 |
Chapitre I :
Les jours passèrent et Aleanrahel, pris par d'autres occupations, avait oublié la jeune fille sauvage qu'il avait ramenée. Elle se rappela à son bon souvenir un beau matin de bonne heure, alors qu'il venait d'achever sa première prière à la gloire de Chyraz, dieu de la création.
Plongé dans ses pensées, il traversait une pièce un peu sombre quand un hurlement strident le fit bondir. Il s'arrêta, tentant de calmer les battements désordonnés de son coeur, et regarda autour de lui, cherchant une explication rationnelle à ce cri inhumain surgi de nulle part. Il se fit entendre de nouveau, avec autant de vigueur, exprimant la même souffrance.
Un mince rai de lumière au fond de la pièce lui fit se rappeler que l'escalier donnant sur les souterrains était justement ici. Il alla à ce rayon de lumière et écarta la lourde tenture qui cachait l'entrée. Une volée de marches s'offrit à son regard, tandis qu'une odeur de moisi le frappait de plein fouet.
Le hurlement retentit de nouveau et, l'écho l'amplifiant, Aleanrahel sentit un frisson lui parcourir la peau. Il descendit rapidement la volée de marches, l'escalier étant étrangement allumé, fait rare puisque les souterrains n'étaient jamais utilisés.
Le cri venait d'une petite crypte située à droite de l'escalier. Là, il vit une jeune fille inconnue qui se débattait entre les mains de deux prêtres, tandis qu'un troisième lui assenait régulièrement des coups d'un lourd fouet de gros cuir.
Aleanrahel bondit et, d'un élan irrésistible, envoya bouler au loin le prêtre tenant le fouet.
- Quels bourreaux êtes-vous donc ? hurla-t-il. A trois contre une malheureuse enfant !
- Ce n'est plus une enfant, objecta l'un des prêtres d'un ton clinique. D'après nos analyses, elle a vingt-trois ans.
Aleanrahel crut qu'il allait l'étrangler ; il reconnut la jeune fille, qui n'était autre que la petite sauvage de la forêt.
- Quel dieu adorez-vous pour martyriser ainsi cette jeune fille ? Etes-vous donc des disciples de Liriel et Nyxador ?
- Ni Liriel, ni Nyxador ne pratiquent l'exorcisme de cette manière, fit une voix musicale dans son dos. Ni ne le pratiquent, d'ailleurs.
Aleanrahel se retourna et se trouva face à une elfe noire.
- Salutation, Shranee, fit-il, maussade. J'aurais dû deviner que vous étiez mêlée à cela.
- Vous faites erreur, Aleanrahel, répondit-elle avec un rire en cascade, tirant son capuchon pour protéger ses yeux sensibles de la violente lumière des torches. Ce n'est pas à moi que vous avez confié cette jeune fille et je n'ai donc rien pu faire quand ils ont prétendu voulu l'exorciser.
- Donnez-moi l'enfant, ordonna Aleanrahel.
Mais dès qu'il approcha de la jeune sauvage, elle devint hystérique et des marques sanglantes strièrent les joues des prêtres qui la tenaient, évitant de peu les yeux.
- C'est vous qui l'avez capturée, reprit la voix de Shranee, et elle vous craint encore plus qu'eux.
Elle s'avança à son tour, tendant une main vers la jeune fille, répétant un seul mot comme une psalmodie.
- Rilrae... Rilrae... Rilrae...
- Qu'est-ce que c'est encore ? grommela Aleanrahel.
- C'est le nom que j'ai donné à cette petite, aucun de vos sbires n'ayant jugé bon de lui en attribuer un, rétorqua Shranee d'une voix un peu fraîche, comme lassée de l'hostilité constante du prêtre.
En face, Rilrae se calmait. La voix de Shranee se fit plus monotone, plus insidieuse, puis brusquement, elle se détourna d'elle.
- Vous pouvez l'emmener, dit-elle avec indifférence à Aleanrahel.
En effet, Rilrae était parfaitement docile et se laissa soulever sans protester.
- Elle ne pèse rien ! accusa le prêtre. Vous l'avez laissée mourir de faim ! Au fait, qu'avez-vous fait, Shranee ?
- Je l'ai hypnotisée.
Aleanrahel regardait la belle elfe noire qui allait sortir de la crypte.
- Shranee ! la rappela-t-il.
- Allez aux Abysses, Aleanrahel ! lança-t-elle. Je ne l'ai pas fait pour vous, mais pour elle. J'espère seulement que vous la traiteriez mieux que ne l'ont fait vos sbires.
Aleanrahel ne répondit pas. Les rapports entre la drow et lui n'avaient jamais été amicaux ; il n'aimait pas Shranee et elle le lui rendait, mais ils prenaient toujours bien garde à sauver les apparences en public. Haussant les épaules, il entreprit de remonter l'escalier, constatant que Shranee ne l'avait pas précédé et qu'une faible lumière brillait dans une autre crypte. Il songea à aller la voir, mais repoussa l'idée.
- Elle va croire que je l'espionne, songea-t-il.
Il reporta son attention sur la mince jeune fille qu'il tenait dans ses bras. Elle semblait le regarder avec confiance, mais Aleanrahel savait que c'était dû à l'hypnose.
Aussi se hâta-t-il de regagner ses appartements et il allongea Rilrae sur une couchette où il l'attacha sans brutalité. Il se pencha sur la cheville abîmée ; elle suppurait et n'avait visiblement pas été soignée. Soupirant, il entreprit de la nettoyer et appliqua sur la plaie un cataplasme d'herbes.
Examinant la jeune fille sans la toucher, il remarqua qu'elle avait à peine été débarbouillée et que ses longs cheveux étaient toujours aussi emmêlés et crasseux. Il profita de sa docilité pour la détacher et l'emmener aux bains où il lui lava les cheveux, le visage et les mains, projetant de confier le reste de la toilette de Rilrae à une prêtresse qui saurait mieux s'y prendre que lui. Mais il crispa les mâchoires en pensant à ce qu'avaient fait les prêtresses à qui il avait remis Rilrae le jour de son arrivée.
Il ramena la jeune fille dans ses appartements, la chevelure dégoulinante d'eau, la rallongea sur la couchette et entreprit de sécher les longs cheveux. Il prit un peigne d'ivoire, qu'il caressa du bout des doigts, avant de commencer la longue tâche consistant à démêler la chevelure humide. Il avait refusé de la couper ; Rilrae le déciderait elle-même plus tard si elle le souhaitait.
Il s'absorbait tant dans sa tâche qu'il ne remarqua pas que les yeux de Rilrae reprenaient leur lueur habituelle, ni que quelqu'un le regardait faire avec un sourire moqueur. Arrivé à la moitié de la chevelure, il se redressa pour soulager son dos un bref instant et aperçut le nouveau venu. Une ombre passa sur son visage, mais il ne dit rien.
L'autre fit un pas en avant, ce qui le plaça dans le champ de vision de Rilrae, qui hurla aussitôt.
- Chut, enfant, fit doucement Aleanrahel, décidément distrait, et il referma sa main sur celle de la jeune fille attachée.
Le nouveau venu vit clairement que Rilrae resserrait convulsivement ses longs doigts maigres sur ceux du prêtre et il fronça rapidement les sourcils.
- Que me vaut l'honneur de votre visite, Mlezziir ? demanda froidement Aleanrahel en se plaçant entre Rilrae et l'homme, sans lâcher la main de la jeune fille.
- J'ai appris que vous aviez pris cette petite sauvage en charge. Vous avez vexé les prêtresses de Chyraz et la moitié du temple vous en veut.
L'oeil gris de Mlezziir brilla brièvement d'une mauvaise lueur.
- Soyez raisonnable, Aleanrahel ! reprit-il sèchement. Vous ne pouvez pas vous occuper de cette sauvageonne. Il lui faut une femme. De plus, vos charges au temple vous prennent trop de temps.
Aleanrahel se redressa, furieux.
- Il lui faut une femme ! répéta-t-il. Pour que ces furies se mêlent d'exorciser cette pauvre innocente à coups de fouet et de mauvais traitements ! Jamais ! Je l'ai trouvée, j'ai donc la charge de son âme. Et si le temple m'accapare trop, Chyraz comprendra que je délaisse certaines choses pour sauver cette enfant.
Avec un malin plaisir, Aleanrahel vit le visage de Mlezziir se congestionner et crut un vague instant qu'il allait s'étouffer.
- C'en est trop, Aleanrahel ! cria Mlezziir. Vous allez me remettre cette sauvage immédiatement !
- Je vous en défie et Chyraz nous voit, rétorqua le prêtre avec un calme à toute épreuve.
Mlezziir eut un instant de flottement, que Aleanrahel mit aussi à profit.
- Laele ! appela-t-il.
Un jeune novice apparut, souriant, le regard interrogateur.
- Raccompagne notre hôte, lui recommanda-t-il. Mlezziir, je ne vous retiens pas, je sais que vous avez beaucoup de travail... C'est déjà si aimable de votre part d'avoir pris du temps pour me rendre visite...
Mlezziir grinça des dents, mais ne répondit pas. Laele se tenait très droit à côté de lui et le visiteur congédié s'appuya sur la jeune épaule offerte, comme il se devait, regardant une dernière fois Aleanrahel qui se tournait vers Rilrae. Le prêtre dénouait doucement les doigts de la jeune fille incrustés dans sa chair.
- Allons, enfant, murmura-t-il d'une voix ronronnante. Tu es maintenant sous ma protection et je ne permettrai à personne de te faire du mal, je te le promets.
Il effleura le petit front bombé du bout de l'index, notant au passage que les yeux verts avaient repris leur calme. Il se rassit à la tête de la couchette et reprit la longue chevelure dans ses mains. Doucement, patiemment, il glissa le peigne d'ivoire dans les mèches humides, procédant avec lenteur pour ne pas faire mal à la jeune fille et pour ne pas abîmer la magnifique masse soyeuse à la vitalité presque animale.
Il sentit que Rilrae se laissait aller avec confiance et il se demanda fugitivement si les liens de cuir qui la retenaient étaient nécessaires. Il parvint au niveau du crâne de la jeune fille et sa main gauche, après chaque passage du peigne, lissait les belles mèches cuivrées, effleurant le front de Rilrae dans le même mouvement, ou son oreille, sa joue, son cou. Quand il eut enfin terminé, il contempla la longue cascade de bronze qui ruisselait jusqu'au sol, semblant accrocher tous les reflets presque sanglants des torches.
- Je n'ai jamais vu quelqu'un faire preuve d'autant de patience à l'égard d'une inconnue, fit une voix derrière lui.
Aleanrahel reconnut instantanément la musicalité du ton. Shranee. Curieusement, elle ne semblait pas ironique en disant cela. Sans se retourner, le prêtre commença à tresser les cheveux de Rilrae, autant pour se donner une contenance que pour dissimuler le tremblement de ses doigts.
- Pourquoi avoir tenu tête à Mlezziir au sujet de Rilrae ? reprit Shranee.
- Vous étiez donc là, constata calmement Aleanrahel. Son attitude ne me plaisait pas. Trop autoritaire. De plus, Rilrae avait visiblement une peur panique de lui, au point de s'accrocher à moi.
Shranee nota l'obstination à ne pas la regarder, alors, d'elle-même, elle vint se placer dans le champ de vison de Rilrae, éteignant une torche au passage.
- Vous ne m'aimez pas, Aleanrahel, dit-elle, et c'était plus une affirmation qu'une question. Puis-je savoir pourquoi ?
Aleanrahel ayant enfin terminé sa tresse, il prit le temps de l'attacher avec un fil de coton blanc, puis l'enroula plusieurs fois avant de l'épingler sur le crâne de Rilrae. Puis il se leva, déplaça son siège à côté des mains de Rilrae, se rassit et délia une main de la jeune fille.
- Vous êtes une drow, dit-il d'une voix basse, coupant les longs ongles de Rilrae. Je sais que Chyraz n'a regardé que votre coeur en vous acceptant parmi nous, mais je ne suis qu'un homme et ma vue ne s'arrête malheureusement qu'à l'enveloppe extérieure. Pour moi, vous êtes une drow, répéta-t-il en nettoyant méticuleusement les ongles qu'il venait de couper. Vous appartenez à cette race maudite entre toutes qui a massacré ma famille par une belle nuit d'été !
Sa voix restait calme, mais il gardait le visage baissé vers les longs doigts maigres de Rilrae. Il ne voulait pas que Shranee voie son regard s'emplir de douleur à la pensée de cette funeste nuit où sa soeur aînée, qu'il adorait comme on aurait adoré un dieu vivant, allait être mariée à l'homme qu'elle aimait. Il ferma les paupières, appelant à lui toute sa foi pour se maîtriser ; lui, encore enfant, avait réussi à s'échapper, barbouillé du sang de sa soeur qui, agonisante, avait encore tenté de le protéger, épargné par un étrange guerrier drow aux yeux d'ambre.
Il se concentra sur sa tâche, prenant l'autre main de Rilrae. La voix mélodieuse de Shranee s'éleva de nouveau :
- Un guerrier drow aux yeux d'ambre vous a épargné, avec un sourire d'encouragement.
Cette phrase se faisait l'écho si exact des pensées d'Aleanrahel qu'il fixa Shranee avec des yeux exorbités.
- Co... Comment le savez-vous ?
- C'était mon fils. Tathlyn Yuethindrynn. Ce geste de clémence lui a coûté la vie.
Shranee n'ajouta rien de plus. Ce fait remontait à presque trente ans et la douleur était toujours aussi vive dans son coeur. Tathlyn était son unique enfant, prometteur, gai et aimant, tout le contraire d'un drow. Il s'était destiné au métier des armes, s'y montrant doué, mais avait basculé dans l'horreur devant les massacres gratuits de ses congénères. Il avait couru vers sa mère en hurlant sa peine et son incompréhension.
Que pouvait-elle lui dire ? Elle-même luttait pour survivre, sans trouver le courage pour partir. Ce courage, elle ne l'avait trouvé qu'après la mort de son fils, tué par une matrone parce qu'avoir épargné un enfant à la surface avait attiré la défaveur de Liriel sur la cité. Shranee avait tout fait pour le sauver : supplier, s'offrir en victime expiatoire, lutter, le fouet à la main, et ils l'avaient forcée à assister au sacrifice de son fils.
Fixé sur Aleanrahel, son regard bleu, d'une couleur si rare chez les drows, ne laissait rien paraître de cette peine. Ne supportant pas davantage de la regarder, le prêtre baissa de nouveau les yeux sur la main de Rilrae, coupant le dernier ongle. Sa propre main tremblait et, comme en réponse à ses doutes, des doigts maigres passèrent à travers sa chevelure d'un blond chaud, semblant s'y enfouir à loisir. Shranee attendit qu'il repose la main de la jeune fille et qu'il dégage sa tête de la caresse de Rilrae, puis dit :
- Confiez-la-moi une heure, que je lui fasse prendre un bain et l'habille correctement.
Sans savoir pourquoi, Aleanrahel accepta. Il n'aimait pourtant pas Shranee, mais il se souvenait qu'elle seule avait eu une étincelle de pitié pour Rilrae que l'on martyrisait. Il détacha la jeune fille et laissa Shranee l'emmener. Au moment où la belle elfe noire allait franchir le seuil, il eut une inspiration.
- Shranee ! Au lieu d'étudier dans une vieille crypte humide, je vous invite à utiliser ma bibliothèque, naturellement sombre. Personne ne viendra vous y déranger.
Un instant, Shranee considéra l'offre et son visage austère se détendit légèrement.
- Merci, Aleanrahel. J'y songerai.
Elle partit et ce que fut que bien plus tard que le prêtre se fit la réflexion que, contrairement aux autres drows, Shranee était habillée de blanc et non de noir.
Mlezziir entra dans une colère noire quand il apprit que la deuxième personne à s'occuper de Rilrae était Shranee. Vitupérant tout ce qu'il savait, il alla trouver le grand prêtre de Chyraz pour protester contre ce qu'il appelait "cet outrage".
- Père, il m'a bafoué devant tous en me préférant cette drow ! La rumeur courait qu'ils se détestaient mutuellement, mais je sais qu'elle se rend quotidiennement dans ses appartements. Il faut agir, père !
Lesaonar l'écouta sans rien dire. Il savait tout ; il connaissait aussi Shranee et appréciait la belle drow. Il savait également qu'elle était une mère inconsolable d'avoir perdu son enfant. Aussi prit-il le parti de couvrir Aleanrahel et Shranee.
- Shranee s'occupe de Rilrae sur mon ordre, informa-t-il Mlezziir éberlué. Quant à leurs rendez-vous quotidiens, je puis vous certifier qu'ils sont tout ce qu'il y a de plus honnête.
Doucement, mais fermement, il renvoya Mlezziir, puis appela Laele, qui se tenait dans la pièce voisine. Le jeune novice, aide d'Aleanrahel, était aussi un des informateurs de Lesaonar.
- Va dire à Aleanrahel et Shranee que Mlezziir devient de plus en plus menaçant envers eux. J'ai écarté le danger pour un moment, mais recommande-leur de faire attention ! La moindre calomnie peut jeter à bas ce fragile équilibre.
Laele hocha la tête et s'en fut avec diligence. Lesaonar soupira et se replongea dans sa méditation. C'était l'heure de communier avec son dieu.
Peu à peu, chacun s'habitua à voir Shranee aller quotidiennement chez Aleanrahel. Rilrae était maintenant une mince jeune fille propre, à la longue chevelure rousse enroulée autour de la tête, vêtue de la tunique blanche des novices, mettant en valeur l'étrange teint de bronze de sa peau. Elle était autonome, mais Shranee et Aleanrahel avaient encore à l'esprit les avertissements de Lesaonar, aussi Shranee venait-elle chercher Rilrae pour aller aux bains, à l'heure où Aleanrahel faisait sa prière matinale. Autrement, Rilrae restait avec le prêtre toute la journée, y compris pour sa promenade du soir. Aleanrahel n'avait qu'un regret : Rilrae refusait obstinément de parler. Cela dépassait l'entendement du prêtre.
Bien sûr, comme dans toute communauté, même vouée au service d'un dieu, il y eut des rumeurs et certains insinuèrent que l'attachement du prêtre et de la sauvage était d'un ordre autre que spirituel. Ces calomniateurs étaient rares, car Aleanrahel était bien aimé en général.
Il avait abandonné son hostilité vis-à-vis de Shranee et avait de longues discussions avec elle. Celle-ci passait ses journées entières à étudier dans la bibliothèque et le soir, quand il rentrait de sa promenade avec Rilrae, Aleanrahel trouvait la belle drow penchée sur le plateau qu'elle lui apportait. Si elle laissait faire Laele pour tout le reste, elle tenait à préparer le repas du soir de ses mains.
Alors, dans la quiétude de la petite pièce où ils se délassaient, environnés par une semi-pénombre, ils discutaient à mi-voix de leur journée, des études de Shranee, du monde des drows, tout en mangeant. Rilrae écoutait en silence, assise sur un tabouret aux pieds d'Aleanrahel ou juchée sur le bras de son fauteuil.
Un soir, Aleanrahel et Rilrae s'étaient anormalement éloignés du temple. Ils étaient partis plus tôt, alors que le soleil rouge était encore bien visible, et étaient allés plus loin. Rilrae tenait la main d'Aleanrahel, comme d'habitude, et les yeux verts dans le petit visage de bronze étaient calmes. Elle aimait ces promenades nocturnes dans la forêt.
Un instant auparavant, Rilrae s'était séparée d'Aleanrahel qui examinait un arbre à la pâle lueur du soleil jaune sur son déclin. Le prêtre entendit un bruit dans son dos, mais n'y fit pas attention, persuadé qu'il s'agissait de Rilrae. Et puis un cri jaillit de droite, une voix qu'il connaissait même s'il ne l'avait jamais entendue :
- Alean !
Il se retourna d'un bloc, sa courte dague à la main, juste à temps pour voir le fauve s'élancer sur lui et le plaquer contre le tronc rugueux. Instinctivement, son poing armé trouva le ventre du lynx et la dague s'enfonça dans le corps mince et chaud. Le fauve bascula en arrière, agité de soubresauts. Rilrae vit Aleanrahel se redresser sans mal, alors elle se laissa tomber à genoux près du lynx dont les yeux devenaient vitreux et le caressa en pleurant.
Aleanrahel allait s'agenouiller à son tour pour voir ce qu'il pouvait faire pour le fauve, mais il fut précédé par une mince silhouette au corps d'ébène et à la chevelure neigeuse. Shranee palpait doucement la blessure tandis que Rilrae répétait comme une litanie :
- Allait tuer Alean... Allait tuer Alean...
Shranee comprit à demi-mot que si quelqu'un d'autre qu'Aleanrahel avait été la proie du félin, Rilrae n'aurait jamais crié.
- Pouvez-vous le sauver, Shranee ? demanda Aleanrahel.
- Non. Je suis désolée, Rilrae, mais la blessure est mortelle.
Alors Rilrae bondit sur Aleanrahel, lui arracha sa dague et la plongea dans le coeur du félin, abrégeant ses dernières souffrances. Le prêtre serra la jeune fille contre lui pour la consoler.
Un nouveau bruit lui fit lever la tête. Deux hommes se tenaient devant lui, enveloppés dans de grandes capes. L'un d'eux eut un bref sourire et lança :
- Décidément, Shranee, tu ne nous appelles que lorsque l'enfer commence à se déclencher.
Aleanrahel sentit qu'il perdait pied. Shranee releva sa tête du félin.
- Ashreen, creuse donc un trou pour ce lynx au lieu de dire des bêtises. Elkantar, comment s'est passé le voyage ?
- Bien, comme d'habitude, répondit le deuxième homme en aidant son compagnon.
Aleanrahel se pencha vers Rilrae.
- Je suis content que tu parles enfin, fit-il à la jeune fille. Répète un peu : comment je m'appelle ?
- Alean, répondit Rilrae fermement, sans paraître comprendre le scandale qu'elle déclencherait si on l'entendait au temple appeler un prêtre par un diminutif.
- Et toi ?
- Lillae.
- Non. Rilrae.
- Lillae, insista la jeune fille.
Aleanrahel comprit : Rilrae avait un problème avec les "r", si bien qu'elle avait écourté son nom pour ne pas l'écorcher. Ashreen et Elkantar avaient terminé d'enterrer le lynx et Shranee proposa de retourner au temple.
Tous se retrouvèrent dans les appartements d'Aleanrahel, une tasse de thé fumante entre les mains. Sans surprise, le prêtre constata que les deux nouveaux venus étaient des elfes.
- Avant toute chose, Shranee, commença-t-il, j'aimerais savoir comment vous avez fait pour vous trouver au bon endroit au bon moment.
La belle elfe noire se figea sur sa chaise, abaissa ses yeux bleus sur sa tasse, puis répondit d'une voix basse :
- Je vous ai liés à moi, Rilrae et vous. Par les repas que je vous préparais le soir. C'est ainsi que j'ai su ce qu'il se passait et comme il se faisait tard et que vous ne rentriez pas, je suis partie à votre rencontre.
Aleanrahel en fut si stupéfait qu'il ne sut trop que dire.
- Mais pourquoi avoir fait ça ? demanda-t-il enfin.
- Je vais vous l'expliquer, répondit calmement Shranee. C'est pour ça que j'ai fait venir ces deux amis. Le nom d'Ashreen est l'anagramme du mien, parce que je l'ai recueilli alors qu'il était tout petit. Je l'ai élevé, bien qu'il soit un elfe de la surface et moi une... une maudite drow. Elkantar a pris la relève quand j'ai dû partir. Ils font partie des quelques amis que j'ai dans ce pays. Mais le but n'est pas de parler de moi. Malgré toutes les apparences, j'ai gardé le contact avec Velddrinnishar, ma cité. Ma nièce vient régulièrement me donner des nouvelles. En tant que disciple d'Eilistraee, elle n'a pas trop d'ennuis. Les drows de Velddrinnishar ont des envies de conquête, reprit-elle après un silence. Et l'un de leurs premiers buts est le temple de Chyraz.
- Pourquoi ?
- Parce qu'il y a un ou plusieurs traîtres qui s'y trouvent et qu'ils ont signalé ma présence ici.
- Mais en quoi cela justifiait-il d'appeler Ashreen et Elkantar ? insista Aleanrahel.
- Parce que les drows ne projettent de conquête que lorsque c'est le calme plat dans leur cité. Or Liriel n'aime que le chaos. Il nous faut donc aller semer le chaos à Velddrinnishar.
Aleanrahel regarda Shranee avec des yeux exorbités.
- Mais Shranee, pourquoi ne pas commencer par une épuration du temple ? protesta-t-il.
- Cela ne suffirait pas, intervint Elkantar. Les drows se moquent complètement de la mort de leurs alliés. Ce qu'il faut, c'est frapper très fort à Velddrinnishar.
Le prêtre posa un regard étonné sur Elkantar. Sauf par ses oreilles pointues, il n'avait rien d'un elfe. Il avait de longs cheveux blancs coiffés en arrière, sauf trois courtes mèches qui dansaient sur son front sans parvenir à adoucir l'air dur de son visage. Sous l'oeil droit, de la paupière inférieure jusqu'à la hauteur du nez, il avait un tatouage argenté en forme de croix de Lorraine inversée. Son oreille droite était ornée d'un anneau où pendait une plume. Il portait une tenue moulante noire, à part les larges épaulettes de métal doré, ainsi que les poignets qui venaient sur le dos de la main. A sa ceinture, par un système de lanières, pendait une hache à double lame. Sa carrure était celle d'un homme, voire d'un géant.
A côté de lui, Ashreen faisait presque frêle. De la minceur propre aux elfes, Ashreen ressemblait à une liane, souple et agile. Comme Elkantar, il portait les cheveux longs, mais les siens étaient noirs, couleur étrange pour un elfe, et un bandeau fauve lui entourait la tête pour les retenir un tant soit peu ; Il portait un pantalon de cuir ajusté, noir, ainsi qu'une veste sans manches en V, également de cuir noir, sur une tunique verte à col montant en V. Deux poignets noirs recouvraient les manches en les laissant dépasser au niveau des mains. Imitant la tenue d'Elkantar, la veste avait de larges épaules.
Le grand elfe surprit le regard d'Aleanrahel et, machinalement, se passa la main dans les cheveux. Le prêtre rectifia mentalement sa description : ce n'étaient pas trois mèches, mais deux ; ce qu'il avait pris pour une mèche de cheveux se révélait être le prolongement du tatouage au-dessus du sourcil noir, pour former un crochet dont la pointe se trouvait dans la ligne du nez.
Texte © Azraël 1998 - 2002.
Bordure et boutons Old fashioned buttons, de Silverhair
|