L'assassin aveugle

Aveugle !

   Trois années passèrent et le consul convoqua tous les gouverneurs en sa capitale pour une réunion extraordinaire. Ehvalie, nommée ambassadeur juste après la mort de son père, avait été promue gouverneur l'année suivante et elle se mit donc en route, suivie par Shalinka, toujours aussi silencieuse. Le palais du consul lui parut vaguement familier et son sang se glaça quand elle reconnut l'homme qui s'approchait d'elle pour l'introduire.
    - Que faites-vous ici ? souffla-t-elle.
   Vanishad sourit de toutes ses dents.
    - Les mercenaires vont et viennent au service du plus offrant, dit-il sans plus développer. Venez.
   En entrant dans la grande pièce, Ehvalie crut qu'elle allait défaillir ; il y avait là une quantité de gouverneurs, massés autour du trône, mais elle ne voyait qu'une seule personne : un mince jeune homme, tête baissée, chacune de ses mains posée sur la tête d'un enfant. Les cheveux d'un blond presque blanc lui étaient familiers, ainsi que la silhouette presque décharnée. Oubliant tout le reste, elle se cramponna au bras de Vanishad sans s'en apercevoir.
    - Dites-moi que je rêve ! fit-elle d'une voix rauque.
    - Non, ma dame. Il s'agit bien d'Elverik.
    - Qui sont ces enfants ? demanda-t-elle en essayant de reprendre son calme.
   Il y avait un garçon et une fille, les cheveux si noirs qu'ils en paraissaient bleus, les yeux de la même couleur que ceux d'Elverik et ils se ressemblaient comme deux gouttes d'eau.
    - Ce sont les yeux d'Elverik, dit Vanishad et sa voix sourde était emplie d'un étrange regret.
    - Ses yeux ? répéta Ehvalie, incrédule. Que voulez-vous dire ?
    - Shering a découvert votre fuite et il a compris qui en était responsable. Mais il ne pouvait pas se débarrasser d'Elverik sans se spolier lui-même, alors il a fait appel à un grand magicien. Pour punir Elverik d'être entré dans son uraïlée, Shering l'a rendu aveugle.
    - Aveugle ! Mais dans ce cas, il ne lui est plus utile !
    - Ses yeux sont incarnés dans ces deux enfants que vous voyez. Mips, la fille, est l'oeil gauche et Vips l'oeil droit. Quand Shering a besoin d'Elverik, d'un mot de pouvoir, il lui rend ses yeux et Mips et Vips disparaissent.
    - Mais là, il ne voit donc rien ?
    - Si, car ses mains sont en contact avec les enfants.
   Elverik releva brusquement la tête et Ehvalie fut frappée en plein coeur par le regard vide qu'il lui envoya ; vide était vraiment le mot qui convenait. Même son regard inexpressif d'avant ne pouvait soutenir la comparaison. Ses orbites étaient noires, sans plus trace de globes oculaires et un mince filet de ce qui semblait être du sang, mais de couleur noire, coulait de ses yeux sur ses joues, rendant son teint plus blême encore et son visage plus maigre. Il y eut quelques murmures dans la salle et Elverik baissa de nouveau la tête, comme honteux.

    - C'est affreux ! murmura Ehvalie. Il sait qu'il est horrible et... il en souffre !
    - C'est pour vous, ma dame, qu'il subit cela, dit doucement Vanishad.
    - Vous disiez qu'il ne craignait rien !
    - Sa vie ne craignait rien, rectifia paisiblement Vanishad. Mais il savait ce qu'il risquait en vous libérant.
   Il haussa les épaules et fit avancer Ehvalie au milieu des autres gouverneurs pour la mener au trône. La jeune fille savait qui elle allait y voir, mais elle fut surprise de ce qu'était devenu Shering. Il avait minci et avait abandonné la robe de lourd velours écarlate pour une autre de lin blanc, très simple, et ne portait aucun bijou. Tout autour de lui était austère ; il n'y avait plus le moindre coussin en vue.
   Ehvalie s'inclina comme il se devait.
    - Très cher gouverneur, fit Shering, d'une voix qu'elle trouva changée. Il y a si longtemps que je n'avais eu le plaisir de vous voir...
    - En effet, consul, rétorqua paisiblement la jeune fille sans se soucier de l'indignation des autres gouverneurs devant l'impudence d'une femme qui osait s'adresser au consul d'une façon aussi cavalière.
    - J'espère que tout s'est bien passé pour vous.
    - Mais certainement ! Savoir que vous veilliez sur moi de loin...
   La voix de Shering était plus rauque et il avait une légère trace au niveau du cou, comme si on avait voulu l'étrangler. L'éclat des yeux de velours noir n'avait pas changé et Ehvalie sut que Shering la voulait toujours. Mais un coup d'oeil sur le côté, sur Elverik qui baissait la tête pour cacher l'horreur qu'était devenu son visage, la fortifia dans sa certitude qu'elle ne céderait jamais. Elle salua de nouveau et demanda la permission de se retirer, qui lui fut accordée sur-le-champ.
    - Mais vous me concéderez un entretien, n'est-ce pas, gouverneur ? fit Shering d'une voix douce.
   Quand le consul demandait quelque chose d'une telle voix, on n'avait pas le droit de refuser et Ehvalie fut obligée d'acquiescer. Elle sortit de la grande pièce, retrouvant, comme elle s'y attendait, Vanishad.
    - Que s'est-il passé pour changer ainsi Shering ? attaqua-t-elle aussitôt.
    - Je suppose que vous voulez parler de sa voix, répondit paisiblement Vanishad. Il y a eu plusieurs attentats contre lui, ainsi que contre Elverik. Vips a déjà été frappé deux fois, mais à chaque fois, le magicien a réussi à le sauver. Profitant de l'aveuglement alors provoqué chez Elverik, les coupables frappaient Shering. La deuxième fois, ils ont bien failli réussir à le tuer. Elverik luttait contre deux tueurs, Vips était blessé et Mips était hors de sa portée ; bref, il combattait sans rien voir. Shering était alors assailli par quelques malfrats et l'un d'eux avait réussi à lui glisser un mince cordon autour du cou. D'une voix étranglée, Shering réussit à prononcer le mot de pouvoir qui rendait ses yeux à Elverik. Aussitôt, il s'est débarrassé de ses assaillants, bien que borgne à cause du coup qu'avait reçu Vips, et il eut le temps de sauver Shering avant que le cordon n'ait tranché la trachée-artère.
   Ehvalie frissonna.
    - Ça me fait bizarre de le voir diminué comme ça..., murmura-t-elle.
    - La punition pour avoir pénétré dans l'uraïlée d'un autre est normalement la mort. Elverik peut s'estimer heureux d'être encore vivant, fit Vanishad en haussant les épaules.
    - Mais il a fait ça pour me sauver ! protesta Ehvalie.
    - Il l'aurait encore fait même en sachant que Shering le tuerait pour ça ! rétorqua Vanishad avec colère. Il n'a que faire de votre pitié ! Il a fait ce qu'il estimait être juste. Il a peut-être beaucoup de défauts, mais pour lui, on ne devient pas le maître d'une femme en l'enfermant dans son uraïlée sans qu'elle le sache.
    - Ce serait bien la première fois qu'il agirait à la loyale, votre Elverik ! siffla Ehvalie.
   Vanishad haussa de nouveau les épaules, sa colère retombée.
    - Croyez ce que vous voulez. Moi, je sais ce que je sais.
   Ehvalie le regarda longuement.
    - Excusez-moi, fit-elle, un peu contrite, s'apercevant qu'elle venait d'insulter l'homme qui l'avait sauvée du déshonneur.

   Il y eut un silence, puis elle reprit :
    - Ainsi donc, Shering est devenu consul et on essaie de l'assassiner.
    - C'est le risque, quand on est à un poste haut placé, répondit Vanishad en haussant les épaules. On raconte, continua-t-il en surveillant la jeune fille du coin de l'oeil, que le précédent consul est mort dans son lit d'une façon bien étrange.
    - Où étaient Shering et Elverik à ce moment ? insinua Ehvalie.
    - Shering s'occupait d'une femme malade et Elverik, aveugle, essayait d'apprendre comment vivre sans pouvoir voir, répondit Vanishad d'une voix dangereuse.
   La moindre allusion à la torture qu'on avait fait subir à son ami semblait le faire sortir de ses gonds. Inconsciemment peut-être, il serra violemment les poings.
    - Pourquoi restez-vous au service de Shering si vous le haïssez tant que ça pour ce qu'il a fait à Elverik ? demanda-t-elle doucement.
    - Je suis un mercenaire, ma dame, répondit-il simplement. Les sentiments personnels n'entrent pas en compte.
    - Mais vous le détestez, remarqua Ehvalie avec justesse.
   Il tourna vers elle son regard vert qui avait à cet instant un tel éclat sauvage qu'elle recula d'un pas.
    - Je le tuerais pour ce qu'il a fait, gronda-t-il sourdement.
   Il respira profondément et retrouva son calme et sa bonne humeur habituelle.
    - Je suis désolé, fit-il avec un sourire d'excuse. Je lui en garde encore rancune, même après trois ans. Mais je vais vous conduire à vos appartements, bien différents d'un uraïlée, ajouta-t-il avec un petit sourire en coin devant le léger sursaut de la jeune fille. Vous voir converser avec un mercenaire de Shering ne peut que attirer les soupçons sur vous et votre réputation.
    - Et la vôtre, fit Ehvalie, elle ne craint donc rien ?
    - Nous parlons de vous, ma dame, pas de moi, répondit Vanishad, se figeant soudain.
   Il savait bien ce qu'il lui arriverait, si Shering venait à savoir qu'il avait de longues conversations avec Ehvalie : c'était la mort assurée pour trahison et complot ! Il n'en dit rien ; la jeune fille semblait déjà avoir été suffisamment choquée par le nouvel aspect d'Elverik sans qu'il ait besoin d'en rajouter.
   Il lui offrit donc son bras et elle s'aperçut alors qu'il ne portait plus son armure, mais un élégant pourpoint de velours d'un vert sombre qui faisait ressortir ses cheveux d'un roux flamboyant, pour une fois disciplinés. Mais la lourde arme qui pendait à son côté démentait l'apparente sécurité dans laquelle semblait vivre Shering.
   Elle le suivit parmi les escaliers somptueux, aux rampes dorées et aux marches recouvertes de velours rouge bordé d'or. Sur les murs, des tapisseries brodées à la main, que Ehvalie reconnut aussitôt : c'était les mêmes que celles qu'il y avait dans l'escalier conduisant à l'uraïlée dans l'ancienne contrée de Shering.
    - Combien de femmes Shering a-t-il ? demanda-t-elle brusquement.
   Vanishad fit un faux pas et elle comprit que sa question le décontenançait.
    - Pourquoi voulez-vous le savoir ? répondit-il d'un ton hargneux. Vous tenez le compte de celles qui pourraient prétendre à son coeur avant vous ?
   Ehvalie serra les poings pour se retenir de le frapper.
    - Non, fit-elle d'une voix qu'elle essayait de garder calme. Mais quand j'étais chez Shering, je peux bien le dire, puisque vous le savez, j'ai cru voir une femme venir dans les appartements que Shering m'avait octroyés.
    - Ça devait être Hélérinna, répliqua Vanishad d'un ton léger. Je pense que Elverik aurait dû la libérer en même temps que vous ; elle regrette trop son pays natal.
   Ehvalie lui jeta un coup d'oeil aigu.
    - Vous connaissez le châtiment encouru lorsqu'on libère une femme mariée de son uraïlée.
    - Oui, je le connais. Ce n'est après tout que la transgression de deux des lois les plus sévèrement punies. Oh ! Je n'ai pas besoin d'envoyer Elverik à l'abattoir à ma place ! Je pourrais faire moi-même le sale boulot, mais je n'en vois pas l'utilité. Je suis encore relativement tranquille et je n'ai pas envie que Shering m'envoie des tueurs aux trousses parce que j'aurais libéré sa femme.
    - C'est de la lâcheté ! s'exclama Ehvalie.
    - Non, c'est de la prudence. Un mercenaire ne risque sa vie que pour de l'argent, ma dame, ne l'oubliez jamais.
   Il s'inclina, la laissant devant la porte d'un appartement aussi somptueux que celui qu'elle avait si brièvement occupé lors de son séjour dans l'uraïlée de Shering.

   Le lendemain, elle eut à rencontrer Shering. Elle se prépara à cette rencontre sans peur, sans hâte excessive, laissant Shalinka enfermée dans sa chambre, de peur que Shering ne la voie et ne conçoive à son encontre les mêmes projets qu'envers elle. Shalinka n'était pas de taille à se défendre contre le nouveau consul. Quand elle arriva dans la grande salle, il n'y avait personne, sauf Shering, assis sur son trône, et Elverik, les mains sur les têtes de Mips et Vips. Les deux enfants semblaient aussi silencieux que l'homme dont ils étaient les yeux. Sur les genoux de Shering ronronnait paisiblement un chat roux et blanc, roulé en boule et frottant sa tête contre la main de son maître qui la laissait négligemment à sa portée.
   Shering dévisagea tranquillement Ehvalie alors qu'elle s'avançait vers lui, sans rien dire, et la jeune fille sentit tout le poids de son silence. Elle s'arrêta devant lui, relevant le menton en un geste de défi et Shering admira la belle chevelure noire maintenant coupée court, bouclant joliment autour de son visage un peu trop mince, et les grands yeux d'un gris sombre ombrés par les longs cils. Ehvalie et Shering étaient du même type, sans aucun conteste, ce qui n'était pas le cas d'Elverik, ou même de Vanishad. Mais le mercenaire savait d'où il venait, un peuple de l'autre côté de la mer, un peuple de marins et de guerriers, qui avaient tous une chevelure d'un roux flamboyant et un caractère tantôt exécrable, tantôt enjoué. Alors que Elverik était un mystère à lui tout seul. Personne ne savait d'où il venait, pas même Vanishad ; le mercenaire, malgré tous ses efforts, n'avait jamais pu le faire avouer au jeune homme, soit qu'il l'ignorait, soit qu'il refusait de le dire. Les blonds étaient rares dans cette partie du continent, mais personne ne pouvait dire où il y avait un peuple où les blonds étaient plus nombreux.
    - Je suis bien content de vous revoir, ma dame, dit enfin Shering de la voix basse et rauque qui était devenue la sienne. Je craignais qu'il ne vous soit arrivé quelque chose de grave.
    - Qui oserait s'attaquer à moi, sachant que le consul lui-même a porté les yeux sur ma modeste personne ? répondit-elle d'un ton légèrement agressif.
   Shering eut un fin sourire.
    - Personne, en effet, admit-il, sauf ceux qui voudraient se servir de vous pour faire pression sur moi. Voulez-vous que je vous donne un garde du corps ? offrit-il après un silence. Choisissez vous-même.
   Ehvalie ne répondit pas tout de suite, se demandant si, oui ou non, il y avait un piège. Elle finit par dire d'un ton détaché :
    - Je n'en connais qu'un, consul : il s'agit d'un géant roux, qui m'a introduite auprès de vous hier matin. Une carrure assez impressionnante, soit dit en passant.
    - Oh ! Il doit s'agir de Vanishad, fit Shering très calmement. Vips, va chercher Vanishad, ordonna-t-il au petit garçon qui se tenait à la droite d'Elverik.
   L'enfant n'obéit pas tout de suite ; il leva d'abord la tête vers Elverik, comme si ce dernier pouvait le voir, et sembla lui demander la permission. Le jeune homme eut juste une légère pression de la main sur la tête de l'enfant et le petit garçon partit en courant.
    - Un bon choix, commenta Shering alors que la porte se refermait sur l'enfant.
   Elverik releva la tête et Ehvalie contempla, la gorge serrée, le visage ravagé du jeune homme. Oubliant la présence de Shering, elle alla droit à Elverik et leva la main vers son visage où coulaient les pleurs noirs. Selon sa bonne habitude, le jeune homme n'effectua pas le moindre mouvement pour éviter le contact. De son pouce, elle tenta d'effacer ce sang qui l'horrifiait.
    - Vous contemplez votre oeuvre ? fit la voix de Shering dans son dos.
    - Mon oeuvre ? Ne serait-ce pas plutôt la vôtre ?
    - Non, ma dame. Si vous l'aviez voulu, Elverik verrait encore et rien de tout cela ne serait arrivé.
    - Et je serais enfermée là-haut, dans votre uraïlée, plus prisonnière qu'un animal pris au piège.
    - Vous tiendriez compagnie à Hélérinna. Elle se sent seule depuis que mon autre femme est morte.
   Il semblait éprouver un véritable regret à ce sujet. Ehvalie se souvint de ce que lui avait dit Vanishad quand il avait parlé de la mort du consul : à ce moment-là, Shering s'occupait d'une femme. Et s'il s'agissait de sa propre femme ?
   Un bruissement de tissu se fit entendre et une tenture se souleva, laissant apparaître une femme majestueuse aux yeux comme des diamants noirs.
    - Hélérinna ! s'exclama Shering, s'approchant de sa femme en lui tendant les mains.
   Le consul avait bien changé depuis que son autre femme était morte. Alors qu'il avait veillé auprès d'elle pour tenter de la sauver, il avait redécouvert Hélérinna, qui était restée à ses côtés pour le soutenir, se dépensant sans compter, et il avait retrouvé un regain d'affection pour sa femme.
   Hélérinna le salua d'un doux sourire et accepta l'hommage, alors qu'il lui baisait la main avec une tendresse qui n'avait rien de feint. Puis la femme du consul s'approcha d'Elverik et passa doucement sa main sur la joue du jeune homme. Il resta sans réaction. Hélérinna poussa un petit soupir et lança un coup d'oeil navré en direction de son mari. Shering et elle s'éloignèrent un peu, chuchotant à voix basse, alors que Ehvalie restait devant Elverik qui regardait toujours devant lui de ses orbites vides. Prise d'une impulsion qu'elle ne put contrôler, la jeune fille prit la tête du jeune homme entre ses mains et pressa ses lèvres sur ses yeux morts.
   Une larme coula de sa joue et roula sur celle d'Elverik. Malgré ce qu'il avait fait à son père - même si elle n'avait pas de preuve, elle était sûre que Elverik était responsable de sa mort - elle ne pouvait s'empêcher de pleurer sur lui : il avait risqué sa vie pour la sauver du déshonneur et d'un mariage qui lui faisait horreur. Pour elle, il avait perdu la vue et, lui qui avait apparemment déjà tellement souffert qu'il en était devenu muet, il était maintenant défiguré d'une atroce façon, car les filets de sang noir qui marquaient ses joues refusaient de disparaître.
   Il y eut enfin une réaction. Mips, la petite fille aux cheveux noirs et aux yeux bleus comme l'étaient ceux d'Elverik auparavant, avança la main et repoussa doucement la jeune fille. Dans son regard, il y avait comme un reproche. Avec regret, Ehvalie recula d'un pas et laissa retomber ses mains. Alors la magnifique statue au visage ravagé bougea enfin : Elverik leva doucement sa main droite, qui aurait dû se trouver sur la tête de Vips si le jeune garçon avait été là, et la porta au visage d'Ehvalie, touchant délicatement du bout de ses doigts les pleurs de la jeune fille.
   Mips gardait le visage levé vers Ehvalie, comme si elle pouvait guider les doigts d'Elverik. Ceux-ci suivaient la trace plus claire des larmes et la jeune fille tremblait sous cette étrange caresse, lisant sur le visage bouleversé de l'aveugle tout le mal qu'il ressentait à savoir qu'elle pleurait. Alors elle lui entoura le cou de ses bras et le serra contre elle, le berçant comme une mère l'aurait fait de son enfant.
    - Ce n'est rien, Elverik, chuchota-t-elle. Rien du tout. Ne t'inquiète pas pour cela.
   Shering et Hélérinna se retournèrent à ce moment et eurent la surprise de leur vie en voyant la main droite d'Elverik timidement posée sur l'épaule d'Ehvalie qui le tenait contre elle. La jeune fille se retourna vers le consul.
    - Je vous en prie, Monseigneur, rendez-lui la vue ! Je ferai tout ce que vous voudrez, mais cessez de le torturer !
   Shering aurait pu profiter de cette proposition si Vips et Vanishad n'étaient entrés à ce moment dans la pièce. Le mercenaire se porta aussitôt aux côtés de celle qu'il devait maintenant protéger et il lui chuchota quelques mots à l'oreille, tandis que Vips reprenait sa faction sous la main d'Elverik. Shering les fixa de son regard aigu, puis dit d'une voix nonchalante :
    - Je ne peux pas, très chère ; Sorcerak sait pourtant que je ferais n'importe quoi pour vous faire plaisir, mais le magicien est enfermé dans la plus haute tour de la ville et il a jeté lui-même la clef de la porte du bas pour que personne ne vienne le déranger. Elverik restera comme cela le restant de ses jours !
    - Comment pouvez-vous dire cela avec tant de calme, alors qu'il vous entend prononcer sa condamnation ? hurla Ehvalie, hors d'elle.
    - Je croyais que vous lui reprochiez d'avoir assassiné votre père, dit-il froidement.
   Ehvalie resta un moment pétrifiée, puis articula lentement :
    - Je ne ferai jamais une chose semblable à ce que vous avez fait à Elverik, même à mon pire ennemi. Il y a des choses qui dépassent la cruauté et vous l'avez fait.
   Shering plissa les yeux et eut un petit sourire. Puis Ehvalie, se souvenant de quelques paroles de Vanishad, eut une idée :
    - Il vous serait si simple de dire le mot de pouvoir pour rendre ses yeux à Elverik. Pourquoi ne le faites-vous pas ?
    - Parce que le sort du magicien est tel que si Elverik gardait trop longtemps ses yeux, il deviendrait aveugle à tout jamais, sans plus aucun pouvoir de rémission.

A suivre...

Texte © Azraël 1998 - 2002.
Bordure et boutons Rococco Nights, de Moyra/Mystic PC 1998.

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