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La prophétie
Azraël regardait la nuit tomber. Il soupira et s'éloigna de la fenêtre pour retourner au bureau où il lisait un vieux livre de prédictions qu'il trouvait pour sa part totalement stupides, mais qu'il devait connaître. Il tomba sur ce passage :
- Et l'enfant des ténèbres né de la lune et de la destruction portera en lui l'avenir de son peuple ; par sa mort, il précipitera les événements, mais il se redressera dans la tourmente pour lutter.
- Stupide, grogna Azraël. S'il est mort, comment voulez-vous qu'il lutte de nouveau ? Seul Ankrist en est capable, et encore, c'est parce que Shilka est là. Un vrai charabia, cette prophétie.
- Egan, appela une voix douce dans sa tête.
- Il y a longtemps que je ne t'avais plus entendue, Vilya, répondit Azraël sans se démonter.
- Viens au dehors. Il m'est plus facile de te parler quand tu es sous ma lumière.
Azraël se leva et ouvrit la fenêtre. Il refusait d'appeler l'esprit autrement que Vilya, même s'il savait qu'il s'agissait certainement d'Indis, la déesse de la lune. Pour lui, la lune n'avait qu'un seul nom et c'était Vilya.
Il sortit dans la nuit, s'appuya à un mur et leva la tête vers la lune. Il lui sembla que la face ronde de Vilya se plissait en un sourire.
- Que me veux-tu, Vilya ? demanda-t-il intérieurement.
- Je vois que tu ne me donnes plus le nom de mère.
- Depuis bien longtemps, Vilya. Tu sais bien que ma seule mère a été Magira. Même si tu as presque toujours été au-dessus de ma tête pour veiller sur moi tout au long de ma vie, il me manquait quelque chose pour pouvoir te considérer comme ma mère.
- Quoi donc ? reprit la voix douce et désincarnée.
- Je ne sais pas trop. Les contacts entre une mère et son enfant. Sa sollicitude, sa présence, ses gestes tendres pour le relever quand il tombait.
- Tu ne tombais jamais contre ton gré. Tu as su marcher très vite et tu avais la souplesse des félins.
- Ce n'est pas cela qui change quelque chose, Vilya, répondit Azraël et son visage se ferma, retrouvant l'expression sombre qu'il avait eue si longtemps. Je suppose que tu ne m'as pas appelé pour me parler de mon enfance ?
- Non, j'ai une mission pour toi. Tu iras à l'Endroit-sans-Nom et tu y trouveras la lame étincelante.
- Tu te mets dans les prophéties, maintenant ? railla Azraël. Ce que tu me dis est à peu près aussi clair que les absurdités que je lisais quand tu es intervenue.
- Je suis désolée, Egan, je n'ai pas le droit de t'en dire plus. Mais l'ouvrage que tu lis, inspiré des Oracles divins, te renseignera un peu plus. N'oublie pas cependant que tu dois faire vite.
- Ravi de le savoir, ironisa Azraël. Je me sens beaucoup mieux après cela. Tu ne pourrais pas trouver un autre naïf pour entreprendre ta quête ?
- Egan, soupira la voix, ne recommence pas, je t'en prie.
- Ne recommence pas ? suffoqua Azraël. Tu en as de bonnes, Vilya ! Je crois me souvenir que je me suis laissé gentiment manipuler, non ? Je sais parfaitement que je ne suis qu'un jouet entre vos mains.
- Pardonne-moi, Egan, mais tu dois remplir cette mission. La vie de tous ceux que tu aimes en dépend.
La voix désincarnée qui résonnait dans sa tête avait un accent suppliant.
- Ne me sors pas le grand jeu, Vilya, lança Azraël. On reparlera de tout cela quand j'aurais trouvé ton passage dans le stupide ouvrage de prédictions qu'un illuminé complètement fou a transcrites sans comprendre.
- Zubaran et Jarlinn ne pouvaient pas se permettre d'être trop clairs. Les prophéties ne sont réservées qu'à certaines personnes et tu es l'une d'elles.
- Merveilleux, grogna Azraël, décidément de mauvaise humeur. J'ai l'impression d'être un pivot déterminant dans votre jeu.
Si Vilya avait fait attention, elle aurait remarqué l'emploi du mot jeu, mais elle s'arrêta à l'idée de pivot déterminant.
- Oui, tu es un élément important, confirma-t-elle, un peu soulagée, peut-être, de savoir que la fierté lui adoucirait le caractère.
- Eh bien, cela ne me plaît pas du tout ! hurla Azraël comme un damné, à tel point que dans le ciel, l'éclat de Vilya se ternit. Je déteste royalement être un pion, important ou non ! J'espère que tu as mis cela dans ta petite tête !
Furieux, il regagna son bureau et claqua la fenêtre derrière lui.
Méline fit son apparition.
- Je peux savoir ce qu'il te prend de hurler ainsi ? s'informa-t-elle.
- Rien du tout. J'avais des problèmes avec la fenêtre, répondit-il d'un ton rogue en se réinstallant devant son bureau.
Méline se pencha sur lui et lui caressa les cheveux.
- Ne te fâche pas, dit-elle tendrement.
Malgré lui, Azraël ne put s'empêcher de sourire. Il attrapa sa femme par la taille et l'attira sur ses genoux. Méline se débattit.
- Egan, je t'en prie ! protesta-t-elle. J'ai beaucoup de choses à faire ce soir !
Il l'embrassa dans le cou et la laissa aller.
- Tu as de la chance, dit-il en riant. Je veux finir ce livre ce soir ; ne m'attends pas pour t'endormir.
Méline hocha la tête et quitta la pièce. Azraël se replongea aussitôt dans le livre de prophéties. Il faillit plus d'une fois s'arracher les cheveux de désespoir devant le langage ampoulé ou obscur utilisé. Quand enfin, il trouva une référence à l'Endroit-sans-Nom, il était plus de une heure du matin.
- Adoncques sera retrouvé l'endroit qui n'a plus de nom et onc ne saurait être retrouvé de nouveau. Icelui qui l'aura découvert y trouvera la lame étincelante qui suscite moult affrontements et qui donne puissance au porteur.
- Rassurant, soupira Azraël. Cela ne me dit toujours pas où se trouve. Enfin, Vilya n'a jamais dit que cela me permettrait de le localiser. Et quel langage abscons !
Il poursuivit sa lecture en s'usant les yeux pour déchiffrer la minuscule écriture manuscrite aux fioritures insupportables. La lumière diffusée par la chandelle suffisait à peine pour distinguer les lettres. Azraël se sentit pris d'une soudaine lassitude et il laissa retomber sa tête sur ses bras croisés, fermant les yeux un instant. Quand il les rouvrit, la chandelle tirait à sa fin. Avec un soupir, il en ralluma une autre et se pencha de nouveau sur le manuscrit.
- L'endroit qui n'a plus de nom fut de tout temps dissimulé aux yeux de tous, mais d'aucuns l'ont vu et ont rapporté qu'il s'élevait là où prit naissance la source de l'éternelle lumière. Onc n'en sont revenus iceux qui y ont porté leurs pas. Adoncques la lame étincelante reconnaîtra la marque blanche du Champion Divin qui se dressera seul, inquiétant même les Eternels aux Noms Multiples.
Azraël se prit la tête à deux mains et gémit doucement.
- Mais quel charabia ! murmura-t-il. Que suis-je censé comprendre ? Je ne suis pas devin, moi !
Il relut le passage qui l'intéressait et réfléchit à voix haute.
- Si Vilya m'envoie là-bas, je suppose que je vais devenir le Champion Divin. Charmante perspective. Je vais donc retrouver l'endroit qui n'a plus de nom et qui visiblement disparaîtra après ma venue. Du moment qu'il ne disparaît pas pendant que j'y suis... Paraît que je dois mettre une marque blanche sur la lame étincelante. J'aimerais déjà bien savoir ce qu'est cette lame étincelante. Et puis quelle marque blanche ? Je n'ai que du noir, moi !
Et puis il se souvint : il ouvrit sa main gauche et observa, un peu incrédule, la paume qui s'ornait d'une rose blanche.
- Le symbole de Loïeza ! murmura-t-il. La fameuse marque blanche ! Par tous les dieux de l'enfer ! Il était écrit que je devais sauver Loïeza et Euriel pour avoir cette marque. Pas étonnant que Illustra soit intervenue elle-même ! Bon, et maintenant, que me reste-t-il à comprendre ? Apparemment, il y en a qui sont à la recherche de la lame étincelante ; je vais encore aller mettre mon nez là où il n'a rien à faire, je le sens bien ! Enfin, comme elle me rendra plus puissant, je pourrais peut-être m'en sortir à peu près vivant. Qui sont les Eternels aux Noms Multiples ?
Il se carra confortablement dans son siège et réfléchit.
- Triple idiot ! Les dieux évidemment ! Ils sont éternels et ont au moins deux noms : un dans le monde divin et un sur le monde des mortels. J'avance, j'avance ! Je vais même faire peur aux dieux avec cette jolie lame ? Mais c'est que cette quête commence diablement à m'intéresser ! Maintenant le plus dur : qu'est-ce que c'est que la source de l'éternelle lumière ?
Le menton appuyé dans la main, il médita longuement sur cette question.
Quand il sortit de ses pensées, Arkis inondait la pièce de ses rayons, tandis que la chandelle se mourait doucement. Méline entra dans la pièce et fut surprise de le voir toujours assis dans son fauteuil.
- Je me demandais pourquoi tu n'étais pas venu me rejoindre, fit-elle en bâillant. Tu as passé toute la nuit ici ?
- Il faut croire que oui, répondit Azraël, l'air visiblement ailleurs.
Il sembla remettre les pieds sur terre.
- Tiens, je n'avais pas remarqué qu'il faisait jour ! s'étonna-t-il.
Il se leva, s'étira et embrassa Méline.
- Bien dormi, ma chérie ? demanda-t-il distraitement.
- Dis-moi plutôt ce qui te tracasse ! fit la jeune femme en riant.
- La source de l'éternelle lumière, cela te dit quelque chose ?
Méline fronça les sourcils, tapotant sa lèvre inférieure de son pouce.
- Tu sais, dit-elle, quand tu m'avais fait danser l'Obscure, j'ai créé un monde avec une forêt verdoyante, des animaux, des clochettes...
- Oui, je vois.
- Je n'ai toujours pas réussi à me souvenir de la signification de cette vision, mais j'ai comme l'impression qu'elle a un rapport avec la source de l'éternelle lumière.
Azraël soupira.
- Je ne suis pas beaucoup plus avancé. Comme tu ne sais pas où tu pouvais te trouver lorsque tu as vécu ce moment, je reste à mon point de départ.
- Est-ce donc si important ?
- Très important, confirma Azraël. Je dois partir à la recherche de cette source.
Le visage de Méline pâlit violemment.
- Oh non ! souffla-t-elle, alarmée. Je suis sûre que c'est encore dangereux !
- Il y a des chances, en effet, admit Azraël avec calme.
Méline grimaça. Azraël sortit de son bureau et alla dans la cuisine se couper deux épaisses tranches de pain entre lesquelles il plaça une part de viande. Au dehors, il trouva Zarth marchant tranquillement à côté de Solitudines. Les deux amis revinrent dans la salle à manger où Méline prenait son petit déjeuner en compagnie d'Irisea. Zarth salua d'un bref signe de tête, tandis que Azraël s'asseyait sans vergogne à califourchon sur une chaise qu'il retourna. Il mordit dans son pain à belles dents.
- Egan, ne pourrais-tu donc pas prendre un petit déjeuner correct comme tout le monde ? soupira Méline.
- Je ne suis pas comme tout le monde, Méline.
A côté de lui, Zarth grignotait quelques fruits secs sans grande envie, tandis que Irisea jouait machinalement avec une boulette de mie.
- Tout le monde a l'air plein d'entrain, ce matin ! s'exclama Azraël.
Zarth leva la tête et eut son doux sourire.
- Il faut croire que nous ne sommes bons à quelque chose qu'en période de guerre.
- Dis-moi, Zarth, j'ai une petite aventure en prévision. Es-tu intéressé pour m'accompagner ? demanda soudain le jeune prince consort.
Méline lui jeta un coup d'oeil reconnaissant : en effet, elle serait plus rassurée si Zarth était avec lui. Les deux hommes étaient invincibles.
- Quel en est le but ? interrogea Zarth, une lueur s'allumant dans ses yeux.
- Bof ! Trouver la source de l'éternelle lumière. Je ne sais même pas ce que c'est.
Le jeune drow sursauta violemment.
- L'éternelle lumière ? Tu en es sûr ?
- Eh oui ! C'est une prophétie parfaitement stupide qui parle de cela. Pourquoi ? Tu sais où elle se trouve ?
- Tu parles ! Elle est dans les environs de Vindemiatrix.
Azraël eut l'air totalement ahuri.
- C'est bien le dernier endroit où je serais allé chercher une source de lumière. Dans le royaume des drows ! Méline disait que cette source avait un rapport avec une forêt verdoyante, des animaux, enfin, tout un monde féerique.
Zarth hocha la tête.
- Oui, c'est un lieu assez spécial. Je peux t'y conduire sans problème ; les yeux fermés, même.
- Eh bien ! Allons-y immédiatement !
Les deux hommes se levèrent d'un seul mouvement et se ruèrent dehors, où leur monture les attendait sagement. D'un bond, ils furent en selle et saluèrent Méline et Irisea qui les regardaient, pétrifiées, par la fenêtre de la salle à manger. Les deux étalons disparurent dans un nuage de poussière. Irisea se tourna vers Méline et ses yeux d'ambre doré étaient pleins de larmes. La jeune magicienne vint vivement vers elle et la prit dans ses bras. Irisea était peut-être plus âgée que Méline, mais elle se laissa aller dans l'étreinte maternelle de la souveraine du feu.
- Ne t'inquiète pas, petite elfe, dit doucement Méline qui avait repris à son compte l'expression de Farenir, ils reviendront sains et saufs. Egan et Zarth sont les meilleurs combattants qui aient jamais existé.
- Mais s'ils rencontrent des drows ? demanda Irisea d'une voix étouffée.
- Ils vaincront, répondit Méline avec assurance.
Irisea se dégagea et releva la tête avec un sourire courageux. Elle sortit de la salle à manger et disparut. Avec un soupir, Méline constata qu'elle n'avait presque rien mangé. Quelques instants après, Irisea passait au galop sur son cheval, Nyi , une jument entièrement noire, à part une tache blanche sur le front qui dessinait un rond parfait, d'où le surnom qu'elle avait gagné, soit Lune. Nyi sortait également des écuries royales. Méline, qui n'utilisait que Solitudines, donnait des montures de grand coeur à tous ses amis. Elle constatait avec surprise que cavalier et monture devenaient souvent inséparables. Elle songea brusquement à Saffâh, le sauvage étalon qui avait adopté Julianne ; il n'avait jamais reparu depuis la mort de la jeune fille et Azraël affirmait qu'il était mort de chagrin. Les chevaux des écuries royales semblaient n'accepter de se donner qu'à un seul maître. S'ils avaient toléré plus ou moins Siniak V, celui-ci avait fait son choix d'un cheval qui avait maintenant disparu et que Méline n'avait jamais vu. Elle compta le nombre de chevaux qu'elle avait donnés : il y avait eu Shurram pour Rapace, Saffâh pour Julianne, Dakrus pour Siriog et Nyi pour Irisea.
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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