Prologue

    - Je m'ennuie ! Appelez le capitaine Trévaine.
   L'huissier ouvrit la porte et déclara d'une voix forte et intelligible :
    - Capitaine Trévaine ! Le roi vous demande.
   Un homme se détacha de l'embrasure de la fenêtre où il se tenait ; il jeta un regard de regret à l'adresse de la merveilleuse amazone qu'il contemplait quelques instants auparavant, puis vint vers l'huissier de sa démarche légèrement claudiquante.
   Le capitaine Trévaine était un mince jeune homme qui n'avait pas encore atteint la trentaine et qu'une blessure mal soignée avait rendu boiteux. Ses parents avaient décidé de lui donner le prénom de Tréven, en l'honneur d'un aïeul maternel et comme peu faisaient attention à la différence de prononciation, le jeune capitaine ne savait jamais si on l'appelait par son nom ou son prénom.
   Il entra dans la salle du trône et sursauta légèrement quand la porte se referma derrière lui ; cette porte avait un bruit sinistre. Sur le trône, l'air boudeur, il y avait un jeune homme à peine plus âgé que Tréven lui-même. Alexis VI, roi d'Arasourdie, pays surnommé Absurdie par ses voisins et ses habitants.
    - Je m'ennuie, Trévaine, annonça Alexis VI dès l'entrée de Tréven dans la pièce. Ne pourrions-nous pas organiser un tournoi ?
    - Il y en a eu un avant-hier, Votre Majesté, répondit Tréven d'un ton impassible. La plupart des chevaliers du royaume sont blessés ou en mission.
    - C'est exact, reprit le roi rêveusement, il y a eu un tournoi récemment ; je l'ai presque gagné, d'ailleurs...
   Tréven dissimula son sourire moqueur ; si Alexis VI était arrivé si loin, ce n'était certes pas par ses talents de jouteur, mais bien par ceux des chevaliers qui avaient usé de toute leur dextérité pour faire croire au roi qu'il les avait battus au terme d'un rude combat. Tous, sauf un, qui avait remporté le tournoi : le chevalier David, qui refusait de s'abaisser ainsi devant le roi, ce qui lui valait...
   Tréven reprit ses esprits en entendant le roi geindre comme un enfant ; au milieu de toutes les idées saugrenues et irréalisables qu'il égrenait, une vox grêle intervint soudain :
    - Un dragon.
   Le roi en resta la bouche ouverte et Tréven résista à l'envie de lui remonter la mâchoire d'un coup sec. Alexis VI tourna la tête vers le tas multicolore à ses pieds.
    - Que disais-tu, Têtefolle ?
   Une tête apparut au milieu du tas multicolore, surmontée d'un bonnet à clochettes.
    - Un dragon, Monseigneur, redit la voix grêle.
   Celui que Alexis VI appelait Têtefolle était son fou, de son vrai nom Gabriel de Crepkott, noble fort bien né, mais ayant eu la malchance d'être né de l'autre côté de la frontière et d'avoir été enlevé tout enfant par Alexis V qui l'avait offert à son fils. Au demeurant, Crepkott était un excellent fou.
    - Un dragon, Têtefolle ? répéta le roi qui se redressa sur son trône, au grand désespoir de Tréven qui reconnaissait là une marque d'intérêt.
    - Bien sûr. Tout le monde connaît les légendes sur les dragons. Comme ils sont devenus rares, imaginez la gloire du royaume s'il y avait un dragon à la cour ou même simplement si un chevalier avait affronté un dragon, rapportant comme preuve un peu du trésor, une écaille ou une griffe...
   L'oeil brun habituellement éteint du roi brillait de mille feux et Tréven gémissait intérieurement, jetant un regard douloureux à Crepkott qui haussa les épaules d'un air fataliste.
    - Trévaine !
    - Oui, Majesté, répondit docilement Tréven d'un ton funèbre.
    - Appelez-moi tout de suite le chevalier David.
    - Vous l'avez exilé avant-hier, Votre Majesté, rétorqua Tréven avec un malin sourire.
   Alexis VI eut l'air étonné ; Tréven n'en fut pas surpris : Alexis VI exilait le chevalier David une fois par semaine au moins, le record actuellement détenu étant de neuf fois en quatre jours. Le roi eut un geste d'impatience et un huissier se hâta d'aller chercher le chevalier David.
   Ce fut un jeune homme qui se présenta, l'air sérieux et attentif. Du chevalier David, on ne savait presque rien. On savait juste qu'il était le fils d'un certain Henry, ce qui faisait qu'on l'appelait David de Henry, vite devenu David d'Henry, puis David Dhenry. Dès son arrivée, il avait dû prouver sa valeur en affrontant les meilleurs chevaliers du royaume qui, tous, avaient reçu une cuisante défaite ; Tréven lui-même n'avait dû de garder son honneur sauf que grâce à la finesse de David qui, devinant sa qualité et ne voulant point l'humilier devant ses hommes, avait de lui-même fait cesser le combat. Tel était le jeune homme que Alexis VI avait exilé deux jours auparavant.
    - Chevalier David, s'écria le roi, très agité, je veux que vous me rameniez un dragon !
   David haussa les sourcils, surpris.
    - Un dragon, Majesté ?
    - Oui ! Un dragon vivant ! Ou une partie de son trésor, ajouta le roi après réflexion. Ou... une griffe, continua-t-il d'une voix qui allait en s'amenuisant. Ou une écaille.
   David regarda Tréven d'un air étonné et celui-ci haussa les épaule d'un air désabusé.
    - Très bien, Sire, je pars sur-le-champ.
   Il pivota sur ses talons et sortit de la pièce, suivi du regard par Gabriel de Crepkott. Alors que Tréven allait prendre congé à son tour, Crepkott lança d'une voix aiguë :
    - La reine ! La reine !
   Alexis VI parut se réveiller.
    - J'allais oublier ! Trévaine, le roi d'Irrymation, notre cher voisin Zarastra IV, m'offre la main de sa fille, la princesse Elisa.
    - C'est une bonne nouvelle, Votre Majesté. Tout le royaume attendait que vous vous mariiez.
    - Appelez le chevalier David, il ira me la chercher.
    - Vous venez de l'envoyer en mission, murmura Tréven.
   Alexis VI le regarda, surpris.
    - Eh bien, rattrapez-le, Trévaine !
   Trop heureux de trouver une occasion pour reprendre sa liberté, Tréven sortit en courant. Il n'eut pas à aller très loin : David se tenait dans l'antichambre, discutant avec la princesse Tatiana, toujours en costume de cheval. En voyant Tréven, Tatiana lui dédia son plus beau sourire, puis lança d'un ton furieux :
    - J'apprends la dernière lubie de mon frère ! Pour l'amour du ciel, Tréven, dites-moi que ce n'est pas vrai !
   Tatiana était une des rares personnes à prononcer correctement le prénom du jeune capitaine qui s'en sentait très fier. Il eut un pauvre sourire.
    - Hélas, Votre Altesse ! Ce n'est que trop vrai. C'est une idée de Crepkott.
    - Ce fou me rendra folle ! grommela Tatiana.
    - Il faut lui pardonner, Votre Altesse. Vous savez bien que la dernière fois, il n'a eu la vie sauve que grâce à votre intervention.
    - Et mon frère a failli me faire décapiter à sa place ! rit amèrement Tatiana. Ainsi qu'il m'en menace tous les deux jours. Au fait, David, combien de fois vous a-t-il exilé cette semaine ?
    - Une seule fois, après le tournoi, pour avoir eu l'outrecuidance de gagner.
   Tatiana sourit. Avec David, Tréven et, aussi surprenant que cela pût paraître, Gabriel de Crepkott, elle faisait partie des gens parfaitement sains d'esprit vivant à la cour. Alexis VI était fou et les nobles l'imitaient servilement ; Crepkott passait son temps à se torturer le cerveau pour trouver des exutoires à cette folie, tandis que Tréven et David faisaient l'impossible pour les réaliser et que Tatiana s'acharnait à rendre son frère à la raison, ce qui arrivait parfois.
    - Oh, David, le roi veut te voir ; il veut que tu lui ramènes sa fiancée.
   Le jeune chevalier ne posa pas de question et retourna dans la salle du trône. Quand il en revint, il avait un sourire crispé.
    - Figurez-vous que je dois ramener la princesse d'abord, puis trouver le dragon, mais que cela serait très apprécié si je pouvais ramener les deux en même temps.
    - Cette fois, cela suffit ! grogna Tatiana.
    - Je suis sûr que la princesse Elisa va apprécier d'être accueillie par un seul chevalier, exilé deux jours auparavant de surcroît, et que celui-ci se lance à une chasse au dragon durant le voyage de retour, commenta amèrement David en s'en allant sans attendre la réaction des autres.
    - Cette histoire de dragon est la goutte qui fait déborder le vase ! fulmina Tatiana. Je vais aller lui dire ma façon de penser, à mon frère le roi, et...
   Une main se posa sur son bras pour l'arrêter.
    - Non, Votre Altesse, dit doucement Tréven. Laissez. Vous ne pouvez rien faire. Gardez vos forces pour le jour où vous prendrez la place de ce malheureux fou que le droit d'aînesse à mis sur le trône.
    - Je vous ai entendu, Trévaine ! fit une voix irritée. Vous complotez ma mort !
    - Alexis, ça suffit ! ordonna Tatiana. Cessez ces caprices infantiles !
    - Tata, ma soeur ! Vous êtes de mèche avec le beau capitaine ! Trévaine, je crois que je vais avoir ma distraction aujourd'hui : je vais vous faire décapiter tous les deux !
   Une silhouette apparut derrière Alexis VI, traînant la jambe gauche, résultat d'une crise du roi, un jour où Tatiana était intervenue un peu trop tard, mais suffisamment tôt pour éviter que Crepkott n'ait les deux jambes brisées. Un discret bruit de grelots avertit Alexis VI de la présence de son fou.
    - J'ai une idée, Sire, dit Crepkott en penchant la tête sur le côté.
    - Eh bien, parle, Torticolis !
   Alexis VI affublait son fou de tous les noms lui passant par la tête, ses favoris semblent être Têtefolle et Têtecoupée, ce qui plaisait beaucoup moins à Crepkott.
    - Si vous attendiez le retour du chevalier David avec la princesse Elisa pour les décapiter ? Vous pourriez offrir ce spectacle à votre reine et elle en serait tellement heureuse !
    - Torticolis, c'est une excellente idée. Tu devrais d'ailleurs avoir honte d'avoir de si bonnes idées en ma présence, ajouta Alexis VI en foudroyant son fou du regard. Surtout que le chevalier David doit être leur complice. Gardes, emprisonnez Trévaine et ma soeur !
   Les gardes obéirent sans que Tréven ou Tatiana en marque de l'émoi. Pour une fois, la sentence d'Alexis VI fut réellement appliquée et ils furent enfermés. Mais les cellules d'Arasourdie étaient un peu étranges : le bourreau, qui s'ennuyait et qui, de toute façon, aurait voulu être peintre, avait décoré les cellules de magnifiques fresques et les avaient rendues si confortables, en les meublant avec beaucoup de goût, que c'était presque un plaisir d'être enfermé.
   Tréven ne s'y trompa pas. Il s'assit dans un élégant fauteuil, étendit ses longues jambes en faisait attention à celle qui avait été blessée, puis poussa un soupir de contentement.
    - Avec un peu de chance, je vais gagner un jour de vacances !
   Tatiana sourit.
    - A mon avis, Alexis a déjà oublié qu'il nous a enfermés. Mais pas Crepkott.
    - Il nous a sauvés, Votre Altesse, protesta Tréven en notant le ton hostile. Nul doute que le roi nous eut fait exécuter sur-le-champ.
    - Il était en effet un peu exalté, admit Tatiana.
    - Inutile de nous voiler la face, Votre Altesse. Il est complètement fou, oui !
    - Et Crepkott est son mauvais génie.
    - Non, madame. Gabriel de Crepkott est un honnête homme qui essaie simplement de rester en vie. Il donne des idées au roi, c'est exact, mais aucune n'est macabre comme celles que le roi imagine tout seul.
   Tatiana frissonna et, instinctivement, Tréven comprit qu'il valait mieux abandonner le sujet. Tatiana avait dix ans de moins que son frère et c'était lui qui s'était occupé d'elle toute petite. La mort de leur mère l'avait profondément choqué et, de ce jour, il avait radicalement changé.

Texte © Azraël 1999 - 2002.
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