu'il lui plaisait. Il n'était pas bon de s'opposer à l'un d'entre eux.
   Ellÿs leva les yeux et eut un pauvre sourire à l'adresse de Nixten.
    - Merci d'avoir cru en moi, murmura-t-elle. Même si ça n'a servi à rien, ajouta-t-elle plus bas.
   Il y eut un cri de frayeur dans la salle qu'ils venaient de quitter. Jaïna ouvrit la porte avec vivacité et toisa le démon rouge qui venait de se matérialiser.
    - Ah ! Te voilà enfin. Tu as pris ton temps. Viens par-là !
   Un homme blond, l'air égaré, accompagnait le démon et les langues s'agitaient à bon train. On ne tarda pas à deviner la vérité et le rouge de la honte monta aux visages.
    - Magistrat, déclara Jaïna en refermant la porte derrière elle, je vous présente Ranger, chevalier kr'eyrl. Vos morts m'ont l'air bien vivants.
   Pelimarkodon s'était éclipsé discrètement ce qui sembla soulager grandement Ranger.
    - Bonjour, Jaïna, Ellÿs, salua-t-il. Je peux savoir ce qui requiert ma présence ?
    - Ellÿs est accusée de t'avoir assassiné, déclara froidement Jaïna.
   Ranger éclata de rire.
    - Quelle bonne blague ! Pour tuer un Kr'eyrl, il faut autre chose qu'une jeune fille, fut-elle écuyer démon !
   Le magistrat rougit, pâlit et balbutia :
    - Qui êtes-vous, seigneur ?
    - Le chevalier kr'eyrl Ranger, répondit le chevalier blond, l'air étonné.
    - Vous être censé être mort, lui rappela sévèrement le magistrat.
    - Désolé de vous décevoir, rétorqua Ranger, soudain glacial. Vous ne voudriez pas que je me tue sous vos yeux pour vous faire plaisir, tout de même ?
    - Non, bien sûr, mais...
    - Ellÿs est-elle innocentée ? intervint Jaïna. Je dis bien innocentée, et non acquittée.
    - Eh bien... puisque sa victime semblerait être vivante, je ne vois pas pourquoi... Mais j'aimerais bien éclaircir cette histoire...
    - Ne vous inquiétez pas pour ça, je m'occupe du coupable, fit Jaïna.
   Ranger fut saisi par Pelimarkodon avant d'avoir pu protester et Ellÿs se leva, tête baissée. Elle était innocentée, mais le poids de l'accusation avait pesé sur elle et avait taché l'honneur de toute sa famille. En traversant la pièce, Jaïna ordonna entre ses dents :
    - Redresse la tête, Ellÿs ! Tu es écuyer démon et tu ne baisses les yeux devant personne. Eux seuls doivent avoir honte. Redresse la tête !
   Ellÿs obéit et son visage figé frappa les autres par sa pâleur. Chacun sentit sa honte affluer à nouveau ; pas un n'avait cru en son innocence et pas un n'osa venir vers elle pour lui faire ses excuses.
   Au moment de sortir, Jaïna se retourna vers le garde et le juge.
    - A l'avenir, vous vous abstiendrez de vous attaquer à quelqu'un de l'ordre démon, même s'il n'est qu'écuyer, dit-elle, glaciale. L'ordre n'aime pas que l'on se mêle de ses affaires.
   Elle ferma la porte derrière elle et fit signe à Nixten de venir près d'elle.
    - C'est un coup de Jak Lal, n'est-ce pas ? Il veut m'empêcher de rencontrer le chef des démons. Depuis combien de temps êtes-vous ici ?
    - Avant-hier. Les hommes sont mécontents : il oublie tout pour te suivre, voire te précéder.
    - Le fou ! gronda Jaïna. Quand arrêtera-t-il de me prendre pour une enfant ?
    - Quand tu seras une vieille dame aux respectables cheveux gris, plaisanta Nixten.
   Jaïna sourit malgré elle. Nixten allait partir quand Ellÿs l'arrêta. Elle leva vers le jeune voleur ses grands yeux noisette.
    - Nixten, merci pour avoir été à mes côtés durant cette épreuve, merci d'avoir cru en moi malgré tout.
   Etrangement, Nixten ne répondit rien. Il écoutait simplement cette belle voix brisée par les larmes.
    - Est-ce que... est-ce que vous pourriez me faire une faveur ? Oubliez-moi.
   Elle se dressa sur la pointe des pieds et pressa ses lèvres contre les siennes, puis elle rejoignit Jaïna et remonta en selle. Jaïna retint un instant son grand alezan et regarda Nixten qui se tenait hébété là où Ellÿs l'avait arrêté et qui portait sa main à ses lèvres. Elle relâcha les rênes et son cheval partit au trot.
   Comme Ellÿs était choquée, Jaïna décida de rester à l'auberge pour le reste de la journée, mais elle se garda bien de laisser la jeune fille toute seule. Elle s'assit à côté d'elle, étendit ses longues jambes et dit :
    - Redresse la tête. Tu es écuyer démon. Si tu t'avoues vaincue, tu rends mon enseignement inutile.
    - J'ai jeté la honte sur ma famille.
    - Un chevalier démon n'a pas de famille.
    - Ils ont brisé mon honneur.
    - L'honneur des chevaliers démons est au-dessus de la justice humaine.
    - Mais ne comprends-tu pas ? Personne n'avait confiance en moi ! Ma propre famille m'a crue capable d'avoir tué !
    - On croit les chevaliers démons capables de tout. Mais tu as ta conscience pour toi, Ellÿs ! Et c'est tout ce dont un chevalier démon a besoin.
    - T'a-t-on accusée de meurtre ?
    - On m'a accusée de meurtre, on m'a accusée de vol, on m'a accusée d'avoir enlevé des enfants pour les sacrifier, des jeunes hommes pour en faire mon caprice, on m'a accusée de sorcellerie et de mille autres crimes encore. Mais personne n'a jamais osé porter la main sur moi pour m'arrêter.
    - Tu es si forte ! soupira Ellÿs avec envie.
    - Ça te viendra, Ellÿs, promit Jaïna. Maintenant, repose-toi. Demain, nous affronterons le chef des démons et je pourrais avoir besoin de toi.
   Ellÿs rougit de fierté et Jaïna sourit gentiment.
    - Est-ce que les chevaliers démons ont une tenue spéciale ? voulut savoir le jeune écuyer.
    - Non, Ellÿs. Reste comme tu es, c'est très bien, répondit Jaïna en contemplant la tenue marron d'Ellÿs.
   Et elle quitta la chambre.

   Le lendemain, elle fut satisfaite de s'apercevoir que Ellÿs avait perdu son air hagard. Elles prirent toutes les deux un solide petit déjeuner et quittèrent l'auberge. Jaïna arborait sa tenue habituelle, mais elle l'avait débarrassée de la poussière de la route, avait nettoyé ses bottes et son médaillon soigneusement astiqué brillait sur la tunique noire. Ses cheveux noirs, au lieu de jouer librement ses épaules, étaient attachés sur sa nuque par un anneau d'argent étrangement semblable à la chaîne qui supportait son amulette. Ellÿs avait fait pareil, sauf que ses cheveux fauves étaient retenus par un cordon de cuir marron. Naturellement, elle n'avait pas de médaillon.
   Il était facile de trouver la maison où devait se trouver le chef des démons : tout le monde évitait soigneusement le quartier. En posant la main sur la poignée, Jaïna eut un dernier doute. Elle songea à ce que lui avait dit Baaladamon.
    - On ne dira pas que tu as eu peur, bien au contraire.
   En recevant le message, elle avait compris la ruse de Baaladamon : qui irait critiquer le chevalier qui allait affronter le chef des démons ? Maintenant qu'elle se trouvait à la porte de la supercherie, elle hésitait : qu'allait-elle trouver dans les pièce ?
   Ellÿs ne perçut rien de cette hésitation ; elle entra à la suite de Jaïna dans la maison.
    - Eh bien ! C'est que tu te serais mise belle pour un démon ! les accueillit une voix narquoise.
   Et Jaïna vit Jak Lal se dresser devant elle ; elle poussa un cri de rage.
    - Toi ! Toi ! Toujours toi ! lança-t-elle, furieuse. Toujours dans mon chemin, m'empêchant de faire mon travail !
    - Pas cette fois-ci, ma belle. Affronte ton démon, Jaïna !
    - Où est-il ?
   Jak Lal haussa les épaules.
    - C'est ton travail, pas le mien.
   Jaïna visita la maison de fond en comble ; elle était vide. Pendant ce temps, Jak Lal restait nonchalamment dans la pièce du bas, sifflotant tranquillement. Et Jaïna revint bredouille. Ellÿs eut un pressentiment et commença à articuler une incantation, mais il était déjà trop tard : la face de Jak Lal se défigura vilainement et un démon apparut à sa place, le démon le plus horrible qu'ait jamais vu Jaïna. Ses yeux brillaient d'une mauvaise lueur et ses dents étincelèrent quand il sourit.
    - Eh bien ? Surprise de me voir ? Je croyais que tu étais venue ici pour moi !
   Alors Jaïna sut qu'elle était perdue. Le chef des démons venait d'assassiner Jak Lal sous ses yeux, le seul homme qu'elle ait jamais aimé, et il connaissait son nom. Elle sentit toute velléité de combattre l'abandonner.
   Ellÿs perçut la détresse de Jaïna et voulut venir à ses côtés, mais une main l'arrêta. C'était Nixten. Son visage fermé en disait long sur les sentiments qu'il éprouvait pour avoir été trompé comme les autres au sujet de Jak Lal.
   Le combat avait commencé et il était visible que Jak Lal jouait avec Jaïna comme un chat avec une souris, de même qu'il était visible que Jaïna le savait.
    - Il faut que j'aille l'aider ! s'exclama impétueusement Ellÿs.
    - Non. C'est son combat. Il faut juste qu'elle arrive à l'enfermer dans un pentacle, murmura Nixten.
   Ellÿs le regarda d'un air étonné.
    - Mais un pentacle n'arrêterait pas le chef des démons...
    - Il ne reste plus qu'à espérer que son contact le fera souffrir, alors.
   Ellÿs secoua la tête, retenant ses larmes.
    - Il est immunisé contre.
    - Alors elle est perdue.
    - Tu vois bien qu'il faut que j'aille l'aider ! fit Ellÿs avec chaleur, s'oubliant jusqu'à tutoyer Nixten.
    - Non. Jaïna préfère perdre seule que perdre avec l'aide de quelqu'un d'autre. Parfois, je me dis même qu'elle préférerait perdre par elle-même que vaincre grâce au secours d'un tiers.
   Ellÿs savait qu'il avait raison. Jaïna utilisait des mots de pouvoir, alors qu'elle-même ne connaissait que des incantations relativement longues, qui auraient été de peu d'utilité face à Jak Lal. Jaïna n'avait pas eu assez de temps à consacrer à Ellÿs pour faire d'elle une arme qu'elle aurait pu utiliser contre Jak Lal. Et il se passa ce que Nixten avait prévu.
   Le combat ne dura pas longtemps : Jak Lal, si imbu de lui-même qu'il ne daignait même pas utiliser le nom de Jaïna contre elle, ne donna qu'un coup de sa grande patte griffue et Jaïna s'effondra à terre, blessée à mort. Jak Lal éclata de rire et disparut, sans même s'occuper d'Ellÿs et de Nixten. La jeune fille se rua aux côtés du chevalier.
    - Jaïna ! Jaïna !
   Elle ouvrit ses yeux déjà vitreux.
    - N'aime jamais, Ellÿs... N'aime jamais, ça a détruit mon âme...
   Elle referma les yeux.
    - Père, j'ai échoué...
    - Jaïna ! répéta Ellÿs, la voix brisée.
    - Pourquoi veux-tu devenir chevalier démon ? demanda Jaïna.
   Et soudain, Ellÿs sut quelle était la bonne réponse à la question.
    - Pour te venger, Jaïna, dit-elle fermement.
   Un léger sourire passa sur les lèvres décolorées de la jeune fille brune.
    - C'est bien. Tu me vengeras et tu vengeras mon père et mon frère par la même occasion.
   Brûlant ses dernières forces, elle ôta son médaillon et le tendit à la jeune fille.
    - Prends cela, chevalier Ellÿs. Ton démon viendra à toi.
   Ses paupières s'abaissèrent de nouveau sur les magnifiques yeux noirs. Ses lèvres murmurèrent un nom qui n'était pas celui de Jak Lal, mais ni Nixten, ni Ellÿs n'entendirent ce qu'elle dit. Et ce fut ainsi que mourut Jaïna, chevalier démon.

Texte © Azraël 1999 - 2002.
Bordure et boutons Vampire Demons and Wolves, de Silverhair

Silverhair